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  • : Communistes libertaires de Seine-Saint-Denis
  • : Nous sommes des militant-e-s d'Alternative libertaire habitant ou travaillant en Seine-Saint-Denis (Bagnolet, Blanc-Mesnil, Bobigny, Bondy, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Rosny-sous-Bois, Saint-Denis). Ce blog est notre expression sur ce que nous vivons au quotidien, dans nos quartiers et notre vie professionnelle.
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24 juin 2012 7 24 /06 /juin /2012 10:37

 Pour un statut politique du producteur

 

 

Après la recension de l'ouvrage de Bernard Friot sur les retraites (ici), puis la présentation non-exhaustive de Versus, le lexique proposé par le Réseau salariat (ici), il s'agit là du texte fondamental du Réseau salariat (http://www.reseau-salariat.info/). On y trouvera, dans le "déjà là" du salariat, des possibilités concrètes de sortie de l'économie capitaliste .  

 

Il est possible de rompre avec la logique du capital, qui décide seul de tout ce qui a trait à l’emploi et à la production, mais aussi avec la logique qui enferme le salarié dans son exploitation (qui se double souvent de son aliénation) et qui ne peut, au mieux, que revendiquer la reconnaissance de sa souffrance. Rompre avec cette logique nécessite de lui opposer l’expression positive de notre qualité de producteur, c’est-à-dire affirmer le fait que nous sommes les créateurs exclusifs de la valeur économique.

  

L’expression de ce potentiel impose de donner à ce qui le fonde, la qualification à la personne, toute la force du politique. C’est pourquoi nous proposons la création d’un droit universel à qualification, comme droit politique constitutionnel, appelé à devenir partie intégrante de la citoyenneté au même titre que le droit de suffrage. Ce droit instituera un statut politique du producteur, et se déclinera dans l’attribution d’une qualification personnelle à chaque citoyen dès l’âge de dix-huit ans. Cette qualification sera irrévocable, pourra progresser à l’ancienneté ainsi qu’au travers d’épreuves de qualification, et fondera pour son titulaire l’obtention d’un salaire à vie correspondant à son niveau de qualification. 

 

1) Quelle est la situation ?

 

Le constat est aujourd’hui connu : dans le partage de la valeur ajoutée entre salaire et profit, le salaire, cotisation sociale comprise, a reculé de presque 10 points en trente ans dans la richesse que nous créons chaque année. Dans cette dynamique, tout le pouvoir économique et politique revient aux actionnaires, aux employeurs et aux prêteurs. Ils décident seuls de tout ce qui a trait à la production : où, par l’implantation de la production dans la division internationale du travail ; qui, par les stratégies d’embauche et de gestion de la main d’œuvre ; comment, par les investissements et l’organisation du travail ; quoi, par le type de marchandises produites.

 

Comment en sommes-nous arrivés là, malgré les millions de manifestants dans les rues, les blocages dans les entreprises, les grèves dans la fonction publique ? Pour deux raisons essentielles.

 

D’abord, parce que nous avons cédé au catastrophisme des idéologues et de leurs relais médiatiques qui disent que le gâteau à partager est de plus en plus petit, dans un contexte où l’emploi doit être préservé à tout prix, et, plus récemment, où la dette nécessiterait l’austérité : vieillissement de la population, dette publique et trou de la sécurité sociale, le tout face à la menace permanente du chômage, des concurrents étrangers, des délocalisations et maintenant des marchés. Autant de problèmes qui seraient, nous dit-on, techniques et non pas politiques ; inéluctables et non pas surmontables.

 

Ensuite, car nous n’avons pas su voir que des institutions déjà existantes, comme le salaire et la cotisation sociale, contiennent un extraordinaire potentiel d’émancipation du capitalisme et de la logique marchande. En effet, ces institutions permettent de subvertir le capitalisme car elles sont porteuses d’une alternative inouïe : la perspective d’une réappropriation du travail dans ses moyens et dans ses fins, en envisageant un statut politique pour les producteurs de richesse que nous sommes, libérés du capital et de la logique du profit.

 

En quoi ces institutions, salaire et cotisation sociale, sont-elles déjà porteuses d’une subversion du capitalisme ? En ce qu’elles prouvent que nous socialisons déjà la quasi moitié de la valeur produite chaque année pour assurer, et avec succès depuis des dizaines d’années, le financement de la sécurité sociale, des services publics et de la pension de millions de retraités en nous passant d’employeurs, d’actionnaires et de prêteurs. Il nous faut donc étendre la socialisation du salaire pour être définitivement libérés de cette triade, en nous appuyant, comme nous allons le voir, sur la qualification personnelle, dont est porteur chaque producteur.

 

Ne pas prendre collectivement conscience de ces potentialités nous enferme dans une logique de lutte contre des privilèges (qualifiés d’« excessifs ») et nous précipite dans une spirale d’échecs annoncés malgré des mobilisations répétées et importantes (la lutte massive contre la réforme des retraites l’a très récemment illustré). Ne pas approfondir et étendre les potentialités de ce « déjà-là » du salaire et de la cotisation nous oblige à nous contenter de victoires bien réelles, comme le rejet du Traité Constitutionnel Européen (TCE) en 2005 et le retrait du Contrat Première Embauche (CPE) l’année suivante, mais défensives avant tout.

 

Nous avons la possibilité de changer notre destin de « mineurs sociaux » soumis au nombre, au lieu et à la qualité des emplois décidés par le capital et ses détenteurs. Nous pouvons devenir des « majeurs sociaux », c’est-à-dire des producteurs décidant souverainement et collectivement des moyens et des fruits de notre travail. L’horizon du possible devient alors celui d’un fonctionnement où chaque producteur est reconnu comme décisionnaire de la production et de la répartition de la richesse collectivement produite. Cela n’est rien de moins qu’une extension du champ de la citoyenneté qui s’ouvre à nous.

 

2) Le partage de la valeur ajoutée est politique

 

Reconnaissance et déni du travail

 

Parce qu’il est l’unique source de création de richesse économique, c’est dans le travail que se situe aujourd’hui plus que jamais l’enjeu de la lutte entre les salariés et les détenteurs de propriété lucrative. C’est le travail qui permet de produire la valeur économique correspondant au salaire des salariés, mais aussi la valeur socialisée sous forme de cotisation. Cependant, la propriété lucrative donne le droit à quelques uns de ponctionner et de disposer d’une partie de cette valeur. Autrement dit, la propriété lucrative donne le droit à quelques uns de s’approprier une partie du fruit du travail de tous les autres, pour décider seuls des moyens et des fins de la production. L’affrontement a donc lieu entre le salaire, cotisation sociale comprise, et le profit ponctionné sur le travail au nom de la propriété lucrative. Or, cet enjeu a été oublié depuis trente ans, car lui a été substitué celui de l’emploi, qui enferme la production de valeur économique dans une logique marchande, subordonnée à un employeur et à travers lui, au pouvoir grandissant des actionnaires.

 

Pourquoi pointer ainsi du doigt ce qu’est devenu « l’emploi » et dénoncer la logique du « plein emploi » comme instrument d’asservissement des travailleurs à un employeur et à la logique marchande qu’il impose nécessairement ?

 

Pour y répondre, commençons par préciser que nous désignons par « travail » toute activité productrice de valeur d’usage à laquelle est reconnue une valeur économique. Avant même la détermination du montant de la rémunération du travail, la reconnaissance d’une activité comme travail est donc l’objet d’une décision de nature politique. C’est ainsi qu’élever un enfant ou prendre soin d’une personne âgée sont des activités dont l’utilité sociale est assurément admise, mais qui, lorsqu’elles sont réalisées par un parent ou un proche, ne sont pas reconnues comme du travail, c’est-à-dire productrice de valeur économique. Ces activités le deviennent en revanche lorsqu’elles sont accomplies par une puéricultrice ou par un infirmier.

 

Nous le voyons, toute activité n’est pas travail. En effet, l’activité n’est reconnue comme du travail que par l’intermédiaire d’un support. Or, ce support, c’est aujourd’hui principalement l’emploi. En effet, l’emploi définit le cadre d’exercice dans lequel sont payés les employés du secteur privé et les contractuels des services publics. Pourtant, il existe d’autres supports de reconnaissance de l’activité comme étant du travail : à côté du statut de travailleur indépendant, il existe surtout le support de la qualification personnelle au nom de laquelle les fonctionnaires et les retraités sont payés. Or, si la qualification personnelle possède un caractère émancipateur (que nous allons préciser), l’emploi est aujourd’hui le cadre majoritaire d’exercice du travail. Il est vrai que l’emploi confère des droits aux employés (notamment par les conventions collectives), il reste que reconnaître ce qui est du travail ou ce qui n’en est pas par l’intermédiaire de l’emploi pose un problème politique majeur : cette reconnaissance est soumise au pouvoir de l’employeur.

 

Si l’emploi a d’abord été la matrice de construction de droits pour les salariés, cette tendance s’est inversée durant ces trente dernières années pour servir à déqualifier les producteurs. Expliquons-nous. C’est au nom de l’emploi, qu’ont été décidés par nos gouvernants successifs : le gel du salaire depuis 1983 (le « tournant de la rigueur » de Mitterrand devenu aujourd’hui la « modération salariale ») ; le gel du taux de cotisation patronale de la retraite depuis 1979 et de la santé depuis 1984 ; le gel de la cotisation patronale de l’indemnité des chômeurs depuis 1993 et celui du taux de cotisation salariale depuis le milieu des années 90. C’est aussi au nom de l’emploi que les gouvernements ont créé des exonérations massives de cotisation sociale pour les emplois jugés les moins qualifiés, compensées par la fiscalité ; instauré le chantage au chômeur qui ne serait pas assez actif pour chercher un emploi, en lui retirant son indemnité et en le rendant coupable de son (mauvais) sort. C’est enfin au nom de l’emploi que s’étend la flexibilisation de la main d’œuvre pour la contraindre.

 

Ces reculs ont été initiés tout d’abord sur les « jeunes », dont la catégorie se généralise opportunément dès la fin des années 1970, ainsi que sur les chômeurs de longue durée. Les fonctionnaires, les agents des entreprises publiques et les travailleurs précaires en font aussi l’expérience depuis une dizaine d’années, de même que les « travailleurs vieillissants » devenus des « seniors » à mettre à tout prix au travail, comme l’a démontré la récente réforme des retraites. Dans un contexte de crise, le débat se polarise sur l’accompagnement des perdants (« pas assez employables » et vivant aux crochets d’une « France qui se lève tôt »), que la « cohésion sociale » doit toutefois contenir face à leur nombre grossissant. Quant à ceux qui « travaillent », ils sont désormais sommés de se considérer chanceux d’avoir (encore) un emploi.

 

Affaiblir la cotisation c’est affaiblir le salaire

 

Le salaire et la cotisation sociale sont devenus des coûts à réduire et des charges à limiter, y compris pour les syndicats et les partis dits de gauche qui ont adopté la rhétorique patronale du « coût du travail ». Des « solutions » sont cependant mises en œuvre, en particulier pour « sauver » la protection sociale. Lesquelles ?

 

D’abord, faire assumer le manque à gagner par les ménages, via la fiscalité, au lieu de continuer à le retirer sur le profit. C’est le rôle surtout de la CSG , payée à 90% par les ménages et 10% par le capital. Ce sera la même chose avec la TVA sociale ou avec le projet de fusion IRPP -CSG, qui vise à fractionner artificiellement la sécurité sociale entre risques dits « universels » (santé, famille) et « risques professionnels » (retraite, chômage), alors même que les modes de fonctionnement sont similaires. Or la fiscalité crée, par les mécanismes de l’assistance, des catégories de « riches » et de « pauvres » (ou de « travailleurs pauvres ») que la cotisation sociale et le salaire permettaient précisément de dépasser. Qu’on en juge par l’impôt sur les grandes fortunes ou, plus récemment, par le « paquet fiscal » d’un côté, le minimum vieillesse, la CMU ou le RSA de l’autre ! La fiscalité dénie le conflit capital/travail en lui substituant la lutte pour une meilleure redistribution entre riches et pauvres (au nom de la « justice sociale »).

 

Ensuite, le « sauvetage de la protection sociale » exige la limitation de la hausse des salaires et des prestations sociales. Cela s’est fait par l’indexation des retraites sur les prix et non plus sur les salaires depuis 1987, la limitation du taux de remplacement de l’indemnité des chômeurs relevant de l’assurance chômage à 57% du salaire de référence, le déremboursement partiel ou total des soins, le conditionnement des allocations familiales en fonction des ressources du ménage.

 

Enfin, ce « sauvetage » s’effectue par l’augmentation de la durée de cotisation pour un taux plein (retraite) ou la limitation de la durée de versement de la prestation en fonction de la durée de cotisation (c’est par exemple le cas des indemnités pour les chômeurs). Bref, par le renforcement ce que l’on appelle la contributivité, c’est-à-dire le versement de prestations, de pensions ou d’allocations strictement proportionnelles aux cotisations passées. La contributivité donne ainsi l’illusion que l’on cotise pour soi, dans la fiction d’un revenu qui serait différé (après avoir été conservé dans un « congélateur à valeur »). Ce que les réformateurs n’ont cessé de justifier par des considérations liées à l’équité : plus je cotise, plus j’ai droit.

 

Contre l’impôt, la cotisation sociale a fait ses preuves et peut être étendue

 

Contre ces « solutions » qui vont à l’encontre de la socialisation du salaire par la cotisation sociale, il convient d’en réaffirmer le sens et l’usage. Qu’est-ce que la cotisation sociale ? C’est une fraction de la valeur économique créée aujourd’hui par le travail de tous et servant à payer aujourd’hui même le retraité, le malade et son soignant, le chômeur, les parents.

 

Ce faisant, la cotisation sociale prouve que l’épargne est inutile : les quelques 400 milliards d’euros annuels de cotisation sont collectés par l’Urssaf qui les transforme immédiatement en pensions, remboursements de soins, indemnités journalières maladie et salaires du corps médical, indemnités chômage, allocations familiales. Le temps de la transformation n’excède pas la journée. Ceci signifie que, contrairement à une assurance privée, un système d’épargne salariale ou encore un fonds de pension, la cotisation sociale ne fait pas l’objet d’accumulation financière : 1 euro prélevé devient 1 euro versé. Nul besoin de s’endetter et de recourir au crédit auprès d’un prêteur.

 

Ensuite, la cotisation sociale prouve que l’on peut se passer du crédit pour des engagements longs et massifs. En effet, elle est capable de fournir un salaire dans les situations de « hors emploi » : depuis 1945, des millions de personnes, les retraités, soignants, malades, chômeurs et parents, ont pu et peuvent encore recevoir un salaire sur le long terme et être ainsi reconnu comme producteur de valeur économique sans subir le joug de l’emploi.

 

À partir de ce succès incontestable, une double extension de la cotisation sociale est possible : une extension à ce qu’elle finance déjà mais aussi à ce qu’elle peut d’ores et déjà financer. La cotisation sociale peut donc mieux payer les pensionnés et les soignants, mieux rembourser les malades, mieux indemniser les chômeurs, mieux payer les parents et en plus grand nombre. Elle peut en outre financer les frais locatifs, les frais de transports et payer les étudiants. Mais il est possible d’aller encore plus loin : au-delà de l’extension immédiate que nous venons d’esquisser, la cotisation sociale peut nous inspirer pour un projet bien plus ambitieux que nous allons à présent développer.

 

3) Le potentiel émancipateur du salaire repose sur son caractère politique

 

La cotisation sociale, comme le salaire, ne sont pas des ressources monétaires comme les autres : toutes deux se définissent par trois caractéristiques. Elles sont un barème, elles sont négociées collectivement et sont fondées sur la qualification professionnelle. En précisant la nature de ces trois caractéristiques, nous montrerons en quoi la qualification professionnelle est le pivot sur lequel nous pouvons prendre appui pour fonder le statut politique du producteur.

 

Le taux de cotisation sociale, le taux de remplacement ainsi que l’attribution de la cotisation sociale aux différents secteurs qu’elle couvre, repose sur les décisions des organisations syndicales et patronales, dans un cadre étatique. Ces taux sont donc des barèmes, en ce sens qu’ils sont le produit de délibérations politiques. Ces barèmes permettent ainsi d’attribuer aux qualifications professionnelles définies collectivement une valeur économique. À travers ce fonctionnement délibératif, nous sommes donc à l’opposé de la fixation du prix de la main-d’œuvre en fonction des aléas du marché.

 

Entendons-nous bien : la qualification professionnelle, sur laquelle est adossée le salaire et, donc la cotisation sociale (qui est un pourcentage du salaire brut), exprime la capacité du travailleur à produire de la valeur économique. C’est sur cette base que le salaire est payé. Si les mécanismes et les acteurs qui déterminent la qualification professionnelle ne sont pas les mêmes dans le secteur privé et dans la fonction publique, la qualification professionnelle n’en demeure pas moins, dans les deux cas, l’expression d’une délibération politique.

 

Ainsi, dans le secteur privé, c’est la convention collective, résultat de la délibération, encadrée par l’État, entre les représentants des salariés et du patronat, qui articule salaire et qualification professionnelle. Dans le secteur public, ce sont les instances paritaires — représentants de l’administration et représentants des fonctionnaires — qui définissent le statut de la fonction publique, en particulier le grade du fonctionnaire. Ce grade exprime sa qualification professionnelle et détermine le salaire (indice) correspondant. Il est justifié de parler ici de salaire à vie : le fonctionnaire le touche tout au long de sa carrière et au-delà dans sa pension, selon la progression régulière du grade et des épreuves de qualification qu’il passe.

 

La qualification professionnelle contient donc une dimension politique, qui exclut qu’on appréhende le travailleur comme un employable, soumis en permanence aux attentes et aux volontés des seuls employeurs. Le porteur d’une qualification professionnelle ne peut être réduit à une marchandise sur un « marché du travail », payée à son prix ou à sa productivité. À l’inverse de cette logique, c’est sur la qualification professionnelle que reposent la cotisation sociale et le salaire (salaire à vie dans le cas du fonctionnaire). La qualification professionnelle, n’est donc pas un attribut banal du poste ou du salarié, elle en est sa qualité centrale.

 

Voilà pourquoi toute l’entreprise de réforme engagée depuis plus de 30 ans vise précisément à disqualifier les salariés comme producteurs de valeur économique, dans le but de les enfermer dans un univers marchand où la délibération politique n’a plus droit de cité. Ainsi faut-il comprendre les attaques contre les statuts professionnels (fonction publique, régimes spéciaux, intermittents du spectacle, etc.), le développement des rémunérations conditionnées à l’atteinte d’objectifs, la substitution de la « compétence » à la qualification et le développement d’une fiscalité tutélaire en lieu et place du salaire (contrats aidés, crédits d’impôt, etc.).

 

La cotisation sociale a aussi subi les assauts des « réformateurs », à travers la limitation de la portée démocratique de la gestion des caisses : alors que les décisions prises au sein des caisses de sécurité sociale étaient portées aux 2/3 par les représentants des salariés avant les ordonnances de 1967, elles sont devenues paritaires à cette date, avant d’être de plus en plus soumises aux choix gouvernementaux (notamment à travers la loi Juppé en 1996, déterminant les conventions d’objectifs et de gestion de la sécurité sociale).

 

Ajoutons que les assauts contre le salaire et la cotisation passent aussi par l’imposition d’un vocabulaire qui construit les représentations suivantes : tandis que les cotisations sociales sont devenues des « charges sociales », voire une « taxe sur le travail », les salaires et les salariés sont des « variables d’ajustement » en cas de difficulté de l’entreprise ou en cas de crise économique.

 

Au centre de l’attaque des « réformistes », il nous faut donc mesurer l’enjeu représenté par la cotisation sociale, la qualification professionnelle et le salaire à vie des fonctionnaires : parce qu’elles procèdent d’une délibération collective, mais aussi parce qu’elles desserrent l’étau de l’employabilité, ces institutions du salariat doivent être consolidées.

 

4) Consolider le statut politique du salarié :

s’inspirer du statut du fonctionnaire et de l’expérience des retraités

 

Forces et faiblesses de la qualification du poste

 

La qualification professionnelle attribuée au poste est une avancée. En effet, elle contribue à déconnecter le salaire d’une contrepartie directement liée à une production (le nombre de vis fabriquées par exemple) ou au prix de la force de travail. Répétons-le, le salaire qu’elle définit est un barème issu d’une convention.

 

En outre, la qualification professionnelle du poste est très différente de la « compétence » qu’on tente aujourd’hui de lui substituer. Alors que la qualification professionnelle est le résultat d’une négociation collective et s’impose à tous les employeurs, la compétence est du seul ressort de ces derniers, échappant ainsi à toute définition collective. Elle ramène le salarié à la condition de simple force de travail.

 

Cependant, la qualification professionnelle présente une faiblesse importante dans les entreprises du secteur privé : étant attribuée au poste de travail, le salarié n’en est doté que le temps de l’occupation de ce poste (durée du contrat). C’est-à-dire qu’il n’est pas porteur de cette qualification en personne. Il la perd dès lors qu’il perd son emploi. Autrement dit, en perdant son poste de travail, il perd du même coup la qualification professionnelle du poste qu’il occupait et le salaire qui va avec. Il est réduit à devenir un demandeur d’emploi. L’accès à un nouvel emploi de niveau de qualification au moins équivalent à celui qu’il a perdu ne lui est pas garanti, moins encore depuis l’instauration de l’offre raisonnable d’emploi en 2009.

 

La qualification à la personne des fonctionnaires et des retraités : un exemple à suivre

 

La faiblesse de la qualification du poste dans le secteur privé est surmontée dans la fonction publique, où les droits salariaux (qualification et salaire) ne sont pas attribués au poste de travail mais à la personne. En effet, comme nous l’avons présenté plus haut, la qualification professionnelle du fonctionnaire s’exprime à travers son grade. De ce grade, le fonctionnaire en est titulaire à vie, tout comme l’agent de l’entreprise publique l’est de son groupe fonctionnel : le fonctionnaire transporte son grade dans ses mobilités professionnelles. Ce grade devient ainsi un attribut inaliénable de sa personne. C’est pourquoi il n’y a pas de chômage dans la fonction publique. Au contraire, le statut de fonctionnaire implique une grille indiciaire qui assure à son titulaire une progression automatique de sa qualification et de son salaire. De plus, son statut ne se confond pas avec le métier qu’il exerce : il bénéficie d’une relative transversalité des tâches qu’il peut accomplir en changeant de poste. Quant à sa mobilité, il peut l’obtenir sur un motif étranger à l’emploi, comme le rapprochement de conjoint. Le statut du fonctionnaire, en combinant qualification personnelle et salaire à vie, montre donc la voie de l’émancipation du salarié vis-à-vis du lien de subordination qui le lie à un employeur, ainsi que de la dictature de la mise en valeur du capital pour le compte de l’actionnaire.

 

Mais il n’y a pas que les fonctionnaires qui se voient attribuer en personne, et non selon le poste qu’ils occupent, une qualification personnelle inaliénable, et donc un salaire à vie. Les retraités qui perçoivent une pension du régime général font, eux aussi, l’expérience quotidienne d’être payés pour travailler en étant libérés de l’employeur. Et c’est précisément parce que les retraités sont payés à vie et disposent de leur temps à leur guise qu’ils disent si souvent être heureux. En s’occupant de leurs petits-enfants, en exerçant des responsabilités associatives ou politiques, en cultivant leur potager, ils travaillent tout en ayant l’assurance d’être payés. Se limiter et réduire ces activités à leur caractère « utile » serait trompeur. Ce serait s’interdire de mesurer les voies émancipatrices dont leur expérience quotidienne est porteuse : les retraités nous montrent en effet qu’il est déjà possible de travailler en étant libéré de la contrainte de valoriser le capital en produisant des marchandises nécessaires à son développement.

 

En conclusion, que nous apprennent le statut du fonctionnaire et la situation des retraités ? Qu’il est possible de travailler hors du marché du travail et de l’emploi, grâce à l’attribution d’une qualification personnelle et d’un salaire à vie. Parallèlement, la cotisation sociale ouvre une perspective à ce jour encore inexplorée : celle de faire des salariés que nous sommes des producteurs dotés d’un statut politique leur permettant de maîtriser l’investissement. Autrement dit, il s’agit de lier les trois termes suivants, constitutifs du salariat émancipé : premièrement, la qualification personnelle en tant qu’expression du potentiel de création de valeur économique du travailleur, ensuite, le salaire à vie qui lui correspond, enfin, la cotisation sociale comme technologie de financement permettant la maîtrise de la répartition de la valeur ajoutée. L’articulation de ces trois termes porte en elle la possibilité révolutionnaire de transformation du salarié en un sujet politique dans une organisation de la société véritablement démocratique.

 

5) Vers un statut politique du producteur

 

Le droit universel à la qualification

 

Nous l’avons dit en ouvrant ce texte, nous pouvons rompre avec la logique du capital, qui décide seul de tout ce qui a trait à l’emploi et à l’investissement au nom du droit de propriété lucrative. Sortir de la logique qui enferme le salarié dans son exploitation (qui se double souvent de son aliénation) et qui ne peut, au mieux, que revendiquer la reconnaissance de sa souffrance, nécessite donc de lui opposer l’expression positive de la qualité du producteur.

 

Il s’agit donc d’instaurer un statut politique du producteur, s’étendant à toutes les catégories de travailleurs, qu’il s’agisse de salariés de la fonction publique ou du secteur privé, des travailleurs indépendants, des actuels retraités, parents, chômeurs et étudiants. Ce statut politique institue le producteur en créateur et décideur unique de la valeur économique.

 

L’expression de ce potentiel impose de donner à ce qui le fonde, la qualification à la personne, toute la force du politique. C’est pourquoi nous proposons la création d’un droit universel à qualification, comme droit politique constitutionnel, appelé à devenir partie intégrante de la citoyenneté au même titre que le droit de suffrage. Ce droit instituera un statut politique du producteur et se déclinera dans l’attribution d’une qualification personnelle à chaque citoyen dès l’âge de 18 ans. Cette qualification sera irrévocable, pourra progresser à travers l’ancienneté ainsi qu’à travers des épreuves de qualification, et fondera pour son titulaire l’obtention d’un salaire à vie correspondant à son niveau de qualification.

 

Le droit universel à qualification constituera donc un enrichissement de la citoyenneté de même portée que le droit universel de suffrage. Alors que le droit de suffrage reconnaît déjà l’aptitude de chacun à participer à la décision politique, le droit à la qualification reconnaîtra l’aptitude de tous à participer à la production et à déterminer les moyens (les conditions de sa réalisation) et les fins de cette dernière (son objet).

 

Étendre la cotisation sociale à l’ensemble de la valeur ajoutée

 

Le pouvoir de déterminer les moyens et les fins de la production ne se définit pas seulement par le droit à la qualification, mais aussi par la maîtrise de l’investissement. En effet, maîtriser démocratiquement l’investissement est à notre portée, cela contre la propriété lucrative, au nom de laquelle les soi-disant « investisseurs » prétendent légitimer la ponction sans cesse accrue qu’ils opèrent sur la valeur ajoutée.

 

Pour ce faire, la cotisation sociale est notre modèle : collectivement délibérée et répartie sans passer par l’accumulation financière ni le crédit, elle a fait ses preuves en finançant pendant des années la santé, la retraite, le chômage et la famille. Cette réussite fonde la possibilité de son extension pour financer l’investissement.

 

Cette extension peut opérer à travers une cotisation-investissement (ou cotisation économique), répartie par des caisses d’investissement créées sur le modèle actuel des caisses de sécurité sociale, et dont la gestion démocratique serait le pendant. Une telle extension de la cotisation ouvre à la maîtrise des choix, des moyens, des conditions, des objets et des niveaux de production par ceux qui créent la valeur économique.

 

L’horizon du possible s’étant désormais ouvert, reste à envisager les conditions qui permettront non seulement de réaliser cet objectif, mais encore de le rendre pérenne. Si le statut politique du producteur est la modalité centrale de l’émancipation de ce dernier, il s’agit à présent d’identifier les conditions rendant faisables la construction et l’exercice de cette émancipation.

 

À ce stade, les questions soulevées sont plus nombreuses que les réponses que nous pouvons d’ores et déjà apporter. Cependant, il y a lieu de distinguer l’essentiel de l’accessoire, ou du moins, de ce qui en découle. En effet, l’essentiel – la mise en place d’un statut politique du producteur et les potentialités révolutionnaires dont il est porteur – ne saurait être confondu avec l’ensemble des questions qui accompagnent la mise en place concrète de ce statut. Celles-ci peuvent être résolues dans ce cadre pratique et de manière collective.

 

6) Questions ouvertes

 

Plusieurs registres d’interrogations peuvent être distingués, dès lors que l’on passe de l’identification des possibles émancipateurs dans le « déjà là » à la perspective concrète de leur extension. Nous en présentons six d’entre eux, que nous illustrons à travers des questions légitimes, suscitées par cette perspective.

 

Un premier registre concerne l’âge d’attribution d’une qualification à la personne. Si nous avons précédemment proposé 18 ans, c’est avant tout pour faire coïncider majorité « productive » et majorité politique telle qu’elle est aujourd’hui (et seulement depuis 1974) établie dans la société française. Il serait cependant possible d’attribuer une qualification à une personne plus tôt, dès 16 ans, âge légal de fin de la scolarité obligatoire, afin de combler le déficit de reconnaissance qui caractérise la période 16-18 ans en termes de droits et de ressources.

 

Un deuxième registre concerne l’universalité du droit à qualification et donc du droit à un salaire à vie. À ce sujet, une objection récurrente a trait au fait d’octroyer un salaire à une personne qui ne « ferait rien » et/ou qui ne « voudrait rien faire » ­— ce qui n’est pas, du reste, une question propre au fonctionnement d’un système socialisé. Nous ne discuterons pas ici des raisons et des mécanismes qui permettent la reconnaissance d’une activité en travail. Nous nous contenterons de souligner deux points. De fait, il est moins nuisible de ne « rien faire » que de « faire » quantité d’activités accomplies actuellement dans l’emploi, qu’il s’agisse de la culture de semences non-reproductibles, de la production de médicaments ou d’implants toxiques, de mathématiques appliquées à la finance, ou autres. Le salaire à vie donnerait au contraire aux salariés confrontés à ces situations la possibilité de décider « d’arrêter de faire » de telles activités. Ensuite, il s’agit de ne pas perdre de vue que la question n’est pas de savoir « en contrepartie de quelle activité concrète » un salaire est attribué, mais « au nom de quoi ». L’actionnaire, qui prélève des dividendes au nom de la propriété lucrative, ne « fait rien » en termes d’activités concrètes. À l’inverse, le salarié est payé au nom de sa qualification personnelle, c’est à dire de sa capacité, politiquement reconnue et garantie, à décider et créer de la valeur économique. Enfin, la progression de la qualification personnelle pourrait, comme dans l’actuelle fonction publique, articuler à la fois la progression à l’ancienneté et des épreuves dont la réussite serait évaluée par un collectif de travail, en s’inspirant par exemple du modèle actuel de la validation des acquis de l’expérience (VAE).

 

Un troisième registre tient à la question de la hiérarchisation des qualifications, et donc des salaires. En effet, comment concevoir l’existence d’une société dont les membres seraient émancipés et la valeur ajoutée entièrement socialisée alors même que subsisteraient des différences de salaire, basées sur une hiérarchie des qualifications ? Pour répondre, rappelons d’abord que notre approche du statut politique du producteur se base sur le « déjà là » émancipateur des institutions du salariat, cela dans une optique de faisabilité. Or, il nous semble que rien, dans ces institutions, n’anticipe à ce jour une égalité totale des salaires, ni la suppression de critères déterminant des niveaux de salaire. Pour cette raison, la suppression des hiérarchies ne nous paraît pas réaliste à court terme. Cependant, si des hiérarchies sont maintenues, les écarts entre les différentes catégories salariales peuvent être considérablement réduites au regard des inégalités actuelles. Un rapport de 1 à 20 entre la catégorie la plus basse et la plus élevée, comme l’a proposé la Confédération Européenne des Syndicats (CES) et à sa suite le Front de Gauche, est-il acceptable ? Pour notre part, nous considérons qu’un tel écart est trop important et optons pour une échelle des qualifications et des salaires allant de 1 à 4 ou de 1 à 5. Nous nous rapprochons en cela des pratiques en vigueur dans le monde coopératif et du rapport actuel entre les salaires les plus élevés et les salaires les plus faibles en France . Enfin, cette hiérarchie peut être rendue effective à partir de l’expérience de critères non marchands, s’inspirant par exemple là encore des procédures de validation des acquis de l’expérience.

 

Un quatrième registre a trait à la nature de la propriété à laquelle le statut du producteur entend mettre un terme. Entendons-nous bien, l’établissement d’un statut politique du producteur permettra de supprimer l’ambiguïté constitutive de l’actuel droit de propriété. En effet, celui-ci recouvre de manière indifférenciée, d’une part la propriété d’usage, c’est-à-dire l’exclusivité et la liberté d’utilisation d’un bien comme une maison ou une voiture, et d’autre part la propriété lucrative, qui permet à un individu de tirer un revenu de la propriété d’un bien qu’il n’utilise pas, comme un loyer, ou du travail d’un autre, comme dans le cas de la rente actionnariale. On l’aura compris, seule la propriété lucrative est abolie par le statut politique du producteur, qui permettra de ce fait d’étendre considérablement le périmètre de la propriété d’usage.

 

Un cinquième registre est lié à l’usage de la monnaie dans le cadre d’une société reconnaissant politiquement l’ensemble des producteurs comme unique créateur de valeur économique. Pourquoi ne pas pousser la socialisation de toute la valeur ajoutée au point de réaliser une gratuité généralisée, en s’inspirant du modèle du service public et en l’étendant ? Encore une fois, notre point de vue est déterminé par les institutions salariales déjà existantes, qui ne nous permettent pas de proposer, pour l’heure, une abolition pure et simple de la monnaie. En revanche, il semble possible d’envisager une création et un usage de la monnaie qui ne soient pas enfermés dans une double soumission à l’égard des banques privées et de la mise en valeur du capital. Pour cela, il faut que deux conditions soient impérativement réunies : d’une part, le retour exclusif du droit d’émission monétaire à la puissance publique, et d’autre part, un usage de la monnaie aux fins exclusives de rémunération de la qualification individuelle et de financement des investissements.

 

Un sixième registre d’interrogations est lié à la qualité politique du producteur, et aux limites territoriales et nationales de son statut. Dès lors que le statut politique du producteur enrichit la citoyenneté telle que nous la connaissons aujourd’hui, la constitutionnalisation d’un nouveau droit politique universel à qualification substituerait-il alors au peuple le salariat comme corps souverain ? Par ailleurs, comment articuler citoyenneté politique (conférant des droits et des devoirs sur la base de la nationalité) et citoyenneté productive (liée au travail) ? Ce qui revient à interroger l’échelle territoriale et les limites d’exercice de cette maîtrise. Devons-nous considérer l’exercice des droits à l’échelle de l’entreprise, à l’échelle nationale, imposer un cadre transnational règlementé, ou bien encore inventer une combinaison et une articulation de ces trois niveaux ?

 

En soulevant ces interrogations, nous préfigurons la vitalité démocratique qui accompagnera la constitutionnalisation de ce droit politique universel.

 

En signant collectivement ce texte, les membres du Réseau salariat invitent chacune et chacun à considérer dans le « déjà-là » des institutions du salariat, les leviers concrets de son émancipation.

 

N’hésitez pas à contacter le Réseau salariat à l’adresse coordinateur@reseau-salariat.info pour proposer une occasion de formation, un article ou tout autre document, interroger sur une date ou un lieu de formation, un point de théorie, suggérer des idées touchant au site web : nouvelle rubrique, ajout de contenus, etc.

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20 juin 2012 3 20 /06 /juin /2012 08:13

Informations tirées du site Internet Les Figures de la domination

 

Parution : Dictionnaire des dominations - Avril 2012

 

Depuis que les relations de domination existent, les dominés se sont insurgés pour les abolir et les dominants se sont évertués à les justifier. Le combat du vocabulaire, des théories explicatives de la réalité, des grilles de lectures des faits sociaux, fait ainsi partie des luttes sociales. La déconstruction des mots, concepts et argumentaires qui accompagnent les dominations est une nécessité pour abolir celles-ci. Le présent glossaire se veut être une modeste contribution aux combats contre les dominations de sexe, de race et de classe qui caractérisent notre société en s’articulant de manière systémique.

 

Le collectif Manouchian qui anime le site Les Figures de la domination ne se définit pas comme un collectif de chercheurs mais comme un regroupement de militants ayant eu par leurs trajectoires accès à des savoirs et connaissances qu’ils souhaitent mettre au service de la lutte contre les dominations. Il n’y a pas pour les membres de ce collectif de connaissances qui ne soient situées, ni de subjectivité qui pourrait se prétendre au-dessus de la mêlée des affrontements sociaux. Tant que subsiste la domination, il n’existe pas de tierce position qui ne se situe soit du côté des dominants, soit du côté des dominés. Les luttes sociales se menant également dans la sphère des idées, chacun est inévitablement sommé de choisir son camp ; ainsi, le fait de refuser de choisir un camp, ou de se prétendre extérieur aux batailles en cours est en soi un positionnement, un choix.

 

Pour le commander, cf. le site de l’éditeur : http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_76_iprod_532-Dictionnaire-de-la-domination.html

 

PS : Les définitions qui suivent sont tirées du glossaire du site Les Figures de la domination qui ont ensuite servies de matière première aux définitions du Dictionnaire des dominations.

 

Assimilation

 

Ce terme est un emprunt aux sciences du vivant qui désigne en physiologie les processus qui consistent à transformer pour un être vivant la matière en leur propre substance. En philosophie l’assimilation consiste en l’acte de penser qui considère une chose semblable à une autre et qui donc ramène le différent au semblable. Les sens donnés à ce terme en matière sociale par la suite reprennent ces deux tendances : comme processus de synthétisation (c’est l’exemple du melting-pot qui fusionne des peuples anciens en un peuple nouveau) et comme tendance à produire du semblable à partir du différent.

 

Le terme est fortement lié à d’autres : adaptation, incorporation, intégration, naturalisation, homogénéisation, etc. L’assimilation c’est le processus de transformation culturelle que subissent les groupes sociaux minoritaires, au contact du groupe majoritaire. Le sens que prend globalement le terme aujourd’hui c’est l’adoption progressive par les individus d’un groupe minoritaire des traits culturels du groupe majoritaire qui les « accueille » jusqu’à la progressive disparition de tous traits culturels initiaux.

 

Certaines définitions marquent des différences entre le terme d’assimilation et d’intégration, réservant le premier au champ culturel dans lequel il s’est développé en anthropologie, et le second au champ social dont il est lui-même issu (sociologie). D’autres marquent une différence de degré, l’assimilation étant un processus de disparition totale des traits culturels minoritaires, l’intégration n’étant qu’un processus qui permet tout en adoptant pour le groupe minoritaire les valeurs et la culture du groupe majoritaire, de conserver certains traits culturels initiaux.

 

Barbare

 

Le terme barbare vient du latin barbarus, qui signifie étranger. Terme lui-même issu du grec barbaros. Il évoque en fait la personne qui ne parle pas le langage civilisé, c'est-à-dire le grec et donc par extension le grec. Le terme à la même racine que borborygme ou la Barbarie du moyen-âge, c'est-à-dire le pays des barbares, où vivent les Berbères, c'est-à-dire les ethnies qui occupaient une le Maghreb. Pour les grecs le barbare, c'est-à-dire le langage barbare désigne le latin ! On pourrait ainsi plagier la célèbre formule : « on est tous le barbare de quelqu’un ». Le barbare c’est donc celui qui ne parle pas la même langue, le non civilité, et donc l’étranger, l’autre !

 

En Français, le terme est attesté dès 1308 et associe tout de suite les Arabes et les Barbares, la renaissance et les Lumières ayant fait largement usage du terme, ainsi que celui de sauvage (ce dernier étant quant à lui étymologiquement celui qui « vit dans la forêt », du latin silvaticus, puis salvaticus). Sauvage, barbare, indigène, etc., procédant de la même logique discursive caractérisant le rapport hiérarchique posé implicitement ou explicitement entre les groupes humains insérés dans un rapport de « civilisations » : entre « porteurs de culture » et ceux « sans culture », entre ceux porteurs de civilisation et les autres in-civilisés, non-civilisés : qu’ils soient de l’intérieur ou de l’extérieur.

 

Le barbare fait avant tout référence à un ethnocentrisme qui se manifeste donc depuis le début de la civilisation occidentale, mais qui est toujours aussi actuel dans notre culture, malgré les paravents dressés pour rendre policé et « acceptable » le racisme inhérent à cette façon de voir le monde.

 

La meilleure compréhension du terme barbare et de ses significations a été donnée par Claude Lévi-Strauss dans son célèbre ouvrage « Race et histoire » et finalement la meilleure définition du barbare en énonçant que : « le barbare c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie ». Il renvoie ainsi l’individu porteur d’ethnocentrisme, position tout entière contenue dans l’accusation de barbarie, à sa propre inculture anthropologique et sociologue de la nature humaine, et en premier lieu de la complexité de l’homme comme porteur d’une culture : de cultures…

 

On peut se demander toutefois si le terme « intégration » n’est pas simplement venu remplacer le terme « assimilation » rendue illégitime par l’épisode colonial, sans que pour autant ne soit modifier la logique sous jacente posant les places du groupe minoritaire et du groupe majoritaire. En effet, de manière générale, l’utilisation du concept d’intégration se fait dans une logique postulant que c’est à l’individu minoritaire ou au groupe minoritaire lui-même de « s’intégrer » au groupe majoritaire. Nous sommes à l’opposé du concept d’intégration sociale tel que définit par Durkheim. Pour lui en effet l’intégration sociale traduit le degré avec lequel la société est intégrée, comme l’est l’organisme par l’intégration qu’il réalise de l’ensemble de ces organes. L’inversion de la logique de la définition durkheimienne montre ainsi en quoi le modèle de l’intégration culturelle masque la vision assimilationniste projeté sur l’immigré et plus encore sur ses descendants.

 

Discrimination

 

On appelle discrimination « l’application d’un traitement à la fois différent et inégal à un groupe ou à une collectivité, en fonction d’un trait ou d’un ensemble de traits, réels ou imaginaires, socialement construits comme « marques négatives » ou « stigmates » ».

 

Actuellement, la plupart des définitions de la discrimination s’appuient sur une approche juridique de ces questions. Hors, il existe des « discriminations légales », et celles-ci varient en fonction de ce qui est considéré comme légalement acceptable ou inacceptable dans un contexte socio-historique. Par exemple l’Etat de l’Algérie Française est explicitement inégalitaire dans le traitement des indigènes, mais les discriminations qui seraient jugées normativement totalement inacceptables aujourd’hui, étaient légalement instituées comme la norme d’alors. Ce qui tend à donner à toute définition légale des discriminations un caractère tautologique : « est considéré comme discriminatoire ce qui est considéré comme discriminant ». L’approche juridique construit des catégories légitimes de discrimination qui sont toutefois discriminatoires et contribuent à (re)-produire des discriminations systémiques. D’autre part la définition juridique des discriminations tend également à réduire les discriminations à deux catégories : les discriminations directes (motivées par une intention discriminatoire liée à une forme de racisme) ou bien indirecte (cf. ci-après) en rendant invisible toute discrimination de nature systémique.

 

Il y a trois dimensions fondamentales à toute discrimination. Premièrement le caractère concret de la discrimination : elle est d’abord un processus qui a des effets concrets sur les personnes qu’elle concerne. De plus, elle réside dans le traitement inégal qui peut être comparé entre des individus. Enfin elle distingue ces individus au titre de leur appartenance à des groupes sociaux distinguables et distingués.

 

Essentialisme

 

L’essentialisme est une logique explicative recherchant l’origine des comportements sociaux dans une « essence » des individus, des groupes sociaux ou des sociétés. Cette « essence » est appréhendée comme constituant une spécificité quasi-naturelle, c’est-à-dire ne changeant pas fondamentalement au cours de l’histoire. Il y aurait ainsi par exemple une « essence française », une « essence féminine », une « essence jeune », etc. Cette logique explicative ne permet pas de penser les rapports de dominations dans la mesure où elle élimine l’effet de ces rapports sur les comportements sociaux. L’essentialisme en matière de relation entre groupe majoritaire et groupes minoritaires conduit au culturalisme dans sa forme contemporaine (cf. définition plus haut) et aux processus d’ethnicisation (cf. définition ci-après).

 

Ethnicisation

 

Processus « qui conduit à l’identification et à la désignation particulière d’un groupe socio-culturel (…). On identifie sociologiquement ou politiquement un processus d’« ethnicisation » des rapports sociaux lorsque l’imputation ou la revendication d’appartenance ethnique (celle-ci, généralement liée à ce qu’on appelle « origine », peut en fait être culturelle, nationale, religieuse ou « raciale », ces catégories s’avérant socialement et historiquement permutables ou cumulables) deviennent – par exclusion ou par préférence – des référents déterminants (englobants et dominants, voire exclusifs) de l’action et dans l’interaction, par opposition aux situations dans lesquelles ces imputations et identifications ne constituent qu’un des référents parmi d’autres du rôle, du statut et, en dernière instance, de la position hiérarchique dans les classements sociaux ».

 

L’ethnicisation est donc l’opération consistant à réduire une personne ou un groupe à une « ethnie » ou une « culture » supposée déterminer ses comportements sociaux. Ces raisonnements conduisent à éliminer les facteurs économiques, sociaux, c’est-à-dire en particulier les relations d’inégalités et de domination.

 

Genre

 

Le concept de « genre » est apparue à partir des années 1960-70 dans les travaux des féministes anglo-saxonnes comme outil de déconstruction de l’argumentaire inégalitaire sexiste. Il vise à dissocier ce que les théories sexistes relient arbitrairement : la « différence » biologique et l’inégalité sociale entre homme et femme. En effet, habituellement le sexe est reconnu comme étant le sexe biologique d’une personne et le genre son sexe social. Le sexe serait de l’ordre du naturel hérité (physiologique, biologique, physique ; ex : capacité d’enfanter), et le genre de l’ordre du culturel acquis (social, économique, politique ; ex. : les femmes présentés comme étant « naturellement » faites pour faire la vaisselle pendant que les hommes sont naturellement fait pour regarder la télé). Le genre permet donc de dissocier ce qui est du domaine de la différence et ce qui est du ressort de la construction sociale à des fins inégalitaires. Il n’y a rien dans la nature qui justifie l’ordre social, c’est le genre comme contenu social, socialement construit et arbitraire qui permet d’établir une division sociale et hiérarchique entre les hommes et les femmes : « on voit donc l’enjeu tant scientifique que politique de la distinction sexe/genre : montrer que la notion de sexe n’est pas aussi explicative qu’on l’avait prétendu et démontrer la validité d’une approche de la réalité en termes de rapports sociaux de sexe plutôt qu’en termes d’une présumée « nature » ».

 

La frontière entre ce qui serait biologique (sexe) et ce qui serait social (genre) n’est pourtant pas clarifiée. Christine Delphy propose que ce soit les rapports sociaux de pouvoir et de domination qui inventent non seulement le genre mais également le sexe en tant que marqueur, signe de hiérarchisation sociale, davantage qu’un critère biologique clair et cohérent. C’est ainsi davantage la dynamique du pouvoir qui est source de la division et de la hiérarchisation des humains en hommes et en femmes (construites sur le genre ou sur le sexe) et non l’inverse. En prolongement, Jules Falquet nous invite à penser que c’est aussi la place dans la hiérarchie du pouvoir (social, politique, économique, etc.) qui définit le genre (sexe social) d’une personne : ainsi des hommes prostitués sont perçus socialement comme étant femmes et des femmes militaires seront masculinisées. Certaines responsables politiques ou chefs d’entreprises sont ainsi tout en haut des classes dominantes et leur sexe est celui du pouvoir : il arrive fréquemment qu’elles ne soient plus socialement considérées tout à fait comme des femmes bien qu’elles le soient « biologiquement ».

 

Immigré

 

L’immigré c’est par définition « la personne étrangère ou française aujourd’hui, née étrangère à l’étranger et qui vit en France ». Notion administrative à l’origine, le terme d’immigré a une forte charge sociale qui lui confère une valeur sociologique forte.

 

L’immigré, au-delà de sa définition stricte c’est le migrant perçu du point de vue de la « société d’accueil », alors qu’il est émigré s’il est considéré du point de vue de la « société d’origine ». On ne peut comprendre l’immigration si on ne replace pas sa trajectoire, ce qu’il est du point de vue de l’émigration (A. sayad). L’immigré a été d’abord en France réduit à une force de travail et l’image de l’émigré c’est d’abord l’image du travailleur immigré : « cette réduction à la condition économique sous-entend que les immigrants ne sont que des travailleurs de passage, ce qui dispense de les considérer comme des femmes et des hommes (droits de l’homme) ayant les mêmes droits que tous les habitants du pays (citoyenneté) ».

 

L’image de l’immigré c’est donc celle d’un individu de sexe masculin, avant tout originaire des anciennes colonies françaises, introduit dans l’espace national comme pure force de travail exploitable à merci et nié dans ce qui fait sa vie propre, dans ses qualités d’homme, de fils, de neveu, d’ami, d’être aimant, de mari, de père, de grand-père, etc. Souvent précédé du substantif « travailleur » auquel son identité humaine est réduite. Cette réduction est symbolique de la place qui lui est faite dans notre société.

 

Stéréotype

 

Le stéréotype est « [un] cliché, [une] image mentale, [une] opinion toute faite, comme sortie d’un moule. [Un] jugement porté sur un groupe, un ensemble collectif, de manière extrêmement simplificatrice, à titre permanent, définitif, et généralisé à tous les membres du groupe. Les stéréotypes se caractérisent par leur fixité, leur indifférence aux expériences, aux leçons de la réalité. Le jugement porté peut être aussi bien favorable que défavorable ». Le préjugé est une notion liée à celle de stéréotype. Le second peut être définit comme l’opération de catégorisation simplificatrice et le premier comme le jugement explicite et/ou implicite que porte cette catégorisation tranchée. Stéréotypes et préjugés sont des produits sociaux ayant comme conséquence la production d’un classement social, c’est-à-dire d’une frontière entre un « nous » et un « eux ».

 

Stigmatisation

 

Dans les cités de la Grèce antique, les stigmates étaient des marques corporelles au fer ou au couteau signalant l’infamie morale ou la disqualification sociale d’une personne (un esclave, un criminel, un traître, etc.). Pour le sociologue Erving Goffman, un stigmate est « un attribut qui jette un discrédit profond ». L’individu stigmatisé se voit refuser le respect, la considération et l’égalité accordée à un individu « normal », c’est-à-dire correspondant aux exigences des stéréotypes dominants. Deux dimensions importantes sont à avoir à l’esprit lorsqu’on parle de stigmatisation : 1) le stigmate crée le comportement, 2) en retour il existe des processus de retournement du stigmate qui font du stigmate un médium de communication, de revendications, d’actions, etc. Le stigmate est alors mobilisé et revendiqué par le stigmatisé comme révolte contre sa situation de dominé (comme dans les slogans noirs-américains Black is beautiful ou Black Power).

 

Vision capacitaire

 

La vision capacitaire c’est une forme réductrice de regard porté sur l’Autre qui lui attribue de façon quasi-systématique un déficit. L’autre est perçu comme porteur d’une carence constitutive d’une ou des catégories qui le définissent. De plus cette vision capacitaire, carentielle est généralement associée à une vision culturaliste, qui lie cette carence à une dimension culturelle. On parle ainsi de jeunes « assis entre deux chaises » ou « déchirés entre deux cultures », de la compatibilité de certaines cultures et religions avec la vie démocratique, de femmes issues de l’immigration non-intégrées du fait de leurs traditions, etc.

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17 juin 2012 7 17 /06 /juin /2012 15:10

Analyse tirée du site Internet de l'Observatoire des inégalités (ici)

 

Les quinze dernières années ont été marquées par une hausse des prix de l’immobilier largement déconnectée de l’évolution des revenus des ménages. Une analyse du Crédoc.

 

Entre 1996 et 2011, les prix des logements anciens ont été multipliés par 2,5 et les loyers par 1,6, tandis que le revenu était multiplié par 1,5. Les travaux menés par le CRÉDOC montrent qu’au-delà des vacances, des loisirs et de la culture, les dépenses de logement empiètent sur des postes moins attendus comme le transport, l’équipement du foyer ou même l’alimentation et la santé. Les familles avec enfants, notamment les familles nombreuses et monoparentales, sont particulièrement touchées : leur « surface de vie » stagne ou diminue alors que celle des ménages sans enfant augmente. L’augmentation de la valeur des logements a aussi eu pour conséquence de creuser le fossé entre les propriétaires, qui jouissent d’un patrimoine s’appréciant de jour en jour, et les locataires, qui se sentent de plus en plus vulnérables et déclassés socialement. De fait, le rêve de nombre de nos concitoyens de devenir un jour propriétaire cède aujourd’hui la place au souhait de bénéficier de conditions de logement confortables à un coût raisonnable.

 

Un logement confortable à un coût raisonnable pour tous


Les Français réaffirment à intervalle régulier leur désir d’être un jour propriétaire. Posséder une maison est ainsi la situation « idéale » pour 77 % de la population et la moitié des locataires désirent acquérir leur logement dans un avenir proche. Les pouvoirs publics ont, de longue date, cherché à accompagner cette aspiration à travers des dispositifs de soutien à l’accession à la propriété. Mais ce rêve se heurte à l’augmentation continue des prix de l’immobilier depuis quinze ans, laquelle a rendu l’acquisition d’un logement difficile pour les catégories populaires et les classes moyennes.

 

L’accession à la propriété s’est aussi traduite par des compromis en termes de surface, par un éloignement des centres-villes, une augmentation des temps et des coûts de transport pour aller travailler, un allongement des durées d’emprunt, voire des risques de surendettement au moindre incident de vie (divorce, perte d’emploi, maladie…). Dans le même temps, l’augmentation du coût du logement ne s’est pas toujours accompagnée d’une amélioration de la qualité des habitats dans l’Hexagone, qui reste très moyenne lorsqu’on la compare à celle de nos voisins européens. Autant de raisons qui expliquent probablement qu’aujourd’hui huit Français sur dix préfèrent que « tout le monde puisse disposer d’un logement confortable pour un coût raisonnable » plutôt que « tout le monde puisse devenir propriétaire de son logement ».

 

 

Le choix de devenir propriétaire ou rester locataire n’en est plus vraiment un


Il y a quinze ans, les locataires et les accédants à la propriété avaient des revenus très similaires (voir encadré) et la location n’était pas toujours perçue comme une solution par défaut. Même parmi des foyers aux revenus confortables, certains préféraient louer leur logement pour être plus mobiles, être en mesure de se saisir plus facilement d’opportunités professionnelles ou adapter leur logement à leur situation personnelle ou familiale. L’augmentation des prix de l’immobilier a changé la donne.

 

Tout d’abord, le mouvement d’accession à la propriété a surtout concerné les ménages les plus aisés : alors que 73 % des hauts revenus sont aujourd’hui propriétaires de leur logement (contre 62 % en 1990), les personnes en bas de l’échelle sociale et les classes moyennes ont vu leurs perspectives de devenir un jour propriétaires s’éloigner : seuls 31 % des bas revenus sont aujourd’hui propriétaires, contre 51 % en 1990. La pression financière est telle qu’il est presque obligatoire de combiner deux salaires pour pouvoir acheter son logement. 62 % des accédants à la propriété sont des couples bi-actifs ; la proportion n’était que de 35 % en 1990. Or, les parcours familiaux sont moins linéaires que par le passé : l’âge de la première union a reculé en raison de la poursuite plus fréquente d’études supérieures, et les phases de séparation entre des périodes de vie en couple se multiplient. Aujourd’hui plus d’un locataire sur deux est célibataire, veuf ou divorcé (54 % soit + 17 points par rapport au début des années 80). Alors que seul un tiers des propriétaires sans emprunt et moins d’un accédant à la propriété sur cinq ne vivent pas en couple (respectivement + 4 points, + 6 points par rapport à 1980).

 

En un mot, le parc locatif est devenu, progressivement, de plus en plus marqué sociologiquement en accueillant toujours plus de ménages jeunes, célibataires et aux revenus modestes. Si bien que la hausse des loyers, pourtant moins spectaculaire que celle des prix à l’achat, pèse de plus en plus lourd sur le budget des locataires.

 

Les dépenses de logement pèsent sur la qualité de vie


Ces évolutions ne sont pas sans effet sur les conditions de vie de la population. Première conséquence, il devient difficile pour les familles d’adapter leur logement à leur configuration familiale. Les foyers avec enfants, en particulier, semblent avoir été contraints de consentir des sacrifices en termes d’espace. Alors que les personnes vivant seules ou en couple sans enfant ont gagné respectivement + 0,4 et + 0,5 pièces par personne en 30 ans, l’amélioration a été plus timide pour les familles monoparentales (+ 0,2 pièces), les couples avec enfants (+0,1) et les familles nombreuses (stable).

 

Lorsque l’on compare le nombre d’enfants considéré comme « idéal » par les Français et le nombre d’enfants effectivement présents dans le foyer, le décalage entre rêve et réalité apparaît d’autant plus important que l’espace disponible est restreint : 70 % des personnes habitant des logements d’une ou deux pièces expriment une certaine frustration, contre 56 % de celles résidant dans 3 pièces, et 33 % dans 4 pièces. De fait, la part des familles nombreuses parmi les accédants à la propriété diminue rapidement (30 % en 1980, contre 17 % aujourd’hui).

 

Les dépenses de logement empiètent aussi progressivement sur la consommation. Comme on pouvait s’y attendre, les loisirs, la culture et les vacances font partie des premières coupes budgétaires. Après une décennie de progression, le taux de départ en vacances a, depuis 1995, plutôt tendance à diminuer en moyenne. La baisse est surtout sensible chez les personnes qui jugent que leurs dépenses de logement représentent une lourde charge financière : entre 1980 et 2010, leur taux de départ est ainsi passé de 60 % à 47 %, tandis que celui des foyers jugeant que leurs dépenses de logement sont acceptables s’est maintenu à 60 %. Plus préoccupant, les sommes consacrées à se loger impactent des postes de dépenses essentiels comme l’alimentation, les transports ou la santé. L’alimentation est d’ailleurs aujourd’hui un des postes qui subit la plus forte augmentation du sentiment de privation : 44 % des foyers ayant de lourdes charges de logement déclarent devoir se restreindre en matière d’alimentation ; le taux a augmenté de 23 points par rapport à 1980. De même, 17 % des ménages avec d’importantes charges de logement sont en situation de précarité énergétique, contre 7 % lorsque les sommes consacrées à se loger sont raisonnables.

 

L’impact financier des dépenses de logement sur les autres postes est confirmé par les analyses neutralisant les effets liés à la composition de la famille, à l’âge ou aux revenus. Les dépenses de santé sont, elles aussi, affectées : lorsque le ménage doit dépenser plus de 20 % de ses ressources pour se loger, il se voit contraint de réduire ses dépenses de santé de 27 euros par mois. De même, 44 % des personnes éprouvant des difficultés à faire face à leurs dépenses de logement déclarent devoir s’imposer des restrictions en matière de soins ; cette proportion s’est accrue de 23 points en l’espace de 30 ans.

 

Une paupérisation relative des locataires


La proportion de propriétaires a tendance à progresser en France : entre 1978 et 2010, elle est passée de 47 % à 58 %. Cette progression ne s’est pas déroulée de manière homogène au sein de la population. Alors que les catégories aisées sont devenues de plus en plus souvent propriétaires, la part de propriétaires chez les bas revenus et la classe moyenne inférieure a diminué. Au début des années 1980, les propriétaires sans emprunt et les locataires présentaient des niveaux de revenus similaires. Aujourd’hui, les locataires disposent, en moyenne, d’un revenu inférieur de 11 % à la moyenne ; les propriétaires ayant fini de rembourser leur emprunt ont amélioré leur situation financière et jouissent de revenus supérieurs de 7 % à la moyenne ; les accédants à la propriété disposent, quant à eux, de revenus supérieurs de 25 % à la moyenne nationale.


 

Les propriétaires bénéficient d’un « effet de richesse », surtout dans les phases de hausse des prix


Tout le monde n’est pas perdant dans cette hausse des prix des logements. Le patrimoine des propriétaires a en effet considérablement augmenté. Un ménage qui a acheté un appartement ou une maison il y a 15 ans au prix de 200 000 euros dispose aujourd’hui d’un patrimoine de 500 000 euros. La valeur de ce patrimoine s’est accrue de 1 670 euros chaque mois entre 1996 et 2011. Bien entendu, tant que le logement n’est pas revendu, ces gains financiers ne peuvent pas être consommés : ils représentent une plus-value latente, mais bien réelle.

 

Les ménages propriétaires sont bien conscients de cet enrichissement : leur situation financière est moins précaire, ils savent qu’ils peuvent mobiliser leur patrimoine en cas de besoin, anticipent la valeur de revente et peuvent être tentés d’indexer leur niveau de vie en partie sur la valeur de leur patrimoine. De fait, les accédants à la propriété, qui doivent pourtant assumer d’importantes charges de logement, sont mieux équipés que les locataires en lave-vaisselle (78 % contre 31 %), en appareil photo numérique (90 % contre 68 %), en internet (90 % contre 66 %), et en voiture (96 % contre 68 %). Certes, les locataires et les propriétaires ne se situent pas au même moment de leur cycle de vie. Mais le sous-équipement des locataires reste réel même lorsqu’on neutralise les effets liés au revenu, à l’âge, à la composition du foyer ou au statut matrimonial.

 

L’effet de richesse a aussi des effets psychologiques


Être propriétaire de son logement est un facteur de rassurance, être locataire a aujourd’hui tendance à fragiliser. 32 % des locataires peuvent être qualifiés de « très inquiets » : ils sont préoccupés à la fois par les risques de maladie grave, d’accident de la route, d’agression dans la rue, d’accident de centrale nucléaire et même du risque de guerre. Seuls 21 % des accédants à la propriété partagent cette anxiété généralisée. Alors qu’au milieu des années 1980, la proportion de personnes très inquiètes avoisinait en moyenne 28 % indépendamment du statut d’occupation, les écarts n’ont eu de cesse de s’accroître depuis. Et cela, alors même que le profil sociodémographique des propriétaires (en moyenne plus âgés et moins diplômés) aurait pu augmenter leur aversion aux risques.

 

La pression psychologique sur les locataires trouve un autre écho dans la proportion de personnes souffrant d’insomnies et de nervosité, beaucoup plus forte lorsque le foyer est en prise avec des difficultés financières de logement (respectivement 37 % et 45 %) que dans le reste de la population (30 % et 34 %). L’écart n’était pas si marqué dans les années 1980. Finalement, à mesure que les prix des logements augmentent, le fossé se creuse entre ceux qui ont pu accéder à la propriété et ceux qui se sentent piégés dans le parc locatif. Les premiers voient leur patrimoine augmenter plus vite que leurs revenus, ils bénéficient d’effets de richesse qui rejaillissent à la fois sur leurs conditions de vie matérielles et sur leur confiance dans l’avenir. Les seconds voient leurs charges de logement augmenter plus vite que leurs revenus et la marche pour accéder à la propriété devient trop haute.

 

Le statut d’occupation du logement est ainsi devenu, en une vingtaine d’années seulement, un marqueur social aussi fort que le niveau de revenu. Sur 46 indicateurs témoignant des conditions de vie et des aspirations de chacun (en matière d’équipement, de vie sociale, de pratiques culturelles, de modes de consommation, de santé, d’opinions, de moral économique, etc.) le fait d’être locataire ou propriétaire reflète des différences d’attitude dans 85 % des cas, alors que les disparités de revenus sont explicatives dans 80 % des cas.

 

Propriétaires, locataires : une nouvelle ligne de fracture sociale de Mélanie Babès, Régis Bigot et Sandra Hoibian - Crédoc - n° 248 • ISSN 0295-9976 • mars 2012

Sources

- Les résultats présentés ici sont extraits d’un rapport du CRÉDOC, Les dommages collatéraux de la crise du logement sur les conditions de vie de la population, M. Babes, R. Bigot et S. Hoibian - Cahier de recherche du CRÉDOC, n° 281, décembre 2011.

- Enquête « Conditions de vie et Aspirations » du CRÉDOC qui interroge en face-à-face, deux fois par an un échantillon représentatif de la population de 2000 personnes, âgées de 18 ans et plus, sélectionnées selon la méthode des quotas. Ces quotas (région, taille d’agglomération, âge - sexe, PCS) sont calculés d’après les résultats du dernier recensement de la population. Un redressement est effectué pour assurer la représentativité par rapport à la population nationale.

- Enquête Budget des familles de l’Insee, portant sur l’ensemble des postes de consommation de 10 000 ménages français en 2006.

-Les inégalités face au coût du logement se sont creusées entre 1996 et 2006, Pierrette Briant, France, portrait social, Insee, 2011.

-L’accession, à quel prix ? La baisse des taux alourdit l’effort global des ménages, Jean Bovieux et Bernard Vorms, Habitat actualités, Anil, avril 2007.

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13 juin 2012 3 13 /06 /juin /2012 19:10

Informations tirées du BIMI n° 804 du 9 au 22 juin 2012

 

  

1/ Les salariés de Roissy occupent le siège du MEDEF

 

 

Les travailleur-se-s de la sous-traitance passent à l’offensive contre la destruction d’emplois et la casse des conquis sociaux suite à la passation des marchés. Plus de 200 salarié-e-s sont concerné-e-s, travaillant pour VIGIMARK, NET ECLAIR, COLITEL, PARTNER, TRAFFIC AIR SERVICES, TRAC-PISTES, etc.

   

Puisque les pouvoirs publics sollicités à plusieurs reprises n’ont toujours pas répondu aux revendications des salarié-e-s, ils et elles ont décidé d’occuper le 29 mai dernier le siège national de l’organisation patronale. Une délégation a été reçue par le directeur général du MEDEF. Ce qui a été affirmé en termes d’exigences : l’ouverture immédiate d’une négociation afin d’aboutir à la conclusion d’un accord interprofessionnel rendant obligatoire le transfert de 100% des contrats de travail avec l’ensemble des acquis en cas de passation des marchés.

   

Une réunion spécifique sera organisée à la fin du mois de juin pour envisager la faisabilité d’un accord qui permettra notamment aux salarié-e-s en lutte d’identifier leurs interlocuteurs patronaux et savoir à quel syndicat ou fédération membre du MEDEF il leur faudra s’adresser pour engager au mieux le rapport de force.

 

 

2/ Le bout du tunnel pour les salarié-e-s et les usagers de la Maternité des Lilas

 

 

Suite aux actions menées par le personnel et les usagers de la Maternité des Lilas, un entretien téléphonique a eu lieu entre l’union locale CGT de Bagnolet et M. Kirchen, représentant de l’Agence régionale de santé (ARS) sur la Seine-Saint-Denis. Les éléments apportés au cours de cet échange va dans le sens des revendications, puisque ont été annoncés : 

  • la mise en place d’un conseil d’administration composé de 11 membres (majorité Diaconesses et Croix Saint-Simon) ;
  •  

     

  • le maintien et le développement de l’orthogénie (IVG) ;
  •  

     

  • la finalisation du projet d’accord par les avocats avec la signature à la fin du mois de juin ;
  •  

     

  • aucun changement (en pire) s’agissant des salarié-e-s et de leur contrat de travail ;
  •  

     

  • la nomination d’un directeur adjoint pour renforcer la gestion de la Maternité des Lilas ;
  •  

     

  • l’engagement par l’ARS de fonds nécessaires pour la reconstruction de la maternité.

 

3/ Rassemblement pour l’emploi devant DHL

 

 

Un rassemblement s’est tenu 31 mai dernier devant le siège social de DHL Supply Chain France à Saint-Denis (boîte de gestion de chaînes logistiques comptant 3.000 salarié-e-s).

  

Une centaine de militant-e-s affilié-e-s notamment à la CGT et la CFDT (et assisté-e-s par les fédérations CGT et CFDT des transports, l’UL CGT 93 et l’UL de Paris Nord 2) sont venu-e-s. Une délégation représentative de toutes les entités de l’entreprise a été reçue par la direction générale qui s’est engagée à rencontrer les élus pour discuter de la question de l’emploi. Les salarié-e-s savent bien que ce n’est là qu’un début, et que le combat doit continuer.

 

 

4/ Pétition pour Les Bluets et pour le bien naître

 

 

Avec l’ARS, les politiques gouvernementales appliquent la restriction budgétaire dans le domaine de la santé, en visant en particulier les hôpitaux publics et les hôpitaux privés à but non lucratif.  

 

L’hôpital Pierre-Rouquès, maternité des Bluets, subit depuis bien longtemps déjà la non-prise en compte de l’ensemble des actes émanant des spécificités de cette maternité.

 

L’Union fraternelle des Métallurgistes (UFM) est propriétaire des murs, et l’Association Ambroise-Croizat (AAC) assure la gestion des activités mettant en avant l’éthique et les valeurs sociales que la CGT métallurgiste prolonge dans la revendication d’un projet de sécurité sociale professionnelle.

 

Sauf que la casse du service public de la santé empêche ce projet d’advenir et affaiblit le fonctionnement des Bluets. Le déficit constaté résulte alors de la politique tarifaire à l’acte (dite T2A) qui met en difficulté toutes les maternités de type 1. Cette précarisation des conditions de travail détermine un stress et des risques psycho-sociaux nuisant au maintien de la qualité des soins, ainsi qu’à la conception d’un accouchement citoyen. Et c’est parce que l’animation de la fédération CGT de la métallurgie, ainsi que les conseils d’administration de l’AAC et de l’UFM refusent cette dégradation que sont demandés :  

  • un moratoire sur la loi Hôpital-Patient-Santé-Territoire (HPST) jusqu’à l’obtention de son abrogation ;
  •  

     

  • l’annulation de la tarification à l’acte (T2A), avec la prise en compte de l’ensemble de l’accouchement et de l’accompagnement des nouveaux parents ;
  •  

     

  • l’annulation de l’intégralité du déficit (soit 6.6 millions d’euros) afin que le personnel puisse en toute sérénité travailler.  

Merci d’adresser l’ensemble des signatures à :

UFM, 94 rue Jean-Pierre Timbaud, 75011, Paris (barbara@ufm-idf.fr)

Animation CGT de la Métallurgie IDF, 94 rue Jean-Pierre Timbaud, 75011, Paris (contact@metaux-cgtidf.fr)

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12 juin 2012 2 12 /06 /juin /2012 08:47

Suite des Nouvelles du front cinématographique (71) : Le cinéma à l'épreuve du Festival de Cannes

 

Moonrise Kingdom (2012) de Wes Anderson

 

L’Enfance de l’amour


 

http://twitchfilm.com/news/MoonriseKingdomPoster2.jpgRappeler que Wes Anderson est d’origine texane (il est né à Houston) paraît incongru pour autant qu’on identifie (et réduit) cet état des Etats-Unis à l’imaginaire raciste diversement incarné par George W. Bush, Chuck Norris, les Texas Rangers et les Minute Men. L’incongruité est renforcée par le monde de références culturelles dont s’est doté un réalisateur qui, depuis son premier long métrage Bottle Rocket (1996), semble avoir été envoûté à jamais par les « Swinging Sixties », comme s’il n’était jamais revenu du Londres de 1967 et du Paris de 1968 (qu’il n’a pourtant pas connus puisqu’il est né le 1er mai 1969). Sept longs-métrages plus tard (Rushmore en 1998, The Royal Tenenbaums en 2001, The Life Aquatic with Steve Zissou en 2003, The Darjeeling Limited précédé par le court-métrage Hôtel Chevalier en 2007, le film d’animation Fantastic Mister Fox d’après Roald Dahl en 2010 et désormais Moonrise Kingdom projeté en ouverture de la sélection officielle de la 65ème édition du Festival de Cannes) parachèvent un geste esthétique dont la griffe stylistique, dorénavant parfaitement établie, est immédiatement reconnaissable. Plans fixes et frontaux, raccords à 180°, travellings latéraux fonctionnant comme des coupes transversales, panoramiques rapides donnant l’impression d’un espace scénographique à l’image d’un cube tournant sur lui-même, ralentis lyriques et voluptueux, couleurs pop et acidulées, effets de rimes et de symétrie, vitesse d’élocution et jeu minimal et précis de corps-marionnettes persévérant dans la maniaquerie de leur être : le cinéaste joue de telles coquetteries formelles mais sans pour autant s’en satisfaire, parce qu’elles savent heureusement autoriser des élans lyriques insoupçonnés. Les mondes dépeints avec un sens précis dans la minutie descriptive par Wes Anderson sont certes de tous petits mondes : école privée (Rushmore), maison familiale accueillant trois générations (The Royal Tenenbaums), sous-marin rigolo (The Life Aquatic with Steve Zissou), chambre d’hôtel puis train (Hôtel Chevalier et The Darjeeling Limited), champ agricole (Fantastic Mister Fox) et petite île de la Nouvelle-Angleterre (Moonrise Kingdom). Ces petits mondes abritent également un petit peuple (exemplairement ce sont les animaux de la campagne de Fantastic Mister Fox), certes quelconque vu d’ensemble (alors qu’il peut être passionnant dans le détail), mais pour lequel Wes Anderson développe suffisamment d’empathie pour déployer un effort diégétique dépassant le stade (fétichiste) de la description exhaustive afin de permettre à ces communautés habitant de ces mondes de connaître de profonds chamboulements qui peuvent même confiner à la reconfiguration révolutionnaire. Ne jamais quitter les personnages sans avoir consigné la transformation des relations affectives qui les attachent les uns aux autres : sans avoir changé de position (on retrouve souvent à la fin des films de Wes Anderson un dispositif de fermeture qui fait écho à leur dispositif d’ouverture respectif), les personnages auront pourtant changé de place parce que les places elles-mêmes auront été dynamisés au point d’avoir vu leur forme, contenu ou leur consistance être modifiés. D’un point de vue plus structural, on dira que la grille symbolique demeure dans sa globalité pour autant qu’elle propose la métamorphose générale des intersections déterminant la particularité des cases qu’elle contient. Si, par exemple, l’on retrouve à la fin la même course filmée au ralenti des trois frères attrapant in extremis le Darjeeling Limited au début du film (qui porte le nom d’un train indien aussi fictif que l’hôtel Chevalier du court-métrage introductif, le sous-marin de Steve Zissou et l’île des enfants amoureux de Moonrise Kingdom), la course ne signifie évidemment plus la même chose. La répétition (ou la reprise au sens kierkegaardien) de cette séquence l’affecte d’un sens nouveau : les trois frères ne courent plus après le train censé représenter la seconde chance accordée à une fratrie cabossée (à l’image des bandages du personnage suicidaire interprété par Owen Wilson), car ils sont devenus trois amis qui courent après le train d’une nouvelle aventure ne relevant plus de l’économie familiale mais du partage de l’amitié. Plus généralement, le caractère utopique des fictions imaginées par Wes Anderson ressortit d’un anti-familialisme plutôt libertaire. L’échappée belle hors des sentiers balisés de l’ordre familial déterminant un épuisement des individualités la composant, et au nom de la réappropriation utopique des liens affectifs est cette fiction que ne cesse pas de réinventer un cinéaste qui a su quant à lui s’arracher de sa culture (texane) d’origine, comme il demande aujourd’hui à ses personnages de faire de même afin d’impulser les élans de l’utopie susceptibles d’une reconfiguration des relations communautaires et, corrélativement, d’une redynamisation des subjectivités qu’elles structurent.

 

http://leschroniquesducanapeintergalactique.files.wordpress.com/2012/05/moonrise-kingdom-focus.jpgThe Darjeeling Limited touchait à la limite du petit système efficacement mis en place par Wes Anderson (la bouleversante utopie des trois frères apprenant à devenir des amis était enveloppée dans les vapeurs sucrées et colorées d’une Inde moins documentaire qu’issue des fantasmes culturels et cinéphiliques du cinéaste – du film The River en 1948 de Jean Renoir à ceux de Satyajit Ray en passant par le souvenir de la période indienne de George Harrison des Beatles). Avec l’aventure représentée par Fantastic Mister Fox (à nouveau une histoire de voleurs dans la suite de l’inaugural Bottle Rocket), il s’est agi de proposer le repli tactique dans les studios (ici londoniens) afin de valoriser le caractère enfantin propre à son geste esthétique, ainsi que certains de ses aspects formels (la fixité des postures et la mécanique des mouvements) qui manifestaient la proximité structurale de ce projet cinématographique avec le cinéma d’animation. En même temps, ce repli induisait paradoxalement aussi le surenchérissement dans la redéfinition utopique et libertaire des liens communautaires au point que le dépassement des rapports familiaux s’épanouissait dans le cadre d’un rapport de force (aux limites du rapport de classe) entre les animaux des champs menacés de spoliation et d’expropriation (voire d’extermination pour ceux qui ne voulaient pas partir) et les fermiers capitalistes représentés par l’affreux trio Boggis, Bunce et Bean. Parmi les nombreuses chansons composant la bande originale de ce film (dominée par les Beach Boys, les Rolling Stones et Burl Ives), on remarquera deux citations des musiques de Georges Delerue composées à l’occasion des films de François Truffaut, Une petite île pour Les Deux anglaises et le continent (1971) et Le Grand choral pour La Nuit américaine (1973). Le premier des deux emprunts annonce de toute évidence Moonrise Kingdom qui propose de faire d’une île amérindienne (le film a été tourné sur l’île Prudence située dans la baie de Narragansett dans le Rhode Island) le lieu d’une utopie (Utopia de Thomas More inscrivait en 1516 son idéal communiste dans le territoire d’une île) déterminant pour les deux amoureux Suzy Bishop (Kara Hayward) et Sam Shakusky (Jared Gilman) un mouvement de déterritorialisation auquel en retour n’échappera pas la petite communauté portuaire dont ils représentent les rejetons malheureux. Les motifs insulaire et amérindien renforcent ici symboliquement l’élan libertaire des cœurs qui désirent s’arracher de leur morne quotidien (une famille détestée par la jeune fille, une famille d’adoption qui rejette le jeune homme sans pour autant profiter du cadre collectif offert par le scoutisme). Sauf que cet arrachement va entraîner (et déchaîner) un mouvement en profondeur changeant les coordonnées familiales et communautaires du lieu. C’est une lame de fond (une pluie diluvienne et orageuse devenant un ouragan donnant une inondation) qui est en fait provoquée par un amour adolescent (magnifique coup de foudre :  «  quel genre d'oiseau es-tu ? » demande le garçon dans les coulisses d'une représentation paroissiale, « Je suis un corbeau» répond la fille, et tout est dit de cet amour) à partir du moment où il est frappé d’interdiction par les représentants des institutions en présence (familiale, scoute, policière) qui travaillent à repérer les traces des fugueurs (comme l’amour illégitime de la riche Rose DeWitt et du pauvre Jack Dawson – deux adultes à peine sortis de l’adolescence – trouvait à s’articuler dans Titanic de James Cameron tourné en 1997 avec l’impossible iceberg qui allait éventrer le paquebot représentant la société de classes de l’époque). Les époux Walt et Laura Bishop (Bill Murray – pour sa sixième participation chez Wes Anderson – et Frances McDormand), le capitaine de police Sharp (Bruce Willis), le chef de troupe scout Ward (Edward Norton) suivi du cousin Ben (Jason Schwartzman – pour sa quatrième participation) et du commandant Pierce (Harvey Keitel), ainsi que le narrateur (Bob Balaban), s’ils incarnent les différentes instances symboliques chargées de quadriller et baliser un monde programmé par la reproduction du même, et par extension de rectifier toute manifestation distinctive et hétérodoxe, vont alors progressivement à reconnaître la puissance de l’événement vécu par Suzy et Sam qui dépasse l’anecdote adolescente pour atteindre à la vérité éternellement disruptive de l’amour.

 

http://www.out.com/sites/out.com/files/MoonriseKingdomLead.pngIl ne s’agit donc pas seulement de rappeler comment, dans Moonrise Kingdom, les formes de l’enfance peuvent être imprégnées du souvenir des spectacles de fin d’année scolaire (qui succèdent aux représentations théâtrales de Rushmore). Il ne s’agit pas, dans le seul flashback du film, de montrer quelques fragments de L’Arche de Noé (1957) de Benjamin Britten à partir desquels illustrer le coup de foudre entre Sam et Suzy. Il s’agira plutôt de faire que la seconde partie du film, attachée à rendre compte de l’effort obstiné des deux amoureux pour répéter une fugue qui déterminera un bouleversement général des positions individuelles et des relations collectives, rejoue dans le réel et avec un sens de l’accélération vertigineux l’épisode biblique de l’Arche de Noé, avec ses fugitifs camouflés dans des déguisements d’animaux (on songe alors immédiatement à Fantastic Mister Fox), ses torrents d’eau boueuse, son tonnerre fracassant et ses éclairs quasi-divins. Il s’agira de faire résonner, après la chanson Les Champs-Elysées de Joe Dassin dans The Darjeeling Limited, Le Temps de l’amour de Françoise Hardy (l’action du film se déroule en 1965) sur la platine portative posée à même le sable d’une plage sauvage qui rappelle explicitement les robinsonnades amoureuses de Badlands (1974) de Terrence Malick, Pierrot le fou de Jean-Luc Godard (tourné en 1965, l'année du récit) et de Monika (1952) d’Ingmar Bergman. Et il s’agira enfin de faire en conclusion du film avec la musique composée par Alexandre Desplat (il avait déjà écrite celle de Fantastic Mister Fox) la même chose que ce que The Young’s Person Guide To The Orchestra (1946) de Benjamin Britten avait fait avec le rondeau Abdelazer (1695) de Henry Purcell que l’on entend au début du même film, à savoir l’analyse commentée et pédagogique à destination d’un public enfantin des instruments utilisés pour le morceau. Les maisons de poupée chères au cinéma de Wes Anderson sont en fait des maisons-gigogne pouvant accueillir le dépliage des généalogies artistiques intensifiant l’arrachement sentimental de deux enfants (c’est ce magnifique travelling au ralenti après le mariage célébré par le cousin Ben) dont l’amour ébranle et refait littéralement le monde à l’image de leur amour. Il faudra donc rendre grâce à un cinéaste capable de filmer tout à la fois le sérieux des enfants qui, embarqués dans l’utopique construction de l’espace de leur amour (dont le nom sera au final celui-là même du film), ne simulent jamais les adultes quand ils ont décidé d’en assumer la puissance de contestation, l’effarement des adultes impuissants à comprendre la réalité de l’amour des enfants, et enfin leur bouleversement quand ils comprennent qu’ils sont obligés d’outrepasser leurs propres limites afin d’aider ce qu’ils ont fini par reconnaître comme étant le bien le plus précieux de leur communauté. Autrement dit, l’amour de Sam et de Suzy (dont la fugue peut en rappeler d’autres, de Black Jack en 1979 de Ken Loach à Melody de Warris Hussein en 1971 en passant aussi par le film Little Fugitive tourné en 1953 par Morris Engel et Ray Ashley : cf. Des nouvelles du front cinématographique (3) : l'enfance du cinéma moderne). Revenus à la case-départ d’un jeu de l’oie qui est aussi celui de la règle de l’amour hétérogène aux règlements des adultes, Sam et Suzy n’ont alors plus besoin des jumelles de la seconde et du plan soigneusement échafaudé du premier pour partager un amour dont on sait désormais qu’il bénéficie de l’aval implicite des parents (des époux Bishop entre eux réconciliés et plus conciliants envers leur fille au capitaine Ward qui depuis a adopté Sam). Du point de vue de l’enfance (ce grand territoire utopique riche de ces ressources symboliques avec lesquelles les adultes ont tant de mal à renouer, comme le dirait Marie-José Mondzain), l’amour le plus précieux est celui qui aura su à la fois se protéger des agressions du monde des adultes et à la fois permettre à ce dernier, qui aura su le reconnaître et l’accepter, un sursaut salvateur. Les petits mondes de Wes Anderson, parce qu’ils sont soulevés par les plus grands affects et les plus dignes de lyrisme (les ralentis encore, les plus beaux du cinéma étasunien contemporain), ne cessent de nous ravir. Et l’on se dit que si on rêverait avoir vécu pareil amour lors de sa propre enfance, peut-être alors devrions-nous plutôt comprendre que nous avons été victimes, en grandissant et en devenant des adultes, d’une amnésie temporaire finalement levée grâce à l’effort (platonicien) d’anamnèse entrepris par Moonrise Kingdom. Un film qui, pour nous inspirer de la formule de Serge Daney elle-même reprise de Jean-Louis Schefer et portant sur Rio Bravo (1959) de Howard Hawks, aura su regarder notre enfance.

 

 

De rouille et d'os (2012) de Jacques Audiard

 

Intouchables version « deluxe »


 

http://static.lexpress.fr/medias/1820/932285.jpgLa cote de Jacques Audiard n'a pas cessé de croître à chaque film, au point de représenter aujourd'hui une valeur sûre pour l'industrie du cinéma français, à la croisée idéale du cinéma d'auteur post-« Nouvelle vague » et d'un cinéma commercial hexagonal fortement marqué par un tropisme outre-Atlantique. Avec les 218.831 entrées France et les trois César de son premier long-métrage Regarde les hommes tomber (1994), les 566.686 spectateurs et le Prix du meilleur scénario au Festival de Cannes pour Un héros très discret (1996), les 599.299 entrées de Sur mes lèvres (2001) qui avait également reçu trois César, les 1.078.048 entrées et les huit César ayant récompensé De battre mon cœur s'est arrêté (2005), et l'immense succès de Un prophète (2009) qui a attiré en salles 1.309.184 spectateurs en France et qui a entre autres été récompensé par le Grand Prix du Jury du Festival de Cannes, le Prix Méliès, le Prix Louis-Delluc et surtout neuf César, le cinéma pratiqué par Jacques Audiard bénéficie donc d'un irrésistible consensus qui aura autant expliqué la sélection de son sixième long-métrage en compétition officielle du Festival de Cannes cette année (en attendant une probable moisson de nouveaux prix lors de la prochaine cérémonie des César) et le très fort démarrage du film en salles (environ 650.000 spectateurs dès la première semaine). Le fait que De rouille et d'os n'ait pas été récompensé à Cannes a été considéré par beaucoup comme une grande déception, la considération de la réussite d'un film étant d'après eux soutenue par l'exposition du catalogue de critères objectifs qui ressortissent moins de la critique d'art subjective que du respect des codes validé par ceux-là mêmes que, ironiquement, Jean-Luc Godard a une fois qualifiés de « professionnels de la profession ». On peut dire en effet que le nouveau film de Jacques Audiard jouit des multiples qualités valorisées du point de vue industriel (celui de la sphère cinématographique comme médiatique) : un casting « de rêve » pour les revues chic en papier glacé dominé par la star internationale Marion Cotillard ; une histoire forte avec du suspense et des rebondissements jusqu'à la fin (précisément, un mélodrame pour lequel l'amour fait office de planche de salut à des personnages représentés comme des handicapés de la vie) ; des effets spéciaux dernier cri afin d'assurer la crédibilité par l'image des jambes amputées du personnage féminin ; quelques séquences spectaculaires tournées au Marineland d'Antibes connu pour ses numéros avec des orques ; mais aussi un filmage à la fois sensuel et brutal (le montage est assuré depuis le premier long-métrage par Juliette Welfling et la photographie par Stéphane Fontaine depuis De battre mon cœur est arrêté) et encore une bande originale atmosphérique composée par Alexandre Desplat (qui travaille avec Jacques Audiard depuis Un héros très discret et qui a entre autre aussi écrit les musiques de The Tree of Life de Terrence Malick l'année dernière et Moonrise Kingdom de Wes Anderson cette année). Avec une telle batterie d'ustensiles à la fonctionnalité imparable, les effets programmés de caresse et de brutalité (d'abord la brutalité peaufinée à chaque séquence pour atteindre à la douceur et la tendresse finale) sont certes dispensés avec une incontestable maîtrise formelle et narrative. Mais au service de quel projet cinématographique ? A quelle fin diégétique ? Pour quelle visée esthétique ? La réitération obscène des plans exhibant les moignons de Stéphanie (Marion Cotillard) épuise leur caractère (pourquoi pas buñuelien ou lynchien) de trouble et de fascination érotique (encore que cette fascination ne fonctionne, au risque de toute crédibilité s'agissant du cadre réaliste du film, absolument pas pour le personnage masculin, et que donc elle n'aurait que pour unique objet le regard du spectateur), pour ne plus apparaître que comme la marque fétichiste d'un cinéaste sûr de ses effets de manche et ses roulements de mécanique. L'utilisation médiatique de l'anecdote selon laquelle l'actrice a menti aux producteurs dugrosfilm hollywoodien dans lequel elle tournait (The Dark Knight Rises de Christopher Nolan dont la sortie est prévue pour l'été prochain) afin de réussir à participer au film de Jacques Audiard dont les dates de tournage recoupaient celles du blockbuster parachève l'esthétique publicitaire d'un film qui n'échappe jamais aux pires tendances narcissiques de son réalisateur qui de son côté cède hélas plus d'une fois ici à la roublardise et la putasserie.

 

http://static.lexpress.fr/medias/1824/934164_de-rouille-et-d-os.jpgDe rouille et d'os joue avec Marion Cotillard coup double, en proposant à cette actrice à l'aura internationale un rôle naturaliste censé la présenter au spectateur avec l'écrin du « naturel » (alors que le masque gris de la dépression demande autant de maquillage que le glamour hollywoodien), tout en subordonnant cette présentation à l'utilisation répétée ad nauseam d'effets spéciaux cosmétiques vérifiant la nouvelle stratégie tape à l’œil déployée ici par Jacques Audiard. Plus généralement, le casting de son nouveau film manifeste exemplairement un sens du marketing actoral servant les nécessités là encore stratégiques d'un réalisateur souhaitant largement bénéficier du capital symbolique incarné par les différents acteurs qu'il a sollicités. On vient d'évoquer le cas de Marion Cotillard, mais la présence virile de Matthias Schoenhaerts dans le rôle d'Ali comme s'il était directement sorti de Bullhead (2011) de Michaël R. Roskam (acteur à qui on adjoindra Bouli Lanners pour parfaire la connexion avec le cinéma belge le plus en vue du moment car aussi le plus attiré par le modèle étasunien), celle sensible mais muette de Céline Sallette (dans le rôle fonctionnel de la sœur de Stéphanie) comme pour marquer l'appartenance du film de Jacques Audiard au cinéma d'auteur français représenté par Un été brûlant (2011) de Philippe Garrel (cf. Des nouvelles du front cinématographique (62) : les heurts du romanesque, une étude en trois cas ) et la même année L'Apollonide (souvenirs de la maison close) de Bertrand Bonello (cf. Des nouvelles du front cinématographique (61) : L'Apollonide de Bertrand Bonello) dans lesquels justement jouait cette actrice, ainsi que la présence utilitaire de Corinne Masiero quant à elle directement et sans raccord débarquée de son énergique prestation dans Louise Wimmer (2011) de Cyril Mennegun prouvent que Jacques Audiard veut à tout prix couvrir le spectre reliant le cinéma d'auteur le plus légitime au cinéma commercial le plus attractif en passant par le cinéma social français moyen produit à l'occasion de la crise économique. Sauf que le volontarisme dans la séduction empêche justement celle-ci de s'accomplir, tant elle a besoin d'atours moins voyants et plus subtils. Sauf que le trouble et l'opacité ne peuvent s'épanouir que dans un régime cinématographique ménageant des intervalles d'invisibilité au cœur des visibilités, alors que Jacques Audiard mise tout sur les effets de style les plus appuyés. Entre un enfant (Sam, le fils d'Ali, interprété par Armand Verdure) réduit à ne valoir que comme boule de sensations douloureuses dénuée de toute subjectivité et instrumentalisée afin d'activer le dernier moment de suspense du film avant le happy-end et deux séquences d'accident aquatique réellement spectaculaires mais fortement marquées aussi par l'empreinte de Morse (2008) de Tomas Alfredson, entre une fascination homo-érotique pour des éclats de virilité (collection de trognes locales et bastons sanglantes dans les arrière-cours filmées au ralenti) qui représentent à chaque fois (déjà Sur mes lèvres et De battre mon cœur s'est arrêté) le préalable obligatoire avant l'imposition du récit hétéro-normatif de l'humanisation des hommes frottés à la douceur féminine et un récit consensuel parce qu'habité par la notion psychologique à la mode de « résilience » (Boris Cyrulnik) sur laquelle moussent tant de magazines (cf. Des nouvelles du front cinématographique (62) : les heurts du romanesque, une étude en trois cas), De rouille et d'os finit au bout du compte par apparaître comme la version « auteuriste » de Intouchables (2011) de Éric Tolédano et Olivier Nakache, l'épuisante « success story »de 2011. Alors que ces deux films auraient pu choisir d'investir la question de la convalescence à partir de laquelle la vie se consomme moins dans la jouissance qu'elle s'expérimente sur le mode de la séparation et de la suspension (on se souvient de Charles Baudelaire comparant dans Le Peintre de la vie moderne en 1863 le convalescent à l'enfant), ils ont préféré la formule (doublement) gagnante (sur les plans idéologique et commercial) du handicap surmonté dans la comédie de l'amitié (Intouchables) et dans le mélodrame de l'amour (De rouille et d'os). Symptomatiquement, cette victoire se prolonge dans les deux cas dans la résolution pleine de sentimentalité des différences de classe séparant à chaque fois les deux personnages (le grand-bourgeois et le délinquant du film d'Eric Tolédano et Olivier Nakache, la technicienne antiboise du Marineland et le sous-prolétaire d'origine belge du film de Jacques Audiard). La résilience, qui justifie la ligne générale de la fiction et détermine le dernier plan de De rouille et d'os proposant dans un beau fondu au blanc l'unité réconciliée du père et du fils en regard desquels Stéphanie occupe désormais et en toute logique la position structurale lui permettant d'être à la fois la conjointe de l'un et la mère (adoptive) de l'autre, est à distinguer du dernier plan de La Guerre est déclarée (2011) de Valérie Donzelli afin que la comparaison fasse ressortir l'intelligence et la sensibilité du second film auxquelles le premier, à force d'en faire trop et mal, n'accède jamais. Dans ce film qui avait reçu un accueil critique et public dithyrambique depuis sa présentation cannoise l'année dernière, la dernière séquence exposait, sans suspense et avec un ralenti justifié dialectiquement (puisque le reste du film avait été tourné avec un petit appareil photographique numérique), la vie sauve d'un enfant véritablement issu du réel (il s'agissait de l'enfant des deux principaux protagonistes du film) et dont la vie sauvée nécessitait aussi de rappeler combien l'hôpital public avait été socialement décisif dans cette aventure bouleversante. Rien de tel dans De rouille et d'os,moins préoccupé de politique (sauf en marge avec le personnage de la sœur d'Ali mais selon des codes cinématographiques déjà éprouvés dans d'autres films) que de toucher son cœur de cible. Soit un public qui, par-delà son hétérogénéité et ses « dissonances culturelles » (Bernard Lahire), peut à la fois aimer les films de Philippe Garrel et Intouchables (alors même que ces films sont d'un point de vue esthétique antagonistes).

 

http://www.critique-film.fr/wp-content/uploads/2012/05/934149_de-rouille-et-d-os.jpgEnfin, le nouveau long-métrage de Jacques Audiard (adapté d'un recueil de nouvelles de l'écrivain canadien Craig Davidson) doit être pensé dans la perspective (psychanalytique) d'un récit dont l'organisation symbolique est déterminée par le partage hétérosexuel le plus consensuel (pour ne pas dire conservateur, si ce n'est réactionnaire) s'agissant des rôles masculin et féminin. Si Un prophète est, à la suite de Regarde les hommes tomber et dans une moindre mesure Un héros très discret, moins redevable du problématique scénario psychanalytique qui unit dans une même série logique Sur mes lèvres, De battre mon cœur s'est arrêté et désormais De rouille et d'os, c'est qu'il savait s'épargner le traitement de l'obligatoire et utilitaire compagnie des femmes afin d'affirmer un grand récit de formation brechtien au sein duquel les hommes se reproduisent entre eux, entre pères et fils d'adoption en l'absence donc de toute intermédiation féminine. Dès que la Femme (comme idée immuable ou essence inaltérable – soit l'« éternel féminin » de Goethe) revient chez Jacques Audiard, c'est alors pour assurer une fonction symbolique évidente : l'incarnation salvatrice du « Phallus » pour des hommes qui l'ont mais ne savent pas bien quoi en faire. Comme l'a dit Jacques Lacan à la suite de Sigmund Freud posant le phallus dans l'ordre de l'image (celle du pénis), la nature du phallus se révèle dans le manque de pénis de la mère (« La science et la vérité » in Écrits, éd. Seuil, 1966, p. 877) qui explique pourquoi la femme est en quête dans le corps de son partenaire (forcément masculin) du pénis comme « fétiche » puisque l'organe dont l'homme est dépositaire identifie la fonction signifiante (« La signification du phallus » in Écrits, opus cité, p. 694 – cf. Des nouvelles du front cinématographique (23) : White Material de Claire Denis). Le « fétichisme du pénis » des femmes d'après l'analytique lacanienne détermine que celles-ci deviennent les objets du désir masculin pour autant qu'elles se proposent elles-mêmes comme semblant de phallus, comme l'objet non détumescent revendiqué par l'ordre phallique. Puisque les femmes ne sont pas le phallus, qu'elles ne le possèdent pas, et qu'elles peuvent considérer qu'il faille le sembler au bénéfice des hommes qu'elles désirent : c'est pourquoi Lacan les nomme « pas-toutes » (in Le Séminaire, Livre XX, éd. Seuil, 1975, p. 68). La surdité symptomatique de l'héroïne de Sur mes lèvres et les jambes amputées tout aussi symptomatiques de l'héroïne de De rouille et d'os ont bel et bien pour fonction diégétique de symboliser l'incomplète position féminine (puisque le Phallus identifie d'abord et avant tout un manque), quand les hommes (le prolétaire du premier film ainsi que celui du second) reconnaissent en elles l'obligation d'un passage entre l'ordre de la pulsion asociale et celui de l'inscription symbolique dans la Loi dont le terme conceptuelle est, dans la pensée psychanalytique, appelée « castration ». Les hommes du cinéma de Jacques Audiard sont donc des bêtes qui, faiblement socialisées, peuvent facilement s'abandonner à leur excès pulsionnel (exemplairement, la violence comportementale du personnage de Tom dans De battre mon cœur s'est arrêté), et qui bénéficient heureusement de l'interposition des femmes dont le « fétichisme du pénis » s'échange contre l'intégration dans l'ordre phallique de la Loi (représenté par la musique dans De battre mon cœur s'est arrêté et la boxe dans les règles de l'art dans De rouille et d'os). Quelles conclusions tirer de la manière (« phallocentrique », aurait dit de manière critique Jacques Derrida) dont Jacques Audiard configure (consciemment ou non) certaines de ses fictions à partir d'une analytique lacanienne peut-être plus appropriée pour penser la primauté de la jouissance féminine (cf. Des nouvelles du front cinématographique (43) : Black Swan de Darren Aronofsky) ? La philosophe Judith Butler apporte quelques réponses quand elle écrit notamment ceci : « En considérant que c'est l'Autre, celui à qui il manque le Phallus qui est le Phallus, Lacan laisse clairement entendre que le pouvoir est exercé par cette position féminine de non-avoir, que le sujet masculin qui ''a'' le Phallus a besoin que cet Autre le confirme et, donc, qu'il soit le Phallus au sens ''large'' du terme » (in Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, éd. La Découverte, 2005 [1990 pour la première édition], p. 127). Plus précisément : « Pour pouvoir ''être'' le Phallus, le réflecteur et le garant d'une position qui est visiblement celle du sujet masculin, les femmes doivent devenir, ''être'' (au sens où elles doivent ''faire comme si elles étaient'') ce que les hommes ne sont précisément pas, et c'est par leur manque qu'elles doivent établir la fonction essentielle des hommes. Par conséquent, ''être'' le Phallus revient toujours à ''être pour'' un sujet masculin qui cherche à renforcer et à amplifier son identité à partir de la reconnaissance que lui donne cet ''être pour'' » (op. cit, p. 129). Si Jacques Audiard multiplie dans ses derniers films cadres fragmentaires et flous ou fondus au noir localisés (telles des paupières se refermant), s'il aime subordonner la perception du visible sur la sensibilité réduite des mains qui tâtent et des oreilles qui se tendent (et ici aussi des yeux qui souffrent de la brutalité du soleil de la Côte-d'Azur), et s'il insiste tant dans son dernier long-métrage sur la rumeur océanique représentée par les orques ou bien grondant dans les rêveries à demi-consciente d'un enfant (et Malik El Djebena passionnait dans Un prophète parce qu'il était à la fois la brute et l'enfant), c'est qu'il considère que la sortie hors du corps maternel indifférencié dont jouissent les bébés avant qu'ils ne naissent au monde s'effectue à partir d'un partage symbolique qui est particulièrement hétéro-normatif. Un partage selon lequel les hommes qui incarnent la jouissance sexuelle, brute et pulsionnelle doivent apprendre à intégrer l'ordre phallique représenté par des femmes qui, en échange d'un peu de jouissance, leur offrent la signification du Phallus. Soit l'ordre symbolique de la Loi qui explique du point de vue de Stéphanie, pour qui l'accident avec l'orque annonce l'intrusion dans sa vie du corps massif d'Ali, répète (à grand renfort de musique afin d'appuyer sur le lyrisme de la séquence) dans le vide les gestes de domestication des orques puis se fait tatouer les mots « droite » et « gauche » sur ses jambes, et pourquoi Ali est seul à bénéficier d'une voix-off expliquant au final sa douleur existentielle pendant qu'il apprend à devenir dans un même mouvement le père de son fils et le corps qui, ne disposant d'aucun autre capital que lui-même, frappe enfin selon les règles civilisatrices de l'art pugilistique (cf. Des nouvelles du front cinématographique (47) : La civilisation pugilistique des moeurs). Que Jacques Audiard aime la représentation réitérée d'une virilité dont il sait qu'elle doit être dépassée (mais c'est seulement pour après la fin de ses films), qu'il soit un cinéaste qui aime à l'instar de ses personnages masculins se la péter et rouler des mécaniques, et qu'enfin ses héroïnes soient des femmes « pas-toutes » dont l'« être-pour » a pour fonction de renforcer, amplifier et confirmer l'identité masculine nous autorisera par conséquent à déceler dans son cinéma des éléments de sexisme qui ne sont jamais analysés en tant que tels et qui pourraient alors permettre d'expliquer le consensus critique et public dont il bénéficie à chaque fois davantage.

 

 

http://4.bp.blogspot.com/-fnv6dpD_LYA/T8KxEBDhdII/AAAAAAAAE5k/lAc9ooXCpaI/s640/festival_cannes_2012_affiche.jpgUn mot pour finir concernant le palmarès 2012. La présidence assurée cette année par Nanni Moretti (récipiendaire de la Palme d’or en 2001 pour La Chambre du fils et présent en compétition officielle l’année dernière pour Habemus Papam – cf. Des nouvelles du front cinématographique (60) : figures de l'impouvoir dans Melancholia et Habemus Papam) laissait augurer d’une attribution de prix aussi exceptionnelle que la remise des prix de l’édition 2011 présidée par Robert de Niro (avec le prix d’interprétation féminine pour Kirsten Dunst dans Melancholia de Lars von Trier – cf.  Des nouvelles du front cinématographique (60) : figures de l'impouvoir dans Melancholia et Habemus Papam –, le Grand Prix accordé à Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan et Le Gamin au vélo des multi-récompensés Luc et Jean-Pierre Dardenne et la Palme d’or donnée à The Tree of Life de Terrence Malick – cf. Des nouvelles du front cinématographique (51) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (1ère partie) ; Des nouvelles du front cinématographique (52) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (seconde partie)). Et, pourquoi pas aussi exceptionnelle que l’édition 2010 présidée par Tim Burton qui avait remis le Prix du Jury pour Un homme qui crie de Mahamat Saleh Haroun (cf. Des nouvelles du front cinématographique (35) : panorama non exhaustif des films de la rentrée 2010), le Prix de la mise en scène pour Tournée de Mathieu Amalric, le prix d’interprétation féminine pour Copie conforme d’Abbas Kiarostami, le Prix du scénario pour Poetry de Lee Chang Dong, le Grand Prix pour Des Hommes et des dieux de Xavier Beauvois (cf. Des nouvelles du front cinématographique (35) : panorama non exhaustif des films de la rentrée 2010) et surtout la Palme d’or pour le film d’Apichatpong Weerasethakul intitulé Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (cf. Des nouvelles du front cinématographique (34) : Oncle Boonmee, un film dont on se ressouvient en huit photogrammes). Le cru 2012 est d’autant plus décevant que les films sélectionnés pour la compétition officielle étaient, au dire de la critique la plus exigeante, d’une excellente tenue artistique : que les films de Wes Anderson (Moonrise Kingdom), David Cronenberg (Cosmopolis), Alain Resnais (Vous n’avez encore rien vu), Abbas Kiarostami (Like Someone In Love), Hong Sang-soo (In Another Country), Jeff Nichols (Mud), Sergueï Loznitsa (Dans la brume) et surtout Léos Carax (Holy Motors) n’aient reçu aucun prix rappelle simplement que la conjonction entre le consensus cannois et le « dissensus » artistique (Jacques Rancière) n’est pas systématique. La remise de la Palme d’or à Amour de Michael Haneke (le film qui a rassemblé le plus grand suffrage auprès de la critique internationale présente à Cannes) était acquise, permettant d’ailleurs au cinéaste autrichien d’intégrer le groupe très restreint des réalisateurs deux fois palmés (avec René Clément, Alf Sjöberg, Francis Ford Coppola, Bille August, Shohei Imamura, Emir Kusturica et les frères Dardenne), cette Palme d’or succédant directement à celle remise en 2009 à l’occasion de son précédent film Le Ruban blanc (cf. Des nouvelles du front cinématographique (20) : l'histoire à rebrousse-poil de l'actualité cinématographique). Mis à part le film de Michael Haneke (qui aurait pu bénéficier d’une double palme accordée à ses deux acteurs principaux, Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant qui n’avait pas joué au cinéma depuis dix ans et Janis et John de Samuel Benchetrit – il avait reçu le Prix d’interprétation masculine en 1969 pour sa prestation dans Z. de Costa-Gavras, et il avait également été le récitant de la version française du Ruban blanc), les récompenses attribuées au romain Cristian Mungiu (Prix du scénario et de l’interprétation féminine pour Au-delà des collines), au britannique Ken Loach (Prix du Jury pour La Part des anges), au mexicain Carlos Reygadas (Prix de la mise en scène pour Post Tenebras Lux), à l’italien Matteo Garrone (Grand Prix pour Reality) confirment la routine de l’« auteurisme » international. Celle que Serge Toubiana, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et actuel directeur de la Cinémathèque, avait un jour appelée à raison la « politique des pointures », puisque les réalisateurs primés l’ont tous déjà été, sans pour autant avoir aujourd’hui produit d’œuvres plus ambitieuses ou radicales que celles pour lesquelles ils avaient déjà reçu divers prix (dont la Palme d’or pour Le Vent se lève de Ken Loach en 2006). Les exemples de Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures et de The Tree of Life de Terrence Malick (cf. Des nouvelles du front cinématographique (51) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (1ère partie) ; Des nouvelles du front cinématographique (52) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (seconde partie)) semblent bien plutôt s’inscrire dans le registre de l’exception cannoise à laquelle auront hélas échappé en 2010 My Joy de l’ukrainien Sergueï Loznitsa (cf. Des nouvelles du front cinématographique (39) : Le mal radical au cinéma), en 2011 L’Apollonide (souvenirs de la maison close) de Bertrand Bonello (cf. Des nouvelles du front cinématographique (61) : L'Apollonide de Bertrand Bonello) et cette année Holy Motors de Léos Carax, ainsi que Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais. C’est en prenant en compte les autres films retenus dans les différentes sections du Festival de Cannes, comme Un certain regard (L’Etudiant du kazakh Darezhan Omirbaev, Rengaine du français Rachid Djaïdani, Despues de Lucia du mexicain Michel Franco, Laurence Anyways du québécois Xavier Dolan qui a reçu le Prix d’interprétation féminine, Le Grand soir des français Gustave Kervern et Benoît Delépine qui a reçu le Prix spécial du Jury), La Quinzaine des réalisateurs (Adieu Berthe : l’enterrement de mémé du français Bruno Podalydès, No du chilien Pablo Larrain),La Semaine de la critique (Les Sauvages de l’argentin Alejandro Fadel), mais aussi les séances spéciales (Journal de France de Raymond Depardon et Claudine Nougaret, Mekong Hotel d’Apichatpong Weerasethakul, Les Invisibles de Sébastien Lifshitz), plus quelques surprises dont on attend beaucoup (par exemple la Caméra d’or remise à l’occasion d’un premier long-métrage et ici attribuée au film Les Bêtes du sud sauvage de l’étasunien Benh Zeitlin). « Le cinéma est un art : il est par ailleurs un industrie » : c’est avec ces mots qu'André Malraux concluait sa fameuse Esquisse d’une psychologie du cinéma (1939). A la lumière de cette conclusion, on comprendra que le Festival de Cannes a pour fonction idéologique de valoriser l’impossibilité de dénouer les contradictions selon lesquelles le cinéma reste un art continuellement déchiré entre les contraintes spectaculaires du « capitalisme de la séduction » (Michel Clouscard), les pressions étatiques en termes de politiques culturelles (qui se déclinent territorialement s’agissant du financement par les régions du cinéma français) et la créativité esthétique grâce à laquelle repenser et imaginer d’autres formes politiques de « partage du sensible » (Jacques Rancière).

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11 juin 2012 1 11 /06 /juin /2012 08:24

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« Maintenant, il y a des pseudos critiques de cinéma qui croient avoir rempli leur devoir journalistique pour l’année, uniquement après avoir croisé, à Cannes, des actrices, des acteurs, des scénaristes, des producteurs… » : cette pique du critique de Serge Daney relayée par le site Bakchich.info (http://www.bakchich.info/france/2008/05/18/cannes-cesse-de-chatter-52684) est l’occasion de rappeler que le « dernier "grand critique" » de cinéma (dixit l’article « On se lève tous pour Daney » d’Eric Loret paru dans Libération du 1erjuin 2012 pour lequel Serge Daney, décédé il y a tout juste vingt ans, avait travaillé entre 1981 et 1991) aura donné, à l’occasion du Festival de Cannes, certains de ses avis les plus cinglants, comme à l’époque de la remise houleuse de la Palme d’or en 1987 au film de Maurice Pialat Sous le soleil de Satan. C’est que le Festival de Cannes, comme institution dominante de consécration internationale des films et des cinéastes (ce Festival l’est davantage que le Festival de Berlin créé en 1951 et la Mostra de Venise en 1932 en regard duquel il représente dès son origine son principal rival), constitue le lieu privilégié à partir duquel le cinéma comme art se comprend comme inséparable du cinéma comme spectacle et du cinéma comme industrie. « L’événement culturel le plus médiatisé au monde » comme l’a écrit Macha Séry dans Le Monde du 14 avril 2011 (http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2007/05/16/1946-2007-la-saga-d-un-festival-mutant-2-l-evenement-culturel-le-plus-mediatise-au-monde_910646_3208.html) offre depuis sa création en 1946 à partir d'un projet de Jean Zay (et plus encore depuis sa médiatisation télévisuelle officialisée en 1970 avec la retransmission en direct du palmarès) l’exemple paradigmatique des rapports de force contradictoires qui traversent le champ du cinéma. Le cinéma comme lieu d’une pratique artistique spécifique soutenue par une industrie relativement lourde en capital constant et en capital variable (en termes de production et d’exploitation en salles des films, mais aussi en termes de diffusion multiple via les chaînes de télévision et Internet, ainsi que les supports matériels VHS et désormais DVD et Blu-ray) s’inscrit évidemment aussi de plein droit (bourgeois) dans les mécanismes capitalistes de rentabilité et de profit. Et puisque le cinéma est un art industriel au sens fort du terme, car nécessitant une division sociale du travail particulièrement poussée, la rentabilisation capitaliste exige en contrepartie une dynamique de valorisation spectaculaire excédant le champ strict de la pratique cinématographique. Les groupes qui financent aujourd’hui les films sont dans leur majeure partie des consortiums financiers qui, aux Etats-Unis, ont absorbé les vieux studios hollywoodiens (qui existent toujours mais sans leur autonomie financière : cf. Des nouvelles du front cinématographique (4) : fragments d'analyse économique concernant le "Nouvel Hollywood") en incluant désormais diverses industries du spectacle, dont de manière privilégiée la télévision. En France, les télévisions publiques (le groupe France Télévisions) et privées (Canal + et TF1 surtout) financent très largement, aux côtés du système proposé par le CNC (le Centre National du Cinéma permettant une partie de la redistribution des bénéfices des films aidés hier à ceux qui le seront demain), la production des films nationaux (mais aussi étrangers quand ceux-ci bénéficient d’un potentiel à la fois commercial et prestigieux). Le Festival de Cannes, avec notamment son Marché du film (le premier marché de ce type au monde avec 11.000 participants) qui se veut l’interface permettant aux fabricants et aux vendeurs de se rencontrer et ensemble commercer, a évidemment tout son rôle à jouer dans le circuit de production-consommation des films. En réalité, le Festival de Cannes dispose de plusieurs rôles institutionnels qui, tous interdépendants, interagissent tous les uns sur les autres : l’instance de légitimation artistique recoupe ainsi sa fonction mercantile, pendant que la médiatisation parachève la réalité de la subordination du cinéma à l’industrie des mass-médias (et particulièrement la télévision).


Symbole des formes hypermodernes du capitalisme (le « capitalisme de la séduction » d’après Michel Clouscard, le « capitalisme culturel » selon Jeremy Rifkin), le Festival de Cannes en tant que vitrine internationale d’un star-system toujours plus ouvert aux segments spectaculaires les moins légitimes (le tout petit monde de la téléréalité par exemple) est certes un parangon de « la société du spectacle » décrite en 1967 par Guy Debord (soit un an avant Mai 68 et les Etats généraux du cinéma institués à l’occasion de l’affaire Langlois qui ont anticipé sur la suspension du Festival de Cannes de cette année-là). Mais l’institution représentée aujourd’hui par son président Gilles Jacob et son directeur artistique Thierry Frémaux n’induit pourtant pas l’assimilation pure et simple de l’art du cinéma dans les eaux glacées du calcul égoïste effectué par les marchands au bénéfice des idolâtres. L’autonomie relative d’un art coincé entre industrie et commerce, d’un art qui est à la fois objet de culture nationale et de prestige individuel, d’un art clivé entre l’obligation consensuelle (culturel du point de vue de la représentation étatique, commercial du point de vue de la concurrence capitaliste) et la nécessité dissensuelle (les images de l’art contre les représentations idéologiques et les orthodoxies en matière de « partage du sensible » dirait Jacques Rancière – la vérité de l’art cinématographique ou autre s’oppose radicalement à l’opinion en visant la déstabilisation des régimes de visibilité dominants : cf. Des nouvelles du front cinématographique (25) : L'image, les images) résiste suffisamment aux pressions exogènes (capitalistes et spectaculaires, culturelles et idéologiques) pour convaincre de prêter encore un intérêt au Festival de Cannes à chaque nouvelle édition. La Palme d’or, le prix le plus important du festival, décernée à des films aussi importants et différents que La Dolce Vita (1959) de Federico Fellini, Le Guépard (1963) de Luchino Visconti, Les Parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy, Blow Up (1967) de Michelangelo Antonioni, The Conversation (1974) de Francis Ford Coppola, Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese, Apocalypse Now de Francis Ford Coppola et Le Tambour de Volker Schlöndorff (1979), Yol – La Permission (1982) de Yilmaz Güney, Sous le soleil de Satan (1987) de Maurice Pialat, Barton Fink (1991) des frères Coen (cf. Des nouvelles du front cinématographique (28) : Barton Fink), Le Goût de la cerise d’Abbas Kiarostami et L’Anguille de Shohei Imamura (1997), L’Enfant (2005) des frères Dardenne, Le Ruban blanc (2009) de Michael Haneke (cf. Des nouvelles du front cinématographique (20) : l'histoire à rebrousse-poil de l'actualité cinématographique), Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010) d’Apichatpong Weerasethakul (cf. Des nouvelles du front cinématographique (34) : Oncle Boonmee, un film dont on se ressouvient en huit photogrammes) et The Tree of Life (2011) de Terrence Malick (cf. Des nouvelles du front cinématographique (51) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (1ère partie) ; Des nouvelles du front cinématographique (52) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (seconde partie)) présentent les preuves objectives que le cinéma, comme art et sur le plan mondial, ne se porte finalement pas trop mal. Les presque 130.000 entrées du film thaïlandais Oncle Boonmee représentent un miracle (économique) qui n’aurait d’ailleurs pas été possible sans le Festival de Cannes. Le commerce a besoin de la culture, la culture a besoin de l’art, le spectacle comme fusion de la culture et du commerce ne pouvant dès lors totalement subsumer l’art sous sa coupe idéologique. Encore que l'idéologie ne cesse de revenir par la fenêtre, par exemple sous son versant sexiste : c'est l'unique Palme d'or de l'histoire du Festival de Cannes décernée en 1993 à un film réalisé par une femme, La Leçon de piano de Jane Campion (cf. la tribune dans Le Monde du 14 mai dernier finement intitulée «  A Cannes, les femmes montrent leurs bobines, les hommes, leurs films » ici, ainsi que l'intervention du groupe d'Action Féministe La Barbe ici). Entre la sélection officielle (qui comprend les films en compétition, mais aussi la section Un certain regard créée en 1978 pour les films plus atypiques que les films sélectionnés en compétition officielle et la Cinéfondation en 1998 pour les films produits dans des aires géographiques dominées), les sections parallèles créées par le Festival (comme Cinéma de toujours en 1992 et Cannes Classics en 2004 consacrées à la mémoire du cinéma et la valorisation patrimoniale), et celles créées à l’initiative d’organismes extérieurs (La Semaine internationale de la critique organisée depuis 1962 par le Syndicat français de la critique de cinéma, La Quinzaine des réalisateurs organisée depuis 1969 par la Société des réalisateurs de films et la programmation ACID depuis 1993), des marges de manœuvre existent bel et bien, afin de révéler des cinéastes comme de découvrir des films qui attestent de l’actualité intempestive ou de la contemporanéité de l’art du cinéma. Rien que la sélection officielle du Festival de Cannes de 2012 présente plusieurs propositions intéressantes ou intrigantes : On the Road du brésilien Walter Salles d’après Jack Kerouac, Cosmopolis du canadien David Cronenberg d’après Don DeLillo, Moonrise Kingdom de l’étasunien Wes Anderson et De rouille et d’os du français Jacques Audiard d’après Craig Davidson sont les quatre films qui, ayant concouru pour la Palme d’or, sont sortis pendant la durée du Festival, entre le 16 et le 27 mai derniers. Au-delà du fait de permettre aux spectateurs, qui ne font pas parmi du club « select » des festivaliers et autres « happy few », de partager symboliquement les affres de la compétition, ces quatre films représentent aussi quatre façons d’interroger la question de la possibilité de l’art du cinéma à l’endroit même de sa valorisation contradictoire (comme pratique subordonnée aux triples impératifs du commerce, de la culture et du spectacle). Les films de Walter Salles, David Cronenberg, Wes Anderson et Jacques Audiard résistent-ils à la surexposition médiatique proposée par le Festival de Cannes ?

 

On the Road (2012) de Walter Salles

 

Panne sèche

 

« Camerado, je te donne ma main !

Je te donne mon amour, plus précieux que l'argent,

Je te fais don de moi avant le prêche et la loi ;

Me feras-tu don de toi ? Viendras-tu voyager avec moi ?

Resterons-nous unis tant que nous vivrons ? »

(Walt Whitman, exergue du rouleau original de Sur la route de Jack Kerouac,

éd. Gallimard, coll. "NRF", 2010, p.123)

 

 

sur-la-route-2.jpg« La société des camarades, c'est le rêve révolutionnaire américain, auquel Whitman a puissamment contribué. Rêve déçu et trahi bien avant celui de la société soviétique » a écrit Gilles Deleuze dans Critique et clinique (éd. Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, p. 80). Walt Whitman, et plus généralement les écrivains comme Ralph Emerson et Henry David Thoreau, partisans de ce mouvement littéraire et culturel (et même spirituel) que fut pendant la première moitié du 19ème siècle le transcendantalisme, n'auront jamais cessé de hanter le cinéma étasunien à partir du moment où celui-ci, pris du désir d'abandonner le conservatisme et l'immobilisme des studios, décide de se jeter avec « extra-vagance » (Henry David Thoreau) dans l'aventure du « Dehors » (« La camaraderie est cette variablilité, qui implique une rencontre avec le Dehors, un cheminement des âmes en plein air, sur la "grand-route" » (Gilles Deleuze, idem) l'autorisant à vagabonder sur les chemins buissonniers d'une autre Amérique encore inconnue. Ou, pour reprendre le titre de l'ouvrage du philosophe Stanley Cavell publié en 1989, d'« Une nouvelle Amérique encore inapprochable » (éd. de l’Éclat, 1991). Entre l'exemplaire original de Leaves of Grass de Walt Whitman (publié de manière anonyme pour la première fois en 1855) qui appartient à Francis Ford Coppola et que la conjointe de l'écrivain déclassé de son dernier film Twixt (2012) menace de vendre pour régler leurs dettes et la production sous la houlette de ce dernier (Francis Ford Coppola détient les droits du livre de Jack Kerouac depuis 1968) de l'adaptation par le cinéaste brésilien Walter Salles de On the Road que son auteur a écrit et réécrit entre 1948 et 1956 en pensant constamment à son vieux maître Walt Whitman, il y aurait donc là comme une odeur persistante de « feuilles d'herbes » dans le cinéma (moins hollywoodien que) étasunien qui, plus ou moins volatile et suspendue, s'est notamment manifestée depuis dix ans par la réalisation de quelques grands films : par exemple The Straight Story (1999) de David Lynch, The New World (2005) de Terrence Malick et Into the Wild (2007) de Sean Penn (dans lequel on apercevait déjà Kristen Stewart qui fait moins bien ici que ce que son compagnon de Twilight réussit à accomplir dans Cosmopolis de David Cronenberg). Le neuvième long-métrage de David Salles arrive-t-il à s'inscrire dans cette grande lignée esthétique pour laquelle l'utopie anarchiste des rencontres et des « amours virils et populaires » (comme l'aurait encore dit Gilles Deleuze) ou d'un communisme spontané et libertaire qui aurait dépassé les pesanteurs de la propriété lucrative (« Il faut baisser le coût de la vie » disent les héros en riant et se moquant du slogan économique du président Harry Truman) et les injonctions de l'économie patriarcale et domestique est défendue au nom du partage constituant des égaux synonyme de la « prise sur le tas » théorisée avant la révolution russe par le prince Piotr Kropotkine ? On the Road réussit-il, comme le livre dont il se veut l'écho cinématographique, à « chanter le corps électrique » (Walt Whitman) de ceux qui, comme Sal Paradise (Jack Kerouac) et Dean Moriarty (Neal Cassady, l'« ange de feu » ou encore le « glandeur mystique » et le « saint-truqueur » comme le qualifiait l'écrivain), et puis aussi Carlo Marx (Allen Ginsberg) et Old Bull Lee (William Burroughs), ont été possédés par cette « rage de vivre » qui, pour les deux premiers, les a fait traverser d'est en ouest la « grosse bosse », de New York à San Francisco, puis du nord au sud, de Denver à Mexico, toujours en quête inextinguible de ce Graal qu'aura été pour eux l'« extase » équivalent du « It » des jazzmen (promesse d'un éveil spirituel qui s'appelle dans le bouddhisme zen « satori ») ? Le film de Walter Salles est-il donc arrivé à faire avec la pellicule argentique ce que Jack Kerouac a réussi à faire avec le gros rouleau de papier de plus de 36 mètres de long nécessaire à la synthèse de ses notes disparates, à savoir la continuation de la route par d'autres moyens (soit un « ruban de rêve » pour reprendre la métaphore d'Orson Welles) ?

 

sur-la-route-2012-9352-1432785788.jpgLorsque Marylou, après avoir masturbé ses deux amants Dean Moriarty et Sal Paradise tous les trois nus dans la voiture qui fonce sur les routes poussiéreuses d'un avenir indistinct, feuillette quelques pages du premier volume de A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Du côté de chez Swann écrit en 1913 (c'est un peu la boussole littéraire des héros, avec Louis-Ferdinand Céline aussi, William Faulkner, Virginia Woolf et Arthur Schopenhauer également, et bien sûr toujours Walt Whitman), et qu'elle relève ensuite la tête pour apercevoir ses deux hommes pisser de concert en bordure du désert, On the Road prouve alors qu'il aurait pu parfaitement saisir la vérité esthétique ayant déterminé la création d'une œuvre comme celle qu'il a voulu adapter. La masturbation collective et la lecture individuelle, les plaisirs littéraires et les besoins physiologiques : soit toujours un même désir qui passe par le circuit hétérogène du sperme, des mots et de l'urine. C'est l'affirmation joyeuse de l'immanence, d'un seul et même « plan d'immanence » (Gilles Deleuze) sur lequel reposent conjointement et sans hiérarchisation, non plus verticalement mais horizontalement, les formes multiples de l'existence humaine. C'est l'exposition d'une seule et même substance (comme l'aurait dit le Spinoza de L’Éthique) dont l'« univocité » (Gilles Deleuze), autrement dit la même voix quelle que soit la diverse matière de ses expressions concrètes, en dit la puissance désirante. Comme l'explique aussi Jacques Rancière, « "Esthétique" est le mot qui dit le nœud singulier, malaisé à penser, qui s'est formé il y a deux siècles entre les sublimités de l'art et le bruit d'une pompe à eau, entre un timbre voilé de cordes et la promesse d'une humanité nouvelle » (in Malaise dans l'esthétique, éd. Galilée, 2004, p. 25). Et, d'après le philosophe, l'esthétique est synonyme de politique pour autant qu'elle induise et construise dans l'indiscernabilité des formes de l'art et des formes de la vie l'utopie concrète d'une vie non-séparée et non-hiérarchisée (opus cité, p. 31-63). Le problème du film de Walter Salles consiste alors en ce qu'il n'est pas en capacité de croire que cette identification entre esthétique et politique, pourtant au cœur du projet littéraire de Jack Kerouac, pourrait formellement configurer l’entièreté de son dispositif, au lieu de seulement se cantonner dans quelques trop rares niches ou interstices. En ce sens, le malaise dans l'esthétique analysé par Jacques Rancière n'aura pas été vraiment levé par le film de Walter Salles : « Le malaise et le ressentiment qu'il [le nœud singulier de l'esthétique] suscite aujourd'hui tournent toujours de fait autour de ces deux rapports : scandale d'un art qui accueille dans ses formes et dans ses lieux le "n'importe quoi" des objets d'usage et des images de la vie profane ; promesses exorbitantes et mensongères d'une révolution esthétique qui voulait transformer les formes de l'art en formes de vie nouvelle » (op. cit., p. 25).

 

sur-la-route.jpgCertes, on compte à l'actif de Walter Salles plusieurs road-movies avec lesquels On the Road aurait pu entrer en résonance : Terre lointaine réalisé avec Daniela Thomas en 1995 et Carnets de voyage réalisé en 2003 d'après les journaux des amis Ernesto Guevara et Alberto Granado écrits après leur grand voyage en Amérique du sud en 1952. Certes, l'existence difficile des précaires et des vagabonds est au cœur des préoccupations d'autres films réalisés par le cinéaste brésilien, comme Central do Brasil en 1998 et Une famille brésilienne en 2008 réalisé à nouveau avec Daniela Thomas. Mais le remake tourné en 2005 au Québec du film fantastique japonais Dark Water (2002) de Hideo Nakata manifeste également, au vu de la très faible qualité esthétique du film, l'opportunisme de Walter Salles. Le casting « glamour » de son nouveau film (Sam Riley dans le rôle de Sal Paradise, Garrett Hedlund dans celui de Dean Moriarty, Kristen Stewart dans le rôle de Marylou, Kirsten Dunst dans celui de Camille et Viggo Mortensen dans le rôle de Old Bull Lee) est une autre preuve d'un souci d'intégration dans la clinquante vitrine internationale du cinéma dont le Festival de Cannes est aussi le relais privilégié. Certes, le choix de Viggo Mortensen témoigne d'une vraie intelligence, en ce sens que l'acteur fétiche des derniers films de David Cronenberg (A History of Violence en 2005, Eastern Promises en 2007, A Dangerous Method en 2011 – cf. Des nouvelles du front cinématographique (66) : Michael Fassbender, en corps (II)) interprète ici le double romanesque de William Burroughs, autre héraut de la « Beat Generation » et dont l’œuvre-phare, Le Festin nu(1959), a inspiré probablement le meilleur film du cinéaste canadien, Naked Lunch en 1991 (comme il a par ailleurs aussi inspiré le travail de F. J. Ossang – cf. Des nouvelles du front cinématographique (45) : Un astre solitaire, F. J. Ossang). En revanche, cette manière de concentrer en quelques traits supposés significatifs l'existence de William Burroughs (son addiction à l'héroïne, son goût des armes à feu et son accumulateur à orgones inspiré des thèses de Wilhelm Reich) relève d'une logique de la typification anecdotique équivalente à un appauvrissement car il s'agit là d'une réduction pure et simple. Un autre exemple frappant est offert par l'apparition troublante du personnage de Steve Buscemi qui a pour valeur de rappeler à la fois l'homosexualité de Dean Moriarty et l'obligation concrète de se prostituer afin de financer le voyage (obligation qui rappelle d'ailleurs à l'utopie de la camarderie libertaire la nécessité objective de l'abolition de la société marchande). La réduction devient même trahison du fait que sont littéralement gommés l'homosexualité et le recours à la prostitution du personnage de Sal dans le roman original alors que, dans le film de Walter Salles, celui-ci veut bien du triolisme mais seulement à partir du moment ou il est strictement subordonné à la centralité de l'hétérosexualité (Walter Salles le montre même à la limite choqué quand il voit Dean s'adonner aux passes occasionnelles permettant pourtant de payer leurs frais de la route). Dans un même ordre d'idée, la réécriture scénaristique du roman familial de Sal, avec un père récemment décédé et un mère esseulée (alors que dans le roman paru en 1957 le père est une figure absente et la mère est en fait la tante), signifie une confusion entre la première parution du roman (expurgé de ses moments les plus trash et soumis au masque fictionnel des pseudonymes) et l'édition plus tardive du rouleau original. Car, si le film de Walter Salles veut davantage se référer au rouleau original (où, effectivement, le héros raconte son histoire en commençant à évoquer la mort de son père), il arrive à être plus prude que l'édition expurgée de 1957, témoignant ainsi d'une piètre volonté de calibrer sonrécit en fonction des codes diégétiques et idéologiques (notamment puritains) dominants. La conséquence directe de ce genre d'atermoiements est donc la trahison de la réalité biographique et littéraire de Jack Kerouac.

 

Si la photographie, chaude et sensuelle, d’Éric Gautier rappelle celle qu'il avait mise en œuvre pour Into the Wild de Sean Penn, On the Road est au final impuissant à exprimer l'actualité d'un texte comme l'avait d'une certaine manière réussi le film de Sean Penn qui, en proposant l'adaptation du récit du journaliste Jon Kracauer intitulé Voyage au bout de la solitude (1996) et consacré à l'itinéraire tragique du voyageur Christopher McCandless décédé en Alaska en 1992, avait montré la vérité intempestive et l'actualité de l'esprit libertaire promu par le transcendantalisme. Rien de tel avec On the Road de Walter Salles, qui mime la frénésie du be-bop de Slim Gaillard et le vitalisme accumulatif de l'écriture de Jack Kerouac (dans la continuité esthétique de l'écriture fragmentaire et convulsive de Walt Whitman : Gilles Deleuze, ibidem, p. 75), alors qu'il n'a jamais le désir concret de produire des formes cinématographiques qui seraient en rapport d'indiscernabilité libertaire et utopique avec les formes de la vie. Toutes choses (l'amitié rédimée, malgré l'éloignement définitif des amis, dans la littérature) dont a témoigné à tout jamais le roman original de Jack Kerouac.

 

 

Cosmopolis (2012) de David Cronenberg

 

L'Homme aux rats


 

cosmopolis-robert-pattinson-david-cronen« Un spectre hante le monde : le spectre du capitalisme » : ce slogan obscur apparaît aux yeux du héros Eric Michael Packer (Robert Pattinson) sur un panneau lumineux en haut d'un building de New York, pendant que sa grande limousine blanche « proustée » (« prousted » dans le texte de Don DeLillo, autrement dit tapissée de liège à l'instar du cabinet d'écriture de Marcel Proust !) traverse les artères saturées de la « grosse pomme » en direction d'un salon de coiffure susceptible de satisfaire son bon plaisir du moment : une simple coupe de cheveux. Au-delà de toute ironie (l'homme est déjà parfaitement coiffé), on reconnaît dans cette formule le très sérieux renversement dialectique de la proposition principale du Manifeste du parti communiste rédigé en 1848 par Karl Marx et Friedrich Engels : « Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme ». Si Jacques Derrida a par exemple puissamment insisté sur les « spectres de Marx » et la récurrence du motif fantomatique dans l'œuvre du philosophe et militant communiste (in Spectres de Marx, éd. Galilée, 1993), le capitalisme est présentement envisagé dans une perspective spectrale pour autant que ce régime économique aurait définitivement accompli la subsomption, non plus formelle mais réelle, du capital sur le travail, et plus encore et plus radicalement, la subsomption du capital sur les formes de vie elles-mêmes (lire par exemple Toni Negri, Fabrique de porcelaine, éd. Stock, 2006). Cette subsomption qui détermine le fait que, pour parler comme Guy Debord au début de La Société du spectacle (éd. Denoël, 1967), la vie ne cesse de s'éloigner toujours plus loin dans les représentations d'une accumulation de marchandises devenue spectaculaire, justifie la décision du cinéaste canadien David Cronenberg de s'emparer, à l'occasion de son vingtième long-métrage produit par le génial portugais Paulo Branco (cf. Des nouvelles du front cinématographique (36) : Mystères de Lisbonne de Raul Ruiz), du roman Cosmopolis (2003) de Don DeLillo (que ce dernier jugeait alors inadaptable) en en conservant l'idée-force (un trader multimilliardaire traverse New York au début des années 2000 en ne sortant quasiment jamais de sa limousine), grâce à l'utilisation de fonds verts permettant des incrustations qui sont comme autant d'étranges entremêlements du dehors et du dedans. Entre des vues réelles du New York actuel et des intérieurs filmés dans les studios de Toronto, Cosmopolis propose l'abolition des lieux et des temps (qui ne se rechercheraient ni ne se trouveraient donc plus, contrairement à ce que pouvait encore concevoir Marcel Proust, et malgré une voiture « proustée » !). Il propose aussi et corrélativement la superposition de New York et de Toronto autant que du New York d'hier et de celui d'aujourd'hui (pour lequel la traversée de la 47ème rue décrite dans le roman de Don DeLillo n'est par exemple plus possible en conséquence des profonds réaménagements urbains effectués lors de la dernière décennie dans la mégapole étasunienne). Et tout cela afin de s'approcher au plus près de la temporalité d'un « capitalisme à l'état pur » (Michel Husson) pour lequel la fusion du proche et du lointain accompagne l'absorption du passé dans le présent dont la reproduction est subordonnée sur des anticipations financières de très court terme. Comme déjà auparavant Toronto dans Videodrome (1982) et surtout New York dans Naked Lunch (1991) d'après William Burroughs s'ouvrait sur le Maroc (et particulièrement sur Tanger s'agissant du second film). Et comme les froidures de Londres dans Eastern Promises (2007) pouvaient à la fois ressembler à celles de Toronto (les séquences en intérieur y ont été filmés comme d'habitude), ainsi qu'à cette Russie dont étaient issus la plupart des personnages du film. David Cronenberg n'est et ne resterait pas le grand cinéaste contemporain de la métamorphose qu'il est, s'il n'était pas capable de transformer d'une part la littérature en cinéma (on l'a dit, Naked Lunch d'après William S. Burroughs, mais aussi M. Butterfly en 1993 d'après la pièce de David Henry Hwang, Crash en 1996 d'après J. G. Ballard, Spider en 2002 d'après Patrick McGrath, A History of Violence en 2005 d'après la bande dessinée de John Wagner et Vince Locke et A Dangerous Method en 2011 d'après la pièce que Christopher Hampton avait écrite en adaptant le roman de John Kerr – cf. Des nouvelles du front cinématographique (66) : Michael Fassbender, en corps (II)). Et surtout s'il était impuissant à rendre manifeste dans son nouveau film un monde chamboulé par la dynamique financière du capital (dont le caractère désastreux aura donc été anticipé par l'écrivain étasunien quatre ans avant la crise des « subprimes » - cf. Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (I) ; Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (II)). Un monde contaminé par le virus capitalistique au point de s'évanouir dans les abstractions fétichistes de la marchandise spectaculaire, des titres boursiers dont les prix varient en fonction d'équations complexes et d'investissements mondiaux, et des mouvements spéculatifs sur les capitaux et les devises qui se calculent à la vitesse lumière des communications micro-électroniques. Y aurait-il alors plus contemporain que Cosmopolis ? Y aurait-il un autre film situé davantage sur la crête de notre actualité que celui qui sait rendre compte de manière quasi-documentaire du point de vue capitalistique le plus pur (celui du trader rentierqui s'est enrichi en calculant ses marges de profitabilité à partir de la ponction de richesses monétaires lointainement issues du procès de production) ? Ce point de vue particulier est celui d'un monde volatilisé dans le double non-sens d'une contestation globale et seulement inimaginable sous ses formes spectaculaires (la manifestation anarchiste disparue derrière la farandole de ses signes – rats et autres graffitis – ou bien l'artiste-pâtissier interprété par Mathieu Amalric, improbable hybridation entre un vidéaste body-artiste et Noël Godin) et d'un calcul raté concernant des paris spéculatifs sur la devise chinoise dont les conséquences économiques et sociales, à peine concevables sur le plan mondial, vont quand même a minima se traduire pour le protagoniste par une ruine dont il aurait déjà acté la folle mécanique.

 

cosmopolis-cronenberg_06.jpgLe plaisir de l'adaptation mise en œuvre par David Cronenberg lui-même (et entreprise en six jours seulement) repose largement sur la reprise textuelle de pans entiers de dialogues dont l'aspect énigmatique ou cryptique est inséparable d'une drôlerie qui fait, au-delà de toute étrangeté, constamment mouche. Disserter sur des mécanismes financiers complexes lors d'une analyse rectale effectuée par un médecin intérimaire sur la personne d'Eric Packer dans sa limousine, ou bien s'émouvoir de la mort (même pas spectaculaire, même pas par balles, mais seulement et si pauvrement naturelle) du rappeur (soufi !) le plus à la mode dans le monde de la tolérance multiculturelle décrié par Slavoj Zizek, et dont la musique agrémente l'utilisation du second ascenseur privé du protagoniste (quand la musique d'Eric Satie accompagne l'usage de son premier ascenseur) : c'est dans tous les cas exposer la sensibilité particulière de l'homme qui, personnifiant le capitalisme à l'état quasiment pur, parle un langage dont la codification linguistique échappe aux profanes. Ceux-là mêmes qui, dans le monde infernal des prolétaires rejetés derrière les vitres fumées de sa limousine, en sont indistinctement les victimes anonymes (et le premier plan longeant les limousines ne rappelle-t-il pas celui qui ouvrait A History of Violence, induisant alors l'idée que les criminels d'hier ont désormais été remplacés par les délinquants en col blanc d'aujourd'hui ?). C'est aussi donner à comprendre l'existence livide et désaffectée, voire inconsistante, d'un individu qui concentre un si grand pouvoir entre ses mains (son siège est explicitement représenté comme un trône royal) qu'il peut l'autoriser à s'offrir les services d'une armada de techniciens (gardes du corps surentraînés et analystes avec lesquels il peut de temps en temps baiser quand sa conjointe légitime ne cesse quant à elle de glisser sur d'autres ondes fuyantes) qui se succèdent (de manière cut et avec différents types de focales régissant les champs-contrechamps afin de jouer organiquement sur les dimensions spatiales du véhicule) dans sa limousine de luxe sur le mode d'un zapping les arrachant ainsi à toute idée de continuité hors-champ. C'est enfin montrer la situation d'une incarnation particulière du rapport social capitaliste quand il atteint son plus haut niveau d'intensité d'abstraite, replié dans le dedans du cœur du capitalisme dont le dehors serait fait de la matière virtuelle d'une contestation fondue-enchaînée dans un devenir spectaculaire autant figuré par l'hommage public rendu au rappeur décédé que par l'attentat pâtissier dont est victime le héros (et pendant ce temps, les mouvements du président des États-Unis demeurent hors-champ, relégués dans les marges d'un pouvoir dès lors passé du politique à l'économique). Sauf que si Cosmopolis identifiait son récit à ce constat sans se ménager des marges de manœuvre et d'intervention interstitielle, il s'abandonnerait aux plaisirs du fétichisme et du « capitalisme de la séduction » (Michel Clouscard) dont il est censé se distancier. Heureusement, le film ne succombe pas à cette pente fataliste et nihiliste (autrement dit apolitique) qui menace également le roman éponyme de Don DeLillo et pour laquelle l'horreur serait moins politique qu'économique (comme l'affirmaient typiquement Viviane Forrester dans L'Horreur économique en 1996 ou De la servitude moderne de Jean-François Brient en 2009 : cf. Des nouvelles du front cinématographique (12) : De la servitude moderne). Heureusement, David Cronenberg est aussi intelligent que l'auteur dont il adapte son livre pour l'écran est subtil. C'est pourquoi le roman du premier et désormais le long-métrage du second montrent mois l'aliénation déterminée par le nouveau « totalitarisme financier » (Viviane Forrester, idem) que les limites ultimes grâce auxquelles la fausse conscience subjective bute progressivement sur l'objectivité de rapports sociaux jamais séparée de la nécessaire dialectique qui les animent et les dynamisent. Après Fast Compagny (1979) et sa fascination commerciale des bolides (des dragsters) rutilants, après Crash et son rendu hypnotique de personnages désensibilisées qui machinent ensemble sur les bretelles d'autoroutes de l'occident de nouvelles possibilités orgasmiques, Cosmopolis raconte le lent mouvement (si cronenbergien en son idée) de métamorphose monstrueuse d'un héros passé de l'abstrait au concret. Ce mouvement qui est fait d'infiltration et d'insinuation manifeste la pénétration du monde extérieur dans les replis de la limousine du protagoniste afin que sautent à la vue les contradictions entre le dehors et le dedans, entre le capital dans sa dynamique compulsive de subsumer toute la vie sous la seule règle de la profitabilité et les formes de vie qui résistent à cette captation qui se veut une vampirisation (d'où l'excellent choix de Robert Pattinson, qui se révèle un excellent acteur après avoir joué les vampires romantiques pour la saga adolescente Twilight).

 

cosmopolis-de-david-cronenberg-10694379pLe premier court-circuit entre le dedans et le dehors est d'abord symbolique : le rapport entre le toucher rectal subi par le protagoniste et la récurrence des rats (agités dans les cafés et dans les manifestations par des anarchistes qui ont peut-être alors compris la force imaginaire des symboles quand ils fonctionnent en tant que l'exposition de symptômes révélateurs de toutes les espèces du déni capitalistique) se comprend d'ailleurs d'autant mieux qu'il appelle la mise en regard du nouveau film du cinéaste avec son précédent long-métrage, A Dangerous Method (on peut d'ailleurs apercevoir une affiche du film près du salon de coiffure où le héros se fait à moitié couper les cheveux). Ce film qui raconte l'énergie émotionnelle alimentant les démarches théoriques respectives de Sigmund Freud, Carl Theodor Jung, Otto Gross et Sabina Spielrein, ainsi que les métamorphoses conceptuelles résultant de leurs relations affectives et de leurs confrontations professionnelles autorise le rappel de la célèbre analyse freudienne de L'homme aux rats. Un cas de névrose obsessionnelle, l'un des cinq cas cliniques du recueil Cinq psychanalyses paru en 1909. Ce cas psychanalytique expose notamment l'identification symptomatique entre la dette financière (« Rate », soit acompte en allemand) d'Ernst Lanzer et l'image qui l'obsède de la torture chinoise selon laquelle des rats (« Ratte » en allemand) s'introduisent dans l'anus d'un prisonnier pour y creuser des galeries (torture évoquée dans Le Jardin des supplices d'Octave Mirbeau en 1899). Les conversations amusées d'Eric Packer et de son jeune analyste financier Shiner (Jay Baruchel) concernant le rat comme unité d'échange économique mondial (comme « équivalentgénéral abstrait » aurait dit Karl Marx) doivent dès lors se comprendre en relation dynamique avec les diverses souillures qui, tantôt se déposent sur sa limousine, tantôt obligent le héros, après avoir progressivement abandonné ses lunettes, sa cravate et sa veste, à recevoir de la tarte au citron sur le visage et la chemise. L'identité, structurale sur le plan symbolique, entre le capital et l'anal, entre l'argent et l'excrément (cf. Des nouvelles du front cinématographique (26) : La richesse ? Quelles richesses ?), et telle que l'accomplit le symbole du rat (dont la grise démultiplication converge avec la circulation virale dont il est l'agent inconscient), manifeste ultimement la pulsion de mort qui attire in fine, tel un rat pris au piège (littéralement un dératé – mieux un dé-raté), Eric Packer dans le refuge désolé de l'un de ses anciens employés licenciés, Benno Levin (Paul Giamatti). Certes, la réalité peut prendre les allures d'un spectacle ayant pour enjeu d'évider de toute consistance politique les formes sociales qu'il représente. Ainsi, quand les manifestants agitent des rats dans un café, ils donnent l'impression d'être dans un jeu de simulation digne de eXistenZ (1999). Ainsi, la séquence de l'assassinat en direct (« live » et passant en boucle) du directeur du FMI dissertant des nécessités des réformes structurelles en Corée du nord (désormais – c'en est presque triste – intégrée au capitalisme global) se voit teintée d'un grotesque « gore » qui rappelle d'autres (tentatives d')assassinats politiques ou en direct scandant l'œuvre du cinéaste canadien (Scanners en 1980, Videodrome, Dead Zone en 1983, eXistenZ). Pourtant, Eric Packer semble ne pas se satisfaire d'une routine selon laquelle une représentante des intérêts culturels du héros (Juliette Binoche) est une partenaire (voire une prothèse) sexuelle occasionnelle, comme l'est également une garde du corps pouvant utiliser à la demande du héros son pistolet « taser » afin de le sortir de sa torpeur capitaliste. Toutes les manifestations d'une asymétrie fondamentale ne cessant de correspondre entre elles et de se rappeler à la conscience du protagoniste (de la prostate diagnostiquée comme telle, et puis de l'œil crevé du directeur du FMI à celui de son chauffeur d'origine africaine qui font écho avec ceux de A History of Violence et Eastern Promises) affirment une instabilité imprévisible en capacité d'échapper aux savants calculs du trader. La calculabilité capitaliste (métaphorisée par le « temps de l'horloge » dont parlent les personnages et qui a été si finement analysée par l'historien Edward P. Thompson dans Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, éd. La Fabrique, 2004 – cf. Des nouvelles du front cinématographique (64) : Metropolis de Fritz Lang (II)) avec sa passion du probabilisme ne peut déterminer, contenir et programmer les ondes chaotiques d'un devenir échappant d'autant plus à tout contrôle qu'il est la résultante, en économie capitaliste, des contradictions de la valorisation (financière, mais pas seulement) du capital. La coupe à moitié ratée d'Eric Packer dans un salon de coiffure rappelant celui qui abritait l'égorgement ouvrant Eastern Promises symbolise un déséquilibre parachevé lors de la confrontation avec l'un de ses anciens employés licenciés, Benno Levin, dont il a toujours ignoré l'existence, et devant qui pourtant il se soumet. Comme le pécheur face à son confesseur (la scénographie de la longue dernière séquence y fait largement penser). Comme la victime expiatoire devant la personne chargée de le sacrifier. Comme la bête qui ne pourra échapper à son abattage. Ce n'est pas seulement qu'Eric Packer veut expérimenter les pires passages à la limite (il abat froidement et à bout portant son principal garde du corps, par ailleurs sorte de sosie de Clint Eastwood, puis se tire avec l'arme de ce dernier une balle dans la main) au nom d'une pulsion suicidaire entretenue par le savoir d'une ruine imminente (la sienne, celle du capitalisme mondial) en regard de laquelle son inconséquence et son irresponsabilité apparaîtront comme des preuves à charge). C'est qu'il s'agit pour lui d'effectuer la traversée du fantasme, de passer à travers les vitres de sa limousine pour faire l'épreuve d'un réel qui ne serait pas neutralisé par ses simulacres supposés subversifs, mais qui aurait renoué avec l'exercice d'une dialectique minimale. Comme si l'hyper-capitaliste voulait se confronter avec le prolétaire haut de gamme (c'est un cadre, ce n'est qu'un employé) dont il avait exploité la force de travail et le savoir-faire en termes de mouvements spéculatifs sur les devises. Comme si la mort devait moins s'accomplir dans la solitude luxueuse favorisée par le fétichisme de l'argent fabriquant de l'argent (du « capital-argent porteur d'intérêt » aurait encore dit Karl Marx – cf. Relectures de Marx : Démanteler le capital par Tom Thomas) et l'autisme social des classes les plus riches de la planète, que par l'entremise du rapport conflictuel entre l'employeur et l'employé licencié, entre le capital (le « travail mort », idem) et le travail vivant. La ruine prolétaire parachève la ruine capitaliste. Le dépotoir qu'est devenu l'appartement new-yorkais de Benno Levin s'inscrit dans la série des habitats dévastés dans lesquels les héros de Videodrome, The Fly (1986) et de Dead Ringers (1989) par exemple mettaient un terme à leur trajectoire (auto)destructrice. Mais, à la différence du suicide réitéré par le dispositif télévisuel de Videodrome ou de la mise en scène carcérale du fantasme suicidaire du héros narcissique de M. Butterfly, Cosmopolis affirme le retour de la dialectique (du « chiffre Deux », dirait Alain Badiou). Si un homme meurt, et si cette mort est un suicide, c'est que le suicide (d'Eric Packer) est autant un meurtre (le sien, par Benno Levin), l'assomption prolétaire sous la forme d'une exécution du désir de mort de celui qui personnifie le capital.

 

cosmopolis_a.jpgA la différence de Louise-Michel (2008) de Gustave Kervern et Benoît Delépine qui racontait comment des prolétaires devaient amorcer un grand voyage avant de pouvoir retrouver et flinguer les représentants du pouvoir patronal qui les avaient dépossédés de leur travail, Cosmopolis raconte exactement l'inverse. Soit comment un capitaliste sort de sa limousine et traverse les farandoles de la contestation simulée pour aller à la rencontre du réel sous la forme du prolétaire qu'il a licencié et qui veut se venger de lui en se'en prenant à sa vie. Ce qui est infiniment plus subversif, parce que le réel des contradictions des rapports entre le capital et le travail est ce vers quoi vont, quoi qu'ils en disent et quel que soit le degré d'abstraction imposé dans les consciences par le fétichisme de l'accumulation financière du capital (degré d'abstraction tel qu'il se prolonge également à l'occasion des génériques de début et de fin du film, respectivement inspirés par le dripping de Jackson Pollock et les à-plats de Mark Rothko), les représentants des intérêts du capital lui-même. Ce mouvement réellement en train de s'accomplir est très précisément ce que Friedrich Engels et Karl Marx nommait dans L'Idéologie allemande en 1845 le « communisme ». Certes, dira-t-on, la fin est suspendue, l'exécution comme figée sur le visage d'Eric Packer derrière qui se tient son bourreau armé. Au spectateur alors d'accomplir le programme de la sortie du capitalisme, en imaginant la suite (et la fin) d'un récit allégorique qui aura su insister sur l'impossibilité d'échapper au règlement des contradictions en régime économique capitaliste.

 

A suivre les analyses de Moonrise Kingdom de Wes Anderson, De rouille et d'os de Jacques Audiard, ainsi que du palmarès de la 65ème édition du Festival de Cannes dans : Des nouvelles du front cinématographique (72) : Le cinéma à l'épreuve du Festival de Cannes.

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10 juin 2012 7 10 /06 /juin /2012 08:22

Genre et rapports sociaux de sexe de Roland Pfefferkorn

(éd. Page 2, collection « Empreinte », 2012)

 

 

 

 

Genre et rapports sociaux de sexe du sociologue Roland Pfefferkorn (également publié dans la collection « Empreinte ») commence là où finit Rapports sociaux de classes de son ami Alain Bihr (cf. Relectures de Marx (III) : Les Rapports sociaux de classes d'Alain Bihr). Si une même perspective marxiste unit les deux brillantes synthèses proposées, Roland Pfefferkorn insiste quant à lui moins sur la surdétermination des rapports sociaux de production capitaliste sur l’ensemble des rapports sociaux, que sur la spécificité des rapports sociaux de sexe. Notamment en raison du fait que ces rapports s’exercent par l’entremise des relations interpersonnelles et que, structurant la division entre l’espace privé dévolu à la sphère reproductive et l’espace public voué aux activités de production, ils sont en tant que tels déniés.  

 

 

Un mode de production économique distinct du capitalisme :

le patriarcat

 

 

L’auteur passe ainsi en revue les avancées théoriques des thèses qui, depuis le fondateur Deuxième sexe de Simon de Beauvoir (1949) et surtout à partir des années 1970, ont accompagné et légitimé sur le versant universitaire et académique les conquis sociaux arrachés de haute lutte à la domination masculine. Les références bibliographiques sont nombreuses, et viennent illustrer l’analyse des grandes tendances sociologiques qui par ailleurs visent toutes la même cible idéologique : la naturalisation des rôles féminins et masculins et leur hiérarchisation productrice d’un système d’inégalités. Si Roland Pfefferkorn ne rentre pas dans le détail du grand clivage séparant les féministes essentialistes (valorisant la spécificité des différences féminines) des féministes matérialistes (œuvrant pour l’égalité entre les hommes et les femmes), c’est surtout pour mettre en avant trois grands mouvements : l’analyse du patriarcat (dominée en France par Christine Delphy), la problématique du genre (issue des Etats-Unis, dans le sillage d’Ann Oakley) et la perspective matérialiste des rapports sociaux de sexe (représentée en France par Danièle Kergoat). La grande avancée des recherches de Christine Delphy inspiré au départ par la méthodologie marxiste (et particulièrement L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat de Friedrich Engels en 1884) a consisté en la démonstration de l’existence d’un mode économique de production spécifique (le travail domestique) dont résultent des rapports de pouvoir particuliers (le patriarcat), au bénéfice de la classe (dominante) des hommes et au détriment de la classe (dominée) des femmes. Au-delà des critiques (anhistoricité du concept, déterminisme dans la reproduction des rapports de domination, privilège accordé à la sphère domestique malgré la salarisation massive des femmes depuis les années 1970), l’analyse du patriarcat a su investir et objectiver un espace jusque-là dépolitisé : le ménage hétérosexuel.  

 

Le genre :

sens et usages multiples et contradictoires

 

 

L’analyse offerte par le genre (et les « gender studies » qui les consacrent davantage dans le champ universitaire anglo-saxon qu’en France) vient compléter et recouvrir cette analyse (et d’autres aussi, du « sexe social » de Nicole-Claude Mathieu au « sexage » de Colette Guillaumin). Au risque d’une neutralisation du caractère conflictuel propre à tout rapport social. Le genre est ainsi susceptible de toutes les configurations conceptuelles : tantôt c’est la réduction de l’analyse dans les domaines culturels et linguistiques au détriment d’une perspective matérialiste en termes de rapports de classes ; tantôt c’est l’extension de l’analyse de la domination jusqu’aux sexualités dominées par l’« hétérosexisme » (depuis la « pensée straight » de Monique Wittig jusqu’à la pensée « queer » de Judith Butler). Le risque d’un usage polysémique, fédérateur et donc neutre de la catégorie de genre (d’ailleurs prévu par l’une de ses initiatrices, Joan Scott) peut également induire la conceptualisation d’un « système sexe/genre » (Gayle Rubin) qui relègue le sexe dans l’anhistoricité biologique, hors toute idée de construction sociale (alors que le sexe est aussi « dans le flacon » dirait Ilana Löwy). Malgré sa force heuristique bien réelle s’agissant de troubler les catégories binaires comme de signifier les rapports de pouvoir régissant les identités sexuées, Roland Pfefferkorn privilégie in fine au concept de genre la notion de « rapports sociaux de sexe ».

 

 

A l’intersection des rapports sociaux de classe :

les rapports sociaux de sexe

 

 

En rappelant le caractère sexuel de la division sociale du travail, en identifiant l’interdépendance entre rapports de production et rapports de reproduction, et en envisageant de manière dialectique la sphère du travail comme « levier de la domination » et comme « levier de l’émancipation » pour les femmes, la problématique des rapports sociaux de sexe emporte donc l’adhésion du sociologue parce que celle-ci substitue au discours de la surdétermination celui de la « consubstantialité » (Danièle Kergoat) des rapports sociaux. Manifestant ultimement les enjeux (autant matériels que symboliques) autour de phénomènes sociaux considérés comme décisifs entre groupes sociaux divisés par des intérêts antagoniques, les rapports sociaux (et non les relations sociales) sont « coextensifs ». Et leur coproduction entraîne une complexification générale du social quand s’ajoutent aux rapports sociaux de sexe les rapports sociaux classe, mais aussi de génération et de racisation. C’est donc à une pensée de leur articulation conjointe qu’invite l’ouvrage roboratif de Roland Pfefferkorn afin de sauver toute politique d’émancipation des risques de la hiérarchisation des combats nécessaires (dont les uns seraient prioritaires et les autres seulement secondaires). 

 

Post scriptum : « On ne naît pas femme, on le devient » avait affirmé Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe. Presque cinquante ans plus tard, Pierre Bourdieu lui répondait en toute logique dans La Domination masculine (1998) en affirmant que : « On ne naît pas homme, on le devient ». La (co)production sociale des femmes et donc aussi des hommes reste un acquis de la pensée matérialiste antisexiste. Pourtant, comme l'explique Roland Pfefferkorn, la vision sociologique de Pierre Bourdieu, axée sur les mécanismes structuraux de la reproduction et leur caractère moins matériel que symbolique, est une héritière impensée d'un structuralisme incapable de penser l'émancipation. C'est pourquoi il faut rappeler que les agents sociaux n'en demeurent pas moins des acteurs qui disposent, à l'intersection des différents rapports de domination (classe et sexe, génération et racisation) qui les constituent comme sujets individuels et collectifs, de marges de manoeuvre au sein desquelles se distingue le travail, malgré son ambivalence (comme « levier de la domination » et à la fois comme « levier de l’émancipation »).

 

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6 juin 2012 3 06 /06 /juin /2012 20:05

Les rapports sociaux de classes (2012) d'Alain Bihr

 

Pourquoi le nouvel ouvrage de notre camarade Alain Bihr publié dans la collection « Empreinte » des éditions Page 2 s'appelle-t-il Les Rapports sociaux de classes et non pas Les Classes sociales ? La réponse est donnée en page 16 de son livre : « En un mot, la structure de classes (l'ensemble des rapports entre les classes) est déterminante à l'égard de l'être (des propriétés) et du faire (des pratiques) des différentes classes (…) qui ne sont en définitive que les produits de ces rapports, (…) que la personnification de ces rapports ». Autrement dit, loin de privilégier une approche statique ou essentialiste, l'« exposé méthodique et systématique » (p. 19) proposé par ce nouvel opuscule synthétique (après ceux rédigés par Tom Thomas et déjà Alain Bihr : cf. Relectures de Marx : Démanteler le capital par Tom Thomas ; Relectures de Marx (II) : La logique méconnue du "Capital" par Alain Bihr) ne va pas cesser d'insister sur le fait que les sociétés contemporaines sont marquées par une segmentation, une hiérarchisation et une conflictualité résultant du caractère capitaliste des rapports sociaux de production. Si l'ouvrage s'ouvre sur la célèbre formule du Manifeste du parti communiste (« L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes »), c'est qu'il affirme sans ambages le caractère éminemment politique du choix d'une perspective scientifique combattue par les partisans d'une grande classe moyenne homogène et sans contradiction (comme les héritiers de Henri Mendras) ou les théoriciens libéraux de l'« individualismeméthodologique » (comme les suiveurs de Raymond Boudon), parce qu'héritée du marxisme (p. 12). C'est pourquoi l'auteur peut rapidement ramasser son propos en indiquant d'emblée « que les processus de segmentation, de hiérarchisation et d'opposition conflictuelle qui caractérisent les sociétés actuelles continuent à y donner naissance à des groupements macrosociologiques présentant toutes les caractéristiques des classes sociales » (p. 13). Les inégalités structurellement produites par des rapports sociaux induisant segmentation, hiérarchisation et conflictualité forment alors un système global générant à un bout du spectre social un « cumul d'avantages » pendant qu'à l'autre bout domine un « cumul de handicaps » (p. 14) que l'idéologie républicaine de « l'égalité des chances » n'efface jamais complètement (cf. Egalité, équité, égalité des chances : de l'ordre des mots).

 

L'approche d'Alain Bihr est certes systématique, mais pour autant qu'elle sait respecter aussi la dynamique continuelle des rapports sociaux dont la prévalence détermine la structure des classes. La surdétermination des rapports sociaux de production explique enfin que ces rapports soient à la fois « d'exploitation, de domination et d'aliénation », donc « des rapports de lutte » (p. 17). Le premier chapitre du livre est justement consacré aux rapports capitalistes de production qui entrecroisent trois types de rapports : « les rapports des producteurs à leurs moyens de production, les rapports des producteurs entre eux, enfin les rapports des producteurs et des non-producteurs au produit du travail social » (p. 21). Forcément, la question de la propriété des moyens de production est en régime capitaliste d'autant plus cruciale que sa singularité historique aura consisté en l'expropriation des producteurs dès lors séparés des moyens de productions (et davantage encore avec la division sociale du travail induite par le procès de production capitaliste, depuis la fabrique jusqu'à l'automation en passant par le machinisme). C'est pourquoi il faut répéter, après Marx, que « le capital est un rapport social de production » (p. 29), et non une réalité réifiée sous la forme d'une somme d'argent par exemple. Et l'objectif historique du capital consiste à exploiter les forces de travail des producteurs expropriés afin d'extorquer de la valeur qu'elles produisent « une valeur supérieure à celle des différentes conditions de production que le capitaliste achète ». Soit cette fameuse « plus-value » (p. 35) qui décide de la subordination des travailleurs et, corrélativement, autorise la valorisation et l'accumulation du capital.

 

Pas de classes sans lutte des classes

 

L'organisation capitaliste de la production entraîne alors « une socialisation des fonctions capitalistes » et « une socialisation du travail productif lui-même » (p. 43) qui offre la matrice de la division de la société en classes sociales distinctes aux intérêts antagoniques. La particularité d'Alain Bihr consiste en ceci qu'il distingue non pas deux grandes classes comme le martèle encore le marxisme orthodoxe, mais plus subtilement l'existence de quatre classes. La classe capitaliste regroupant cinq types de bourgeoisie (industrielle, commerçante, financière, foncière et d’État) extorque plus ou moins directement la plus-value nécessaire à la reproduction de leur domination au prolétariat formé de la masse des exécutants du procès de production capitaliste qui, actifs et inactifs, ouvriers, employés et travailleurs surnuméraires, vivent de l'exploitation contrainte de leur force de travail. Entre ces deux classes habituelles, l'auteur envisage à part l'encadrement qui regroupe des travailleurs certes salariés mais aussi les plus qualifiés, en charge de la conception, de l'organisation et du contrôle du procès de production capitaliste. Et puis c'est la petite-bourgeoisie formée des agriculteurs, des artisans et commerçants, des intellectuels (les professions libérales) qui, par rapport aux trois autres classes, est la seule à ne pas avoir résulté de l'avènement du capitalisme puisqu'elle préexistait sous la forme de couches sociales (les paysans parcellaires, les artisans des corporations) à l'époque du Moyen-Âge. Si ces quatre « classes en soi (…) sont objectivées par les rapports de production et le système de positions et de fonctions définies par ces rapports » (p. 52), il n'en demeure pas moins vrai qu'elles peuvent aussi se transformer en « classes pour soi : en sujets collectifs » (p. 53). La situation (objective) de classe par rapport au procès de production capitaliste ne recoupe donc pas totalement la position (subjective) de classe des agents qui luttent justement contre la reproduction à l'identique du capitalisme.

 

L'objet du deuxième chapitre du livre d'Alain Bihr consiste à rappeler « la prévalence des rapports de classes sur les classes elles-mêmes » et considérer qu'il n'y a « pas de classes sans luttes de classes » (p. 55). Les rapports d'exploitation, de domination et d'aliénation qui résultent d'une segmentation et d'une hiérarchisation du corps social déterminent aussi leur caractère conflictuel dont l'intensité dépend du niveau de conscience et d'investissement des classes mobilisées. La multiplicité des champs de luttes comme des enjeux (concernant la richesse sociale, et en particulier le surproduit social dégagé bien au-delà des besoins nécessaires à la reproduction de la société) justifie de peser, autant symboliquement que politiquement, sur l'organisation générale de la société. C'est ainsi que sont légitimées des alliances de classes qui sont d'autant plus importantes stratégiquement qu'est soutenue « l'idée de l'existence de quatreet non pas de deuxclasses au sein du capitalisme » (p. 71). Ces alliances peuvent prendre l'allure de « blocs sociaux » comme le dit Alain Bihr s'appuyant sur Antonio Gramsci (cf. Gramsci, le Front de Gauche et moi), dont l'armature faite d'un réseau d'associations et dont le ciment idéologique aident à établir son hégémonie (p. 72-74). A côté de la classe hégémonique dominant le bloc social, sont également distinguées des formes de décomposition des classes sociales (en fractions spécifiques – une bourgeoisie parmi les cinq appartenant à la classe capitaliste, en couches – l'aristocratie ouvrière, ou en catégories sociales – les fonctionnaires) quand le jeu des contradictions et des divisions internes empêche d'unifier la classe et d'impulser des alliances de classes. Enfin, se pose la question de l’État à la fois « comme résultante générale de la lutte des classes » et comme « unité transcendante » (p. 80) en charge de refréner les luttes de classes en faisant prévaloir l'intérêt général. L'État, « comme armature et ciment du bloc hégémonique » (p. 85), doit à la fois assurer les conditions générales de la reproduction du capital, arbitrer des conflits d'intérêts au sein des classes dominantes, et les défendre contre les attaques des classes dominées en usant si besoin de la répression, de la neutralisation ou de l'intégration. L’État qui implique « une double hiérarchie du pouvoir (de l'autorité) et du savoir (de la compétence) » (p. 89) dispose certes d'une autonomie, s'agissant notamment de son organisation et de sa stratégie, mais celle-ci ne peut être que relative tant il ne peut s'abstraire des luttes de classes dont il est le produit historique.

 

Classes mobilisées, classes transcendées

 

Si les rapports de classes prévalent sur les structures des sociétés de classes, et si ces rapports sont conflictuels, c'est que les classes s'affirment subjectivement (la conscience de classe), en essayant d'imposer son pouvoir de classe par le biais de ses organisations spécifiques. Le concept d’habitus qui permet de penser, du point de vue de l'agent social, l’harmonisation entre elles de ses pratiques sociales ainsi que leur articulation avec celles des autres membres de sa classe d’appartenance représente la manifestation d’un « inconscient de classe » (p. 100) homogénéisant « hexis » (les postures du corps) et « ethos » (les comportements à l’égard d’autrui). A côté d’un habitus « fondamentalement conservateur » (p. 99), puisqu’il favorise les tendances à l’homogamie et au développement de la socialité primaire, la conscience de classe autorise la mobilisation des classes dans le sens de leur autodétermination (c'est la défense de leurs intérêts, immédiats ou généraux, économiques et politiques), dans celui de leur auto-organisation (la solidarité de classe entretenue par l’existence d’organisations inter-professionnelles et partisanes), comme dans le sens de leur auto-représentation (au sens politique aussi bien que psychologique). La classe mobilisée, dans sa capacité à accumuler des expériences historiques, consiste alors en un « sujet collectif » assurant de réelles fonctions d’« intellectuels collectifs » (p. 113). Elle peut même atteindre le stade de « classe transcendée » (p. 114) quand elle pose et propose l’universalité de l’utopie qui la définit et la distingue politiquement. Par rapport au libéralisme valorisé par un bloc social dominé par l’hégémonie des différentes composantes bourgeoises de la classe capitaliste, au social-étatisme privilégié par l’encadrement et au corporatisme valorisé par la petite-bourgeoisie (avec les déclinaisons fascistes connues) qui, tous, affirment l’identité pourtant contradictoire entre leurs intérêts particuliers respectifs et l’intérêt commun, le communisme défendu par le prolétariat représente la seule utopie réellement universelle. Parce que le prolétariat est la seule classe universelle, celle qui n’aurait pas d’autre volonté historique que le désir de sa propre disparition, de son propre dépassement dans une organisation de la société qui aurait dès lors accompli l’abolition de l’existence même des classes.

 

En conclusion de son excellent petit ouvrage, Alain Bihr évoque rapidement l’existence d’autres rapports sociaux (les rapports sociaux de sexe et de génération) qu’il regroupe au sein des « rapports de reproduction » (p. 134) afin de les distinguer des rapports sociaux de production capitaliste. Publié dans la même collection « Empreinte » dirigée par Alain Bihr, Genre et rapports sociaux de sexe de Roland Pfefferkorn traitera plus particulièrement de ces questions (cf. Genre et rapports sociaux de sexe de Roland Pfefferkorn). Il n’en demeure pas moins que l’auteur de Les Rapports sociaux de production, s’il considère l’interdépendance et l’autonomie relative des rapports sociaux, réitère le classique postulat marxiste de la surdétermination des rapports sociaux de production (capitaliste) sur l’ensemble des rapports sociaux dont les sociétés contemporaines sont tramées. Cette conception de la surdétermination qui induit une hiérarchisation dans l’importance des rapports sociaux (les rapports de production dominant les rapports de reproduction considérés comme secondaires) fait malgré tout question. Surtout quand on la met en regard avec les analyses féministes qui, à l’instar du travail théorique magistralement accompli par Christine Delphy, ont démontré l’existence du mode de production domestique engendré par l’économie patriarcale dont la domination préexiste historiquement à l’apparition du capitalisme.

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15 mai 2012 2 15 /05 /mai /2012 10:00

http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcSB_JMvf4W7lpvpAbx2UrHaekW_TZtcc0XwmhKoS38fdu9j0U_U1/ Les travaux pionniers d'Abdelmalek Sayad (1), ce chercheur en sciences sociales d’origine algérienne, disciple et ami du sociologue Pierre Bourdieu, ont montré le caractère exemplaire de l’immigration algérienne en France. Les émigrés sont les « produits et victimes de cette double histoire » : histoire de la colonisation et de l’émigration-immigration. En approfondissant la dimension politique dans la reconstruction historique de la migration, le sociologue explique que l’immigration va favoriser l’éveil d’une conscience politique et sociale (mouvement associatif, syndicalisation, développement d’idées politiques dont le nationalisme). Sayad conteste la dichotomie distinguant migration de main d’œuvre et migration de peuplement. D’entrée de jeu, les migrations de travail sont des migrations de peuplement. Et cet impensé social va nourrir tant les discours intégrationnistes que racistes (qui sont bien souvent les mêmes). Sayad souligne aussi combien la littérature relative à l’émigration est faible par rapport à celle produite sur l’immigration, plus riche et diversifiée, la première étant alors subordonnée à la seconde. Ce manque relatif de travaux sur l’émigration est le signe d’une relation de domination politique et culturelle du pays d’immigration, ancienne métropole coloniale, sur le pays d’émigration, ancienne colonie.

 

2/ Sayad a montré en quoi la condition de l’immigré est, par définition, une condition ambivalente parce que l’immigré est aussi un émigré (« l’immigré, ce double de l’émigré »). Du coup, la réflexion sur l’immigration exige de déconstruire cette problématique imposée qui fait de l’immigration un problème social et de l’immigré une source de problèmes pour la société d’immigration. En effet, traiter de l’immigration n’est pas neutre politiquement : « on ne peut écrire innocemment sur l’immigration et sur les immigrés ». Au croisement de la politique et de la morale, la complexité du phénomène migratoire oblige ceux qui veulent dépasser les discours stéréotypés à rompre avec leurs propres illusions et leur perception spontanée du monde social.

 

3/ Trente années d’enquête sociologiques ont conduit Sayad à penser qu’il n’est pas possible d’étudier un phénomène migratoire sans envisager ses deux aspects, l’immigration et l’émigration. Alors qu’une perception ethnocentrique tend à légitimer les représentations interprétant l’immigration uniquement du point de vue de la société d’accueil, Sayad cherche au contraire à saisir les phénomènes migratoires à partir d’une multiplicité de points de vue : celui des immigrés sur eux-mêmes et sur la société vers laquelle ils ont émigré ; celui de leurs parents et amis restés au pays mais qui gardent encore avec les exilés des liens affectifs, familiaux et matériels forts ; celui de la société d’immigration qui met en place un grand nombre de dispositifs, aussi bien juridiques que symboliques, pour réguler et légitimer une immigration censée être provisoire et strictement de nature économique.

 

4/ Pour Sayad, l’immigration, vécue comme une situation forcément provisoire tant par les immigrés-émigrés que par les sociétés d’immigration et d’émigration, ne l’est pas en réalité. En fait, l’illusion collectivement entretenue qui fait de l’immigration un moment de transition logiquement suivi d’un retour plus ou moins proche, et de l’immigré une présence en droit provisoire alors même que dans les faits il s’agit d’une présence durable, permet de satisfaire les intérêts de tous. Ainsi, l’immigré est, comme le dit Bourdieu dans la préface à La Double absence, une « présence absente » dont toute l’existence repose sur un « provisoire qui dure ». Provisoire comme le contrat de travail censé renfermer la raison d’être de l’immigré (« Etre immigré et chômeur est un paradoxe », dit Sayad) et qui fait de lui un être social neutre politiquement parce que neutralisé. Provisoire comme un séjour précaire qui fait de l’immigré un être à la fois ici et là-bas, c’est-à-dire nulle part, et rêvant souvent en vain d’un retour salvateur qui corrigerait cette forme de trahison symbolique que représente la migration. Provisoire enfin, comme ces logements insalubres et exigus qui condamnent l’immigré à se penser comme un éternel errant, pas vraiment locataire et jamais propriétaire du lieu où il vit quand il ne travaille pas.

 

5/ À l’opposé des discours habituels et utilitaristes sur les avantages et les coûts de l’immigration, Sayad montre en quoi on ne peut expliquer l’immigration uniquement par des facteurs objectifs, naturels (déclin démographique), militaires (besoin de soldats et d’ouvriers en armement) ou économiques (besoin de main d’œuvre pour la reconstruction d’après-guerre ou pendant les Trente Glorieuses). L’émigré-immigré est définitivement cet individu désorienté et illégitime : Algérien en France et Français en Algérie, force de travail à laquelle on ne reconnaît pas de citoyenneté pleine et entière, travailleur invisible qui est illégitime dans le pays d’émigration parce qu’il en est parti, et qui est frappé en faisant l’expérience du chômage de l’illégitimité de sa présence dans le pays d’immigration. Et ce sont cette désorientation et cette illégitimité, renforcées par la perpétuelle « injonction à l’intégration » (Abdellali Hajjat) dont héritent symboliquement, malgré leur citoyenneté française, les enfants de l’émigré-immigré. Le racisme colonial vécu par les parents émigrés-immigrés devient alors le racisme postcolonial dont sont victimes les enfants d’émigrés-immigrés, qu’ils soient ou non citoyens français.

(1) La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, éd. Seuil – coll. Liber, 1999 ; L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire ; 2. Les enfants illégitimes, éd. Raisons d’agir, 2006.

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13 mai 2012 7 13 /05 /mai /2012 19:37

http://www.editions-lignes.com/local/cache-vignettes/L210xH280/COUVLIGNES33BATweb-2-99027.jpg

 

D’Afrique à xénophobie, la revue Lignes (n°33, octobre 2010) a publié son « Dictionnaire critique du sarkozysme ». Une trentaine de termes sont ainsi décryptés. Lors de la recension du numéro en question, Marion Rousset du mensuel Regards en avait présenté neuf extraits (ici).

A comme AUTOSATISFACTION

« Elle mise sur le bon sens, chose du monde, on le sait, la mieux partagée. Comme la bêtise. A son niveau, à ce point de rencontre, les deux s’équivalent. Elle est un trait du personnage, sans doute ; elle ne s’invente pas, mais il a su admirablement se l’approprier et la parfaire. Laissant, dans la répartition à droite des effets médiatiques, la componction à Balladur, la suffisance à Barre et à Chirac, qui avait, avant lui, su jouer les méchants du gaullisme, une sorte de bonhomie paterne s’étonnant de ses propres trouvailles : « la fracture sociale ». Et il a su, dans ce domaine, battre un Le Pen qui, s’il le dépasse en pitrerie réelle ou feinte, en appel autosatisfait à l’opinion commune, ne fait plus le poids. Visage et aussi geste ; l’autosatisfaction est généreuse de la tape dans le dos, de l’étreinte, qui appartiennent au même registre : la conviction que l’accord d’autrui va de soi. (...) »  René Schérer

C comme CON (PAUVRE :)

« (...) Con. C’est le mot. Tout d’abord con, c’est ce qui est dit ici, et de surcroît pauvre, c’est l’épithète. Le con est pauvre et il est marqué aux fers, en première instance, par cette faiblesse, cette incomplétude, ce manque à gagner. C’est le pouvoir qui parle et c’est le pauvre qui fait le con : il peut ne pas se sortir de cette situation, matérielle et par le bas, il peut ne pas comprendre l’interpellation en sujet défait, dé-terminé, dé-construit, alors il va en justice (ce que le con en question a fait) et il perd le procès de son humaine citoyenneté. Quelques euros perdus et le tour est joué. (...) On dira désormais : con de pauvre, comme on pensera : pauvre con. Avec cette parole, le sarkozysme démontre son antihumanisme primaire ou primal (comme le cri). (...) » Alain Jugnon

D comme DÉCOMPLEXÉ

« (...) Le pouvoir « décomplexé », celui qui se veut libéré du principe inhibiteur que constitue l’exigence d’un espace commun, est celui-là même qui renvoie à la source primitive du pouvoir, à un concept archaïque du politique : la radicale séparation des gouvernants et des gouvernés, le renvoi de la souveraineté à la classe dirigeante et la définition de l’activité politique comme simple rapport de domination. Si la seule inhibition possible de l’abus de pouvoir est l’efficacité des contre-pouvoirs, alors le pouvoir « décomplexé » n’est pas simplement celui qui érige le cynisme en principe de gouvernement, mais plus encore celui qu’anime un fantasme de toute puissance radicalement pathogène pour lui-même, c’est-à-dire suicidaire. De ce point de vue, le système politique français issu de la première décade des années deux mille ne fait pas exception mais symptôme : il énonce les principes fondateurs de la dérégulation libérale contemporaine comme des principes de retour au féodal. (...) » Christiane Vollaire

F comme FASCISME (démocratique)

« (...) La véritable nouveauté du fascisme démocratique contemporain, c’est précisément ce que veut pointer l’adjectif : peu importe que ce soit fasciste, l’important est que ce soit « démocratique » et que tous soient d’accord sur l’essentiel (le maître mot de ces régimes historiques aura été celui de « consensus », marqués à jamais par la componction mitterrandienne) : que les exploités acceptent d’être exploités, à condition qu’on leur offre sur un plateau qui est plus exploité qu’eux, c’est-à-dire les immigrés. Phrase en vogue dans la grande bourgeoisie française actuelle : « Il nous faut un homme fort ou une femme forte. » Martine risque d’empocher la mise, mais Marine s’implanter de manière plus endémique que ne l’a jamais fait son père. (...) » Mehdi Belhaj Kacem

L comme LAÏCITÉ

« (...) Utilisée notamment comme arme contre une guerre des religions, la laïcité retrouve toutes les vertus, du moins quand la religion chrétienne cesse d’être hégémonique en France : le sous-entendu est évident : à la différence de la religion chrétienne, la religion musulmane, relevant d’autres racines culturelles, menacerait la France. La laïcité devient ainsi un fer de lance pour « l’identité nationale » (...). On pourrait croire qu’ici le discours ne distingue pas entre les religions, les tenant toutes pour capables d’une morale jugée supérieure à une morale laïque, mais on négligerait ainsi la remarque selon laquelle, pour ce qui relève de la transmission des valeurs et de l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur [je souligne] ». Qu’un imam puisse transmettre ce type de morale est par conséquent chose exclue d’emblée, ce qui indique bien qu’il s’agit ainsi de transmettre les « valeurs » de la France éternelle, fille aînée de l’Eglise, pour laquelle l’islam constituerait un corps étranger, insusceptible de la moindre greffe. (...) » Alain Naze

R comme RACAILLE

« Quelques jours avant qu’éclate puis se propage « l’émeute de novembre 2005 », Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, repoussé par les quolibets et les jets de projectiles sur la dalle d’Argenteuil (Val-d’Oise), avait déclaré devant une caméra à une habitante qu’il «  débarrasserait (la ville) des voyous », qualifiant certains jeunes de « racaille  », promettant de revenir et s’engageant ainsi personnellement dans une sorte de joute avec « la rue ». (...) En fait, que Nicolas Sarkozy n’ait pas intériorisé les dispositions de la position et les censures qu’elle exerce ou qu’il s’agisse de « faire peuple », le mobile est le même. Il s’agit d’attirer à soi les suffrages de la fraction « établie » des classes populaires, en renforçant, par une surenchère sécuritaire incessante, les divisions qui les traversent, à commencer par celle entre « ouvriers de cités » assimilés au stéréotype du « jeune des cités » et « ouvriers pavillonnaires » hâtivement assimilés aux travailleurs indépendants (artisans et commerçants). » Gérard Mauger

S comme SARKOZYSME

« Nom commun, masculin. Cette dénomination qui semble désigner une doctrine ou un corps de principes et de comportements n’a pas d’origine identifiable. On a pensé au grec sarx, sarkos : la chair : et dans ce cas il s’agirait d’une espèce de cannibalisme. Ce pourrait être aussi dérivé de sarcasme qui renvoie à la même racine (« mordre à la chair »), une façon de systématiquement se moquer de manière acerbe, voire cruelle. On a aussi pensé que dans certains manuscrits ou tapuscrits ce serait une erreur de transcription pour sarcosine, qui est un terme de chimie (N-méthyle de glycine, marqueur en particulier du cancer de la prostate). Certains chercheurs ont évoqué le nom de Sarkozy (Nicolas) qui fut présidet de la République française au début du XXIe siècle. Il provenait d’une région : la Transylvanie : connue pour sa population de vampires. Mais depuis l’inclusion de la France dans la Fédération Ottomane et Ouraltaïque, toutes ces archives ont été bouleversées. On a cru y voir aussi une déformation de shark’sism, état de terreur provoqué par l’approche d’un requin. (...) » Jean-Luc Nancy

T comme TERRORISME

« (...) Terrorisme fut l’un des signifiants auxquels nous avons été forcés de répondre avec la plus grande urgence, particulièrement lors de la séquence dite de « l’affaire Tarnac », de l’incarcération de J. Coupat et de nombreux autres sous les chefs d’inculpation suivants : « direction et organisation de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme, destruction et dégradation en réunion en relation avec une entreprise terroriste, refus de se soumettre à un prélèvement biologique en relation connexe avec une entreprise terroriste ». Difficile de dire si nos réactions ont été en mesure de dégonfler l’appareil médiatique qu’il supportait ; la rhétorique du « terrorisme d’ultragauche » semble s’être aujourd’hui essoufflée, mais restent les mesures policières et judiciaires conséquentes à la bouffée délirante organisée. (...) » Mathilde Girard

X comme XENOPHOBIE (d’Etat)

« (...) Cette politique (est) désormais servie par une administration ad hoc laquelle mobilise l’ensemble de l’appareil d’Etat dans le cadre d’un véritable plan quinquennal d’expulsions qui court de 2007 à 2012. La « lettre de mission », envoyée tous les ans par le président de la République et le chef du gouvernement au ministre des Expulsions, en témoigne puisqu’elle fixe le nombre d’étrangers à « raccompagner  » (sic) dans « leur pays d’origine » selon l’expression délicate forgée par des experts en communication (...). Un tel plan est sans précédent dans l’histoire récente de « la-patrie-des-droits-de-l’homme-et-du-citoyen », et sans équivalent sur le Vieux continent, ce qui fait de la France la championne européenne, et pour le moment incontestée, de la mise en oeuvre d’orientations xénophobes. (...) » Olivier Le Cour Grandmaison

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