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  • : Communistes libertaires de Seine-Saint-Denis
  • : Nous sommes des militant-e-s d'Alternative libertaire habitant ou travaillant en Seine-Saint-Denis (Bagnolet, Blanc-Mesnil, Bobigny, Bondy, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Rosny-sous-Bois, Saint-Denis). Ce blog est notre expression sur ce que nous vivons au quotidien, dans nos quartiers et notre vie professionnelle.
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10 octobre 2011 1 10 /10 /octobre /2011 20:23

Article tiré du blog des communistes libertaires de la CGT : link

 

« Faut-il faire confiance au gouvernement et au Medef, ou se mobiliser ? Chômage, pouvoir d’achat, logement, santé nécessitent des réponses immédiates. La CGT propose de traduire avec les salariés les dix exigences détaillées ci-dessous en revendications justes, précises, portées par tous, dans chaque entreprise, pour obtenir des résultats concrets : le seul risque que l’on prend en se mobilisant c’est éventuellement d’être entendu ! » avance dans son préambule la page du site national de notre confédération (voir ici) consacrée à exposer les dix exigences de la CGT afin de proposer aux salarié-e-s de résoudre ensemble la crise actuelle. Il ne s’agit plus « d’être entendu », à moins de considérer qu’il s’agisse de se faire entendre de la majeure partie du salariat. Il s’agit désormais d’entrer vigoureusement dans la lutte afin d’inverser la tendance actuelle des rapports de force qui, sinon, nous enverrait toutes et tous dans le chaos social sur le terreau duquel a toujours surfé le fascisme.


Nous souhaitons,  au travers de l’analyse que nous faisons ci-dessous des 10 exigences Cgt, lancer le débat parmi les équipes syndicales Cgt afin de mettre le curseur sur des réponses anticapitalistes à la crise du système, dans l’objectif de contribuer en tant que Cgt à un processus de changement radical.

 

1)  Revaloriser les salaires, les pensions et les minima sociaux :

 

Dans le privé, ouverture des négociations annuelles obligatoires par anticipation sur 2012 ; dans le public, rouvrir la négociation salariale ; porter le Smic à 1 700 euros brut par mois ; résorber les inégalités de traitement entre les femmes et les hommes.

 

L’explication de la CGT : 1 salarié sur 2 gagne moins de 1 500 euros par mois ; l’écart salarial demeure de 25 % entre les hommes et les femmes ; 8,2 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté avec moins de 954 euros par mois et la moitié avec moins de 773 euros ; les salaires ont eu la plus faible progression les dix dernières années ; pour la première fois depuis 1945, la masse des salaires versés en 2009 dans le privé a été inférieure à celle de 2008.


Notre analyse : 1700 euros brut pour vivre, ça ne fait quand même pas lourd. Certaines organisations politiques ont donc cru bon de jouer la surenchère en mettant dans leur programme le SMIC à 1700 euros net. Il y a là une erreur fondamentale, qui est de chiffrer en net plutôt qu'en brut. En effet, chiffrer en brut englobe en plus du salaire net le volant des cotisations sociales depuis vingt ans victime d’une lourde ponction sous la forme d’exonérations (une prime patronale qui s’élève à 40 milliards d’euros par an à peine compensés par l’Etat, autrement dit nos impôts). Les revendications salariales ne portant que sur le salaire net ne signifient rien d’autre que l’amputation de la part socialisée du salaire (assurance chômage, maladie, etc.). Car le salaire socialisé constitue bien une alternative autant à l’assurance individuelle et privée qu’au stigmate de l’assistance (voir ici). Conclusion : oui à un chiffrage en brut, mais pas à seulement 1700 euros par mois.


Par ailleurs, « résorber les inégalités entre les femmes et les hommes » est en-deçà de l’égalité salariale entre femmes et hommes, pas moins. Et l’on ne voit rien de compliqué dans l’application de l’égalité.

Enfin, il aurait été bon de rappeler que les négociations salariales, même quand elles sont obligatoires comme dans le privé, débouchent sur des augmentations qu'à partir du moment où un rapport de force a été engagé. Et la meilleure équation pour favoriser cette tendance est la quadruple articulation du local (les équipes militantes de la base) et du national (le bureau confédéral) d’une part, de l’interprofessionnel et de l’intersyndical de l’autre. Et là-dessus, la confédération hélas ne pipe mot.

 

2) Contrôler les aides publiques aux entreprises :

 

Respect des critères de création d’emplois ; conditionner aux politiques salariales ; donner des moyens d’intervention aux représentants des salariés sur le bien fondé et l’usage de ces aides.

 

Rappel de la CGT : le montant des exonérations fiscales et sociales et autres aides publiques aux entreprises, ce sont 170 milliards d’euros = 9 millions de Smic annuels (cotisations sociales comprises).


Notre lecture : tout cela est bien vague, trop vague, même sur le plan des exigences. Il faut affirmer l’interdiction des aides publiques aux entreprises qui licencient. Et il faut les conditionner au respect de conditions (respect des conventions collectives et démocratie sociale, hygiène et sécurité, droit du travail et droits syndicaux du côté salarié, critères en termes écologiques du point de vue de la production et de la consommation). Il aurait été bon de rappeler que ces aides ne doivent pas se substituer aux cotisations sociales que les employeurs, et non les contribuables, doivent payer à leurs salarié-e-s en rétribution du travail effectué. Ces mêmes aides doivent également être remboursées par les entreprises qui en ont profité seulement pour satisfaire en dividendes les exigences actionnariales au lieu de revaloriser les salaires et créer de l’emploi, ou bien celles qui dégagent des profits nettement supérieurs à leurs bénéfices. Cette politique de l’aide publique devra engager progressivement le contrôle ouvrier des salarié-e-s sur leur propre entreprise, justement lorsqu’il s’agit de (faire) respecter les critères d’attribution de ces mêmes aides.

 

3) Contraindre les entreprises à des alternatives aux licenciements :

 

Majorer les cotisations chômage employeur sur les emplois précaires ; élargir l’assiette des cotisations et contributions sociales aux primes, stock-options, intéressement (1,3 milliard d’euros de recettes) ; élargir les pouvoirs d’intervention des salariés et de leurs représentants dans leur entreprise, leur groupe, voire leur filière d’activité ; reconnaitre la pénibilité des métiers ouvrant droit à un départ anticipé en retraite.

 

L’explication de la CGT : le système d’indemnisation du chômage ne bénéficie qu’à moins d’un chômeur sur deux. Le chômage des plus de 50 ans touche 810 000 personnes, soit 300 000 de plus qu’en 2008. Mesure spécifique pour les chômeurs en fin de droits, condamnés au RSA après une carrière complète du fait de la réforme des retraites.


Notre lecture : il y a ici un point de désaccord fondamental. Lors de la plupart des licenciements collectifs, les salarié-e-s et leurs représentant-e-s syndicaux opposent un plan alternatif aux licenciements, reposant en général sur un réinvestissement dans la boite. Le tissu industriel français est en effet laissé à l'abandon par les actionnaires, qui préfèrent investir dans des pays à moindre coûts salariaux. Donc les « alternatives aux licenciements » existent bien, mais les actionnaires n'en ont rien à cirer.


La seule contrainte qu'on peut exercer contre les licenciements pour le moment, c'est la lutte des travailleur-se-s. Et c'est là qu'on aimerait entendre un peu plus la confédération. Depuis le début de la crise, elle n'impulse rien et se contente de déclarations floues sur les licenciements, alors qu'il devient urgent de dire NON clairement et d'organiser les travailleur-se-s en conséquence. D'abord en impulsant une solidarité professionnelle et géographique, en popularisant et en faisant converger les luttes contre les licenciements mais aussi contre le chômage, la précarité et les salaires bloqués.


Ensuite, il faut porter des revendications fédératrices contre les licenciements, comme le droit de veto des travailleur-se-s. Nous renvoyons ici à l'article que nous avions publié sur les menaces de fermetures d'usines à PSA.

Concernant maintenant l'élargissement de l'assiette de cotisation aux primes, stock-options et intéressements. Nous sommes en accord avec cette revendication dans la mesure où elle participe bien à une augmentation du salaire socialisé. Pour autant, nous sommes dans l'absolu pour la réintégration de tous ces dispositifs dans le salaire fixe.

En effet, les primes sont en général attribuées à la tête du client, souvent adossées à des « objectifs personnalisés » afin de faire rentrer l'idée que chaque salarié-e est un entrepreneur à lui/elle seul-e. Derrière, il s'agit de monter les salarié-e-s ou les collectifs de travail les un-e-s contre les autres. Nous exagérons sans doute un peu et dans bien des cas, les primes sont fixes et l'objectif est simplement pour l'employeur de s'affranchir de cotisations sociales, mais toutes les dérives sont autorisé-e-s et il faut donc exiger la réintégration des primes dans le salaire fixe.

 

S’agissant de l’intéressement, la perspective est celle du capitalisme corporatif défendu aujourd’hui par Arnaud Montebourg. Or, l’intéressement ne permet pas de sortir du capitalisme et, ce faisant, déroge ainsi aux valeurs salariales de la CGT, puisque l’intéressement amoindrit la force émancipatrice du salaire socialisé.

Enfin, s’agissant des stock-options (dont on rappelle qu’elles ont été introduites en France à l’époque de la gauche plurielle avec Dominique Strauss-Kahn alors ministre de l’économie), il faut purement et simplement les interdire puisqu’elles subordonnent la gestion d’une entreprise non plus sur des critères industriels mais sur la logique strictement financière propre à la rentabilité actionnariale.

 

4. Suppression des exonérations fiscales et sociales sur les heures supplémentaires :

 

Privilégier les créations d’emplois et l’augmentation des salaires.

 

Rappel de la CGT : 186 millions d’heures supplémentaires au 2e trimestre 2011 équivaut à 400 000 emplois en rythme annuel. 3 milliards d’euros de perte de recettes pour la Sécurité sociale.


Notre lecture : Nous sommes complètement d’accord avec cette proposition. On ajoutera, pour l’analyse, que si les heures supplémentaires représentent des milliers d’emplois inoccupés, elles signifient aussi un surtravail qui détermine une augmentation du stress, des accidents de travail et des maladies professionnelles. Ce qui témoignent d’une dégradation des conditions de travail. Et cela, au nom de la promotion néolibérale de la « création de valeur pour l’actionnaire » synonyme de financiarisation de l’économie capitaliste. On peut également faire remarquer qu’exiger des emplois, c’est vouloir continuer à s’inscrire dans la dynamique capitaliste de subordination du travail vivant. C’est d’ailleurs pourquoi le statut des fonctionnaires est ici défendu, ne serait-ce que parce qu’il préfère au moins attribuer la question des qualifications professionnelles aux personnes plutôt qu’aux postes comme dans le privé. Un-e retraité-e comme un-e fonctionnaire, c’est un-e travailleu-r-se reconnu-e dans ses qualifications et ainsi en partie protégé-e de la violence contractuelle de l’emploi. Ce dont nous avons socialement besoin en termes d’exigence, ce n’est pas le plein emploi dont rêve encore la confédération. Ce qu’il nous faut, c’est une société qui libère le travail en le dissociant de la forme emploi qui n’en représente sur le plan capitaliste qu’une traduction appauvrie.

 

5) Stopper les suppressions d’emplois :

 

Orienter les investissements dans le développement industriel, la recherche et la préservation de l’environnement et créer les emplois nécessaires ; stopper la suppression d’un fonctionnaire sur deux et créer de nouveaux postes dans la fonction publique et les services publics, outils de cohésion sociale et d’efficacité économique et sociale.

 

Notre lecture : De même que la lutte concrète contre les licenciements fait défaut de la part de la confédération, comme nous l'avons dit au point 3, ces exigences manquent cruellement de rigueur et de précision. En effet,, c’était la bonne occasion d’évoquer le problème de la précarité, dans le privé tout autant (et peut-être même plus sur le plan quantitatif) que dans le public, dont la résolution réside dans la titularisation générale (s’agissant de postes indexés sur des besoins permanents, c'est-à-dire l'immense majorité) dans le public et la « CDIsation » dans le privé.

 

6) Développer les politiques publiques et les moyens des services publics :

 

Education ; santé ; recherche ; infrastructures…

 

Notre lecture : tout cela est trop facile car trop court, alors que les contre-réformes Chatel, Pécresse et Bachelot notamment détruisent l’école et l’université pour les deux premiers, et les structures de santé publique pour la troisième. Une école ou une santé à deux vitesses, c’est bien la preuve d’une société de classes dont l’antagonisme doit justement être pensé par une centrale syndicale comme la CGT afin de mieux le dépasser. La généralisation, voire l’abstraction concernant ce sixième point, c’est le symptôme d’un recul de la réflexion en termes de lutte de classe, y compris dans les domaines scolaire, universitaire, sanitaire et clinique. Et c’est bien pourquoi les communistes libertaires ont besoin de ce blog pour réaffirmer dans la CGT cette contradiction essentielle au cœur d’une société surdéterminée par l’économie capitaliste, et dont l’actuel durcissement (des riches plus riches entraînant des pauvres plus pauvres) entraîne une vague intolérable de dévastation et de reculs sociaux. La notion même de service public doit être réinvestie dans le double sens d’une démocratisation radicale associant usagers et agents, comme d’une émancipation économique qui devra être effective tant en dehors de la nuée des capitalistes privés que de ce gros capitaliste public que représente l’Etat.

 

 

7) Réformer la fiscalité en profondeur :


Accroître la progressivité de l’impôt sur le revenu et créer de nouvelles tranches pour les hauts revenus ; augmenter l’impôt sur la fortune (ISF) ; supprimer les niches fiscales inutiles selon leur impact économique et social ; soumettre à cotisation tous les revenus sans distinction ; alléger les impôts indirects (TVA) qui pèsent proportionnellement plus sur les plus modestes ; réformer l’impôt sur les sociétés en pénalisant le versement de dividendes et la spéculation pour favoriser l’investissement, l’emploi et les salaires ; revoir la fiscalité locale afin de réduire les impôts et taxes sur les ménages à revenu modeste ; réformer le financement de la protection sociale.

 

Notre lecture : soyons plus précis. Il faudra bien comprendre qu’il faudra totalement substituer aux impôts proportionnels (type TIPP et TVA qui représentent aujourd’hui la moitié des recettes fiscales en France) les impôts progressifs, les plus égalitaires car indexés sur les revenus disponibles des contribuables. « Réformer le financement de la protection sociale » devra aussi signifier l’engagement pour une nette séparation entre revenus salariaux et revenus fiscaux. Ce sont les employeurs (et seulement eux seuls) qui doivent payer la protection sociale de leurs subordonné-e-s, comme ce sont les impôts qui doivent financer le traitement des fonctionnaires. CSG de Rocard et CRDS de Juppé devront donc être abrogées, pendant que le manque à gagner devra être compensé par l’augmentation de l’impôt sur le revenu, le capital, le patrimoine (financier comme non financier), ainsi que sur les sociétés (financières comme non financières). Un jour viendra où, dans la société de l’après-capitalisme, la contradiction entre salaire et impôt sera résolue. 

 

8) Créer un pôle financier public


Etablir un mécanisme de crédits à taux réduits pour financer l’investissement productif : l’emploi, la formation, la recherche, les équipements.

 

Notre lecture : On sait tous que bien des entreprises se sont fait une spécialité de nous faire passer tout et n'importe quoi pour de l' « investissement productif », quitte derrière à délocaliser de l'équipement ou des savoirs achetés par ce biais. L'enjeu est donc bien, avant d'ouvrir le robinet des crédits à taux réduits, de s'assurer que cet investissement productif sera socialement utile. Ce qui signifie concrètement que la production économique doit être mise sous contrôle des travailleur-se-s, seuls à même de s'assurer de l'utilité sociale des investissements. On peut penser dans un premier temps à l'ouverture des livres de compte des entreprises, et dans l'absolu à des conseils de travailleur-se-s décidant dans chaque entreprise où va l'investissement. L'autogestion généralisée quoi !


Mais tout cela s'applique également au secteur bancaire. Revenons à la question du financement et du crédit. La proposition récurrente de « pôle financier public » portée par certaines organisations politiques appelle l’idée que l’Etat rafistole le secteur bancaire par la nationalisation. On sait comment tout cela se termine en général : par des secteurs bien renfloués ensuite vendus au privé avec pour horizon des rentes bien lucratives (rappelons-nous le règne Mitterrand). Un peu de conséquence serait de dire, à l’instar de Bernard Friot, que le financement productif et socialement utile doit être soutenu par l’extension de la cotisation sociale en « cotisation économique », prélevée sur les richesses produites par le travail, et dont les flux seraient ensuite démocratiquement redistribués afin de financer ceux qui, parmi les moyens de production, assurent le mieux-disant écologique et social (voir ici). La cotisation sociale devenue économique entraînerait ainsi une transformation révolutionnaire des rapports de production au terme desquels la société salariale ne signifierait plus la subordination à l’employeur mais l’émancipation des travailleu-r-se-s.

 

En Europe et dans le monde

 

9. Taxer les mouvements spéculatifs de capitaux et éradiquer les paradis fiscaux :

 

Notre lecture : cette neuvième exigence mériterait d'être précisée. Rappelons que si lataxe Tobin a été une des revendications phares du mouvement altermondialiste (en particulier ATTAC) elle a ces derniers temps refait surface dans les bouches d’Angela Merkel et Nicolas Sarkozy. Si l'on ne chiffre rien cela n'engage à rien.


Par ailleurs, une taxe signifie par défaut une acceptation des mouvements spéculatifs de capitaux, alors que c’est l’euthanasie des rentiers qui doit être exigée. Donc une telle revendication ne peut pas être une fin en soi.


Éradiquer les paradis fiscaux est déjà nettement plus radical et approprié au vu de l’urgence sociale actuelle. Sauf que cette éradication serait miraculeuse ou pure hypothèse si elle ne s’inscrivait pas dans un vaste mouvement social (par exemple européen) exerçant une puissante et continue pression auprès des gouvernements.

 

10. Mettre en place un fond européen de solidarité sociale et de développement économique :

 

Création par les états d’un fond, avec le concours de la Banque Centrale Européenne (BCE) pour financer le développement social et économique et réduire les inégalités.

 

Rappel de la CGT : les Etats ont su créer un fonds de 750 milliards d’euros pour sauver les financiers.


Notre lecture : ultime problème. Comment s’adosser à la BCE dont l’existence détermine ultimement l’expropriation des peuples hors de cette prétendue souveraineté dont les Etats auraient été les garants ? La BCE est l’organe européen du capital financier dont les mouvements spéculatifs laminent des sociétés entières (en Grèce bien sûr, mais également au Portugal et en Irlande, en Grande-Bretagne et en Espagne), ainsi prises en otage par des Etats qui volontairement bradent les richesses nationales afin de satisfaire les créanciers. C’est l’abolition de la BCE qui doit être exigée, et avec elle la fin d’une politique monétariste qui a interdit aux Etats de s’autofinancer en passant par leur propre banque centrale. Une politique qui a aussi entraîné la déflation salariale dont la conséquence est, à côté de la hausse de l’endettement des Etats, la hausse de celui des ménages. Si, comme le dit encore Bernard Friot, les sociétés sont en capacité d’extraire de la production annuelle de richesses une cotisation économique susceptible de se substituer aux emprunts bancaires, mêmes les banques (sauf à ce qu’elles aident à l’organisation de la distribution des flux de la cotisation économique) deviennent socialement inutiles. C’est au cœur du chaos que se devine dialectiquement une autre société possible. Ce devrait être là la première exigence…

 

En conclusion, les dix exigences proposées par la CGT souffrent d’être trop abstraites (exigence 6) ou très en deçà du minimum à exiger en regard de la situation actuelle (exigences 3 et 10). Et c’est bien dommage. Il faut aller beaucoup plus loin, déjà sur le principe même des exigences (ce qui est facile tout de même), afin de donner plus de poids et de légitimité au mouvement social. Ce dont nous avons ici grandement besoin s’agissant de contrecarrer la dynamique du moment qui consiste dans toute sa vilenie et sa bêtise à déshabiller Pierre (le salariat) pour habiller Paul (la rente privée et spéculative).


Et ce déshabillage, nommée de manière euphémique « rigueur » ou « austérité », ne signifie pas autre chose que ceci : l’empereur (l’Etat à la rescousse du capital financier) est nu. A nous de lui faire sentir que nous n’avons plus l’intention de l’habiller, et cela sans attendre !

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4 octobre 2011 2 04 /10 /octobre /2011 20:00

L’Apollonide (souvenirs de la maison close)

(2011) de Bertrand Bonello

 

  Dionysos et Apollon vont au boxon

 

« Je propose d’admettre comme une loi

que les êtres humains ne sont jamais unis entre eux

que par des déchirures ou des blessures »

(Georges Bataille, « Le Collège de sociologie », 1939)

 

2918156-1.jpgSi Bertrand Bonello est l’un des cinéastes les plus prometteurs d’une génération qui, apparue à partir du milieu des années 1990, compte des réalisateurs aussi audacieux que Arnaud des Pallières, Philippe Grandrieux ou Bruno Dumont, c’est qu’il pense le cinéma en rapport hétérogène avec d’autres arts que lui-même. En particulier la musique. Musicien classique de formation, ce dernier a dans une autre vie accompagné pendant leurs tournées des chanteurs de variétés françaises comme Françoise Hardy, Carole Laure et Gérald de Palmas, mais aussi des personnages plus singuliers tels Daniel Darc et Elliott Murphy. Dans le même temps, il a commencé à réaliser quelques courts-métrages à chaque fois plus originaux : Juliette + 2 (1994), Le Bus d’Alice (1995) avec Carole Laure, Qui je suis (1996) d’après le texte éponyme de Pier Paolo Pasolini, Les Aventures de James et David (1999), Cindy, The Doll Is Mine (2005) inspiré de l’univers photographique de l’artiste Cindy Sherman et avec Asia Argento, My New Picture (2007) avec Sabrina Seyvecou ou encore Where The Boys Are (2009). My New Picture représente d’ailleurs l’expérience la plus avant-gardiste proposée par un cinéaste ayant conçu le principe d’un disque joué dans une salle de cinéma, pendant que quelques longs plans noirs intercalés entre des images fixant les larmes de sang d’une auditrice inconnue en soutiennent le développement sur l’écran. « Film pour les oreilles » comme l’a dit Bertrand Bonello en s’appuyant sur une citation de Frank Zappa (on pourrait à l’inverse ajouter aussi qu’il s’agit aussi d’une « musique pour les yeux »), My New Picture participe ainsi à reconfigurer la salle de cinéma en en renversant les principes habituels de domination « esthésique » (Paul Valéry). Ce n’est plus l’ouïe à la remorque du regard comme dans la plupart des films qui paresseusement trahissent l’intelligence du cinéma. Mais c’est le regard qui désormais est invité à s’absenter afin de faire lever à partir du creux des oreilles de pures images sonores et caverneuses : « L’œil écoute » comme l’aurait dit Paul Claudel. « Les oreilles voient » aurait pu ajouter Robert Bresson, dont Les Notes sur le cinématographe (éd. Gallimard, coll. « folio », 1975) avancent un principe éclairant la singulière démarche de Bertrand Bonello : « L’œil sollicité seul rend l’oreille impatiente, l’oreille sollicitée seule rend l’œil impatient. Utiliser ces impatiences. Puissance du cinématographe qui s’adresse à deux sens de façon réglable » (p. 63-64). Cette proposition esthétique conviant le spectateur à l’expérience d’une cécité volontaire ouvre ainsi un espace mental à une subjectivité visionnaire, cela à partir de la situation de l’oreille émancipée de sa servilité envers les nécessités objectives du regard. My New Picture doit en conséquence particulièrement s’envisager en rapport avec le troisième long métrage du cinéaste, Tiresia (2003). La référence mythologique provient de l’œuvre pasolinienne déjà empoignée à l’occasion de Qui je suis, pendant que la crevaison des yeux dont est victime le protagoniste ouvre une blessure valant comme un chiasme qui, quelque part entre Vertigo (1958) et Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock, partage en deux les eaux argentiques d’un film orphique. Le regard de la prostituée captive (Clara Choveaux) se transformant en pures visions d’un prophète aveugle et déchiré (Thiago Télès), à la fois victime émissaire et saint adoré, autorise dans le même mouvement l’allégorie voulant qu’un transsexuel d’origine brésilienne devienne une icône chargée en mythologie afin de dissiper la hiérarchie des genres (sexuelles) obscurcissant le monde contemporain. C’est que, parmi toutes les passions de l’artiste pluriel Bertrand Bonello, celle du Deux est peut-être la plus forte, en tout cas la plus structurante esthétiquement. Le titre des courts-métrages Juliette + 2 ainsi que Les Aventures de James et David offre un premier indicateur. S’agissant de Tiresia, ce film, à l’instar de Lost Highway (1996) de David Lynch (cf. Des nouvelles du front cinématographique (40) : Lost Highway de David Lynch) ou Tropical Malady (2004) d’Apichatpong Weerasethakul (cf. Des nouvelles du front cinématographique (34) : Oncle Boonmee, un film dont on se ressouvient en huit photogrammes), manifeste le plus frontalement une esthétique disjonctive, autant reconduite par les champs-contrechamps impossibles de Cindy, The Doll Is Mine (puisque Asia Argento joue dans ce film à la fois la photographe et son modèle), que par la renversante expérience audio-visuelle de My New Picture. Le Deux comme idée directrice se décline ainsi de multiples manières chez ce cinéaste. Par exemple quand deux acteurs différents jouent consécutivement (et non pas alternativement en fonction des séquences comme on le voit dans Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel en 1977) le même personnage de Tiresia, pendant que, dans le même film, un même acteur (Laurent Lucas) joue successivement deux personnages différents. C’est ailleurs la transgression godardienne des séparations prétendument hermétiques entre les genres et les cinémas, qui justifie dans Le Pornographe (2001) le recours à des scènes sexuelles explicites afin de proposer un régime de la représentation cinématographique problématisant à la fois les codes de l’industrie pornographique et la possibilité non-pornographique de figurer à l’écran des actes sexuels. C’est déjà, dès le premier long métrage du cinéaste intitulé Quelque chose d’organique (1998), la division (là encore godardienne) entre les personnages masculin (Laurent Lucas) et féminin (Romane Bohringer), la seconde incarnant un vitalisme libertaire et spontanéiste quand le premier représente de manière antithétique une volonté de calcul et de maîtrise mortifère. Apollon et Dionysos finissaient pourtant par échanger leur rôle respectif jusqu’à atteindre l’indistinction tragique d’un meurtre barbare commis par l’homme apollinien ayant cédé à la jouissance d’un appel dionysiaque sans retour. On retrouvera les puissances du Deux quand, aussi, Bertrand Bonello intercale parmi la réalisation de ses longs métrages le tournage de quelques films courts précédemment mentionnés et tout aussi importants. Dans la même perspective, le cinéaste aime quelquefois se diviser (en réalisateur derrière la caméra et en acteur devant), passant de part et d’autre de la rampe dans ses propres films (le rôle du fidèle ami d’Oreste, son cousin Pylade dans Qui je suis, ou encore un client de la maison close de L’Apollonide). Comme il peut aussi jouer dans ceux de réalisateurs amis. On l’a ainsi vu dans le documentaire Léaud l’unique de Serge Le Péron en 2001, dans le rôle de Steve la libellule dans Lapin intégral de Cécile Rouaud en 2003, dans celui du spectateur parmi d’autres (tous cinéastes) d’un spectacle de théâtre Nô dans Le Pont des arts d’Eugène Green en 2004, et encore dans son propre rôle d’enseignant à la Fémis dans On ne devrait pas exister de l’acteur « harder » HPG en 2006. Pareillement, ses propres compositions musicales, dont l’abstraction « ambient » fait l’objet de quelques concerts dans le cadre du collectif Laurie Markovitch, peuvent aussi accompagner les images du film Les Petits fils d’Ilan Duran Coen sorti en 2004. Le Deux, s’il manifeste un désir trans-disciplinaire que Bertrand Bonello partage avec le rare et explosif F. J. Ossang (cf. Des nouvelles du front cinématographique (45) : Un astre solitaire, F. J. Ossang), inscrit le désir cinématographique du cinéaste dans le prolongement de l’éthique pasolinienne d’une dialectique sans synthèse. Non plus ternaire mais binaire. Interminable et non-réconciliée (cf. Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini. Portrait du poète en cinéaste, éd. Cahiers du cinéma, 1995, p. 46). Le Deux comme dialectique de l’indépassable opposition des inconciliables comme Pier Paolo Pasolini l’affirmait lui-même en 1972 (in Ecrits sur le cinéma, éd. PUL, 1987, pp. 81-82). La cicatrice ne cautérise pas. La blessure ne se referme pas. Le chœur d’Apollon incapable d’encadrer les dithyrambes de Dionysos lacéré comme l’aurait dit Friedrich Nietzsche. « Ma vie ? Mais c’est la vie de ma blessure avant d’être la mienne » clame de son côté le poète Joë Bousquet dans Le Passeur s’est endormi (in Œuvre complète II, éd. Albin Michel, 1979, p. 103). Après le grand moment opaque et cryptique de la crise intérieure représenté par le quatrième long métrage du cinéaste intitulé De la guerre (2008), dont le titre emprunté à Carl von Clausewitz et le récit à Orphée (1950) de Jean Cocteau instruisent une perspective polémologique à partir de laquelle penser à nouveaux frais la question du groupe ou de la communauté, se présente désormais L’Apollonide (souvenirs de la maison close). Prolongeant de ce point de vue le film précédent, le nouveau film de Bertrand Bonello clarifie les enjeux passés en les soumettant au tamis de l’histoire : celle des bordels français « fin de siècle » à la croisée des 19ème et 20ème siècles. Présenté cette année en sélection officielle du Festival de Cannes et reparti bredouille, L’Apollonide (souvenirs de la maison close) propose pourtant l’idéal accomplissement d’un geste esthétique qui réussit ici à agencer les inconciliables tout en préservant leur caractère irréductiblement hétérogène. Embrassant tout à la fois le dedans d’une pratique moderne du cinéma non-oublieuse de son passé et le dehors du rapport avec les autres arts (musique mais aussi peinture, littérature et installation), demandant également quels sont les pouvoirs (d’assujettissement) et les puissances (de subjectivation) déterminant dans le même élan (mais pas dans le même sens) les liens groupaux ou communautaires, et problématisant enfin la question de la domination masculine au travers de la prostitution d’hier considérée à partir de celle d’aujourd’hui, L’Apollonide (souvenirs de la maison close) est le film contemporain par excellence. Contemporain, parce que tellement actuel (l’oppression sociale à l’intersection des rapports de classe et de genre) à force d’être inactuel (le lupanar bourgeois « IIIème République »). On verra à cette occasion que l’exhalaison des poisons baudelairiens de l’inactuelle maison close, si elle enivre le cerveau embrumé de ses actuels nostalgiques, le pourrit aussi.

 

1/ Rêves apolliniens et cauchemars dionysiaques :

 

l_apollonide_souvenirs_.jpgAvant d’être un film, L’Apollonide était le titre d’un drame lyrique de Leconte de Lisle devenu en 1899 (date à laquelle débute la fiction de Bertrand Bonello) un opéra bourgeois grâce aux efforts du compositeur Franz Servais qui, avec la complicité de Franz Liszt, mit vingt ans à achever son entreprise musicale. Le nom d’Apollonide, s’il possède aussi des résonnances autobiographiques (ce serait le nom d’une maison ayant appartenu au grand-père du cinéaste), est une déclinaison directe du nom d’Apollon, le dieu grec du chant et de la poésie comme de la guérison et de la divination. On sait également, depuis les historiens Plutarque et Jules Michelet, que Dionysos, dieu de la vigne et du vin comme de la tragédie et des excès, n’est jamais très loin quand Apollon est là. La distinction ainsi que la complémentarité entre les deux dieux et les sentiments respectifs qu’ils inspirent auront été puissamment conceptualisées avec La Naissance de la tragédie (à partir de l’esprit de la musique), le premier ouvrage de Friedrich Nietzsche écrit en 1872 à l’âge de 28 ans. Tout autant marqué par une passion pour la culture hellénistique dans la continuité du philosophe romantique Friedrich Schlegel, qu’impressionné par la musique postromantique du compositeur Richard Wagner (à qui le livre est d’ailleurs dédié), La Naissance de la tragédie (sous-titré ou Hellénisme et pessimisme dans sa réédition de 1886) propose une vision où, à la suite d’Arthur Schopenhauer, sont affirmés la musique comme affirmation de la volonté et le caractère tragique de la vie comme acceptation immanente du monde tel qu’il est. La tragédie dite « attique » (l’ion-attique était le dialecte parlé par les Athéniens) a, selon le philosophe, longtemps reposé sur la composition de ces contraires que représentent la tendance apollinienne (demandant rationnellement l’ordre et la mesure, la règle et la maîtrise) et la tendance dionysiaque (désirant l’instabilité et l’ivresse, le débord et le délire). Alors que, dans la tragédie conçue à l’époque des guerres médiques opposant les Grecs aux Perses pendant la première moitié du 5ème siècle avant notre ère, la musique et la danse réveillent les puissances (dionysiaques pour les Grecs, bachiques pour les Romains) de la nature, le chœur a pour fonction de neutraliser en les domestiquant, en les harmonisant et en les hiérarchisant. Si les grands auteurs grecs de tragédie tels Eschyle et Sophocle, ainsi que les grands philosophes présocratiques tels Parménide et Héraclite ou encore Empédocle et Démocrite, respectent la composition des inconciliables apollinien et dionysiaque, Euripide sur le plan littéraire et Socrate sur le plan philosophique accomplissent la fin du pessimisme et le début du nihilisme en survalorisant Apollon au détriment de Dionysos dès lors refoulé. Classicisme et optimisme, rationalisme et positivisme représentent alors pour Friedrich Nietzsche les principales plaies d’une métaphysique occidentale dégénérée dans l’imaginaire servile de la pastorale chrétienne qu’il combattra tant par la suite. Jusqu’à la folie sans retour représentée par l’effondrement du 3 janvier 1889 devant le cheval de Turin (il mourra 11 ans plus tard, le 25 août 1900). On l’a compris : l’art est mutilé si le règne d’Apollon s’effectue dans l’absence de celui, antagoniste et complémentaire, de Dionysos. Les faux-frères jumeaux sont des siamois que le classicisme représentatif a voulu séparer, et que la modernité esthétique devra alors ré-unir et suturer, sans pour autant faire l’économie de la violence de la rupture inaugurée par la pensée métaphysique et classique. L’Apollonide (souvenirs de la maison close) propose donc le lieu du retour approprié de Dionysos à partir du moment où les acteurs du bordel, bourgeois venus se divertir sexuellement et prostituées contraintes à se conformer aux rôles prévus pour la bonne tenue du divertissement, oublient ou veulent refouler la terrible réalité. Les verres ont beau pétiller, remplis du meilleur champagne. Le cristal a beau résonner comme si l’on jouait du glass-harmonica (dont un décret de police de 1835 interdisait l’utilisation dans certaines villes allemandes sous prétexte que ses sons rendraient fou ses auditeurs). Les bouches ont beau chantonner la romance de Jean-Pierre Claris de Florian écrite en 1784 disant : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment / Chagrin d’amour dure tout la vie ». Il n’empêche : les relations charnelles, a priori consensuelles, sont en réalité des rapports de domination dont l’ultime forme dissensuelle est offerte par l’horrible lacération du visage de l’une d’entre elles, Madeleine dite « La juive » (Alice Barnole).

 

lapollonide.jpg« C’est l’image de Dionysos recréé par Apollon, sauvé par lui après sa lacération asiatique » écrit Friedrich Nietzsche dans « La vision dionysiaque du monde » (in La Naissance de la tragédie, éd. Gallimard, coll. « folio essais », 1977, p. 294). La tâche d’Apollon ne consiste donc pas à escamoter Dionysos, mais à en recomposer la figure afin de pouvoir le regarder sans mourir brûlé (ou pétrifié à l’instar de Persée qui, muni du bouclier d’Athéna, pouvait lutter contre la Méduse Gorgone). Entre le rêve apollinien et l’extase dionysiaque, se dresse l’intervalle écartant le fantasme d’un phalanstère où hommes et femmes goûteraient en toute égalité aux mêmes plaisirs partagés et la réalité d’une prison dans laquelle les femmes deviennent des objets de consommation pour des hommes venus se payer la marchandise prodiguée par la maîtresse des lieux, Marie-France (Noémie Lvovsky). L’ascension sociale de la tenancière de la maison dite « de joie » (ou de « l’hôtel borgne »), qui a réussi à échapper à la condition prostituée en vivant de la prostitution d’autres femmes plus jeunes qu’elle a recueillies, se monnaie très cher. En violences corporelles comme on vient de le voir, mais également en maladies vénériennes (Julie, surnommée « Caca » et jouée par Jasmine Trinca, meurt de la syphilis, le visage ravagé), mais aussi en avortements clandestins (probablement celui de Samira interprétée par Hafsia Herzi), mais encore en addiction à l’opium (celui de Clotilde incarnée par Céline Sallette). Apollon ne peut masquer plus longtemps l’influence de Dionysos, parce que l’image ne peut être que scarifiée, biface. Le rêve apollinien ne peut que retomber dans l’ivresse dionysiaque. Le luxe familier ne peut que finir dans l’infâme luxure. « L’homme en effet atteint la volupté d’exister dans deux états, le rêve et l’ivresse » explique Friedrich Nietzsche dans son texte « La vision dionysiaque du monde » (opus cité, p. 289). Si Apollon est « le dieu des représentations du rêve (…), l’"Apparent" de part en part » (ibidem, p. 290), « l’art dionysiaque au contraire repose sur le jeu avec l’ivresse, avec l’extase » (idem). Certes, « l’ivresse de la souffrance et le beau rêve ont des mondes divins différents » (ibid., p. 296-297). Mais leur combinaison autorise aussi « de transformer la pensée du dégoût touchant l’horreur et l’absurdité de l’existence en représentations qui permissent de vivre : ce sont le sublime comme contrainte artistique de l’horreur et le ridicule comme soulagement artistique du dégoût et de l’absurde » (p. 300-301). Le ridicule d’une femme excessivement fardée se renverse alors en image sublime quand l’écoulement de ses yeux n’est pas fait de larmes mais de sperme, et quand sa bouche que l’on croyait peinturlurer de rouge à lèvres dégouline de sang. La prostituée blessée par ses « prostitueurs » (comme les nomment les partisan-e-s de l’abolition du système prostitutionnel qui refusent à juste titre autant la stigmatisation policière des prohibitionnistes que le libéralisme aveugle des réglementaristes) : l’image est une icône offerte à la souffrance des femmes en regard de la violence doublement occasionnée par les rapports de classe subsumés sous le règne capitaliste de la marchandise, et par les rapports de genre légitimant la domination masculine à partir de l’idéologie hétéro-patriarcale.

 

l_apollonide_souvenirs_de_la_maison_closAprès l’éjaculation faciale sur l’actrice de cinéma pornographique Ovidie dans Le Pornographe, la crevaison des yeux dans Tiresia et les larmes de sang de l’auditrice de My New Picture (et partout ailleurs tant de larmes versées par les héroïnes de Bertrand Bonello), se renouvelle encore l’épreuve de la défiguration pour laquelle l’aveuglement prend ici la couleur du sperme, et le silence celle du sang. C’est alors une longue généalogie cinématographique du motif de la cicatrice que peut ainsi déplier L’Apollonide (souvenirs de la maison close). De la prostituée balafrée à l’ouverture du western Unforgiven (1992) de Clint Eastwood, à la référence au récit de Victor Hugo L’Homme qui rit (1869) dont l’adaptation en 1928 par Paul Leni avec Conrad Veidt trouve sa version féminine dans The Black Dahlia (2006) de Brian de Palma d’après le roman éponyme de James Ellroy, en passant par toutes les balafres qui scandent l’œuvre de Howard Hawks (« Entre Scarface et Rio Lobo, la balafre n’a fait que changer de joue. C’est un peu d’écriture sur le visage des femmes qui apporte – aveu tardif – la preuve que les hommes ne les aiment pas » écrivait à juste titre Serge Daney dans son article « Vieillesse du même » in La Rampe, éd. Cahiers du cinéma / Gallimard, 1996 [1983 pour la première édition], p. 36). On n’oubliera évidemment pas d’inclure dans cette série le rictus figé et maquillé du Joker, dans le film de Tim Burton (Batman en 1989) comme dans celui de Christopher Nolan (The Dark Night en 2008) adaptés des bandes dessinées Detective Comics (DC), et dont la « femme qui rit » du film de Bertrand Bonello propose une variante féminisée. On songe en passant au texte de Jean-Louis Schefer consacré à ce personnage et tiré de son ouvrage Du monde et du mouvement des images (éd. Cahiers du cinéma, 1997). Une séquence du film de Tim Burton analysée par l’auteur montre, en parodiant une séquence semblable dans A Clockwork Orange (1971) de Stanley Kubrick, la bande du vilain bombardant de couleurs fluorescentes les grands tableaux de la peinture occidentale. Seul en réchappe Figure avec viande (1954) de Francis Bacon parce que le Joker dit y reconnaître un ami. Jean-Louis Schefer comprend dans cette alliance du sourire et de la viande martyrisée le symptôme d’un malaise propre à notre civilisation : celui d’« une maladie de la communication, c’est-à-dire toute la communication, vendue comme culture » (p. 91). Au terme de cette généalogie de la cicatrice, L’Apollonide (souvenirs de la maison close) peut affirmer que sa brutale apposition, à même le visage iconique de la « femme qui sourit », marque la violence avec laquelle les hommes exercent, signent leur pouvoir sur les femmes qu’ils assujettissent. La jouissance imaginaire des spectateurs se soutient de la souffrance réelle de l’héroïne fictionnelle. Une femme « balafrée, écrite, donc utilisable » (Serge Daney, idem), c’est une femme chosifiée et consommable. Consumée et détruite. Femmes qui pleurent dans la quasi-totalité des films de Bertrand Bonello (et particulièrement dans My New Picture). Femme au corps morcelé comme dans Quelque chose d’organique. Femme captive aux yeux crevés comme dans Tiresia. Femme au sourire élargi et aux yeux gonflés de sperme désormais. Une phrase renversant un aphorisme présent dans Nouvelle Vague (1990) de Jean-Luc Godard dit dans L’Apollonide (souvenirs de la maison close)que « les hommes ont des secrets alors que les femmes ont des mystères ». Si les larmes des femmes sont souvent mystérieuses chez ce cinéaste, le secret masculin en revanche crève les yeux. Le rêve apollinien des hommes aura trop souvent été le cauchemar dionysiaque des femmes. La cicatrice est le réel de la rançon arrachée aux femmes par des hommes aiguillonnés par le fantasme d’une totale jouissance. Sauf que les hommes fantasment plus qu’ils ne jouissent. Et ce « moins-de-jouir » (nous renversons ici le concept de « plus-de-jouir » de Jacques Lacan) ne doit pas pour eux autoriser les femmes à perdre leur sourire censé signifier la reconduite fantasmatique d’une jouissance masculine qui serait enfin atteinte.

 

2/ La passion de l'hétérogène :

 

L'usage, dans L'Apollonide (souvenirs de la maison close), du format large 1.85 : 1 consiste dans la possibilité de filmer ensemble deux personnages qui ne vivent pas dans le même monde affectif. Le client et la prostituée ou bien celle qui est triste et celle qui est gaie filmés dans le même plan induisent des images comme pliées en leur milieu. Le spectateur se trouve alors divisé, déchiré entre deux états que rien ne vient concilier. Le Deux, c'est donc d'abord et avant tout l'hétérogène. Revenons ici momentanément sur Tiresia. Dans le même film, Bertrand Bonello envisage le motif du double à partir d'une perspective figurative redoublée (deux acteurs jouent consécutivement le même personnage, tandis qu'un seul acteur interprète successivement deux personnages différents). La dualité brisant l'homogénéité figurative est reprise dans Cindy, The Doll Is Mine où Asia Argento incarne de part et d'autre du champ-contrechamp la photographe (brune naturelle) et son modèle (blonde artificielle). « Le terme même d'hétérogène indique qu'il s'agit d'éléments impossibles à assimiler et cette impossibilité qui touche à la base l'assimilation sociale touche en même temps l'assimilation scientifique » a écrit en 1933 Georges Bataille dans un article intitulé « La structure psychologique du fascisme » paru dans la revue La Critique sociale (La Structure psychologique du fascisme, éd. Lignes, 2009, p. 16). A l'instar de la prostituée transsexuelle de Tiresia dont le changement de sexe paraît beaucoup mieux admis à l'époque antique des récits mythologiques racontant les déboires du devin de Thèbes, les filles de L'Apollonide (souvenirs de la maison close) se retrouvent frappées du sceau de l'hétérogène dont l'ultime matérialisation se présente sous la forme monstrueuse de la défiguration (visage balafré par le couteau ou ravagé par la syphilis). Il ne s'agit plus avec le nouveau film de Bertrand Bonello de penser à nouveaux frais le sacré (« forme restreinte par rapport à l'hétérogène », Georges Bataille, op. cit., p. 18) sous les auspices d'une dualité « en deux classes opposées pures et impures » (ibid., p. 26) dont souffre le personnage clivé de Tiresia, glorieux et déchu, pute et devin, saint et martyr, icône et cliché aussi. L'impureté fondamentale qui, telle une toile d'araignée gluante, a saisi le groupe des filles de la maison close ne se comprend dans L'Apollonide (souvenirs de la maison close) que parce que l'organisation sociale d'alors les a cantonnées dans le rôle de viles pourvoyeuses de plaisirs sensuels. La dernière frontière du sacré dans les sociétés sécularisées et désenchantées parce qu'elles sont des sociétés étatisées et marchandes, demeure bien le sexe marqué par la souillure et l'impureté qui seraient seulement supportées par les femmes (cf. Des nouvelles du front cinématographique (38) : Répulsion (1964) et Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski). Georges Bataille rappelle d'ailleurs dans son texte d'une part que le sacré décliné dans sa classe d'objets impurs comprend le sang menstruel, et d'autre part que le mot de « sacer » (dont le philosophe Giorgio Agamben tire aujourd'hui de nouvelles conséquences politiques : cf. Des nouvelles du front cinématographique (48) : Essential Killing de Jerzy Skolimowski) a été employé durant le Moyen Âge pour désigner les maladies honteuses comme la syphilis (idem). C’est la maladie dont meurt Julie dit « Caca ». Et le surnom de cette dernière à qui l'on demande à table de ne pas en expliquer les raisons, par-delà son usage pervers (et digne de Luis Buñuel) à destination d'un spectateur alors contraint de recourir à son propre fonds fantasmatique afin de comprendre l'attribution d'un tel sobriquet, manifeste la chaîne des homologies structurales articulant les catégories de la femme et de l'excrément, de l'animal et du sang, de la nature et du sexe. Pourtant, comme le rappelle l'historien Alain Corbin dans son étude magistrale de la prostitution pendant les deux derniers siècles, « à la différence du vagabondage et de la mendicité, la prostitution ne constitue pas un délit (…) ; les prostituées ne sont donc justiciables comme telles, ni d'un tribunal de simple police, ni du tribunal de première instance » (Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution aux 19e et 20e siècle, éd. Aubier-collection historique, 1978, p. 152). Pourquoi ? C'est que la logique gouvernementale présidant aux activités de prostitution est à ce moment-là réglementariste, prescrivant sur le modèle disciplinaire et carcéral analysé par Michel Foucault dans Surveiller et punir. Naissance de la prison (éd. Gallimard, coll. « Tel », 1975), l'enfermement des infâmes prostituées à une époque de grande « anxiété biologique » (Alain Corbin, op. cit.) où l'amour vénal était considéré comme le véhicule des pires fléaux sociaux, de l'alcoolisme à la dégénérescence raciale. A la croisée des quadrillages marchand (la tenancière faisant régulièrement un état de ses comptes) et étatique (la lettre protectrice du préfet lue par cette dernière), familial (la nouvelle arrivante Pauline mandatée par sa mère) et médical (la visite gynécologique du médecin) voire scientifique (la lecture par Samira d'un ouvrage de physiognomonie), se dressent donc les maisons closes. En tant qu'elles sont des « hétérotopies » comme l'aurait dit Michel Foucault, ces maisons sont des espaces quadrillés et « absolument différents », des « contre-espaces » qui sont des « utopies localisées » dans lesquelles leurs occupantes ont pour fonction sociale d'incarner dans la plus grande et la plus hypocrite des invisibilités l'infamie des plaisirs charnels destinés à la consommation sexuelle des bons bourgeois de Paris (cf. Le Corps utopique, suivi de Les Hétérotopies, éd. Lignes, 2009, p. 24). De l'hétérogène à l'« hétérotopie », c'est une même coupure inclusive-exclusive qui subordonne les corps inclus-exclus de la maison dite « de tolérance » sur le partage dichotomique d'une sensibilité réglée selon les imaginaires dominant l'époque. Une même coupure distingue la respectabilité de l'abjection, sépare l'acceptable et l'inacceptable, hiérarchise les formes de visibilité en en surexposant certaines pour mieux en refouler d'autres : c'est cette balafre, sociale et sanglante, qui écarte l'homogène (les uns relevant du groupe de la bourgeoisie masculine) de l'hétérogène (les autres appartenant au groupe du prolétariat féminin). S'il y a des « autres », qui sont les « uns » demande aujourd'hui Christine Delphy (in Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?, éd. La Fabrique, 2008) ? « Or qu'est-ce que l'autre-différent sinon le dominé ? » demandait déjà hier sa camarade Monique Wittig (in La Pensée straight, éd. Amsterdam, 2007, p. 58).

 

incine-vous-offre-place-pour-apollonide.« Avec la maison close, on a une hétérotopie qui est en quelque sorte assez naïve pour vouloir réaliser une illusion » note encore Michel Foucault (op. cit., p. 35). Après le salon de coiffure du court-métrage Les Aventures de James et David, après la maison isolée en périphérie de Paris dans la première partie de Tiresia, après le hangar servant de plateau pour les mises en scène photographiques de Cindy, The Doll Is Mine, après le studio d'enregistrement de My New Picture, après le cercueil anticipant le château orphique dans la forêt du film De la guerre, L'Apollonide (souvenirs de la maison close) propose donc un nouveau lieu fermé, un nouveau dedans « hétérotopique » à l'intérieur duquel peut se déployer un labyrinthe susceptible d'accueillir les souvenirs hétérogènes d'une certaine histoire du cinéma moderne. On ne reviendra pas sur la généalogie cinématographique du motif de la cicatrice précédemment établie. On insistera désormais sur le caractère hétérogène d'un film à la fois sensuel et conceptuel, relevant tout à la fois de la chronique sociale et de l'installation d'art contemporain. Un véritable « film-cerveau » dans le méandre des couloirs duquel s'entrecroisent Faces (1968) de John Cassavetes (pour les photographies granuleuses et en noir et blanc du générique-début) et Belle de jour (1966) de Luis-Buñuel (pour le lupanar plié autour du secret d'inavouables fantasmes masculins), Oedipe roi (1967) de Pier Paolo Pasolini (pour le court-circuit historique final projetant dans le monde contemporain le personnage de Clotilde) et Les Fleurs de Shanghai (1998) de Hou Hsia-Hsien (pour sa maison de courtisanes tout en plaisirs languides et effluves opiacées), Souvenirs de la maison jaune (1989) de João César Monteiro (pour le titre dostoïevskien désignant le lieu où la maladie poussait un homme à faire de son impuissance sexuelle le support utopique d'une érotique sublime) et Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick (pour sa partouze peuplée de fantômes blafards dignes d'un carnaval peint par James Ensor). Bien sûr le bordel parisien tenu par Marie-France ressemble un peu au bordel de La Nouvelle-Orléans en 1917 dans La Petite (Pretty Baby) tourné par Louis Malle en 1978. Bien sûr aussi  l'usage du split-screen, probablement revenu des films de Brian de Palma réalisés pendant les années 1970, instruit ici une vision fractale (quatre plans simultanés) qui combine l'idée de (caméra de) surveillance (policière) avec celle de cicatrice éclatant l'unité symbolique de l'écran. Remarquable est bien la manière dont Bertrand Bonello sait, sans forcer, accueillir les rémanences de films dont il organise l'agencement cinéphile sous la forme d'une constellation venant doubler en positif la toile gluante des rapports sociaux dans laquelle se débattent les héroïnes. On pourrait également citer la seule séquence se déroulant à l'extérieur de la maison close (à l'exception de la fin), baignant dans une atmosphère joyeuse et une chaude lumière renoirienne (on pense bien sûr au Déjeuner sur l'herbe de 1959 inspiré d'une toile éponyme peinte par Edouard Manet entre 1862 et 1863) qui rend d'autant plus sensible le caractère fermé du lieu dirigé par Marie-France. On pourrait encore se réjouir de la façon dont le cinéaste hybride le souvenir de deux films de Jacques Tourneur (Cat People en 1941 et Leopard Man en 1943) afin de montrer comment les femmes, symboliquement associées à la naturalité et l'animalité (une panthère noire nommée Vuitton, comme le créateur d'une ligne d'articles de luxe, ronronne dans le salon de la maison), peuvent ensemble recouvrer une puissance de contestation destructrice en lâchant le fauve sur le corps du pervers (Laurent Lacotte) revenu sur les lieux de son crime (la balafre sur le visage de Madeleine). Comme si le hérisson écrabouillé de Tiresia connaissait une forme de rédemption symbolique sous la forme d'un fauve dont les feulements menaçaient déjà le héros de De la guerre dans un rêve hybridant les souvenirs de Apocalypse Now ! (1979) de Francis Ford Coppola et de Tropical Malady d'Apichatpong Weerasethakul. Dans les deux cas, l'image de l'animal comme extension de la toison pubienne se retourne désormais contre ceux qui s'amusaient à l'imaginer ainsi : Apollon rêvassait, et Dionysos le réveille brutalement en lui rappelant à quel point son rêve est un cauchemar (auto)destructeur. Dans Tiresia, on note rétrospectivement aujourd'hui une proximité, surtout dans sa première partie, avec le polar Mygale (1984) de Thierry Jonquet dont s'est inspiré La Piel que habito de Pedro Almodovar sorti cet été. Lors de sa sortie en 2003, le film de Bertrand Bonello semblait plus nettement partager une grande proximité avec La Captive (2000) de Chantal Akerman d'après La Prisonnière (1925) de Marcel Proust. Dans tous les cas, un homme met au point un système de captivité afin de conserver près de lui l'objet de son désir. Dans tous les cas (sauf dans le roman de Thierry Jonquet dont se sépare intelligemment Pedro Almodovar), l'homme échoue dans sa volonté de contrôle et la femme, même violentée, lui glisse entre les mains ou disparaît hors-champ. On ne peut pas aujourd'hui, en regard de L'Apollonide (souvenirs de la maison close), ne pas penser à Vénus noire (2010) d'Abdellatif Kechiche (cf. Des nouvelles du front cinématographique (37) : Vénus noire d'Abdellatif Kechiche). Le dernier film du cinéaste, qui a révélé avec La Graine et le mulet (2007) l'actrice Hafsia Herzi que l'on retrouve ici dans le rôle de l'algérienne Samira, montrait une femme originaire d'Afrique du sud, Saartjie Baartman, captive au début du 19ème siècle des dispositifs spectaculaires qui, des baraques foraines londoniennes aux salons mondains parisiens pour finir dans les ruelles de la prostitution et sur la table de dissection du naturaliste Cuvier, manifestaient une dynamique d'assujettissement doublement déterminée par les rapports sociaux de genre et de race. Selon les propres dires de l'auteur de L'Apollonide (souvenirs de la maison close), le film d'Abdellatif Kechiche est un film impressionnant, mais qui souffrirait de manquer de contrepoints lui donnant ainsi un caractère plus dialectique. C'est que Vénus noire est un film profondément naturaliste qui repose sur un principe de durée entropique induisant l'épuisement de son personnage afin de neutraliser tout voyeurisme. Le film de Bertrand Bonello propose quant à lui une manière plus conceptuelle où l'éclatement des points de vue (la multiplicité des personnages autant féminins que masculins, la lecture documentaire de textes réels ponctuant la fiction, les effets de style cassant l'homogénéité attendue dans le cadre académique d'une reconstitution historique) permet de rendre sensible l'origine de la fatigue de ses héroïnes. « Je suis tellement fatiguée que je pourrais dormir mille ans » affirment-elles d'emblée de façon baudelairienne, et en répétant la même phrase lancinante à plusieurs reprises. Si la stratégie de l'épuisement de Vénus noire permet à son auteur de tenir l'unité structurale du sexisme et du racisme de part et d'autre des pratiques populaires et des sciences promues par la bourgeoisie alors triomphante, la politique de la fatigue déployée par L'Apollonide (souvenirs de la maison close) renseigne sur un sexisme suranné et inactuel (agrémenté de quelques pointes de racisme, de Samira représentant la première colonie française à Madeleine dit « La Juive ») dont notre actualité persiste pourtant à être hantée. Notamment quand se font entendre aujourd'hui les nostalgiques de la réglementation proposée par les maisons closes jusqu’à leur abolition en 1946, et qui peuvent tranquillement compenser la lenteur législative française en allant frayer dans les « salons érotiques » de Suisse ou de Belgique.

 

3/ Les masques du fantasme :

 

la.jpgEn regard de la série télévisée Maison close (2010) créée par Jacques Ouaniche et produite par Canal +, dont le traitement de la vie de trois femmes travaillant dans le bordel parisien « Le Paradis » en 1871 débouchait sur le double écueil du voyeurisme (une insoutenable séquence de viol) et du moralisme (le naturalisme glauque du lieu), L'Apollonide (souvenirs de la maison close) réussit à dépasser les contradictions d'un regard hypocrite parce qu’il se voudrait à la fois complaisant et culpabilisant. Bertrand Bonello multiplie ainsi les parades formelles afin de neutraliser toute forme de complaisance ou de culpabilisation. La fameuse séquence de la lacération du visage de Madeleine survient assez rapidement dans le film, en clôturant sa première partie, de telle façon que ce rappel de la tendance dionysiaque au cœur du cadre apollinien ne cessera plus de hanter le film. Le rêve inaugural de « La Juive », qui trouvera sa réalisation à la fin du film quand des larmes de sperme couleront de ses yeux le long de ses joues, induit un biais apollinien qui sera redressé dans l'intempestif et imprévisible réel de la balafre. La mémoire de cette blessure, dont on découvre d'abord le résultat, revient deux fois quand Madeleine se rappelle le moment précédant son agression (d'abord la ligne flashée de la coupure, ensuite l'horrible son du couteau cognant dans sa bouche contre ses dents). Entre ces deux retours, c'est une peur constante qui alors accompagne autant les jeunes femmes lors de la montée dans les chambres que les spectateurs des mises en scène fantasmatiques des clients, dont on craint à chaque fois un horrible dérapage barbare. La musique atonale et métallique composée par le cinéaste, l'étrange atmosphère d'espaces confinés et pliés entre l'obscurité des arrière-plans et une lumière crue et blafarde dans les avant-plans, ainsi qu'une sensation de claustrophobie déterminée par l'agencement de tentures, de miroirs et de tableaux participent à entretenir un sentiment d'insécurité qui lie prostituées et spectateurs. Cette forme anxiogène, pouvant faire lointainement faire écho au huis-clos sadique de Salo ou les 120 journées de Sodome (1975) de Pier Paolo Pasolini, sèche rapidement toute envie de se rincer l'œil. En même temps que la révélation d'une autre coupure, séparant ceux qui s'abandonnent en toute cécité dans la mise en place de tableaux fantasmatiques et celles qui ne peuvent jamais oublier la contrainte qui est la leur dans le ludisme charnel contractuellement exigé par leur client, manifeste ultimement les impasses du type de relations sexuelles que pouvaient alors abriter les maisons closes. Ici, pour reprendre la fameuse formule de Jacques Lacan, « il n'y a pas de rapport sexuel ». Alain Badiou dit la comprendre de la façon suivante lors d'un entretien avec Nicolas Truong : « Il y a la médiation du corps de l'autre, bien entendu, mais en fin de compte, la jouissance sera toujours votre jouissance. Le sexuel ne conjoint pas, il sépare. Que vous soyez nu(e), collé(e) à l'autre, est une image, une représentation imaginaire. Le réel, c'est que la jouissance vous emporte loin, très loin de l'autre. Le réel est narcissique, le lien est imaginaire. Donc, il n'y a pas de rapport sexuel, conclut Lacan » (in Eloge de l'amour, éd. Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2009, p. 23). C'est peut-être ce qui a momentanément perdu Madeleine : le fait de croire aveuglément que le rapport asymétrique avec son client favori induisait peut-être une relation sentimentale pouvant déboucher sur sa sortie utopique hors de l'établissement. Là où le pouvoir masculin s'établit sur l'ignorance aveugle des mécanismes objectifs de ses fantasmes, la puissance féminine résiderait alors dans la nécessaire connaissance instructive du fantasme des clients. « L'actualisation forcée dans la réalité sociale elle-même du noyau fantasmatique de mon être est peut-être la pire et la plus humiliante forme de violence » explique Slavoj Zizek (in Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le demander à Hitchcock, éd. Capricci, 2010, p. 129). Le fantasme de Madeleine souriante de l'issue de secours sentimentale qu'elle croit deviner dans la relation avec son client favori vient buter sur le réel de la cicatrice, quand les pulsions barbares de ce dernier se retournent contre lui sous la forme d'un lâcher de fauve initié par la communauté des femmes vengeant ainsi leur amie mutilée. Apollon pervers lacéré par Dionysos vengeur.

 

apollonide.jpgUne autre façon de procéder pour Bertrand Bonello est, comme dans la séquence du Pont des arts d'Eugène Green dans laquelle il apparaît, de multiplier la présence d'acteurs qui sont aussi des réalisateurs. On note déjà la présence, dans De la guerre, de trois acteurs qui sont aussi des réalisateurs : Mathieu Amalric (dans le rôle du double fictionnel du cinéaste), Asia Argento (dans le rôle de la maîtresse des lieux) et Michel Piccoli (dans le rôle d'un obscur gourou rappelant lointainement Marlon Brando dans Apocalypse Now !). C'est, dans L'Apollonide (souvenirs de la maison close), le cas de Noémie Lvovsky dans le rôle de la tenancière du bordel. C'est également le cas de Jacques Nolot (disons ici que c'est à chaque fois une bonne nouvelle de retrouver vivant un immense artiste dont la séropositivité menace continuellement l'existence), de Xavier Beauvois, Pierre Léon, Vincent Dieutre, Damien Odoul... et du cinéaste lui-même, tous se présentant donc sous les traits de clients bourgeois amateurs de « filles de joie » réquisitionnées pour alimenter leurs délires pervers. Comment alors ne pas reconnaître le bordel comme « contre-espace hétérotopique » (Michel Foucault) à mi-chemin du théâtre (le salon) et du cinéma (les chambres où se projettent les films pornographiques des clients) à l’époque tout juste inventé ? Tel client (joué par le suave Louis-Do de Lencquesaing) se prend pour Gustave Courbet afin d'examiner interminablement le sexe des femmes. Tel autre est amateur de bain de champagne, tel autre de marionnette vivante (prolongeant la série des automates, du divin de Tiresia à la poupée photographiée de Cindy, The Doll Is Mine), tel autre encore d'exotisme japonais. Toutes les fois, il faut un regard derrière un miroir sans tain jeté par la maîtresse des lieux pour manifester la division constitutive (dionysiaque) du sujet en tant qu'il est un « agent incapable d'assumer le cœur même de son expérience intérieure » (Slavoj Zizek, op. cit., p. 128). Si l'on voit bien les choses, elles ne sont jamais vues du point (aveugle) où elles nous regardent. Nous regardons moins que nous sommes regardés : « le regard est au dehors » dit Jacques Lacan (cité par Slavoj zizek, ibid., p. 121). Voilà ce qu'exemplifie l'usage du masque déjà prégnant dans De la guerre, autant hérité ici de la peinture expressionniste de James Ensor que de Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick inspiré par ce peintre. « Tout est masque, chez Nietzsche » affirme Gilles Deleuze (in Nietzsche, éd. PUF, 1965, p. 10), puisque sa conception du Moi n'est pas moniste et unitaire mais éclatée en multiples perspectives. Quant à Michel Foucault, il affirme que « le corps aussi est un grand acteur utopique, quand il s'agit des masques, du maquillage et du tatouage [qui le font entrer] en communication avec des pouvoirs secrets et des forces invisibles » (in Le Corps utopique..., ibid., p. 15). Si les femmes résident du côté dionysiaque du mystère et les hommes du côté apollinien du secret, c'est au fond parce que les premières n'ignorent pas, contrairement aux seconds, le caractère fallacieux et raté de l’acte sexuel configuré par le dispositif du bordel. Et celles qui se laissent malgré tout tromper par l’imaginaire fantasmatique des dominants finissent réellement abusées, dans leur chair blessée (la scarification de Madeleine, la syphilis de Julie, l'avortement de Samira) ou dans leur esprit aliéné (Clotilde). Le mystère des femmes, c'est ce qu'elles savent du pauvre secret des hommes. Le secret des hommes, c'est qu'ils ignorent ce qu'elles n'ignorent pas. Le pouvoir des uns signifie toujours leur impuissance, quand l'impouvoir des autres représente aussi leur puissance (cf. Des nouvelles du front cinématographique (60) : figures de l'impouvoir dans Melancholia et Habemus Papam). « Qu'est-ce alors que le fantasme dans sa forme la plus élémentaire ? Le paradoxe ontologique, le scandale même, du fantasme réside dans le fait qu'il subvertit l'opposition ordinaire du ''subjectif'' et de l'''objectif'' » (Slavoj Zizek, ibid., p. 125). Le délire subjectif des hommes se révèle bien dans l'objective subordination des femmes. Les rêves d'Apollon persistent à demeurer les cauchemars de Dionysos. Le masque sert donc ici à exemplifier l'image biface suturant, dans le film de Bertrand Bonello, tous les inconciliables dont il est électrisé. Comme il autorise le glissement empathique grâce auquel le regard des femmes bien sûr mais aussi des hommes dans le salle de cinéma peut dés lors épouser celui des femmes sur l'écran, tant est grande leur (et notre) peur partagée de la lame (qui, en tranchant la bouche de l'une d'entre elle dans l'image, tranche l'œil pour tous les autres devant l'image). « La condition du spectateur est celle d'un sujet qui ne cesse de changer de place » avance justement Marie-José Mondzain inspiré par Jean-Luc Godard (in Homo spectator, éd. Bayard, 2007, p. 181). Savoir changer de place, c’est savoir aussi expérimenter un changement de genre (sexuel) déjà initié par le personnage éponyme de Tiresia, comme par Bertrand Bonello lui-même quand il donne des concerts sous le nom de Laurie Markovitch.

 

4/ Le pont des arts :

 

154x114_iLyROoafz_4A_2_kew1304950168.jpgOn a précédemment souligné la posture transdisciplinaire d'un artiste qui, entre la musique, le cinéma et l'art contemporain, autorise également d'étranges changements de genre. Du point de vue du public, le regard masculin peut imaginairement épouser le regard féminin dans la fiction, comme Bertrand Bonello musicien peut devenir un collectif féminin sous le nom de Laurie Markovitch. Autre masque. Gilles Deleuze rappelle dans son Nietzsche que le philosophe, dont l'énorme moustache était aussi un masque, se félicitait de ses petites oreilles qu'il considérait « comme un secret labyrinthique qui mène à Dionysos » (ibid., p. 11). Ambiances sonores caverneuses ou métalliques, souvent lancinantes et angoissantes, parfois vaguement extrême-orientales, les musiques composées par le cinéaste prolongent dans le labyrinthe sonore de nos oreilles un dédale visuel à l'intérieur duquel les cinéastes en chair et en os rencontrent les spectres d'une cinéphilie obsessionnelle. Quelquefois, des anachronismes musicaux rappellent la force contemporaine d'un film résidant de façon instable sur la brèche entre actuel et inactuel. Ce sont ainsi Nights In White Satin du groupe The Moody Blues (1967) et Bad Girl (1967) du bluesman Lee Moses qui, joués au moment du tournage, peuvent inspirer des dithyrambes au cours desquels les larmes troublantes des héroïnes sont peut-être aussi celles des actrices, éclairant à nouveau le caractère biface des images du film, d'hier et d'aujourd'hui, fictionnel et documentaire,. Dans sa vision philosophique du cinéma, Alain Badiou considère que « le septième art emprunte aux six autres ce qui en eux est le plus explicitement destiné à l'humanité générique » (in Cinéma, Nova éditions, 2010, p. 381). Insistant sur la question de la musique au cinéma, ce dernier précise que « la musique (…) est aussi une organisation distanciée du temps. On peut dire très simplement que la musique fait entendre le temps, tandis que le cinéma fait voir le temps » (idem). Nous citions dans notre introduction Robert Bresson évoquant les impatiences respectives de l'œil et de l'oreille quand ils étaient sollicités isolément l'un de l'autre. Que l'art du cinéma puisse donner à voir le temps en proposant les images de sa perception, et, pour avoir réussi à incorporer l'art de la musique dans son champ d'exercice, qu’il puisse également donner à entendre le temps : voilà ce que Bertrand Bonello a compris en suivant la ligne esthétique selon laquelle l'art du cinéma, en tant qu'il est ontologiquement impur, propose des « situations optiques et sonores pures » (Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, éd. Minuit, coll. « critique », 1985) susceptibles de toucher dans le regard à ce qu'on ne peut voir (le fantasme) et atteindre dans l'ouïe ce qui ne peut s'entendre (le réel de la souffrance). Au-delà des arts du cinéma et de la musique, le cinéaste convoque d'autres références dans son cabinet de curiosités cinématographiques. Evidemment on trouvera quelques beaux objets appartenant à la littérature. On a déjà cité les noms de Charles Baudelaire et Marcel Proust, on aurait pu également ajouter le romancier symboliste Joris-Karl Huysmans. Auteur en 1884 du célèbre A rebours qui marque une rupture avec le naturalisme d'Emile Zola naguère défendu contre ses critiques, le roman décrit les « plaisirs artificiels » du personnage de Des Esseintes, dandy décadent qui a inspiré le personnage de Jean de Dieu des films de João César Monteiro (La Comédie de Dieu réalisé en 1995 était cité dans Le Pornographe). Celui-ci soigne sa « taedium vitae », autrement dit sa fatigue de la vie pour reprendre la formule de Sénèque, en multipliant les expériences artificieuses visant au dépassement de sa petite nature héritée. Le personnage de Terranova dans Tiresia, parlant de bouquet de roses pleins d'épines aux odeurs artificielles plus enivrantes que les vraies, et cueillant parmi les « fleurs du mal » du Bois de Boulogne le personnage de Tiresia, est bien un avatar contemporain du personnage de Des Esseintes. L'Apollonide (souvenirs de la maison close) possède effectivement le charme, voluptueux et vénéneux, de l'époque symboliste, même s'il n'oublie pas de rompre le sortilège du champagne et du cristal conjugués en traçant la ligne tranchante reliant le son métallique des pièces de monnaie à celui de la lame du client pervers. Surtout, la référence insolite à La Guerre des mondes (1898) de H. G. Wells semble ici dotée de la plus grande pertinence. On entend effectivement, parmi les rumeurs et les bourdonnements dont est riche la bande sonore, un homme faisant, la plupart du temps hors-champ, le résumé d'un roman original dont il ne dit pas le titre, et qui raconte l'extermination du genre humain accomplie par des extra-terrestres, seulement empêchés dans leur funeste entreprise par un microbe qui finira par avoir raison d'eux. La maladie qui tue certains et dont réchappent d'autres qui en sont immunisés offre déjà la belle et terrible métaphore de la syphilis dont meurent les « filles de joie » comme Julie, quand elle n'affectera pas son client le plus fidèle interprété par Jacques Nolot au nom du fait que, dans sa famille, on ne peut décemment mourir d’une telle maladie. L'intellectuel suédois Sven Lindqvist explique, dans son ouvrage intitulé Exterminez toutes ces brutes. L'odyssée d'un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide e

uropéen (éd. Serpent à plumes, 1998, pp. 100-108) à quel point la présence critique du colonialisme est autant partagée par l'auteur du livre de science-fiction H. G. Wells que par Joseph Conrad rédigeant sous la forme d'un feuilleton Au cœur des ténèbres en 1899. Même si cette présence critique connaît aussi ses limites idéologiques puisqu'elle s'enracine du dedans même de l'impérialisme (cf. Edward Said, Culture et impérialisme, éd. Fayard / Le Monde diplomatique, 2000). Le dehors du bordel tenu d'une main de fer gantée de velours par Marie-France, ce sont donc aussi les effroyables menées coloniales à l'époque de la concurrence impérialiste, en Afrique de l'ouest notamment, entre la France et la Grande-Bretagne. Et la présence de Samira résulte bien de la politique coloniale française. L'historien Alain Corbin ne rappelle-t-il d'ailleurs pas que les prostituées d'origine maghrébine utilisaient la métaphore du « pénis du gouvernement » pour évoquer le spéculum du contrôle sanitaire (ibidem, p. 134) ? L'extermination des racisés accomplie par le monde occidental (mais pas seulement) n'aurait-elle pas été doublée d'une violence quasi-génocidaire envers les femmes, victimes d'un certain régime social les vouant de multiples façons à l'exception et la vie nue de l’« homo sacer » (Giorgio Agamben) ? Le « gendercide », ce néologisme conçu en 1985 par Mary Ann Warren dans un ouvrage intitulé Gendercide. L'implication de la sélection sexuelle qui analyse les occurrences historiques d'un génocide au travers de la question du genre et de la domination des femmes, est aussi ce spectre qui hanterait, via La Guerre des mondes de H. G. Wells, L'Apollonide (souvenirs de la maison close). Ce faisant, le féminisme du film de Bertrand Bonello peut alors rejoindre celui d'Abdellatif Kechiche réalisant Vénus noire, ainsi que celui de Lars von Trier réalisant en 2009 Antichrist (cf. Des nouvelles du front cinématographique (6) : sexisme et cinéma, trois études de cas).

 

19813242.jpgmanetdejeuner.jpgIl resterait enfin à envisager ici la question de la peinture. La seule sortie, généralement mensuelle à la lecture de l'ouvrage d'Alain Corbin, autorisée par la maîtresse de la maison close consiste en une échappée belle à la campagne. Solaire et joyeuse, la séquence enveloppe de ses ondes liquides des prostituées devenues pour quelques moments des naïades mythiques. Comment ne pas penser, comme on l'a déjà dit précédemment, au tableau d'Edouard Manet Le Déjeuner sur l'herbe dont s'est inspiré Jean Renoir quand il réalise son film au titre éponyme en 1959 ? Surtout que le scandale déclenché par le tableau en question lors de sa présentation au célèbre Salon des refusés de 1863 a été déterminé par le fait que la nudité des deux femmes (l'une se baignant à l'arrière-plan et l'autre regardant à l’avant-plan le spectateur), rapportée à la présence de deux bourgeois bien habillés, indiquerait une scène champêtre marquée par la prostitution. Concernant toutes les autres séquences en intérieur de L'Apollonide (souvenirs de la maison close), elles sont filmées sur la base formelle d'une sombre neutralité des arrière-plans et d'une franche luminosité à l'avant-plan. Cette base est nettement marquée pour les séquences nocturnes, et grandement atténuée lors des séquences diurnes : ainsi, Bertrand Bonello arrive, sans montrer aucune fenêtre, à faire sentir le moment de la journée où s'inscrivent les séquences. Il n'empêche : les corps se détachent de fonds neutres (voire neutralisés), et la blancheur tantôt rosée tantôt cireuse des peaux ressort d'autant mieux. Au risque de ressembler à « l'Olympia faisandé de monsieur Manet » comme le dit bêtement Paul de Saint Victor lors de la présentation d'une autre toile deux ans après le premier scandale du Salon des refusés, et qui fit encore plus de bruit que Le Déjeuner sur l'herbe : Olympia. Cette fois-ci, l'amour vénal s'est définitivement substitué à l'amour passion, liquidé dans « les eaux glacées du calcul égoïste », comme l'écrivirent Karl Marx et Friedrich Engels dans Le Manifeste du parti communiste en 1848. « Manet est pour Bataille le premier artiste moderne » explique Youssef Ishagpour dans son livre Aux origines de l'art moderne. Le Manet de Bataille (éd. De la Différence, 2002, p. 9). Pour Georges Bataille, ce qu'accomplit la peinture d'Edouard Manet, c'est l'originale combinaison a priori antithétique de l'impersonnalité et de la singularité absolue (idem). L’éthique bourgeoise selon l'auteur de Manet (éd. Skira, 1955) a remplacé les idéaux aristocratiques de la dépense glorieuse par les valeurs de l'accumulation et de l'économie. Ce faisant, les toiles qui veulent rendre compte de ce changement historique doivent apprendre à se taire. Entre les premiers silences sans texte de la grotte de Lascaux abritant, comme la grotte Chauvet (cf. Des nouvelles du front cinématographique (59) : La caverne aux images, deux films sur et dans la grotte Chauvet), de bouleversantes peintures pariétales datant de l'époque aurignacienne (cf. La Peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance de l'art, éd. Skira, 1955), et la réduction du texte au silence des toiles d'Edouard Manet, c'est pour Georges Bataille la consécration historique du capitalisme dont le pouvoir de profanation semble illimité. L'impersonnalité désigne ici la « destruction de la subjectivité » (op. cit., p. 35) que représente l'assujettissement des individus au joug de la marchandise afin de promouvoir l'abstraction du capital. Et la prostitution ne contracte-t-elle alors pas l'essence de l'aliénation marchande dont souffrent au plus profond les corps les plus dominés socialement, soit ceux des femmes comme Olympia ? « Zola y avait vu une analyse sociale, Valéry : l'Impure par excellence, vestale bestiale de la barbarie primitive, de l'animalité rituelle, présentes dans les travaux de la prostitution des grandes villes » (ibid., p. 37-38). L'impersonnalité d'Edouard Manet, son indifférence quasi-photographique instruisent une démythification nettoyant la peinture de ses oripeaux sacrés et cultuels afin de la rendre conforme au monde dont elle peut dés lors être une expression symptomatique. En retour, « c'est l'art et l'artiste qui sont souverains, sacrés et non plus des moyens pour manifester le sacré » (ibid., p. 65). En conséquence, « au spectateur il offre un nouveau mythe, sa propre image spéculaire à la place de celle du Créateur ou du Souverain » (ibid., p. 66). Le silence introduit par Edouard Manet dans la peinture occidentale permet au spectateur de ne plus être distrait par les histoires (des « istoria » comme on le disait alors) que l'art pictural lui racontait jusque-là. Un spectateur désormais disponible pour comprendre que le tableau est un miroir qu'il regarde moins qu'il est regardé par lui : « Ce qu'il y a derrière le tableau en général, c'est le regard du spectateur » (ibid., p. 70) en conclut Youssef Ishagpour qui cite ici Jacques Lacan. Manet, Bataille, Lacan : la puissance esthétique déployée par la peinture d'Edouard Manet et présentement héritée par Bertrand Bonello indique la permanence d'une idéologie bourgeoise aveugle sur ses propres contradictions. Le rêve apollinien de la mesure rationnelle s'agissant de l'accumulation et de la valorisation du capital s'oublie ainsi dans le fantasme de sa propre image que ne lui renvoie pas toujours le cauchemar dionysiaque de la violence, barbare, insurrectionnelle ou révolutionnaire, des exploités. Pour Friedrich Nietzsche rédigeant La Naissance de la tragédie, l’impérialisme prussien actualisait Apollon, alors que l’internationale communiste représentait Dionysos. Quant au petit chat noir effrayé de Olympia, il est devenu désormais dans le film de Bertrand Bonello une panthère qui ne fait pas que ronronner. 

 

5/ Dette-héritage et dette-créance :

 

image.php?id_blog=80&id_image=819C'est, croit-on se souvenir lors d'un passage des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard, la distinction entre la peinture classique (par exemple représentée par La Jeune fille à la perle peinte en 1665 par Johannes Vermeer) et la peinture moderne (exemplifiée deux siècles plus tard par Olympia), selon laquelle la première demanderait à son spectateur : « Devine à quoi je pense ? », alors que la seconde affirmerait au contraire : « Je sais à quoi tu penses ». Le sujet de l'œuvre d'art moderne est le spectateur, et ce qu'a compris Georges Bataille à la vision des toiles silencieuses d'Edouard Manet, c'est que répète aujourd'hui Slavoj Zizek lorsqu'il s'appuie sur Jacques Lacan pour proposer de nouvelles analyses du cinéma d'Alfred Hitchcock. On l'a déjà fait remarquer, la manière cinématographique dont Bertrand Bonello sait habilement agencer, à l'intérieur de ce « contre-espace » ou de cette « hétérotopie » qu'est aussi L'Apollonide (souvenirs de la maison close), manifeste un grand sens des héritages comme de leur hétérogénéité. Sur le modèle explicite de Jean-Luc Godard, le cinéaste se veut d'abord un monteur sachant proposer des branchements originaux entre des références culturelles et artistiques a priori inconciliables. Ce vers de René Char tiré des Feuillets d'Hypnos (1946) qu'aimait beaucoup Hannah Arendt, « Notre héritage n'est précédé d'aucun testament », pourrait tout à fait convenir à un cinéaste qui a décidé de « choisir son héritage [autrement dit] : ni tout accepter, ni faire table rase » comme le disait Elisabeth Roudinesco en citant les propos de Jacques Derrida (in De quoi demain... Dialogue, éd. Flammarion, coll. « Champs », 2001, p. 11). On peut encore le dire autrement : « Un oiseau chante d'autant mieux qu'il chante dans son arbre généalogique » pour citer cette fois-ci Jean Cocteau. On ajoutera, dans le droit fil de la pensée de l'héritage proposée par Jacques Derrida, que l'arbre généalogique est ce dont on hérite à partir du moment où on l'a décidé ainsi. L'héritage ne se choisit pas, il vous tombe dessus, en même temps qu'il demande à opérer un tri, une sélection inclusive-exclusive. Les charges ou les dettes ainsi induites sont dès lors volontaires et acceptées comme telles. C'est la contradiction philosophique de l'héritage selon Jacques Derrida résidant « entre la passivité de la réception et la décision de dire « oui », puis sélectionner, filtrer, interpréter, donc transformer, ne pas laisser intact, indemne, ne pas laisser sauf cela même qu'on dit respecter avant tout. Et après tout. Ne pas laisser sauf : sauver, peut-être, encore, pour quelques temps, mais sans illusion sur un salut final » (op. cit., p. 16). Ne pas laisser intact ou indemne : la cicatrice aurait alors, par-delà la violence de son irruption et ses implications sociales, pour valeur esthétique d'exprimer le travail nécessaire de coupe à partir du moment où l'héritage accepté ne l'est que sur le mode (destructeur aurait dit Walter Benjamin, déconstructeur aurait préféré dire Jacques Derrida) d'une évaluation et d'une interprétation on ne peut plus nietzschéenne. Apollon représenterait alors, concernant la question de l'héritage, le pôle de l'acceptation, et Dionysos, celui de l'interprétation. « Notre héritage n'est précédé d'aucun testament » disait donc le poète René Char, dont le nom apparaissait déjà dans la seconde partie de Tiresia. Et si la forêt enchantée du film De la guerre, comme revenue de Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard, multipliaient les arbres généalogiques dont les branches enchantées d’oiseaux faisaient s'entrecroiser les citations, c'est désormais dans L'Apollonide (souvenirs de la maison close) le labyrinthe kubrickien des chambres proposant autant de portes qui ouvrent sur des fragments hétérogènes d'héritages multiples. « Si l'héritage nous assigne des tâches contradictoires (recevoir et pourtant choisir, accueillir ce qui vient avant nous et pourtant le réinterpréter, etc.), c'est qu'il témoigne de notre finitude » explique Jacques Derrida (ibid., p. 18), qui conclut ainsi : « Seul un être fini hérite, et sa finitude l'oblige » (idem). L'héritage de la modernité, depuis Charles Baudelaire sur le plan littéraire, depuis Edouard Manet sur le plan pictural, depuis la Nouvelle Vague s'agissant du cinéma français, depuis le Nouvel Hollywood s'agissant du cinéma étasunien (cf. Des nouvelles du front cinématographique (4) : fragments d'analyse économique concernant le "Nouvel Hollywood"), oblige donc Bertrand Bonello. L'artiste est cet obligé qui sait reconnaître ses dettes, et se sait redevable en regard de ceux qui l'ont précédé. Opposé au ludisme postmoderne qui s'enivre et s'amuse de références en les arrachant au contexte social-historique de leur énonciation, Bertrand Bonello aura su justement préférer composer un bouquet artificiel de citations comme autant de « fleurs du mal » poussés dans le plus terrible humus : la stigmatisation sociale des femmes et la marchandisation économique de leurs corps. Et on ne pourra pas dire que cette boue-là ne continue pas à coller aux basques de nos sociétés contemporaines (par exemple avec la réception médiatique des procédures judiciaires, civiles et pénales, à l'encontre de Dominique Strauss-Kahn : lire à ce propos l'ouvrage collectif et roboratif coordonné par Christine Delphy intitulé Un troussage de domestique, éd. Syllepse, 2011).

 

La question de l'héritage serait ici incomplètement envisagée si elle n'était pas articulée avec une autre question : la créance. Héritage et créance formeraient alors les deux faces, apollinienne et dionysiaque, d’une image comme balafrée en son centre par le brûlant problème contemporain de la dette. L'Apollonide (souvenirs de la maison close) fait preuve, on l'a vu, d'un grand sens documentaire. Bertrand Bonello dit à cette occasion s'être largement inspiré du travail accompli par Laure Adler dans son ouvrage intitulé La Vie quotidienne dans les maisons closes de 1830 à 1930 (éd. Hachette, 1990). La lettre réelle d'une mère demandant à ce que sa fille soit acceptée au bordel ne peut aujourd'hui se comprendre qu'à une époque où la mortalité par le travail était extrême. La maison close pouvait ainsi être le lieu grâce auquel certaines filles pouvaient espérer échapper aux duretés de la condition salariale dans les métiers féminisés du filage ou de la blanchisserie. En même temps, le salut relatif au sein de la maison dite « de tolérance » déterminait au dehors une vision délirante, malgré ses présupposés scientifiques, alimentée par une « anxiété biologique » (Alain Corbin, op., cit.) qui rongeait alors les esprits. De l'ouvrage réel de phrénologie dont un passage, hautement significatif d'un racisme qui s'appliquait aussi à certaines femmes, est lu par Samira, à la visite gynécologique d’un médecin manipulant violemment des instruments pas toujours correctement nettoyés, on voit bien comment les pouvoirs de la science et de la médecine conjuguent leurs savoirs au nom d’un « sanitarisme » (idem) extrêmement stigmatisant envers les prostituées. Ailleurs, une lettre tout aussi réelle du préfet explique à la maîtresse d'une « maison publique » que, malgré ses bonnes intentions, il ne peut faire décemment pression sur le propriétaire des lieux exigeant une hausse de son loyer. D’où justement la séquence répétée des calculs et comptes de la tenancière Marie-France, dont les bénéfices abondés par le travail sexuel accompli par les filles qu'elle exploite peinent de plus en plus à compenser la charge des loyers de l'hôtel dont elle n'est pas la propriétaire. C'est alors que l'on se rend compte de l'existence de tout un système économique d'endettement, auquel n'échappe aucune des femmes présentes, et qui parachève économiquement leur assujettissement social. Les savons antiseptiques, les dentifrices, les parfums : tout se paie sur des revenus non encore touchés et par conséquent avancés par la patronne sur une base très intéressée. Ces crédits ouverts sont indexés sur des taux d'intérêt qui dès lors contraignent les « filles de joie » à voir une grande partie de leurs revenus revenir à leur exploiteuse, dans le même temps où leurs dettes réduisent leur possibilité de pouvoir un jour sortir définitivement de la maison. L'endettement reconduit ainsi une captivité que seule compense une véritable solidarité de la classe des femmes. C'est ainsi qu'on pourra distinguer, en regard du film de Bertrand Bonello, deux types de dette : la dette-héritage et la dette-créance. Alors que la première reconnaît, dans le droit fil de la pensée de Jacques Derrida, l'obligation d'un artiste par rapport à ceux qui l'ont précédé afin de fourbir les moyens d'en actualiser les virtualités encore disponibles pour aujourd’hui, la seconde indique au contraire une économie de la subordination des sujets toujours redevables matériellement d'autres qui peuvent ainsi tirer profit de ce pouvoir. « C'est pourquoi l'idée d'héritage implique non seulement réaffirmation et double injonction, mais à chaque instant, dans un contexte différent, un filtrage, un choix, une stratégie. Un héritier n'est pas seulement quelqu'un qui reçoit, c'est quelqu'un qui choisit, et qui s'essaie à décider » (in De quoi demain... Dialogue, ibid., p. 21). Cet espace, paradoxalement passif et stratégique, de la réception et de la décision induit par la dette-héritage, se trouve purement et simplement aboli par les exigences féodales de la dette-créance. « On revient avec le crédit à une situation proprement féodale, celle d'une fraction de travail due d'avance au seigneur, au travail asservi » a dit Jean Baudrillard cité par Maurizio Lazzarato dans son ouvrage La Fabrique de l'homme endetté. Essai sur la condition néolibérale (éd. Amsterdam, 2011, p. 15). Le sociologue et philosophe d'origine italienne va même jusqu'à considérer que la relation asymétrique créancier-débiteur précède et détermine l'institution des rapports de production capitalistes et du salariat. L'économie généralisée de la dette se révèle ainsi un formidable moyen de contrôle des subjectivités et d'assujettissement des individus et des collectifs (des ménages aux sociétés financières, des sociétés non-financières à l’Etat : cf. Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (I) ; Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (II)). Pire que la réalité de l'assujettissement qui « fonctionne à la norme, à la règle, à la loi » (op. cit., p. 113), l'extension sociale contemporaine de la relation créancier-débiteur prescrit aussi l'asservissement qui, quant à lui, « ne connaît que les protocoles techniques, les procédures, les modes d'emploi » (idem). C'est, par le biais de la dette, l'explication de la domination actuelle du néolibéralisme qui a su idéologiquement conformer les subjectivités et reconfigurer la souveraineté des Etats-nations dans le sens d'une interminable obligation : « Le chantage est le mode de gouvernement ''démocratique'' auquel aboutit le néolibéralisme » conclut logiquement Maurizio Lazzarato (ibid., p. 20). Si la dette-héritage autorise un artiste à reconnaître dans le passé la matière hétérogène d'une pensée autorisant des montages éclairant l'obscurité de notre présent, la dette-créance est ce que ce même artiste retient d'un assujettissement passé qui est devenu, à une époque de montages financiers délirants, notre asservissement présent. Les petites prostituées de la maison close, comme une improbable avant-garde, auront alors fait l'expérience du pire de la dette qui ne nous attend plus, puisque nous sommes dorénavant en plein dedans.

 

Bertrand-Bonello_1_0.jpg« Faire l'histoire de l'amour vénal sous la IIIe République, de 1871 à 1914, c'est retracer la lente et partielle désagrégation des procédures carcérales mises en place » conclut l'historien Alain Corbin (ibid., p. 481). Les dernières séquences de L'Apollonide (souvenirs de la maison close), avec ses pétales de rose se détachant des fleurs pour agonir sur le sol, signale métaphoriquement la fin du monde des maisons closes ainsi promises à se clore. Que vont devenir les filles « ordonnées au vice » des maisons que certains qualifièrent à l’époque d'« égout séminal » ou de « dégorgeoir des virilités pauvres » (Alain Corbin, op. cit.) ? Les efforts militants des partisans de l'abolitionnisme, les politiques étatiques de prophylaxie sanitaire et morale, la transformation historique des structures socio-économiques participant à remodeler les mœurs, ainsi que le renouvellement du discours réglementariste auront par conséquent concouru à la fermeture définitive des maisons closes avec la loi française dite Marthe Richard en 1946. Seulement, la maison close n'aura représenté qu'un dispositif historique permettant d'inscrire dans des lieux identifiés comme tels une prostitution qui, privée de ce type de « contre-espace » carcéral, ne cesserait alors pas de se perpétuer et de se diffuser partout ailleurs. C'est le sens incisif de la dernière séquence (la seule filmée en numérique), montrant Clotilde tapiner aujourd'hui en bordure de la périphérie de Paris. A l'instar du Oedipe de Pier Paolo Pasolini qui, projeté dans le monde contemporain, était ignoré des ouvriers pour lesquels son histoire aurait pu servir de récit exemplaire sur la cécité qui afflige le sens de nos actions, Clotilde incarne aujourd'hui la perpétuation de l'économie de la prostitution ainsi passée du dedans des maisons closes au dehors des routes périphériques (ou du Bois de Boulogne dans Tiresia). La séquence, qui aurait été mal comprise par le Jury du Festival de Cannes, aurait alors coûté un Prix au film après sa présentation. Tant pis pour les pingouins aveugles. Et tant mieux pour ceux qui peuvent, sans nostalgie aucune, comprendre qu’avant n'était sûrement pas mieux que maintenant, en même temps qu'ils peuvent aussi affirmer qu'aujourd'hui, c'est pire. Du dedans au dehors, c'est la prostitution qui se serait comme généralisée, et avec elle la marchandise sexuelle comme la relation créancier-débiteur. Comme l'a montré Gilles Deleuze à partir de la pensée de Michel Foucault, nous sommes passés des « sociétés de disciplinaires [procédant] à l'organisation des grands milieux d'enfermement » aux « sociétés de contrôle [pour lesquelles] l'homme n'est plus l'homme enfermé, mais l'homme endetté » (in Pourparlers, éd. Minuit, 190, pp. 240-246). Du dedans objectif de la discipline circonscrite de la maison close au dehors d'une prostitution à ciel ouvert inscrite dans le contrôle des subjectivités, de la dette-héritage de l'artiste à la dette-créance de tout un chacun, Apollon et Dionysos n'ont de cesse de se courir après, de se rattraper et de se (dé)doubler, d'échanger leurs masques à volonté. Que peut alors le cinéma en regard de l'extension spectaculaire de l'obscénité créancière et marchande ? On trouvera un début de réponse dans De la guerre, quand le héros appelle un call-center prostitutionnel, demandant à ce qu'on lui envoie quelques prostitués, et qu'il renonce à sa « commande » en tombant par hasard sur un film de David Cronenberg (en l'occurrence eXistenZ en 1999) qui passe à la télévision. Le cinéma comme puissance symbolique capable d’arracher le désir des dispositifs qui l’assujettissent ? C’est déjà pas mal.

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23 septembre 2011 5 23 /09 /septembre /2011 00:00

http://q.liberation.fr/photo/329259/?modified_at=1316538348&ratio_x=23&ratio_y=13&width=460Révélation du journal Libération du 21 septembre (http://www.liberation.fr/politiques/01012361119-collectivites-dexia-s-est-paye-leur-dette) ! La banque Dexia crédit local (DCL), qui est la banque historique des collectivités territoriales, a  à partir de la fin des années 1990 incité, en raison de la concurrence accrue avec les Caisses d’épargne et le Crédit due à la libéralisation des échanges financiers, les élus locaux à se dispenser des habituels prêts à taux fixe pour tenter l’aventure des prêts à taux variable (bas lors de la signature, le taux peut méchamment augmenter lors de mouvements boursiers haussiers).

   

Un fichier confidentiel de Dexia révèle donc que 5.500 collectivités locales (à gauche comme à droite, modestes communes comme communautés urbaines) et établissements publics ont souscrit entre 1995 et 2009 des prêts toxiques dont les taux d’intérêt, indexés sur le cours de devises étrangères (franc suisse, dollar, yen) rapporté à celui de l’euro, aujourd’hui explosent. Notamment à cause de la hausse du franc suisse, de nombreuses communes ont vu leur taux d’intérêt passer à 10 %, et même davantage. Le surcoût de ces emprunts était évalué à 3,9 milliards d’euros à la fin 2009. Le document de Dexia révélé par Libé signifie que la faillite de certaines communes devient de plus en plus inévitable ! Le défaut de maturité ou de responsabilité politique a conduit un grand nombre de collectivités locales (villes, régions, départements, communautés de communes…) et d’établissements publics locaux (hôpitaux, syndicats d’économie mixte…) à accumuler des stocks d’emprunts toxiques. Avec pour conséquence des dizaines de services publics qui risquent d’être affectés, et probablement fermés.

 

En tant que président du conseil général de Seine-Saint-Denis, Claude Bartolone qui cherche à se faire mousser sur le dossier de la dette (cf. Du budget de révolte au budget de renoncement) afirme avoir découvert en 2008 que son département, lors du précédent mandat communiste, avait fait l’accumulation de prêts qui l’ont aujourd’hui intoxiqué. A la tête d’une association regroupant des collectivités très touchées, ce dernier a depuis décidé de porter plainte contre la banque Dexia. Est-ce seulement suffisant ? C'est d'un vaste mouvement d'expropriation des accapareurs de richesses dont on aurait besoin, vu que l’addition, en plus d’être salée, pourrait encore grimper jusqu’en 2030 ! Les emprunts toxiques n’ont pas fini de vampiriser les collectivités dont les administrés voient au-dessus d’eux planer désormais trois épées de Damoclès : l’augmentation des impôts locaux, un déficit de services publics, ainsi qu’une précarisation accrue des fonctionnaires statutaires remplacés par des non-titulaires corvéables et moins chers (cf. Pour une titularisation générale des précaires dans la fonction publique ! ; 15 questions sur le projet de résorption de l'emploi précaire dans la fonction publique (territoriale)).



La crise de la dette est tout à la fois économique (la financiarisation du capitalisme) et politique (le discrédit des autorités publiques), internationale (la Grèce toujours, et toujours aussi l'Irlande et l'Ialie, l'Espagne et le Portugal) comme désormais locale (cf. Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (I) ; Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (II)).

 

Lorsque l’on considère la carte des emprunts structurés (dits « toxiques ») distribués par Dexia Crédit local (DCL), de 1995 à 2009 (et encore en exercice début 2010 : cf. http://labs.liberation.fr/maps/carte-emprunts-toxiques/), et qu’on jette un coup d’œil plus précisément à la situation de la Seine-Saint-Denis ou de certaines communes des départements avoisinants, on verra que peu de communes (exception faite de Saint-Denis ou du Blanc-Mesnil par exemple) échappent au couperet de la charge de la dette.



_ 0 à 10 % de surcoût : Epinay-sur-Seine, Villetaneuse, Garges-lès-Gonesse (95), Le Bourget, La Courneuve, Montreuil, Fontenay-sous-Bois (94), Villemomble

 

_ 10 à 20 % de surcoût : Saint-Ouen, Gennevilliers (92), Bobigny, Pantin, Le Pré-saint-Gervais, Rosny-sous-Bois, Noisy-le-Grand, Villepinte, Sevran

 

_ 20 à 50 % de surcoût : Drancy, Aubervilliers, Aulnay-sous-Bois, Noisy-le-Sec, Livry-Gargan, Romainville

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19 septembre 2011 1 19 /09 /septembre /2011 18:50

 

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DOSSIER : Les agents non titulaires

EMPLOI PUBLIC
15 questions sur le projet de loi contractuels

 

Le projet de loi portant sur les contractuels a été présenté le 7 septembre 2011 en Conseil des ministres. Il devrait passer devant le Parlement à l’automne, en procédure d’urgence. Décryptage en 15 questions. Dans une fourchette haute, la loi pourrait représenter un coût de 220 millions d'euros pour les collectivités.

 

Le projet de loi devrait entraîner la titularisation ou la « cdisation » de 150 000 agents contractuels dans les 3 fonctions publiques. Dans la fonction publique territoriale, on comptait 374 200 agents non titulaires en 2008, soir un agent sur cinq.

1 – Combien d’agents de la FPT sont potentiellement concernés par le projet de loirelatif à l’accès à l’emploi titulaireet à l’amélioration des conditions d’emploi des agents contractuels ?

Sur 200 000 agents non titulaires recrutés sur des emplois permanents, 61 000 ont un contrat à durée indéterminée (CDI) tandis que 48 000 d’entre eux ont été recrutés sur des contrats à durée déterminée de 3 ans maximum, renouvelables et ouvrant droit au CDI.

 

A ces chiffres, il convient d’ajouter une part, difficile à déterminer, des 240 000 agents non titulaires recrutés sur des emplois non permanents, dont 105 000 sur des besoins occasionnels.

2 – Qui pourra être titularisé ?

Des « recrutements réservés valorisant les acquis professionnels » seront possibles, durant quatre ans à compter de la publication de la loi, pour les agents contractuels de droit public en poste au 31 mars 2011, s’ils occupent un emploi permanent au sens de l’article 3 de la loi du 26 janvier 1984 (statut de la FPT) ou sur la base de l’article 35 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations.


Cette loi concerne des agents de catégorie C concourant à l’entretien ou au gardiennage de services administratifs ou au fonctionnement de services administratifs de restauration.

 

Les agents dont le contrat a cessé entre le 1er janvier et le 31 mars 2011 pourront bénéficier des dispositions de la loi si la durée de leurs services publics effectifs est au moins égale à quatre ans, en équivalent temps plein, au cours des six ans précédant le 31 mars 2011, ou à la date de clôture des inscriptions au recrutement auquel ils postulent. Dans ce cas, deux des quatre ans doivent avoir été accomplis au cours des quatre ans précédant le 31 mars 2011.

Les autres années de services doivent avoir été accomplies dans la collectivité ou l’établissement public qui emploie, au 31 mars 2011, le candidat à la titularisation ou qui l’a employé entre le 1er janvier et le 31 mars 2011.

 

Les agents à temps non complet devront occuper au moins un mi-temps.

3 – Qui ne pourra pas accéder à la titularisation ?

Les agents employés pour des besoins occasionnels ou saisonniers, dans la mesure où ils ne rempliront pas les conditions de durée, leurs contrats ne pouvant être reconduits au-delà de deux ans.

 

Les agents licenciés pour insuffisance professionnelle ou faute disciplinaire après le 31 décembre 2010.

 

Les collaborateurs de groupes politiques, qui ne pourront faire prendre en compte ces services dans le calcul de leur ancienneté, sauf s’ils ont ensuite été recrutés sous contrat par la collectivité ou l’établissement.

4 – Comment sera calculée l’ancienneté pour les agents à temps partiel en CDD ou à temps non complet en CDI ? Et pour les agents transférés ?

Si leur temps de travail est égal ou supérieur au mi temps, leurs services seront assimilés à un temps complet.

 

Si cette quotité est inférieure au mi-temps, leurs services seront assimilés aux trois quarts d’un temps complet.

 

Les CDI à temps partiel pourront en bénéficier s’ils exercent au moins un mi-temps.

 

Lors d’un transfert de compétences d’un service public administratif, l’ancienneté acquise au précédent contrat établi par une personne morale de droit public reste acquise.

5 – Quels métiers et cadres d’emplois seront concernés par les titularisations ?

Ce sont les collectivités territoriales qui définiront les cadres d’emplois et le nombre d’emplois ouverts aux recrutements réservés et leur répartition entre sessions de recrutement.

 

Elles le feront en fonction de leurs besoins et après avoir présenté pour avis au comité technique, dans les trois mois suivant la publication des décrets, un rapport sur la situation des agents remplissant les conditions et un programme d’accès à l’emploi titulaire.

6 – Quelles seront les modalités de titularisation des territoriaux ?

Des sélections professionnelles seront organisées par une commission d’évaluation professionnelle organisée dans la collectivité ou dans les centres de gestion. Elle procédera à l’audition de chaque agent et se prononcera sur son aptitude à exercer les missions du cadre d’emploi auquel la sélection donne accès. Elle établira ensuite la liste des agents aptes à être intégrés. C’est l’autorité territoriale qui, ensuite, nommera ces agents en qualité de fonctionnaires stagiaires.

 

Des concours réservés donneront lieu à des listes d’aptitude, comme après un concours classique.

 

Des recrutements réservés sans concours permettront l‘accès au premier grade des emplois de catégorie C. Mais ils ne seront pas automatiques. C’est l’autorité territoriale, le maire ou le président de la collectivité, qui nommera les candidats en fonction du programme pluriannuel d’accès à l’emploi titulaire de la collectivité ou de l’établissement public.

7 – Ces titularisations pourraient-elles être synonymes de promotion pour l’agent ?

Non. Seules les candidatures correspondant à la nature et à la catégorie hiérarchique des fonctions exercées durant quatre ans seront prises en compte. Si les fonctions exercées ont relevé de catégories hiérarchiques différentes, le droit d’accès à la FPT ne s’exercera que dans la catégorie inférieure dans lequel l’agent a exercé le plus longtemps.

8 – Sous quelles conditions un CDD sera t-il transformé en CDI ?

Dès la publication de la loi, la transformation d’un CDD en CDI sera obligatoirement proposée aux agents contractuels qui auront accompli au moins six ans au cours des huit ans précédant la publication de la loi dans la même collectivité ou établissement public et dans des fonctions de même catégorie hiérarchique.

 

Cette durée est réduite à trois ans au cours des quatre ans précédant la loi pour les agents âgés d’au moins 55 ans. Mais un contrat déféré au tribunal administratif ne pourra être transformé en CDI qu’après décision définitive confirmant sa légalité.

9 – Des fonctions différentes pourront-elles être proposées à l’agent ?

Ses fonctions pourront être modifiées dans le nouveau contrat à durée indéterminée, s’il s’agit de fonctions de même niveau de responsabilités. Si l’agent refuse la modification de ses fonctions, il restera sous le régime antérieur.

10 – Une interruption de contrat de quelques mois continuera-t-elle à empêcher la transformation en CDI d’un CDD ?

Les interruptions de contrat de moins de trois mois ne feront plus obstacle à l’acquisition d’un droit à « CDI-sation » au terme d’une durée d’emploi de 6 ans, ce qui devrait avoir un impact significatif pour nombre d’agents.

 

En 2008, 100 720 agents des trois fonctions publiques ont été présents 10 à 12 mois dans l’année et pourront désormais voir leur ancienneté continuer d’être prise en compte.

11 – Les droits à rémunération et les droits sociaux des agents contractuels évolueront-ils avec cette loi ?

Le mode de rémunération des agents contractuels devrait être clarifié afin d’harmoniser des pratiques très hétérogènes.

 

Un premier bilan des situations rencontrées dans les trois versants de la fonction publique devrait permettre d’examiner la prise en compte de critères objectifs. Ceux-ci pourraient reposer sur

  • la qualification requise pour le poste,
  • l’ancienneté de service,
  • la nature des fonctions exercées,
  • et la manière de servir ou les résultats des agents appréciés dans les mêmes conditions que les titulaires exerçant des fonctions comparables.

Une doctrine de fixation et d’évolution des rémunérations des contractuels comportant un encadrement de la rémunération pour un emploi donné ainsi que des règles d’évolution périodique devrait être proposée.

 

Les agents contractuels devraient en outre bénéficier des prestations d’action sociale et de protection sociale complémentaire dans les mêmes conditions que les fonctionnaires, comme c’est déjà le cas dans la fonction publique hospitalière au travers du Comité de gestion des oeuvres sociales des établissements hospitaliers (CGOS).

12 – De quels droits syndicaux et de formation disposeront les agents contractuels avec la nouvelle loi ?

Tous les deux ans un rapport au comité technique sur l’état de la collectivité indiquera les moyens budgétaires et en personnel avec bilan des recrutements et des avancements, formations, demandes de temps partiel, obligation en matière de droit syndical et présentera des données sur les cas, le recrutement, l’emploi et l’accès à la formation des non-titulaires.

13 – Les assistantes maternelles entrent-elles dans le champ du dispositif ?

Non. Les 55 758 assistantes maternelles demeurent hors champ du projet de loi car leurs conditions de recrutement et d’emploi, distinctes des règles de droit commun prévues par le statut général, se justifient par la nature particulière de leurs missions.

14 – La titularisation des agents entraînera-t-elle un surcoût pour les collectivités ?

L’étude d’impact du projet de loi, disponible sur le site du Sénat, mentionne que le dispositif sera mis en œuvre à coût constant, mais que son surcoût est estimé, pour les collectivités, à 220 millions d’euros, soit 1700 euros par an et par agent concerné, sur la base d’une rémunération brute moyenne de 1900 euros.

 

Effective si 130 000 agents territoriaux éligibles sont titularisés, selon l’hypothèse la plus haute, cette hausse serait liée au différentiel entre cotisations patronales vieillesse et retraite qui passeront de 13,31 % pour les contractuels en dessous du plafond de la sécurité sociale à 27,8 % du traitement hors primes pour les titulaires.

 

S’agissant des cotisations hors retraite, une économie devrait être générée, les cotisations maladie, maternité, invalidité, décès étant inférieure de 3,1 points pour les fonctionnaires et l’assiette de cotisation se limitant au traitement brut hors primes.

15 – Combien pourrait coûter l’organisation de concours réservés ?

Le coût de l’organisation des examens professionnalisés réservés est difficile à évaluer selon l’étude d’impact du projet de loi. Il dépendra des choix faits par les collectivités dans le cadre des programmes pluriannuels d’accès à l’emploi titulaire.

 

Pour 130.000 agents contractuels éligibles, selon l’hypothèse haute, dans la FPT (soit les CDI actuels + les CDI-sés par la loi + des CDD relevant de l’échelle 3), le coût de l’organisation d’un entretien est estimé à 35 euros environ par candidat. Il pourrait donc en coûter 4,5 millions d’euros sur la période des quatre ans où les titularisations seront possibles.

 

REFERENCES

Projet de loi relatif à l'accès à l'emploi titulaire et à l'amélioration des conditions d'emploi des agents contractuels dans la fonction publique, à la lutte contre les discriminations et portant diverses dispositions relatives à la fonction publique

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13 septembre 2011 2 13 /09 /septembre /2011 19:54

Impuissance du pouvoir, puissance dans l'impouvoir :

Melancholia de Lars von Trier et Habemus Papam de Nanni Moretti

 

Considérer d’un seul tenant Melancholia du cinéaste danois Lars von Trier et Habemus Papam du cinéaste italien Nanni Moretti, c’est vouloir faire remarquer à quel point, au-delà des hasards de leur programmation commune à la sélection officielle du Festival de Cannes 2011 comme de la latinité de leur titre, les deux films partagent un semblable désir pour les figures de la défection et de la déception comme formes non pas d’impuissance mais d’impouvoir. Et ce désir cinématographique partagé peut d’ailleurs être envisagé comme le symptôme actuel d’un refus a minima, proto-politique ou infra-politique, de jouer le jeu de l’existant. Soit l'ensemble des appareils ou des dispositifs configurant des formes de la domination tout en assurant la légitimité de leurs normes. Les onzièmes longs métrages respectifs de deux cinéastes, qui sont par ailleurs des habitués du Festival de Cannes (Lars von Trier a reçu la Palme d’or pour Dancer In The Dark en 2000, Nanni Moretti l'année suivante pour La Chambre du fils), mettent en scène les apories de la domination qui s’affaisse et s'effondre en son centre symbolique à partir du moment où la passivité de personnages désinvestis ne leur permet alors plus de soutenir l’incarnation de l’institution. Alors peuvent se réfléchir la mélancolie de Justine (Kirsten Dunst, récipiendaire du prix d’interprétation féminine à Cannes) et la dépression de Melville (Michel Piccoli, qui avait déjà reçu le prix en 1980 pour Le Saut dans le vide de Marco Bellocchio, et qui aurait pu légitimement obtenir le prix revenu cette année à Jean Dujardin pour L’Artiste de Michel Hazanavicius). Ainsi peuvent se répondre la cérémonie de mariage du film de Lars von Trier et les rituels pontificaux du film de Nanni Moretti, expressions semblables d’un pouvoir dont le régime représentatif et spectaculaire ne peut plus longtemps continuer à exercer ses effets et ses impératifs symboliques à partir du moment où les individus censés être consacrés par ces institutions, et dont la consécration vient en retour reproduire la légitimité institutionnelle, font à ce point littéralement défaut. Ce défaut est un refus de l'occupation de la place prévue par un pouvoir pour légitimer son autorité à partir de l’incarnation offerte par des individus en voie de consécration. Et il ne relève dans les deux cas ni d’une décision volontaire et assurée, ni d’un acte politique consciemment subversif, sinon révolutionnaire. En ce sens, Melancholia s’oppose à Antichrist (2009), substituant à l’hystérie sadomasochiste et la folie autodestructrice de l’héroïne du film précédent de Lars von Trier la douceur d’une angoisse réelle mais étrangement majestueuse (cf. Des nouvelles du front cinématographique (6) : sexisme et cinéma, trois études de cas). Charlotte Gainsbourg fait d’ailleurs le lien entre les deux films, rejouant en mode mineur avec le personnage de Claire la partition névrosée de celui d’Antichrist qui finit amortie et étouffée par la puissance de neutralisation portée par le personnage de sa sœur, la catatonique Justine. De la même façon, Habemus Papam semblerait à première vue lorgner du côté de La Messe est finie (1985) tourné par Nanni Moretti qui y interprétait un curé revenant dans sa Rome natale pour y professer une éthique militante opposée à la morale déliquescente de sa communauté paroissiale. Mais justement, là où le personnage de Don Julio dans La Messe est finie était un militant en guerre contre la résignation et les aigreurs de son entourage confit dans le passé et le ressentiment, le personnage de Melville dans Habemus Papam ne mène aucun combat, n’affirme aucune prise de position, ne tient aucun discours. La seule chose qu’il sent confusément et qu’il découvre progressivement, c’est qu’il ne veut tout simplement pas occuper la place qu’il aurait dû occuper en vertu des règles protocolaires en vigueur. C’est qu’il veut être ailleurs que là où l’ordre lui dit d’être. C'est qu'il veut fuir, et cette fuite est une défection instillant alors une dynamique de mise en déception de l’institution pontificale dont il devait occuper le centre symbolique et rayonnant. A l’instar de Justine, qui s’abandonne progressivement dans l’absence mélancolique de conviction et de motivation requises par un mariage bourgeois dont la cérémonie nocturne devait constituer l’apothéose. En ce sens, la figure du défaut et de la déception proposée par Melville représente également l’antithèse du personnage de Silvio Berlusconi dans l'éclaté Le Caïman (2006), une figure qui fonctionnait sur le registre de l’excès et de la démultiplication, et dont les multiples avatars finissaient par occuper et saturer tout l’espace public laissé vacant par la gauche. La nuit de noces n’aura pas lieu dans Melancholia, comme le balcon central de la basilique Saint-Pierre n’accueillera pas le nouveau pape désigné par la fumée blanche et par la formule consacrée « Habemus papam » prononcée par le cardinal proto-diacre à l’issue du conclave. L’abandon des mandats symboliques par ces deux personnages démotivées appelle donc une mise en crise des institutions au sein desquelles une place leur était destinée, et où ils étaient donc attendus en tant qu’ils en auraient alors incarné la légitimité institutionnelle. Moins des figures réactives que des figures passives, moins des figures de résistance que des figures de l’absence, moins des figures fatiguées que des figures de l’épuisement, Justine et Melville dans les films respectifs de Lars von Trier et Nanni Moretti font du défaut de leurs envies ou de l’absence de leurs désirs ou encore de leur démotivation une puissance de défection et de déception. Et cela à l’endroit même où des pouvoirs s’offrent en spectacle sous le mode symbolique bien connu de la réception et de la consécration. Défection plutôt que consécration, déception plutôt que réception, démotivation plutôt que légitimation : le pouvoir perd son assurance et sa stabilité, s’épuise et donc échoue à retenir une puissance qui se déploie et s’amplifie toujours davantage, moins sur le mode fatigant du contre-pouvoir (qui demeure un pouvoir exigeant un grand labeur) que sur le mode épuisant de l’impouvoir (afin d’épuiser tous les pouvoirs). Au pouvoir comme impuissance, Melancholia et Habemus Papam opposent la puissance comme impouvoir.

 

1/ Puissance et impuissance, pouvoir et impouvoir : une introduction

 

Comme l’écrivait en 1960 Elias Canetti dans Masse et puissance, « au pouvoir s’associe l’idée de quelque chose de proche, de présent, c’est une force plus immédiate que la puissance [qui est] plus générale et plus vaste que le pouvoir, elle contient bien davantage » (éd. Gallimard, coll. « Tel », 1966 p. 299). On commence donc à approcher un peu de la différence philosophique constitutive de la spécificité des deux concepts : à la proximité et l’immédiateté déterminées du pouvoir s’oppose la vastitude générique et indéterminée de la puissance. L’intellectuel use d’un exemple éclairant, celui du chat et de la souris, dont on voudrait croire qu’il a influencé l’éthique philosophique défendue par Giorgio Agamben (cf. Moyens sans fins : notes sur la politique, éd. Payot & Rivages, 1995, pp. 59-72). Alors que la souris attrapée par le chat est captive de son pouvoir, elle ne relève de sa puissance qu’à partir du moment où la souris échappe à l’emprise du pouvoir du félin tout en demeurant incluse dans sa sphère prédatrice. On retrouvera de manière structurale la même chose avec l’insolite séquence des dinosaures de The Tree of Life (2011) de Terrence Malick, où l’on voyait un animal blessé tombant sous l’emprise d’un autre qui, posant sa patte sur sa gueule, préférait la puissance ludique du geste au pouvoir de la pulsion pronatrice dès lors suspendue. La puissance n’est donc pas identique au pouvoir. Il ne s’agit pas seulement d’une distinction simplement terminologique, mais également de portée philosophique. Ce n’est pas tant que la puissance se distingue du pouvoir, c’est qu’elle s’y oppose. Miguel Benasayag et Diego Sztulwark n’écrivent pas autre chose dans leur ouvrage commun intitulé Du contre-pouvoir : de la subjectivité contestataire à la construction de contre-pouvoirs (éd. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2000). « Or la puissance est ce devenir multiple non catalogable, alors que le pouvoir est une dimension statique – qui se veut transcendante – et qui, en définissant des frontières et des formes, indique avant tout ce que l’on ‘‘ne peut pas’’ » (p. 58) expliquent les deux philosophes d’origine argentine qui continuent ainsi : « Pour paradoxal que cela puisse paraître, la puissance est le fondement de tout ‘‘pouvoir faire’’, tandis que ce que nous nommons habituellement le pouvoir n’est autre qu’un des lieux de l’impuissance, permettant, tout au plus, de récolter l’usufruit de la puissance d’autrui » (idem). Si la puissance est le contraire du pouvoir, c’est que la puissance appelle l’impouvoir quand le pouvoir entraîne l’impuissance. Dans une perspective militante assez proche de celle défendue par Miguel Benasayag et Diego Sztulwark, John Holloway considère la distinction conceptuelle entre pouvoir et puissance à partir de l’analyse foucaldienne du « biopouvoir » dont la naissance a été établie à l’époque classique et avec lequel il ne s’agissait plus pour le pouvoir souverain de « faire mourir et laisser vivre » comme à l’époque du Moyen Age, mais bien plutôt de « faire vivre et laisser mourir ». C’est pourquoi, selon l’auteur de Changer le monde sans prendre le pouvoir : le sens de la révolution aujourd’hui paru en 2002 (éd. Syllepse, coll. « Utopie critique », 2008) qui veut reconnaître l’effectuation pratique de son marxisme anti-léniniste et libertaire dans la lutte zapatiste menée au Chiapas, la puissance est la puissance de faire alors que le pouvoir est en fait le pouvoir de faire faire. Reprenant les catégories spinoziennes de « potestas » et de « potentia », John Holloway distingue en conséquence dans ses Douze thèses sur l’anti-pouvoir (in ContreTemps, n°6, février 2003) le « pouvoir-domination » du « pouvoir-action ». Alors que la « potestas » désigne le pouvoir de la domination, la « potentia » nomme la puissance qui ne se résout pas à se solidifier, se figer et se réifier en « pouvoir-domination », et dont l’action consiste précisément à refuser, résister et contre-attaquer face à toutes les formes de « potestas » ou de « pouvoir-domination ». Remontons plus loin avec Aristote et son fameux exemple tiré de sa Métaphysique, celui de la statue virtuellement contenue dans le marbre travaillé par l’artiste sculpteur. La puissance (ou « dynamis » qui s’oppose à l’acte ou « energeia ») est le possible ou l’indéterminé qui attend passivement l’acte qui va la réaliser. Pour résumer, et pour notre part, on l’écrira ainsi : le pouvoir est celui de l’état défini de l’existant dominant circonscrivant le champ du possible et de l’impossible, alors que la puissance désigne l’indéfinie des possibilités excédant et court-circuitant le champ de la domination. Le pouvoir réside donc du côté du fini et du défini, du consensus, de l’institué ou du constitué (l’Etat pour Proudhon, le Capital pour Marx, l’Empire pour Toni Negri), alors que la puissance se situe du côté de l’indéfini et du « dissensus » (Jacques Rancière), de l’instituant ou du constituant (le prolétariat pour Bakounine et Engels, la multitude pour Michael Hardt). Se saisir de la puissance du point de vue de ses effets quand elle est synonyme d’impouvoir, c’est donc moins valoriser le désir actif de l’émancipation que rendre passivement impossible la perpétuation de la domination. L’impouvoir, ce n’est privilégier ni le « non » au « pouvoir-domination » ni le « oui » du « pouvoir-action » de l’émancipation. L'impouvoir, c’est laisser glisser la puissance dans l’intervalle entre les deux positions afin de désamorcer tous les pouvoirs, quelle que soit leur réalité ou leur possibilité. C’est moins préférer l’institution de l’émancipation que pratiquer le refus ou le retrait destituant la domination, en miner la réalité et l’affecter de l’intérieur pour précipiter son effondrement. On remarque que cette position est précisément celle qui a été adoptée par les deux cinéastes dans leur film respectif : si elle témoigne d'une absence de désir pour le didactisme militant, cette position exprime tout aussi bien un refus du monde tel qu'il va, et tel qu'il ne peut plus persévérer dans son être si ses sujets se retirent de sa sphère d'influence.

 

C’est la puissance mystérieuse de Justine dans Melancholia de Lars von Trier, dont le défaut mélancolique d’être détermine sa lente défection lors de sa prestigieuse cérémonie de mariage et, par voie de conséquence, l’impouvoir de l’institution maritale qui entraîne dans son sillage d'autres institutions neutralisées. C’est la puissance secrète de Melville dans Habemus Papam de Nanni Moretti, dont la défection laisse le cœur symbolique du pouvoir pontifical vacant, la vacance étant synonyme de suspension ludique et d’impouvoir. Le vide de la place inoccupée et la suspension corrélative des ordres symboliques déterminaient déjà le sens de ces deux fictions du deuil filial et de la fuite que sont Les Idiots de Lars von Trier en 1998 et La Chambre du fils de Nanni Moretti en 2001. Dorénavant, la passivité de la défection s’est substituée à l’activité de la fuite. Les nouveaux films des deux cinéastes se rejoignent effectivement en ceci qu’ils expriment une crise profonde des institutions, crise de l’institution maritale dans le premier film (incluant par extension les ordres conjugal, familial, professionnel – ordre consumériste du côté de l’héroïne publicitaire et ordre scientifique du côté de son beau-frère interprété par Kiefer Sutherland) et dans le second crise de l’institution vaticane (voire, par extension théologico-politique, une crise qui serait aussi à la fois patriarcale et étatique) mais aussi psychanalytique (c'est le personnage de Brezzi interprété par Nanni Moretti lui-même qui échoue à psychanalyser le pape dont le cas lui glisse aussi entre les doigts et qui, bloqué à l'intérieur de l'enceinte vaticane, va devoir tromper son ennui partagé par des cardinaux tous confits dans l'impouvoir général). Ce qui d’ailleurs n’est pas nouveau chez ces deux cinéastes (l’amnésie comme vacance de la mémoire pour le député communiste Michele Apicella de Palombella Rossa en 1989, l’ahurissante déglutition finale de l’héroïne du film Les Idiots dont l’idiotie anticipant d’ailleurs celle de Justine exprime autant l’impouvoir des rituels consensuels propres au deuil filial que sa violente réappropriation affective). La défaillance des pouvoirs de la représentation politique et familiale, des imaginaires du communisme et du christianisme, des croyances scientifiques et psychanalytiques : voilà la puissance, voilà l’impouvoir. Ce sont déjà, dès l'ouverture des deux films, les manifestations obscures d'une défaillance qui ne fera que s'actualiser et se généraliser : la panne de courant de Habemus Papam ; la voiture des mariés coincée dans un chemin dans Melancholia (par ailleurs la séquence préférée du cinéaste). Puis ce sont le cri hors-champ de Melville au moment de l’annonce sur le balcon de la basilique Saint-Pierre et l’avachissement progressif de Justine lors de la fête de mariage mise en scène par sa sœur Claire : on retrouverait là certains symptômes d’un « impouvoir de la pensée » dont Gilles Deleuze analyse les échos chez Martin Heidegger, Antonin Artaud, Maurice Blanchot et Jean-Louis Schefer afin de montrer comment le cinéma peut particulièrement essayer de penser l’impensable (cf. Cinéma 2. L’image-temps, éd. Minuit, 1985, coll. « Critique », p. 218). La rupture du lien sensori-moteur et la montée des situations optiques et sonores dégagées par Gilles Deleuze afin de signifier le passage de l’« image-mouvement » à l’« image-temps » déterminent un nouveau type de personnages, des « automates spirituels » qui seraient également des voyants frappés par l’intolérable toléré dans le monde et l’impensable dans la pensée. « Quelle est alors la subtile issue ? Croire, non pas à un autre monde, mais au lien de l’homme et du monde, à l’amour ou à la vie, y croire comme à l’impossible, à l’impensable, qui pourtant ne peut être que pensé : ’’du possible, sinon j’étouffe’’. C’est cette croyance qui fait de l’impensé la puissance propre de la pensée, par l’absurde, en vertu de l’absurde » (opus cité, p. 221). La dépression de Melville et la mélancolie de Justine appellent le désastre, littéral dans le film de Lars von Trier avec la collision des planètes, réel lors du discours final tenu par Melville sur le balcon qui entraîne le désespoir de tout son auditoire assemblé sur la Place Saint-Pierre (et au-delà via la télévision). Le désastre est donc celui de pouvoirs (conjugal et familial, théologique et scientifique) faillis. Et la défaillance des deux personnages qui cessent d'être les croyants des pouvoirs qu'ils devaient relayer déterminent alors la faillite de pouvoirs révélés dans leur impouvoir par une puissance qui excède toute volonté, tout calcul, et toute pensée : « L’impuissance à penser, Artaud ne l’a jamais saisie comme une simple infériorité qui nous frapperait par rapport à la pensée. Elle appartient à la pensée, si bien que nous devons en faire notre manière de penser, sans prétendre restaurer une pensée toute-puissante » peut alors affirmer Gilles Deleuze (idem). L’intolérable pour la puissance, c’est certes le pouvoir. Mais l’impensable pour le pouvoir, c’est son impouvoir que seule la puissance permet d’accomplir. Alors ne reste plus, sur les rivages de pouvoirs empêchés ou contrariés, que quelques jeux, tantôt un fil de fer en guise de lunette astronomique et une ronde sous un tipi de branches dans Melancholia, tantôt un tournoi de volley-ball des cardinaux et le goût revenu du théâtre pour le pape en fuite dans Habemus Papam,comme manifestations d'un désœuvrement venu de l'enfance, puissance à l'état pur émancipée de l'impuissance à penser dont les pouvoirs existants se font l'ordinaire relais.

 

2/ L’épuisée dans la seule attente de l'extase cosmique : Melancholia

 

Etrange comme les films peuvent jouir involontairement de points de réel à partir desquels se soutient leur véridicité. On le voit bien avec Melancholia, projeté dans le cadre de la sélection officielle du Festival de Cannes quand on le met en regard avec Habemus Papam de Nanni Moretti. Mais on le voit aussi quand on met en relation le film de Lars von Trier avec un autre film projeté en compétition officielle (et qui a reçu la Palme d’or) : The Tree Of Life de Terrence Malick (cf. Des nouvelles du front cinématographique (51) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (1ère partie) ; Des nouvelles du front cinématographique (52) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (seconde partie)). Melancholia partage effectivement avec ce dernier film un même désir de conjoindre esthétiquement l’échelle microcosmique de la vie quotidienne avec l’échelle macrocosmique des déflagrations intersidérales. Là où le film de Terrence Malick donne à sentir la continuité des effets cosmiques du Big Bang palpitant dans la myriade de petites manifestations naturelles quelconques qui sont ressouvenues par l’homme replongeant dans le bain mémoriel de son enfance, le film de Lars von Trier offre la possibilité de sentir la montée des palpitations relatives à la fin de notre monde telle qu’elle irise, enveloppe et irradie progressivement la vie environnante pour finir par l’abolir. A chaque fois, c’est un accident, impossible parce que tellement réel, impossible parce qu’imprévisible et imprédictible, pur hasard (pure « tuché ») qui trouve son ultime nécessité dans sa sublime dimension non-humaine : la disparition des dinosaures rapportée à celle du frère cadet dans le film de Terrence Malick ; la mélancolie de Justine s’accordant, pressentant et même annonçant par-delà tout calcul scientifique (dont la faillite est in fine incarnée par le suicide solitaire de son beau-frère) la collision avec la planète Mélancholia dans le film éponyme de Lars von Trier. Sauf que Tree Of Life considère les choses du point de vue du début du monde dont il renouvelle perpétuellement l’origine, pendant que Melancholia considère le monde à partir de sa fin telle qu’elle doit être accueillie irréversiblement, avec tout son souffle d’irrémissible. Deux films super-naturalistes en somme, évidemment hors-normes, qui extirpent ambitieusement de la matière naturelle élémentaire les vibrantes visions romantiques (Tristan et Isolde de Richard Wagner chez Lars von Trier, Robert Schumann, Johannes Brahms et Gustav Mahler chez Terrence Malick) de commencements qui sont tantôt des recommencements (The Tree Of Life), tantôt les signes d’un anéantissement total et sans retour (Melancholia). Dans les deux cas, une semblable souveraineté tranquille dans le geste artistique, qui autorise Terrence Malick à privilégier le fourmillement mémoriel, sensitif et narratif plutôt que le classicisme dramaturgique et diégétique linéaire, et qui permet à Lars von Trier de faire défaut (c'était logique) à tous les clichés attendus et afférents au genre spectaculaire du film-catastrophe hollywoodien. La mise en défaut des réflexes narratifs et représentatifs proposée par le film de Lars von Trier, moins frontale et agressive comme l’était Dancer In The Dark qui morcelait l'archétype de la comédie musicale classique afin d’en révéler le potentiel d’aliénation, doit évidemment se comprendre en étroite relation avec la défection de son héroïne qui ne remplit plus ses obligations symboliques (en termes de mariage, mais aussi d’hygiène, et même de communication, etc.). Cette puissance de passivité dont elle est capable, qui est puissance de neutralisation qu’elle partage avec le personnage de Melville dans Habemus Papam de Nanni Moretti, est commune aux personnages de l’œuvre de Marguerite Duras, par exemple la petite fille de Nathalie Granger (1972) ou les deux femmes (incarnées par Lucia Bose et Jeanne Moreau) qui opposent tranquillement un simple « non » répété au représentant de commerce (Gérard Depardieu) qui tente de leur vendre une machine à laver qu'elles possèdent déjà (cf. Des nouvelles du front cinématographique (33) : Nathalie Granger de Marguerite Duras). Les travaux de Roland Barthes autour de la notion de « neutre » (cf. Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), éd. Seuil/IMEC, Paris, 2002) avaient alors permis d'extraire du film de Marguerite Duras les forces intenses et inouïes permettant de déjouer les assignations signifiantes et symboliques, comme de neutraliser les logiques identitaires et oppositionnelles. L’indifférence et l’imprévisible, la fragmentation et la suspension des continuités, l’écartement et la soustraction, l’aléatoire et le subversif : voilà la puissance du neutre qui permet désormais, après la petite sauvageonne de Nathalie Granger, à la mariée de Melancholia d’expérimenter au cœur de la maladie une liberté d’être inimaginable pour la mariée de Breaking the Waves (1996) qui demeurait pour sa part captive des scénarios pervers de son mari alité, double fictionnel évident du metteur en scène. La puissance du neutre s’articule ainsi avec l’admirable volonté d’amortissement de l’hystérie spectaculaire telle qu’elle détermine les fictions (majoritairement hollywoodiennes) qui joue avec le feu du motif de la catastrophe en évitant de se brûler avec. On remarquera d’ailleurs ce paradoxe qui veut que Melancholia propose la mise en sourdine, voire l’étouffement des habitudes de représentation cinématographique s’agissant du motif de la fin du monde. En même temps que le film de Lars von Trier jouit d’être infiniment plus conséquent que tous les blockbusters hollywoodiens, puisqu’il ne fait pour sa part jamais mine de tourner autour de son objet sans jamais oser l’affronter. Si le spectateur est touché par Melancholia et peut ainsi pardonner au film de Lars von Trier ses quelques faiblesses (une introduction qui propose le résumé du film sous la forme de tableaux pompiers, une première partie rejouant mollement Festen tourné dans le cadre du Dogme en 1998 par le copain Thomas Vinterberg, la mesquinerie scénarique du suicide du beau-frère de l'héroïne), c’est parce que le film est conséquent, qu’il va jusqu’au bout de son objet, en se terminant avec une séquence soutenue à la frontalité saisissante, littéralement soufflante. Il n’y avait eu récemment que Les Derniers jours du monde (2009) des frères Arnaud et Jean-Marie Larrieu, d’après un roman éponyme de Dominique Noguez paru en 1991 et lointainement inspiré par un film de Abel Gance intitulé La Fin du monde sorti en 1931, à avoir su pareillement aller jusqu’au terme du programme catastrophiste ou apocalyptique qu’il s’était fixé (dans les films de 2009 et 2011, seul le plan noir peut signifier la conséquence du projet cinématographique : la dé-monstration du néant).

 

La passivité mélancolique de Justine ne s’agence donc pas seulement avec la neutralité esthétique qui autorise Lars von Trier à faire un sort aux clichés hollywoodiens s’agissant du motif de la fin du monde dont par ailleurs le spectre ne cesse de hanter toute son œuvre (en particulier ses trois premiers films dits de la « trilogie européenne » : Element of Crime en 1984, Epidemic en 1987, et Europa en 1991); ainsi que l'actualité d'un capitalisme écologiquement insoutenable (cf. Slavoj Zizek, Vivre la fin des temps, éd. Flammarion, 2011). On retrouvera bien sûr dans Melancholia les éléments formels ou stylistiques qui ont assis la griffe auteuriste d’un cinéaste qui aime pratiquer les collages les plus hétérogènes : chapitrage romanesque du récit et horizon allégorique de son sens, plasticité d’images (ici en début de film) dont la sublimité s’oppose au reste du film tourné caméra sur l’épaule, effets spéciaux hollywoodiens et références artistiques (musique postromantique de Richard Wagner, tableaux surréalistes de René Magritte, ralentis de la séquence d’ouverture qui lorgnent du côté de l’art vidéo pratiqué par Bill Viola, citations de toiles de Breughel et de peintres préraphaélites, ambiance tarkovskienne entre Solaris en 1972 et Le Sacrifice en 1986, clins d’œil à la pièce Hamlet de William Shakespeare et à la gravure d’Albrecht Dürer allégorisant l'idée de mélancolie). La composition métastable de l’ensemble ne converge dorénavant plus, comme dans Antichrist, vers la fureur chaotique, mais se distingue en proposant une ambiance de sérénité accordée à une psyché qui sent et sait intuitivement le désastre en cours, qui voit venir la catastrophe, et qui sait aussi devoir l’accueillir, la recevoir avec la plus grande simplicité ou modestie : littéralement dans le plus simple appareil (d'où la séquence de nudité nocturne de l'héroïne qui se prépare à un événement ainsi doté d'un inattendu érotisme). C’est cette simplicité qui empêche le film de Lars von Trier de succomber tant au narcissisme culturel qu’à l’épate spectaculaire. Melancholia bouleverse parce qu’il touche du bout des doigts l’extrême simplicité de l'idée de destruction du monde (une planète à la trajectoire déjouant tous les calculs scientifiques entrera en collision avec la Terre) et l’extrême modestie requise (le récit de Lars von Trier est ainsi expurgé de tout délire eschatologique ou millénariste) pour vivre cette fin avec une passivité (celle de Justine) neutralisant ainsi toute forme de réactivité (celle de Claire). Il y a même une première partie qui, on l'a dit, s’amuse à rejouer en mode mineur Festen à la grande époque du Dogme. Mais justement, la perspective esthétique du neutre comme force de neutralisation s’empare du souvenir du règlement de compte familial hystérique, faussement bergmanien et réellement insupportable qu’était le film de Thomas Vinterberg, pour en livrer une version épurée sous la forme du tableau en demi-teinte d’une impossibilité sociale, rituelle et symbolique, d’une impossibilité du consensus. La puissance de neutre de Melancholia, avec sa fiction qui refuse toute mondialisation médiatique de son apocalypse en la restreignant dans le tout petit monde de la famille de l’héroïne (il n’y a que trois personnes pour tenir dans le dernier plan occupé par la sphère grandissante de la planète Mélancholia), accomplit sereinement l’impouvoir des modèles précédents dont la faillite est ainsi révélée, modèles millénariste et eschatologique, modèles familial et conjugal, modèles religieux et scientifique, modèles hollywoodien et « dogmatique ». L’impouvoir signifierait alors l’épuisement des modèles, et ce n’est pas un hasard si Justine, ainsi que le personnage de Melville dans Habemus Papam, sont des figures proprement épuisées. L’épuisement serait-il synonyme de fatigue ? Non, à l’instar de ce que l’on a montré concernant la différence entre pouvoir et puissance. « L’épuisé » est un texte écrit par Gilles Deleuze pour l’édition de Quad et autres pièces pour la télévision (éd. Minuit, 1992, pp. 55-106). « L’épuisé, c’est beaucoup plus que le fatigué » écrit le philosophe (p. 57). « Le fatigué a seulement épuisé la réalisation, tandis que l’épuisé épuise tout le possible. Le fatigué ne peut plus réaliser, mais l’épuisé ne peut plus possibiliser » (idem). Pour le comprendre, comparons le personnage de Saartjie Baartman dans Vénus noire (2010) d’Abdellatif Kechiche avec celui de Justine dans Melancholia et de Melville dans Habemus Papam (cf. Des nouvelles du front cinématographique (37) : Vénus noire d'Abdellatif Kechiche). Celle que ses oppresseurs surnommaient la « Vénus hottentote » est une grande figure de la fatigue qui déterminait d’ailleurs l’esthétique naturaliste avec laquelle le cinéaste a tourné son film. C’est-à-dire qu’il la montre en lutte constante contre le pouvoir masculin et raciste qui s’exerce sur elle. Et sa fatigue est la résultante de cette résistance opiniâtre qui prend forme à partir même de son corps lorsqu’il est contraint à l’exécution de ses danses dans les baraques foraines et les salons mondains, puis de ses passes au bordel. Sa fatigue instruit d’un contre-pouvoir dont le corps est le porteur en même temps que son corps est le siège de la domination. L’épuisement de Justine (ce sont ses paupières lourdes) et de Melville (c'est son souffle court) ne s’inscrit plus dans la perspective de la résistance et du contre-pouvoir (du « pouvoir-action » contre le « pouvoir-domination » pour reprendre les catégories de John Holloway). Ce n’est plus une fatigue qui ne concerne que la réalisation, c’est un épuisement qui inclut autant le réel que le possible. Autrement dit, l’épuisé propose donc ce corps qui interrompt la continuité des pouvoirs, qui ne les reconduit plus, même plus sur le mode dialectique de la résistance ou de la contre-attaque. Ni positif ni négatif : le neutre. Le pouvoir neutralisé par l’épuisé devient impouvoir : l’impouvoir est donc synonyme de pouvoir épuisé, y compris dans ses possibilités. L’épuisement appelle en toute logique et en toute conséquence la radicalité de la fin de Melancholia et de Habemus Papam : la destruction soufflante de notre monde vécue comme la plus sublime et la dernière extase pour le premier film et, pour le second, l'effondrement de la croyance dans le monde catholique à partir du moment où son plus prestigieux représentant ne croit plus à l'institution qu'il devait servir en l'incarnant.

 

On peut quand même regretter, dans Melancholia, la manière dont le pouvoir scientifique se trouve dans le scénario discrédité par le suicide mesquin, dans un coin de l’écurie, du personnage du beau-frère pourtant bien défendu par l'acteur Kiefer Sutherland. La même idée était traitée avec plus d’ironie s'agissant du médecin idéaliste (le docteur Messmer) imaginé par Lars von trier et son co-scénariste Niels Vorsel à l'occasion de Epidemic. Cette faiblesse scénaristique est largement compensée par la situation réelle à l’intérieur de laquelle le film a été officiellement projeté. C’est l’autre point de réel, étrange, qui rend Melancholia si singulier. La conférence de presse qui suivit la projection officielle du film et à la suite de laquelle le cinéaste a été déclaré par les autorités du Festival de Cannes persona non grata pour des propos confus concernant dans un mélange incohérent Hitler, les Juifs et Israël, a été l’imprévisible occasion pour le cinéaste de se comporter exactement à l’image de son héroïne. Les sujets étaient politiquement sensibles, souffrant d’une hypersensibilité entretenue par les partisans philosémites du sionisme israélien entendu comme prolongement au Moyen-Orient de l'impérialisme étasunien (cf. Ivan Segré, La Réaction philosémite, ou La trahison des clercs, éd. Lignes, 2009 : cf. Ivan Segré, un intellectuel de combat). Au-delà du caractère absurde et inconséquent, voire imbécile, de propos tenus par un cinéaste toujours menacé par la pente régressive de l’adolescence potache, mais dont on a étrangement aussi oublié qu’il avait interprété un Juif rescapé des camps de la mort nazis dans Europa, on retrouve une irrévérence semblable qui détermine la mise en défaut des obligations symboliques exigées par les institutions. Bêtise plutôt qu’idiotie ? Peut-être que la bêtise aura été celle de Lars von Trier quand l’idéal de l’idiotie aura plutôt été expérimenté par Justine à la suite de l'héroïne du film Les Idiots. L’effondrement symbolique, à côté de celui de Melville dans Habemus Papam, des deux individus, le réel (Lars von Trier) et le fictionnel (Justine) qui déçoivent donc les attentes collectives et institutionnelles (celles du « Grand Autre » comme le dirait de manière lacanienne Slavoj Zizek), attesterait de l’inexistence fondamentale de l’Autre, de son manque structural, de son défaut fondamental.

 

3/ L'épuisé dont le retrait retire à l'institution les prestiges de l'incarnation :

Habemus Papam

 

http://lewesternculturel.blogs.courrierinternational.com/media/02/00/332896400.jpegLes ruines sont, dans Melancholia et Habemus Papam, celles du « Grand Autre » qui désigne une fiction, celle de l'ordre social et symbolique avec lequel toutes les individualités doivent explicitement et implicitement composer pour s'extraire de la tendance pulsionnelle d'une libido dont l'auto-centrage peut virer à l'autisme (« Le "grand Autre" lacanien ne désigne pas seulement les règles symboliques explicites qui régissent les interactions sociales, mais également le réseau complexe des règles non écrites, "implicites" » comme la écrit Slavoj Zizek dans Vous avez dit totalitarisme. Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion : éd. Amsterdam-coll. « Poches », 2007 [2001 pour la première édition], p. 145). Le sens n’est donc plus délivré par les habituelles figures de l'Autre (on connaît ses déclinaisons allégoriques : la Société, le Parti, le Peuple, l'Etat, Dieu, les Marchés, le Capital, etc.) ici révélées dans le fait qu'elles tournent autour d'un vide central vérifiant que l'Autre est manquant, que son défaut est la véritable création du sujet, le véritable support de ses attentes, de ses investissements et de ses questions relatives au sens de son existence et de son désir (cf. Jacques Lacan, Ecrits, éd. Seuil, 1966, pp. 549 et suivantes). Cette inexistence au sens d'un vide structural est au cœur de bien des films de Nanni Moretti (on a déjà évoqué ce film au titre si explicite : La Chambre du fils). Elle détermine particulièrement l'amnésie du député communiste de Palombella Rossa quand elle était mise en regard avec l'effondrement historique du bloc soviétique (le film a été tourné en 1989). Elle se prolongeait dans le documentaire tourné dans la foulée par Nanni Moretti, La Cosa (1990), consacré à un parti politique contemporain de l'affaissement temporaire de l'hypothèse communiste et qui croyait devoir changer de nom afin de solder les comptes avec ce qui restait de l'empire du « socialisme réel » à l'Est. Après l'amnésie, le reniement : dans les deux cas, une vacance, un interrègne, une suspension intervallaire du « Grand Autre » qui autorise alors le député à jouer un match de water-polo, puis des militants du parti sans nom réduit à une chose indicible (« la cosa ») à penser l'impensable ou l'intolérable de la situation en ouvrant les vannes de la parole subjective et du discours critique. Cette inexistence du « Grand Autre » autorise aujourd'hui un pape à fuir l'institution qu'il devait incarner en désirant renouer avec son ancienne passion pour le théâtre, pendant qu'un psychanalyste et des cardinaux, tous contrariés dans leurs obligations symboliques, se jettent avec enthousiasme dans l'organisation d'un tournoi de volley-ball à l'intérieur des enceintes vaticanes. Là encore, Nanni Moretti déjoue les attentes, comme Lars von Trier a su neutraliser les obligations relatives au sous-genre hollywoodien du film-catastrophe. Au lieu de proposer une charge anticléricale qui n'aurait plus qu'aux convaincus, le cinéaste italien a préféré plus subtilement respecter son objet (comme il l'avait déjà fait avec le personnage de Silvio Berlusconi dans Le Caïman), mais en l'inscrivant dans l'optique plus insidieuse de la défection et de la déception, soit de l'impouvoir. Tromper les attentes, c'est donc décevoir les obligations, c'est faire défaut, et c'est pourquoi le personnage principal de Habemus Papam ressemble tant à un cinéaste qui, au-delà de la stricte question posée par la fiction, affirme de manière allégorique assumer d'avoir fait défaut à tous ceux qui avaient rêvé de faire de lui durant les années 2000 le héraut médiatique et internationalement reconnu du combat anti-berlusconien. Fuir et décevoir le mandat proposé par le « Grand Autre », c'est refuser pour Nanni Moretti d'occuper une place héroïque en sous-entendant à la suite du film Le Caïman que le vide laissé dans la société italienne par la gauche doit être collectivement reconquis afin d'en déloger l'ignoble figure parasitaire. « We Don't Need Another Hero » chantait Tina Turner (mais déjà tout le théâtre de Bertolt Brecht ne dit pas autre chose). Et le message a été entendu par le cinéaste, justement parce que la posture individualiste et héroïque ou providentielle que beaucoup ont voulu lui faire porter aura été adoptée jusqu'à saturation par Silvio Berlusconi, le représentant par excellence du pouvoir (de quelques-uns) corrélative de l'impuissance (de tous les autres). Le récit de l'impouvoir figeant la posture héroïque se trouve désormais relayé par le personnage de pape qu'il a imaginé pour son nouveau film, et dont le désir de liberté renseigne sur la marge de manœuvre accordée par le cinéaste à Michel Piccoli, un acteur qui n'a pas besoin d'en faire des tonnes pour être légitimement considéré comme l'un des meilleurs du monde. Ce faisant, c'est du point de vue de la fiction l'institution pontificale elle-même qui vacille sur son socle, et dans le même mouvement la religion catholique comme pouvoir idéologique qui s'effondre.

 

Pour le Melville de Habemus Papam, c’est moins l’angoisse déprimante que peut-être Dieu n’existerait pas qui détermine son retrait et sa fuite (autrement dit la défection qui fait défaut à la consécration pontificale tant attendue), eu égard au mandat symbolique exigé par le « Grand Autre », que l'absence de croyance et de motivation dans l'institution elle-même. Avec intelligence, Nanni Moretti sait faire le distinguo entre croyance religieuse personnelle et désir collectif dont se soutient une institution pour entretenir sa légitimité et persévérer dans son être social. Le credo du cinéaste tel qu'il le défend dans son film ne s'inscrit donc ni dans la perspective d'un athéisme qui souhaiterait en finir avec l'idée de Dieu (même si son personnage de psychanalyste défend l'évolutionnisme darwinien contre la thèse créationniste soutenue par l'un des prélats), ni dans celle d'un anticléricalisme militant puisque ce discours nécessite le désir dialectique d'un combat afin d'en finir matériellement avec les institutions concrétisant l'idée de Dieu (ce que montrerait plutôt un film de Marco Bellocchio intitulé en français Le Sourire de ma mère et sorti en 2001). Ce qui est cause, d'abord inconsciente puis consciente, de l'exil de Melville, c'est le pouvoir clérical (ici pontifical) accompli dans son impouvoir à partir du moment où fait défaut le désir de celui censé l'incarner. Pouvoir neutralisé mais dont la neutralisation participe à libérer de nouvelles puissances (ludiques sous la forme d'une chanson dansée ou d'un jeu sportif) qui sommeillaient en chacun de ses représentants (c'est là un point commun entre le film de Nanni Moretti et The Tree Of Life de Terrence Malick avec son incomprise séquence des dinosaures qui manifestait une suspension des pouvoirs de la pulsion biologique au profit de la libération des gestes de la puissance du jeu, purs « moyens sans fins » dirait Giorgio Agamben, dont l'enfance humaine entretiendrait encore le secret : cf. Des nouvelles du front cinématographique (51) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (1ère partie) ; Des nouvelles du front cinématographique (52) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (seconde partie)). Pouvoir contrarié, parce que la règle est désormais à la contrariété généralisée de tous les dispositifs (électif et psychanalytique, le pape nouvellement élu se soustrayant à la cure psychanalytique proposée par Brezzi qui de toute manière est rendue impossible par son caractère public) qui ont comme but d'arraisonner et de contenir, de conformer et d'indexer les puissances subjectives sur la raison des pouvoirs constitués et des institutions dominantes. Pouvoir enfin désincarné, précisément parce que le sujet censé en assurer l'incarnation se retire, fuit et s'évanouit dans la nature : parce qu'il fait défaut et son défaut est le « défaut qu'il faut » (Bernard Stiegler) ébranlant l'institution sur ses propres bases. De surcroît, l'homme chargé par le pouvoir pontifical d'arranger les choses en les mettant un peu en scène (il est interprété par l'acteur polonais Jerzy Stuhr que l'on avait découvert dans La Cicatrice de Krzysztof Kieslowski en 1976 et qui jouait déjà dans Le Caïman) s'assure de la mise en place d'un simulacre (un garde-suisse agite les rideaux de la chambre de Melville afin de faire croire aux cardinaux désœuvrés que ce dernier est toujours dans sa chambre alors qu'il s'est enfui). Corriger l'affolement des cardinaux déjà bien désorientés par la situation avec un simulacre atteste puissamment du désœuvrement en cours. Le simulacre et la désorientation des (points) cardinaux parachèvent ainsi, avec la sensation du héros affirmant qu'il est sur le point de disparaître, la dynamique selon laquelle la contrariété entraîne les motifs du blocage et de l'évanouissement, de la neutralisation et de la désincarnation, de l'épuisement et de l'impouvoir. Le nom du possible-impossible pape (il est élu par ses pairs mais refuse de se présenter sur le balcon de la basilique Saint-Pierre : du coup, son nom n'est pas rendu public et le différé de sa prononciation creuse l'intervalle de la vacance du pouvoir pontifical) est évidemment un indice littéraire puissant de ce que fait en termes de désœuvrement le défaut de l'épuisé. Melville, qui est aussi et surtout le nom d'un des plus grands écrivains étasuniens, est par ailleurs l'auteur de Bartleby publié pour la première fois en 1853 (pour l'édition la plus récente : Bartleby, une histoire de Wall Street, éd. Amsterdam, 2007). Dans son opuscule intitulé Bartleby ou La création paru aux éditions Circé en 1995 (hélas aujourd'hui épuisé – ce qui paraît logique au fond), Giorgio Agamben interroge cette figure littéraire qui a exercé une grande influence sur certains grands écrivains du 20ème siècle, par exemple Georges Perec avec son personnage de Percival Bartlebooth dans son opus magnum intitulé La Vie mode d'emploi (éd. Hachette, 1978). Aristote, explique le philosophe italien, avait de l'intellect en puissance l’image de la tablette d’écrire en cire vierge. Avec Bartleby, c'est le récit du modeste scribe new-yorkais qui travaillait si bien du point de vue de l’avoué qui en raconte l’histoire dans le court roman de Herman Melville, et qui d’un coup refuse poliment les commandes qu'on lui propose en se justifiant par la répétition de la même fameuse formule (« I would prefer not to » qui serait traduisible par « Je préfèrerais ne pas »). Avec la figure allégorique de Bartleby, c’est l’écrivain qui cesserait idéalement d'écrire, qui se présenterait lui-même dans la blancheur virginale de toute inscription, qui apparaîtrait pour Giorgio Agamben comme une figure exemplaire de la « puissance pure ». Cette puissance qui s'excepte alors des obligations du pouvoir qui, on l'a précédemment vu, fait faire. Puissance pure, puissance du neutre, puissance du désœuvrement (et là il faudrait citer l'ouvrage intitulé La Communauté désœuvrée de Jean Luc Nancy publié par les éditions Christian Bourgois en 1986), puissance de la pensée comme impensable et du pouvoir devenu impouvoir : c'est, dans Habemus Papam, la pure puissance de la chanson et de la danse qu'elle suscite chez les cardinaux et le garde-suisse qui s'est substitué au pape pour parfaire le simulacre imaginé par le porte-parole du Vatican ; et c'est aussi le tournoi de volley-ball que met au point Brezzi afin d'occuper le temps vide de la cure psychanalytique rendue impossible, ainsi que le temps morne des cardinaux désorientés par le refus de leur pair qui a de son côté préféré renouer dans sa fuite avec le théâtre mélancolique d'Anton Tchekov. Voir monter progressivement dans Habemus Papam les puissances pures du jeu ou les purs « moyens sans fins » que libère le désœuvrement du pouvoir pontifical est une joie qui à la fois rappelle ce chef-d'œuvre qu'est Je rentre à la maison (2001) de Manoel de Oliveira (où Michel Piccoli incarnait déjà le goût du théâtre, de la fuite et du désœuvrement), comme elle nous sauve de l'humanisme platement consensuel incarné par les moines bénédictins du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux, sorti l'année dernière (cf. Des nouvelles du front cinématographique (35) : panorama non exhaustif des films de la rentrée 2010).

 

Avant Giorgio Agamben, Gilles Deleuze avait montré, dans son texte « Bartleby ou la formule » publié dans Critique et clinique (éd. Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, pp. 89-114), que la fameuse formule de Bartleby, « I would prefer not to », « (…) n’était ni une affirmation ni une négation [puisqu'elle creusait] une zone d’indiscernabilité, d’indétermination » (p. 92). Il s’agit d’une neutralisation de la pensée dialectique, non pas au profit du consensus idéologique, mais au nom de l’accomplissement d’un impouvoir consécutif au désamorçage ou à la mise en défaut de tous les pouvoirs. La beauté du film de Nanni Moretti consiste peut-être moins à montrer le caractère artificiel de tout pouvoir spectaculaire grâce à la mise en rapport de l'absence de désir de Melville pour l'incarnation du pouvoir pontifical avec son désir de jeunesse ressuscité pour le théâtre, qu'à rendre surtout manifeste les deux temps (c'est d'abord le cri de celui qui est mu par les incontrôlables puissances de l'inconscient, c'est ensuite et enfin le discours tenu en toute conscience à destination des fidèles de la Place Saint-Pierre) nécessaires à l'avènement d'un acte disjonctif pur. L'acte qui fait rupture avec la continuité ou la reproduction de l'existant, c'est dans son premier temps une poussée de l'inconscient témoignant symptomatiquement d'un problème général et commun à tous les membres du même corps social (et d'abord celui-ci : aucun cardinal qui se souvient du cas de Jean-Paul 1er décédé après un mois d'exercice du pouvoir ne veut être pape). L'acte dans sa force à la fois disruptive (c'est un événement) et subversive (c'est une transformation) exprime dans son second temps l'affirmation d'une subjectivité motivée par son passage par la performance théâtrale, une subjectivité consciente que la puissance de son geste porte avec lui autant de destruction (le désarroi général sur lequel se clôt le film, équivalent structural de cet autre désastre qu'est la catastrophe interplanétaire finale de Melancholia) que de création (un autre monde s'agissant de l'organisation des croyants est possible). C'est la puissance de l'indéterminé dans le refus de Melville, qui court-circuite l'état des choses institué pour laisser advenir un mouvement constituant, et qui arrive ainsi à tenir ensemble la part du négatif (la vacance du pouvoir en s'affirmant comme tel désormais demeure et creuse dans le cœur des croyants le vide de la démotivation) et celle dévolue au positif (l'impouvoir devra bien libérer les puissances individuelles et collectives de la communauté de croyants ainsi requis à s'auto-organiser en se dispensant de la tutelle hétéronome ou transcendante exercée par le Vatican). Le retrait et l'évanouissement de de la figure héroïque s'opposent donc aux tractations secrètes entre les favorisé de l'élection pontificale (filmée avec le même maniérisme comique que dans les westerns de Sergio Leone) afin de faire que l'insupportable charge symbolique soit assumée par un outsider censé se réjouir du choix « divin » en sa faveur. Parce qu'il s'agit in fine de favoriser l'autodétermination et l'autogestion des subjectivités moins assujetties à des jeux pipés d'avance qu'elles sont les sujets d'un jeu ainsi maîtrisé en toute égalité, démocratiquement. C'est pourquoi Nanni Moretti surenchérit avec Habemus Papam sur cet horizon anthropologique et utopique qui structure tout son cinéma et que désignerait le concept d'« homo ludens » (pour reprendre l'idéal-type analysé par l'historien de la culture Johan Huizinga en 1938). L'humain qui joue est un enfant dont les jeux sont « une tâche sérieuse » comme l'aurait dit l'historien néerlandais. C'est d'ailleurs le sérieux des jeux qui détermine dans les films du cinéaste les célèbres colères qui les ponctuent depuis Je suis un autarcique en 1976 (cf. Des nouvelles du front cinématographique (11) : au commencement, Nanni Moretti). Dans Habemus Papam, on voit d'ailleurs que le psychanalyste Brezzi est autant capable de ce genre de colère que Melville lui-même. C'est qu'il y a un sadisme profond dans l'œuvre de Nanni Moretti qui distribue coups et admonestations, coups de gueule et coups dans la gueule (par exemple l'inoubliable baffe du député fichue à la journaliste dans Palombella Rossa parce que « les mots sont importants »), afin de réveiller les puissances d'agir trop longtemps écrasées par le consensuel agencement des dispositifs du pouvoir. Ce sadisme pourrait alors entrer en relation avec celui de Lars von Trier, notamment en aidant à comprendre l’origine sadienne du prénom de l’héroïne de Melancholia qui ne désire comme son homologue italien aucun pouvoir (le dernier qu’elle abandonne est celui de faire traverser un pont à sa monture qu’elle cravache de manière sadique, seule occurrence qui pourrait rappeler l’univers de l’auteur de trois versions des Infortunes de la vertu entre 1787 et 1799). Gilles Deleuze fournit un élément de réponse quand il articule le geste littéraire d’Herman Melville avec celui de D.A.F. Sade : « la loi, les lois commandent à une nature sensible seconde, tandis que des êtres dépravés par innéité participent d’une terrible Nature suprasensible et première, originale, océanique, qui poursuit son propre but irrationnel à travers eux, Néant, Néant, et qui ne connaît pas de loi » (ibidem, p. 102). Moby Dick la baleine blanche est au capitaine Achab ce que la planète Mélancholia est à Justine : le néant comme objet de volonté. Du coup, la distinction deleuzienne entre démons monomaniaques et anges hypocondriaques, « presque stupides, créatures d’innocence et de pureté, frappés d’une faiblesse constitutive, mais aussi d’une étrange beauté, pétrifiés par nature, et qui préfèrent… pas de volonté du tout » (idem) fonctionnerait à plein ici s'agissant du protagoniste de Habemus Papam. Tel un clown blanc, Melville chez Nanni Moretti appartiendrait alors à la lignée des anges hypocondriaques, et son absence de volonté répondrait en miroir à la volonté de néant de l’obscure et diabolique Justine. Dans les deux cas, nous avons affaire à des « originaux [qui] révèlent le vide, l’imperfection des lois, la médiocrité des créatures particulières, le monde comme mascarade » (ibid., p. 106). Mascarades cérémonielles, maritale et pontificale, bourgeoise et théologique, conjugale et psychanalytique. Alors, parmi les ruines des pouvoirs anciens bloqués, dans le désœuvrement consécutif à l'impouvoir généralisé, et dans la neutralisation du « Grand Autre », se constituerait une bien étrange « communauté des célibataires » (ibid., p. 108) faite d'anges blancs et de noirs démons dont l'absence de volonté ou le désir de néant aboutiraient à la tabula rasa. Le monde détruit de Melancholia est un monde à recon

struire dans Habemus Papam.

 

Dans un article paru dans la revue Actuel Marx n°34 (2/2003, p. 99-109) et intitulé « Fétichisme et intersubjectivité », le philosophe Slavoj Zizek explique que le cynisme contemporain réside paradoxalement dans l’idéologie de la supposée transparence du mode de production et de consommation dominant. D’un côté, le mouvement toujours plus diffus du fétichisme de la marchandise, que soutiennent et prolongent les « nouvelles technologies (électroniques ou numériques) de l’information et de la communication » (NTIC), nourrit la croyance fétichiste selon laquelle les rapports entre les choses se substituent aux rapports entre les personnes. De l’autre, l’immatérialité de certaines formes actuelles de marchandises poursuit donc l’emprise de la spectralité marchande sur les sujets supposés pourtant savoir ce qui leur arrive à l’ère de la réflexivité (post)moderne. Tout cela n’empêche pourtant pas le sujet supposé savoir de ne pas cesser d’être le croyant de l’inversion fétichiste. Cela se remarque pleinement avec l’usage voulu participatif et interactif que certains médias électroniques valorisent : la potentialité démocratique promise par les NTIC produit moins l’interactivité censée étendre le champ de la démocratie, qu’elle induit en fait une « interpassivité » au nom de laquelle ce sont les objets qui participent en lieu et place des personnes, qui se substituent symboliquement à elles, qui les privent de leur propre passivité. Comme le sujet, qui à la fois est le sujet supposé savoir la puissance du fétichisme parce que la mode est à la transparence dans les rapports de production, est aussi le sujet qui continue de croire en la naturalité de la marchandise, l’« interpassivité » se révèle in fine être l’autre de l’interactivité, son double démoniaque qui en neutralise la promesse en termes d'égalité démocratique. Enfin, le sujet supposé savoir qui se double du sujet supposé croire est aussi le sujet supposé jouir : sachant, il n’en demeure pas moins croyant, et croyant jouir, il est privé de son jouir par les petites machines de l’interactivité qui sont celles de l’« interpassivité ». Slavoj Zizek conclut ainsi : « (…) il faudrait plutôt affirmer que la dite menace des nouveaux médias réside dans le fait qu’ils nous privent de notre passivité, de notre expérience authentiquement passive, nous préparant ainsi à l’activité frénétique abrutissante et irréfléchie » (opus cité). Les personnages neutres et épuisés de Melancholia et Habemus Papam, d'un côté Melville l'ange blanc dépressif et de l'autre Justine la noire démone catatonique, en accomplissant les formes de l’impouvoir qui libèrent les puissances de l'invention enfantine et  de la création ludique, restituent à l'être les « moyens sans fins » pour une libre passivité qui, à l’heure du fétichisme de l’interactivité concomitante de l’expropriation de l’« interpassivité », est la seule liberté que le néolibéralisme ne vantera jamais. Précisément parce qu'elle est, dans la perspective des pouvoirs que le néolibéralisme aujourd'hui articule (le Capital et l'Etat que suture la relation sociale asymétrique créancier-débiteur), proprement improductive. De ce point de vue-là, les protagonistes des films de Lars von Trier et Nanni Moretti peuvent apparaître comme de lointains héritiers de Paul Lafargue vantant en 1880 le Droit à la paresse, ou de Guy Debord qui écrivit un jour sur un mur de Paris : « Ne travaillez jamais ».

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12 septembre 2011 1 12 /09 /septembre /2011 11:59

« À partir du point où l'homme ne peut plus parler, parce qu'il est absent ou mort,

où les archives font défaut, deux témoignages subsistent : celui de l'Art et celui des techniques »

(André Leroi-Gourhan, L'Homme et la matière, éd. Albin Michel, 1943, introduction)

 

http://enfant7art.org/cine/PeinturesPrehist/Main_Chauvet2.jpg« Il n’y a pas de délire d’interprétation puisque l’interprétation est elle-même un délire » a un jour prévenu le philosophe Clément Rosset. Le documentaire La Grotte Chauvet, dialogue d’équipe réalisé en 2003 par Pierre-Oscar Lévy investit l’espace de la recherche scientifique axée sur la datation (environ 32.000 ans) puis le sens des images pariétales contenues dans la grotte Chauvet (du nom de son découvreur, le spéléologue Jean-Marie Chauvet en 1994 - cette grotte de l’ère paléolithique supérieure se situe en Ardèche). Plus que La Grotte Chauvet : devant la porte (2000), plus que Dans le silence de la Grotte Chauvet (2002) et plus encore que La Grotte Chauvet, la première fois (2003), La Grotte Chauvet, dialogue d’équipe insiste davantage que les autres films du documentariste consacrés à ce lieu sur l’excès interprétatif, le reste spéculatif, l’inépuisable travail d’interrogation et de supputation auxquels succombe peu à peu l’équipe de chercheurs (dirigée depuis 1995 par Jean Clottes), ici filmée dans son travail de rationalisation (qui est une domestication) d’images dont la vision in situ demeure toujours interdite au public. C’est d’ailleurs cette situation qui assure en tout premier lieu le caractère d’impérieuse nécessité esthétique du film de Pierre-Oscar Lévy qui, mis en regard ici avec le nouveau film de Werner Herzog intitulé La Grotte des rêves perdus et portant sur le même site, offre ainsi au regard spectatoriel la vision d’images ordinairement impossibles d’accès au public pour des raisons scientifiques avérées depuis la fermeture de la grotte de Lascaux.

 

1/ La Grotte Chauvet : dialogue d'équipe (2003) de Pierre-Oscar Lévy :

La force délirante des images

 

Ce que montre le documentaire de Pierre-Oscar Lévy, c'est une collectivité en proie à un délire – parfois sauvage – qui excède les catégories rationnelles et scientifiques auxquelles recourent ces spécialistes en peintures pariétales afin de valider professionnellement leur recherche. Le délire relève aussi (en les révélant) des trajectoires personnelles structurées à partir de cadres de socialisation cognitifs et normatifs qui les sous-tendent (telle hypothèse à caractère passablement sexiste, telle référence au personnage d’Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes). Il s'agit bien d'une lutte symbolique à laquelle ces chercheurs concourent afin de se positionner au plus fort dans le champ professionnel qui leur est propre, car dans tous les espaces sociaux, « la vérité est un enjeu de luttes » comme l’a montré le sociologue Pierre Bourdieu. On se dit alors que ce délire interprétatif auquel se prête aisément le spectateur (est-ce ici des traces de doigts humains ? et là, un taureau ou bien un sorcier revêtu de la peau dudit animal ?), et qui déborde largement des cadres scientifiques de départ, renseigne au fond sur le caractère foncièrement esthétique de l’appréhension humaine du réel. Et cette appréhension s’effectue par le biais de peintures pariétales, comme par celui de reproductions numériques puis imprimées de celles-ci (filmées ensuite par Pierre-Oscar Lévy dans un subtil jeu d’imbrication des images et, partant, des temporalités) permettant d’asseoir le travail de l’enquête scientifique comme celui de l’interminable supputation subjective. Ce perspectivisme est déjà au centre du premier film du documentariste en 1982 intitulé Je sais que j'ai tort...mais demandez à mes copains, ils disent la même chose et consacré aux réflexions d'enfants portant sur des reproductions de toiles cubistes de Pablo Picasso). Car à cet endroit-là, la posture scientifique se double toujours déjà d’une posture esthétique et spectatorielle fondamentale.

 

Nous sommes ici bel et bien dans ce « partage du sensible » dont a parlé le philosophe Jacques Rancière, qui détermine historiquement, socialement et culturellement le « sensorium » commun. Autrement dit la sensibilité générale dans laquelle nous baignons tous comme le poisson dans son bocal. Ce qui n'empêche pas de ne pas ou plus ignorer que l’image détient cette puissance disruptive (de « dissensus » ajouterait Jacques Rancière) capable d’ouvrir le « partage du sensible » tel que les rapports humains l’ont à des époques données institué sur une interrogation dont l’inépuisable excès outrepasse facilement les catégories perceptuelles et conceptuelles historiquement héritées. L’image figure alors cette ouverture à partir de laquelle, comme l’a écrit la philosophe Marie José Mondzain, chaque spectateur peut se construire sa propre place dans le monde (« sur la terre comme au ciel » pour reprendre le titre secondaire de Soigne ta droite en 1987 de Jean-Luc Godard, sachant qu’il s’agit ici de nos humaines préoccupations, tout autant et en même temps matérialistes – « sur la terre » – et symboliques ou spirituelles – « comme au ciel »). Et dans cet excès propre aux puissances « dissensuelles » de l’image – sa sauvagerie difficilement domesticable comme ce chiendent dont on va bientôt parler – se trouve l'obligation du scientifique à se différencier du spectateur qu’il est aussi, se trouve aussi l'obligation du spectateur à se différencier lui-même entre celui qui croit voir ceci alors que peut-être il s’agit de cela (ce sont là les mots de l’exergue du documentaire finement choisis par Pierre-Oscar Lévy et extraits du poème « Chiendent » de Raymond Queneau). Devient en conséquence sensible tout ce qui nous relie avec l’humanité qui a créé les images de la grotte Chauvet par delà 32.000 années. Soit ce temps qui objectivement nous sépare de ces êtres humains qui ont projeté leur imaginaire commun ou leur délire symbolique sur les murs de la grotte en question.

 

http://ts3.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=1156493673990&id=53bef7496597d4a98a25ea21e9b2885dVoilà ce qui trouble dans ces images, dans toute image digne de ce nom : celle(s)-ci ouvre(nt) sur ce que nous sommes aujourd’hui, sur ce que nous avons été hier, et que le temps passé nous a fait oublier tant le long et lent travail de notre devenir humain a été intériorisé. C’est alors un délire que de voir dans les images contenues dans la grotte Chauvet (d’ailleurs éclairées par l’équipe scientifique de telle façon que l’on songe aux rougeoiements intérieurs des toiles de George de la Tour) comme un résumé paradoxalement conjugué au futur antérieur d’une bonne partie de l’histoire de l’art (surtout dans ses déclinaisons modernes, de L’Origine du monde de Gustave Courbet au surréalisme en passant par l’art brut et le cubisme). Comme une compression fulgurante et délirante des temps vérifiant la théorie que développe le philosophe Régis Debray dans son ouvrage Vie et mort de l’image (1992) lorsque ce dernier représente l’histoire de l’art non pas sous une forme de successions de cycles, mais plutôt sous la forme de progressions spiralées, de révolutions qui induisent le fait que l’on en repasse toujours par ce qui a préalablement été fait mais en plus avec les acquis du temps linéaire qui a passé. A partir du même, c’est donc la différence qui s'expose (la « différance » aurait même écrit Jacques Derrida) et qui se donne comme le cœur du processus humain ainsi démontré.

 

http://ts4.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=1231461620911&id=85f4ea44bbbe2e3f44d019273935e6faSi l’image en tant qu’elle est ouverture est la « différance » qui nous appelle et nous rappelle que nous sommes si loin et si proche du groupe humain qui s’est graphiquement auto-désigné, et qui ainsi de manière mnémotechnique (par la conservation matérielle de sa propre mémoire) a pu survivre à sa propre disparition, c’est que l’image vaut donc comme la matérialisation de ce « phylum », comme la désignation de cette « épiphylogénèse » dont a parlé le philosophe Bernard Stiegler en s’appuyant sur les travaux du préhistorien et archéologue André Leroi-Gourhan. C’est-à-dire cette continuité mnémotechnique grâce à laquelle l’espèce humaine s’est auto-générée comme genre humain, par exemple par le truchement des peintures pariétales contenues dans les grottes de Lascaux ou de Chauvet. Et elle continue de le faire (par exemple par le biais du documentaire à la temporalité stratigraphique de Pierre-Oscar Lévy), en s’extériorisant notamment sous la forme d’images qui requièrent que nous nous projetions en elles pour les com-prendre et les con-naître. Pour (re)naître avec elles, toujours.

 

http://ts3.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=1185155919490&id=302b34f6eed011832a37d99f9975eefbSpéculer sur la base de telles images qui ont traversé les millénaires et arrivent encore à solliciter esthétiquement tout spectateur disponible pour son excès interprétatif (tel le chiendent du poème éponyme de Raymond Queneau), c’est participer à l’immense mémoire collective, tout aussi subjective qu’objective, psychique que technique, intériorisée qu’extériorisée, dont l’espèce humaine s’est fait le véhicule jusqu’à présent, depuis ce jour obscur où elle a mystérieusement désiré se hausser du biologique au symbolique, de l’espèce au genre. S’interroger par le biais de telles images qui demeurent de puissantes images (que nous voyons et qui nous regardent - pour reprendre le titre du livre de Georges Didi-Huberman en 1998) mérite de nous autres contempoains, non de la dévotion ou de l’adoration, mais une interminable œuvre de mise en question (Des nouvelles du front cinématographique (25) : L'image, les images). C’est faire l’expérience de notre commune humanité délirante, car sans fin désirante : ce que traduit l’excès interprétatif requis par toute véritable image. Nitre fragile humanité désirant symboliquement s’émanciper par la projection technique (par le dé-chaînement « prothétique » aurait précisé Bernard Stiegler) du régime matériel de la nécessité et de la précarité dont l’animal humain est l’ontologique sujet.

 

En ce sens aussi, les images de la grotte Chauvet figurent notre avenir ouvert sur un passé que présentement nous incarnons. Et cet excessif débordement – ce chiendent, cette « différance » – des temps dont La Grotte Chauvet, dialogue d’équipe se fait le tranquille mais assuré écho relève proprement d’un délire avec lequel, en tant que membres du genre humain, nous n’avons heureusement pas fini.

 

 

2/ La Grotte des rêves perdus (2010) de Werner HERZOG : La Survivance des empreintes


 

http://www.ledauphine.com/fr/images/15E95F07-FFDB-4A1D-A40F-7BE205A2987D/LDL_06/tournage-de-werner-herzog-sur-la-grotte-chauvet.jpg« Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir entrer avec une caméra dans la grotte Chauvet » a avoué Werner Herzog lors d'un entretien avec les critiques Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau (in Manuel de survie, éd. Capricci, 2008, p. 90). Il aurait ailleurs affirmé qu'il était en capacité d'échanger la possibilité de tourner dans la fameuse grotte abritant des peintures pariétales vieilles de plus de 30.000 ans contre le fait de devenir fonctionnaire de l'Etat français avec un seul et unique euro pour salaire. Dans tous les cas, son vœu aura été exaucé par l'actuel ministre de la culture, le cinéphile Frédéric Mitterrand, qui a autorisé la réalisation du film entre mars et avril 2010 à partir du moment où le tournage s'inscrivait à l'intérieur du périmètre scientifiquement prescrit et techniquement circonscrit qui limite drastiquement l'accès à une grotte interdite au public depuis sa découverte (et dont la copie grandeur nature est prévue pour 2014). De toute évidence, le cinéma de Werner Herzog qui privilégie les tournages sous la forme d'aventures et les difficultés dans la prise de vue était forcément destiné à investir la grotte ornée découverte en décembre 1994 en Ardèche, et qui contient les plus anciennes peintures rupestres issues du paléolithique et connues à ce jour (celles abritées par la grotte de Lascaux ne seraient en comparaison âgées que de 15.000 ans !). Après les visions telluriques de Fata Morgana (1971), la touffeur amazonienne de Aguirre, la colère de Dieu (1972) et Fitzcarraldo (1982), les fumées du volcan de l'île guadeloupéenne de Basse-Terre entrant en éruption dans La Soufrière (1977), l'air raréfié des montagnes granitiques de la Patagonie de Cerro Torre (ou Le Cri de la roche en 1991), les flammes des puits de pétrole koweïtiens en feu de Leçons de ténèbre (1992) tourné pendant la première guerre du Golfe, les ours de la réserve d'Alaska dans Grizzly Man (2005), ou encore les glaces de la base antarctique de McMurdo dans Encounters At The End Of The World (2007), la grotte Chauvet prolonge indubitablement un geste esthétique tendu par l'idée selon laquelle une image ne se livre ou ne se dévoile qu'à la condition où son accès est rendu matériellement difficile. Il faudra toujours ici un grand effort, du courage et de la ténacité pour arracher du réel une image qui le transcende. Parce qu'une image mérite une lutte au terme de laquelle des visibilités quelconques se renversent en images dont le caractère sublime permet de les situer en bordure de ce qui partage l'humain du non-humain, la forme de l'informe, le symbolique du diabolique. La vision architectonique et cosmologique privilégiée par Werner Herzog dispose donc de la grotte Chauvet comme d'un lieu certes difficile d'accès mais nécessairement accueillant pour qui veut se coltiner avec la perspective anthropologique des rapports que le genre humain entretient avec la question de l'image. L'image en tant qu'elle doit s'extraire de la dureté naturelle de la roche : l'image en tant qu'elle est une projection doublée d'une empreinte, une expression imprimée à même le réel.

 

http://www.saintmartindardeche.fr/IMG/jpg/Photo_lsm_049.jpgSi La Grotte des rêves perdus consiste ainsi en la réalisation d'un désir du cinéaste qui aurait été attisé par la lecture d'une série d'articles intitulée « Letters From Southern France » écrits en 2008 par Judith Thurman pour le journal The Newyorker lors d'un séjour dans le sud de la France, « La Grotte de mes rêves perdus » désigne le titre d'un billet rédigé par le documentariste Pierre-Oscar Lévy au sujet d'une grotte qui a été l'objet de quatre films (La Grotte Chauvet, devant la porte en 2000, Dans le silence de la grotte Chauvet en 2002, La Grotte Chauvet : la première fois et La Grotte Chauvet : dialogue d'équipe en 2003) sur lesquels le film de Werner Herzog fait malheureusement silence (http://blogs.mediapart.fr/blog/pol/050911/la-grotte-de-mes-reves-perdus). Il est donc faux de (faire) croire que le film du cinéaste allemand est le premier à se consacrer à la grotte ornée. Et il est évident que La Grotte des rêves perdus est totalement (et involontairement ?) ignorant des manipulations politiciennes qui ont pesé sur la révélation publique de la grotte (le calendrier de cette découverte aurait permis à Jacques Chirac de court-circuiter l'agenda de son concurrent à l'élection présidentielle de 1995, Edouard Balladur). Comme il semble tout aussi ignorant de l'imbroglio judiciaire qui est à la base tant de la querelle entre l'Etat français et les trois personnes (Jean-Marie Chauvet, Eliette Brunel-Deschamps et Christian Hillaire) qui ont découvert la grotte Chauvet (et qui se nomment ses « inventeurs » : cf. http://www.lepoint.fr/archives/article.php/96123) que des conséquences que cette querelle exerce encore sur la visibilité des quatre films de Pierre-Oscar Lévy. On peut donc comprendre la légitimité du tort subi par un documentariste qui a consacré plusieurs années sur ce site fabuleux, ainsi que son désarroi devant la médiatisation du film de Werner Herzog qui de fait risque d'être concomitante de l'oubli relatif de ses propres films sur le sujet. On ne partagera malgré tout pas les vives critiques que le documentariste français adresse au film de son pair allemand qui, mis à part ce point éminemment litigieux, suscite un intérêt réel quand il est référé à l'œuvre cinématographique entière de son auteur. Certes, pour les personnes qui ont eu la chance de découvrir la série des quatre films de Pierre-Oscar Lévy, celui de Werner Herzog ne se distinguera pas et n'apprendra rien qu'elles ne savaient déjà. En revanche, c'est parce que La Grotte des rêves perdus prolonge ou vient complémenter la plupart des films réalisés par un cinéaste passionné par l'expressivité dont est capable le genre humain quand elle s'arrache de l'animalité biologique qui détermine sa vie naturelle, que ce documentaire trouve son ultime et impérieuse nécessité esthétique. Notamment dans son intelligent usage de la 3-D comme on va bientôt s'en apercevoir.

 

http://ts3.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=1191198660182&id=0d9f6efb0eb85b00a9b6adabf128bbdeMais d'abord, cette première question : qui sont les êtres humains qui vivaient à l'époque aurignacienne et qui ont ressenti l'ardent désir il y a donc plus de 30.000 de s'exprimer au cœur de la nuit caverneuse et au travers des représentations ornant l'actuelle grotte Chauvet ? « Les premiers hommes inventèrent l'image faite de main d'homme, image de l'homme spectateur des œuvres de ses mains, spectateur des mains de l'homme qui font naître le regard humain sur l'homme » écrit Marie José Mondzain dans Homo spectator (éd. Bayard, 2007, p. 41), son beau livre qui cite d'ailleurs l'un des documentaires de Pierre-Oscar Lévy, et qui est consacré à notre humaine condition de spectateur dont la grotte Chauvet fournirait comme l'originel site accueillant « le sujet des signes du retrait et de la séparation », le site de l'origine du sujet spectateur qui est aussi celui de son « départ sans retour » (idem). Parti de son animalité foncière, l'être humain de Chauvet s'est donc projeté dans une perspective de séparation symbolique dont les parois de la grotte résonnent encore, tels d'immortels témoignages portant acte de notre condition d'« Homo spectator » (plutôt que d'« Homo sapiens » ou même d'« Homo spiritualis » comme tente de le justifier dans le film le préhistorien Jean Clottes, l'homme responsable de l'étude scientifique de la grotte). Ces projections dans leur diversité (animaux, mains positives et négatives, femme accroupie dont le sexe attirerait un être mi-homme mi-bison...) représentent les multiples expressions à partir desquelles le genre humain a voulu symboliquement extérioriser son désir de se distinguer en imprimant la face du réel. L'expressivité comme modalité humaine d'impressions extériorisées, comme projection d'empreintes distinguant les animaux humains des autres animaux : comme « ex-pression ». Voilà ce dont fondamentalement il s'agit dans la grotte Chauvet, et il était somme toute logique qu'un cinéaste comme Werner Herzog en repasse symboliquement par ce qui peut apparaître de son point de vue comme une sorte de case départ, là où rétrospectivement bon nombre de ses visions et de ses fictions habitées par les personnages les plus remarquables trouveraient comme une sorte d'affiliation généalogique. Des feux d'artifice du soldat allemand désœuvré sur l'île de Crête dans Signes de vie (1968) à la forêt amazonienne retournée par le bateau du personnage éponyme de Fitzcarraldo jusqu'aux images tournées en amateur par Timothy Treadwell dans Grizzly Man de l'intérieur de la réserve naturelle des ours en Alaska, en passant par les crises hystériques de l'acteur Klaus Kinski ainsi que les tournages périlleux propres à tant de films du cinéaste, ce seraient là comme autant de preuves que ce qui s'est joué il y a près de 32.000 ans continue encore de se jouer dans une œuvre cinématographique passionnée par l'excès en tant qu'intensité humaine dans l'expressivité (y compris jusque dans l'irrationnel). Le désir de vivre pour un personnage des films de Werner Herzog se matérialise souvent dans un désir d'empreinte. L'expression domine alors l'impression, parce que le personnage désire le choc avec le dehors, autrement dit la violente rencontre avec le réel. Et ce, au risque parfois assumé et souvent destructeur que le réel engloutisse et abolisse l'auteur de l'empreinte. Alors restent des traces, des ossements, ceux des ours recouverts de calcite dans la grotte Chauvet, ceux des êtres humains dans les catacombes au début du remake de Nosferatu (1979) après la peste laissée dans son sillon par un vampire dont la vie éternelle affirmerait sur le plan de la morbidité romantique l'immortalité dont est capable l'animal humain quand, pour parler un peu comme Alain Badiou, il se veut le sujet des Idées qu'il soutient et affirme. La trace, c'est donc le signe d'un trait séparant l'animal humain des autres animaux qu'il représente. C'est aussi le signe d'un retrait que matérialise la caverne et qui manifeste l'aller-retour entre des humains qui se projettent et d'autres qui en sont les spectateurs. Dans un des entretiens avec Jean Clottes, le préhistorien en profite pour réaffirmer sa « théorie du chamanisme pariétal » selon laquelle les notions de fluidité et de perméabilité détermineraient a posteriori les pratiques représentatives des Aurignaciens. Pour montrer l'actualité de ce point de vue, un autre scientifique, un archéologue qui a été forain dans une vie antérieure, va dans son sens en établissant un rapport avec un Aborigène d'Australie qui, lorsqu'il peint, se considère moins comme un peintre que comme la fourmi à miel travaillant la matière sucrée. Il faut entendre et reconnaître, par-delà la narration en voix off assurée en français par l'ami Volker Schlöndorff, l'étonnement du cinéaste qui trouve là une inattendue confirmation de ce qu'il avait déjà montré en 1984 dans son film tourné en Australie et intitulé Le Pays où rêvent les fourmis vertes. La visite de la grotte Chauvet le ramène bien à son cinéma (comme elle peut se brancher sur l'image de la grotte tout aussi primitive montrée dans Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures : Des nouvelles du front cinématographique (34) : Oncle Boonmee, un film dont on se ressouvient en huit photogrammes). Et si la grotte Chauvet est la première salle de cinéma puisqu'elle accueille virtuellement les premières projections primitives (des chronophotographies d'Etienne-Jules Marey décomposant le mouvement au cinéma d'animation), et si tout cela avait déjà été signifié dans les documentaires de Pierre-Oscar Lévy, La Grotte des rêves perdus y ajoute le nouveau chaînon parachevant le mouvement d'une extériorisation mnémotechnique (ce que Bernard Stiegler inspiré par André Leroi-Gourhan appelle donc « épiphylogénèse ») et d'une actualisation transhistorique dont les germes virtuels sont contenus dans la matricielle grotte Chauvet : soit le relief et la 3-D.

 

http://www.prehistoirepassion.com/originaux%20photos/Venus-Chauvet.jpg« Dans le relief, il y a deux espaces : l'espace positif, qui vient vers nous, et l'espace négatif, qui est derrière le point de convergence et s'éloigne de nous » explique la directrice de photographie Caroline Champetier dans un recueil de propos intitulé « Le numérique, à marche forcée » paru dans les Cahiers du cinéma de l'été dernier (juillet-août 2011, n°669, p. 82). Comme elle le montre très bien, Avatar (2009) de James Cameron a fait montre d'une remarquable rigueur dans sa démarche esthétique parce que c'est bien le gouffre qui a intéressé le cinéaste hollywoodien, « et le gouffre est derrière, pas devant. Il y a un malentendu profond, philosophique sur la 3D. La 3D, ce n'est pas ce qui vous vient dessus, ou vous tombe dessus quand vous regardez le film, c'est au contraire quelque chose qui doit offrir une profondeur » (idem). On comprend de ce point de vue-là comment La Grotte des rêves perdus pourrait arriver à puissamment résoudre l'antagonisme décrit par Caroline Champetier. D'une part, parce que le film de Werner Herzog rend précisément compte, à l'aide de la technologie 3-D, du gouffre qui se présente devant nous sous les aspects des parois de la grotte Chauvet dont les images s'animent dès qu'elles croisent les rayons de quelques projecteurs. D'autre part, parce que ce même documentaire projette ce gouffre au devant de nous comme s'il allait nous tomber dessus afin de susciter le désir transgressif de toucher ce qui se présente à nous. L'illusion sensorielle en termes de participation fait de l'impression du gouffre (qui renvoie au romantisme allemand et à la peinture de Caspar David Friedrich qui passionne tant Werner Herzog) l'expression renforcée d'images vertigineuses comme si elles se jetaient sur nous. Si l'impression est expression, la projection devient rétro-projection : le gouffre au fond se présente devant. C'est parce que l'image est, à l'instar de l'aura selon Walter Benjamin, ce lointain aussi proche fût-il. C'est que l'image est une étrange combinaison d'inactuel (30.000 ans) et d'actuel (aujourd'hui) qui accomplit l'improbable accord dans la querelle philosophique entre les partisans de Jacques Derrida promouvant l'« adestination » ou la « destinerrance » des messages et ceux de Jacques Lacan (tel Slavoj Zizek) valorisant l'idée selon laquelle un message arrive toujours à destination en consacrant rétrospectivement son destinataire (cf. Slavoj Zizek,Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, éd. Jacqueline Chambon, 2010, p. 32-57). Pour simple preuve de la valeur strictement contemporaine des images proposées par la grotte Chauvet, et plus généralement de l'idée d'image (au sens d'une « relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l'anachronisme » : Giorgio Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008, p. 11), considérons tel scientifique tentant de projeter (encore une projection...) une lance comme on devait probablement le faire à l'époque des Aurignaciens, tel autre jouant avec une flûte de l'époque l'actuel hymne étasunien, tel autre enfin montrant une statuette de femme dont les formes rappellent celles de la « Vénus Hottentote » (cf. Des nouvelles du front cinématographique (37) : Vénus noire d'Abdellatif Kechiche). C'est que l'image, comme les mains positives (la paume des mains recouverte de peinture et servant de tampons) et négatives (la peinture autour d'elles ménageant ainsi l'espace vide de leur retrait), est un mixte de positivité et de négativité que l'on pourrait aussi retraduire tantôt en actuel et en inactuel (les deux faces du contemporain selon Giorgio Agamben), tantôt en gouffre au fond tout autant qu'au devant de nous, tantôt en matérialité et en immatérialité, tantôt en signes optiques et en signes tactiles. Alors que les films de Werner Herzog mettent souvent en avant des personnages négatifs comme happés par une pente irrationnelle (comme on l'a encore vu avec le remake de Bad Lieutenant en 2009), La Grotte des rêves perdus préfère insister sur l'intelligence positive et collective qu'incarne le groupe de scientifiques (après Jean Clottes, citons entre autres les noms de Jean-Michel Genestre, Michel Philippe et Dominique Baffier) et qui rend possible la sauvegarde comme la compréhension de la grotte Chauvet. Comme si la grotte ornée permettait justement d'inverser les principes habituels structurant l'œuvre du cinéaste. En même temps, son usage de la technologie 3-D restitue, par-delà la simple visibilité des peintures pariétales, un tact qui en actualise encore plus intensément la puissance esthétique. Cette tacticité est une « tactilité » qui est le propre du geste de cinéma pratiqué par Werner Herzog, comme l'a montré Gilles Deleuze à la suite d'Emmanuel Carrère (cf. Werner Herzog, éd. Edilig, 1982, p. 25) : « Et cette libération des valeurs tactiles ne se contente pas d'inspirer l'image : elle l'entrouvre, y réintroduit de vastes visions hallucinatoires » (in Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit, coll. « Critique », 1983, p. 253) ; « Mais, bien plus, c'est le tactile qui peut constituer une image sensorielle pure, à condition que la main renonce à ses fonctions préhensives et motrices pour se contenter d'un pur toucher. Chez Herzog, on assiste à un effort extraordinaire pour présenter à la vue des images proprement tactiles » (in Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 22). Ce que le philosophe appelle ailleurs « haptique » (cf. Francis Bacon. Logique de la sensation, éd. De la Différence, 1981, volume 1, p. 99), Werner Herzog le trouve dans la grotte Chauvet, dont les peintures témoignent de l'utilisation esthétique des anfractuosités de la roche afin d'en dynamiser les valeurs représentatives. Et cette dynamisation est très précisément prolongée par la 3-D qui en autorise ainsi le partage avec le spectateur (ce point est d'ailleurs ce qui permet de rapprocher La Grotte des rêves perdus de Werner Herzog du documentaire de Wim Wernders intitulé Pina sorti cette année, hommage à la chorégraphe Pina Bausch qui employait la 3-D afin de magnifier cinématographiquement l'expressivité sensuelle de l'art de la danse). Mieux, elle appelle chez le spectateur le désir transgressif de toucher (les peintures autant que la roche – et puis ce calcite orange et brillant dont on croirait qu'il s'agirait de miel...) ce qui demeure intouchable d'après les prescriptions scientifiques en vigueur. Alors, nous nous retrouvons dans l'intenable position du personnage de Timothy Treadwell qui, dans Grizzly Man, a désiré aller au-delà des limites prescrites par la brutalité animale des ours, en se projetant au-devant de lui à la rencontre inconsciente du gouffre qu'il y avait au fond de la réserve comme il était aussi au fond de lui-même. Le mouvement de projection amputé du mouvement corrélatif de retrait ou de séparation symbolique ne conduit alors qu'au plus grand désastre pulsionnel – une catastrophe littéralement « diabolique ». Ce sera à nouveau l'objet de l'un des prochains films de Werner Herzog (il est d'ailleurs sorti ce mois-ci au Canada), le documentaire intitulé Into The Abyss qui contient plusieurs entretiens avec les familles des victimes d'un triple meurtre qui eut lieu au Texas.

 

http://www.islam-2012-newworldorder.com/fr/911/shirk_fatima_Cueva_de_las_manos.jpgLa Grotte des rêves perdus a donc permis à Werner Herzog de retrouver le site originel ou matriciel contenant le rêve fondateur des rêveurs appartenant à son cinéma. Soit laisser une empreinte. Mais le film signifie aussi, à cause de lui mais malgré lui, la perpétuation du rêve perdu du documentariste Pierre-Oscar Lévy dont les films souffrent encore d'une invisibilité scandaleuse. Si ce dernier a raison de critiquer sur son blog la facilité des battements de cœur sur la bande sonore ou la musique vaguement mystique composée par Ernst Reijseger dans La Grotte des rêves perdus, il échoue aussi à saisir l'humour et l'intelligence d'un épilogue animalier qui, au-delà de refaire un tour de piste aux reptiles et autres crocodiles de Bad Lieutenant, accomplit l'idée selon laquelle les « signes de vie » projetés par le genre humain ne cessent pas, dans la perspective esthétique du cinéaste allemand, d'excéder sa base naturelle (mentionnons encore les travellings aériens réalisés à flan de montagne grâce au montage d'un caméra numérique sur un modèle réduit d'hélicoptère). Comme ces « signes de vie » survivront à sa disparition. Hervé Aubron l'a bien dit, qualifiant « un cinéma qui cherche précisément à fuir l'anthropocentrisme, à connecter l'anté et le post-humain, les pierres des étoiles et celles des machines, les charognes de bêtes mortes et les carcasses de voitures » (Manuel de survie, opus cité, p. 104). Surtout, la réussite de La grotte Chauvet : dialogue d'équipe de Pierre-Oscar Lévy n'aide hélas pas son auteur à reconnaître dans le documentaire de Werner Herzog ce qui le distingue, autrement dit sa force « haptique » et transgressive telle qu'elle est intensifiée par l'usage de la technologie 3-D. La puissance contemporaine dont témoigne in fine La Grotte des rêves perdus rappelle alors que l'expressivité esthétique propre au genre humain persévère, tel le conatus spinozien, en tendant vers le dépassement du caractère mortel de ses membres. Sortir de la caverne, c'est aussi à la fin du film de Werner Herzog faire le deuil du « site du deuil maternel » (Marie José Mondzain, op. cit., p. 160) qui fut aussi celui des cultes funéraires des Aurignaciens : « L'image est la modalité expresse de la survivance de ceux qui sont morts et de ceux qui ne disparaissent pas avec leurs morts » (ibidem, p. 161).

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1 septembre 2011 4 01 /09 /septembre /2011 19:36

COLLECTIF DES NON-TITULAIRES

 

CG 93

 

Projet de loi gouvernemental « portant sécurisation des parcours professionnels des agents contractuels dans les trois versants de la Fonction Publique ».

 

 

 

DECRYPTAGE

 

 

 

Le 31 mars 2011 a été signé, entre le Gouvernement et six organisations syndicales représentatives (CGT, CFDT, FO, UNSA, CFTC, CFE-CGC), un Protocole d’accord sur le Projet de Loi gouvernemental portant sécurisation des parcours professionnels des agents contractuels dans les trois versants de la fonction publique.

 

Le Gouvernement s’est engagé à ce que la Loi soit votée dès l’automne 2011 et mise en œuvre début 2012.

 

Le projet de loi sera examiné fin Août en conseil des ministres et sera déposé au Parlement en Septembre, après avoir été examiné par le Conseil supérieur de la fonction publique de l’Etat, le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale et le Conseil supérieur de la fonction publique hospitalière e n Mai et Juin dernier.

 

Contrairement à ce qu’avait annoncé le Président de la République Nicolas Sarkozy, ce projet de loi n’aboutira pas à une Loi de titularisation, mais il institue une précarité durable avec un plus grand nombre de CDI sans droits et il prépare clairement les conditions d’un Statut bis au rabais. Les mesures de titularisation envisagées ne concernent qu’une part restreinte des non-titulaires et restent entièrement à la discrétion des employeurs publics.

 

L’objectif du présent document est d’identifier les principales conséquences du projet de Loi gouvernemental et de rechercher quelles améliorations il convient de lui apporter.

 

 

On fait le travail, on veut des droits !

 

Sur l a CDIsation

 

CE QUE DIT LE PROTOCOLE

 

Seront transformés automatiquement en CDI, à la date de publication de la loi, les CDD des agents non-titulaires de toutes catégories qui, à cette date :

  1. Assurent des fonctions correspondant à un besoin permanent.

  2. Auprès du même employeur public,

  3. Exercent depuis au moins 6 ans, éventuellement de manière discontinue (cette ancienneté pouvant être appréciée sur une durée de référence de 8 ans) avant la publication de la loi.

  4. sont en fonction à la publication de la loi

 

Cas particuliers :

    • Les agents âgés d’au moins 55 ans à la date de publication de la loi bénéficieront d’une transformation automatique de leur contrat en CDI dès lors qu’ils ont au moins 3 ans de services auprès de leur employeur à cette même date sur une période de référence de 4 ans.

 

Les conditions pour accéder au CDI : être sur un poste permanent et avoir cumulé + de 6 ans d'ancienneté, ou + de .3 ans pour les + de 55 ans.

 

ANALYSE

 

Le CDI-Fonction publique n'est pas l'équivalent du CDI de droit privé. Ce CDI viendra un peu mieux sécuriser l’emploi de certains collègues, mais en dehors de la pérennisation du contrat, il n'apporte aucun autre droit salarial.

 

L’emploi du CDI de la Fonction Publique est totalement attaché à son poste : à tout moment, le CDI peut être interrompu par suppression ou transfert du poste, ou simplement par remise en concurrence. Le CDI-Fonction publique n’offre aucun droit non plus en matière d’évolution professionnelle, de mobilité (pas de portabilité des droits), de niveau de rémunération (pas de droit à revalorisation, pas d'avancement d'échelon au même rythme que les fonctionnaires).

 

En conclusion, les droits d’un CDI Fonction-Publique sont très inférieurs à ceux d’un CDI privé ou à ceux d’un fonctionnaire.

 

A défaut de création de postes, les contractuels de soutien risquent d’être exclus du bénéfice du CDI comme du bénéfice de la titularisation.

 

Conclusion :

Concernant les droits salariaux et sociaux, il n’y a rien de concret : aucune avancée sur le droit des contrats, aucune garantie sur la rémunération et sur l’évolution professionnelle, rien non plus sur les droits sociaux (santé, retraite, etc). Le projet parle seulement de « réflexions à mener ».

 

Seules les dispositions relatives à la transformation des CDD en CDI, à l’encadrement du recours au contrat pour vacance temporaire d’emploi, aux nouvelles règles d’accès au CDI et à la portabilité du CDI par versant de la fonction publique seront applicables immédiatement, dès la publication de la loi. A l’exception de l’expérimentation, elles seront également applicables aux contrats en cours à la date de publication de la loi.

 

 

Sur la TITULARISATION

 

CE QUE DIT LE PROTOCOLE

ANALYSE

 

Le dispositif de titularisation est prévu sur 4 ans. Il est basé sur 2 niveaux de sélection :

  1. Pour l’accès au dispositif, une sélection selon la nature de l’emploi et l’ancienneté, à partir de critères définis par la Loi

  2. Pour l’intégration, une sélection selon la qualification et l’expérience, à travers des examens ou concours professionnels laissés à la discrétion des employeurs.

Pour bénéficier du dispositif, il faut être sur un emploi permanent, être en fonction ou en maladie.

 

Sont concernés :

  1. Les agents non titulaires en CDI à la date de la publication de la loi ;

  2. Les agents non titulaires en CDD qui bénéficient, à la date de publication de la loi, de la transformation de leur contrat en CDI ;

  3. Les agents non titulaires en CDD recrutés sur emplois permanents à la date de signature du protocole (31 mars). Il faudra justifier, à la date du concours, une ancienneté de service effectif d’au moins 4 ans sur une période de référence de 6 années, dont 2 années au moins réalisées antérieurement à la date du protocole et ceux en fonction entre le 1er janvier 2011 et le 31 mars 2011 ;

  4. Les agents en CDI et en CDD employés sur des emplois permanents impliquant un service à temps incomplet ou non complet sous réserve qu’il assure au moins 50 %.

 

 

 

 

Sont exclus de l’accès au dispositif :

 

- Une grande partie des contractuels en CDD :

  • ceux recrutés après le 31 mars 2011 ;

  • ceux qui ont exercé moins de 2 ans au 31 Mars 2011 ;

  • ceux qui ont exercé plus de 2 ans au 31 Mars 2011 mais qui n’atteindront pas les 4 années de contrat requises, du fait de la non reconduction de leur contrat.

  • ceux qui ont exercé plus de 2 ans au 31 Mars 2011mais qui n’atteindront pas les 4 ans de contrat à la date de clôture des inscriptions aux examens ou concours professionnalisés ;

  • les contractuels de soutien (remplaçants et renforts) hors-poste, c’est-à-dire non-reconnus « sur emploi permanent » ;

  • les contractuels de nationalité hors-CEE.

- Les vacataires :

L’attitude adoptée par la majorité des employeurs au cours du printemps montre qu’ils excluent a priori les vacataires du champ de la cédéisation comme de la titularisation, au motif qu’ils ne sont pas positionnés sur un poste permanent et qu’ils remplissent des tâches « non-pérennes », « occasionnelles », « ponctuelles » ou « à temps non-complet », quant bien même ils exercent depuis des années en satisfaisant à un besoin permanent et que leur temps non-complet (plus ou moins d’un mi-temps) est fabriqué artificiellement.

- Les contrats aidés

- Les Assistantes Familiales et Assistantes Maternelles, la plupart en CDI, mais placées hors-poste et tenues ainsi en dehors du champ du Projet de Loi.

 

Au total, ce sont plus de 80% des 1,2 million de non-titulaires de la Fonction Publique que le Projet de Loi gouvernemental exclut du dispositif de la titularisation.

 

Le dispositif d’examens ou concours pourra être utilisé comme un moyen d’exclusion : qui va définir les critères de qualification et d’expérience ? qui va garantir l’objectivité des choix ?

 

 

 

DES REVENDICATIONS ET DES ACTIONS…

 

 

Le Projet de Loi présenté par le Gouvernement est un projet d’exclusion et de division.

 

Il faut donc continuer à agir pour ne laisser personne au bord de la route et pour obtenir l’extension du bénéfice de la titularisation à tous les non-titulaires de la Fonction Publique.

 

Pour l’amélioration de ce Projet de Loi et l’adoption d’une Loi de titularisation juste et équitable, nos exigences principales :

 

- Reconquête de l’emploi public au Conseil général : mobilisation pour la création de postes pour tous les besoins permanents qui en fait sont des missions temporaires qui durent

 

- Exigence d’une vraie loi de titularisation pour tous les non-titulaires répondant à des besoins permanents, quelque soit leur contrat. Titularisation générale sur dossier de qualification (diplôme + expérience) pour tous les besoins permanents au-delà de 1 an d’exercice quel que soit le statut salarial du non-titulaire. CDI pour les non-titulaires hors-CEE et pour les non-titulaires dont les conditions d’intégration seraient défavorables (cotisations retraite, etc).

 

  • Parité des droits salariaux pour les non-titulaires (alignement du régime des contrats sur le Code du Travail, parité des rémunérations et des droits sociaux, mobilité avec transférabilité des droits)

 

  • Créer les conditions de bonne gestion pour que le Département n’ait plus recours à la précarité et pour le développement de l’emploi départemental à la hauteur des besoins.

 

Pour l’amélioration de ce Projet de Loi et l’adoption d’une Loi de titularisation juste et équitable, des actions ciblées :

 

- Un courrier a été envoyé le 23 Juin 2011 à Claude Bartolone en qualité de Président du Conseil Général de Seine Saint-Denis et député de Seine-Saint-Denis, pour connaître ses intentions quant à l’application des mesures de ce projet de loi au sein de sa collectivité (identification des « emplois permanents », création de postes pour les contractuels de soutien, définition d’un dispositif transparent d’intégration basé sur la qualification et l’expérience) et pour qu’il contribue à améliorer le projet de loi lors de son passage devant l’Assemblée Nationale.

 

- Tous les députés de Seine-Saint-Denis ont également été saisis en Juillet pour une démarche identique, en faveur d’une Loi de titularisation générale et de la parité des droits salariaux pour tous les agents de la Fonction Publique.

 

- Au plan local, préparation d’initiatives de rentrée en faveur de la reconduction des contrats, de la création de postes de soutien, de la parité de rémunération titulaires/non-titulaires et de la parité des droits sociaux (maladie, retraite, etc).

 

On ne laisse personne au bord de la route !

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31 août 2011 3 31 /08 /août /2011 20:43

http://2.bp.blogspot.com/_Mbo_0Jwg1OY/TKcUlDiF87I/AAAAAAAAMGc/oc8hKl9G1RE/s1600/lgbt.jpgOn a appris dans le journal Libération daté du 30 août que 80 députés UMP ont demandé au ministre de l'éducation, Luc Chatel, le retrait de manuels scolaires jugés scandaleux parce qu'ils expliquent que l'identité sexuelle des individus est autant déterminée par le sexe biologique que par le contexte socio-culturel. Dans la continuité des remous dont ont déjà témoigné au printemps la direction de l'enseignement catholique et cet été l'association Familles de France concernant des manuels de SVT (sciences et vie de la terre) imprégnés de la « théorie du genre sexuel », les députés menés par Richard Maillé, élu des Bouches-du-Rhône, ont donc écrit au ministre une lettre au coeur de laquelle on trouvera ce passage édifiant : « Selon cette théorie, les personnes ne sont plus définies comme hommes et femmes mais comme pratiquants de certaines formes de sexualités : homosexuels, hétérosexuels, bisexuels, transsexuels ». Il s’agirait, selon les rédacteurs du courrier parmi lesquels on reconnaîtra les tristes sires ayant fondé la Droite populaire, Christian Vanneste, Lionnel Luca et Jacques Myard, mais aussi Bernard Debré, Eric Raoult et Hervé Mariton, d’une « théorie philosophique et sociologique qui n’est pas scientifique, qui affirme que l’identité sexuelle est une construction culturelle ». Une circulaire ministérielle datée du 30 septembre 2010 avait pourtant indiqué que les programmes de SVT de première devaient inclure un chapitre intitulé « devenir homme ou femme ». Avec cette précision : « Si l’identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique, l’orientation sexuelle fait partie, elle, de la sphère privée ». Si la droite ne souffre visiblement pas trop de ses contradictions internes, c'est qu'il existe bien des droites dont le sarkozysme aura signifié l'instable et provisoire synthèse idéologique (en attendant la reconquête des franges extrêmistes et islamophobes par Marine Le Pen). On verra ainsi par cet exemple un ministre UMP faire preuve d'un plus grand libéralisme en termes sexuels (par ailleurs, le même ministre veut mettre en place des cours de morale en primaire : le libéralisme a quand même ses limites...) que bon nombre de députés UMP qui appartiennent au courant idéologique le plus réactionnaire s'agissant notamment des questions sexuelles.

 

Le libéralisme des un-e-s s'appuyant sur la distinction entre sphères publique et privée, ou le naturalisme des autres considérant que la dichotomie homme-femme est un fait de nature irréductible, ratent de notre point de vue l'essentiel. A savoir, d'une part, l'analyse de la construction sociale, historique et culturelle des identités sexuelles et, d'autre part, l'existence d'un ordre sexuel considéré comme le seul légitime (l'hétérosexualité) induisant un régime de domination économique dans l'espace domestique (l'hétéropatriarcat) et l'infériorisation et la stigmatisation de toutes les autres formes de sexualités ou d'identités sexuelles. Ce double déni qui participe à fonder le consensus idéologique des droites (et au-delà) sur ces questions se justifierait à partir de la prétendue non-scientificité de la théorie du genre entendu précisément ici comme sexe social. On peut rétorquer simplement en citant les résultats de cet outil statistique d'origine britannique qu'est le Times Higher Education Guide, sorte de méga-moteur de recherches qui comptabilise annuellement les noms les plus cités dans le champ académique et universitaire mondial de chercheu-r-se-s en sciences humaines, toutes nationalités confondues (cf. http://www.timeshighereducation.co.uk/story.asp?storyCode=405956&sectioncode=26). En 2007, Michel Foucault était le chercheur le plus cité par ses pair-e-s ; viennent ensuite les noms de Pierre Bourdieu et Jacques Derrida. Autrement dit les chercheurs qui ont parmi d'autres le plus contribué à déconstruire les évidences du sens commun (y compris quand il est colporté par certain-e-s intellectuel-le-s) en montrant précisément que les faits sociaux et les institutions (de la prison à l'école en passant par la sexualité et même la philosophie) sont des constructions sociales et historiques particulièrement hétérogènes et susceptibles de relectures critiques, pour ne pas dire de modifications matérielles pratiques. Quant à la principale (ou la plus connue) théoricienne étasunienne du genre, Judith Butler, elle est classée selon ce moteur de recherches en neuvième position, avant Sigmund Freud, Gilles Deleuze, Noam Chomsky ou Karl Marx ! Et ses travaux qui ont été profondément influencés par ceux de Michel Foucault se déploient au sein de ces « gender studies » consacrées depuis quelques années maintenant par l'université ou l'académie. Certes, il ne faut pas céder au fétichisme du nombre comme le dirait Alain Badiou, mais la récurrence des noms dans le champ international de la recherche en sciences humaines témoigne de l'influence des travaux tout en consacrant la légitimité scientifique de leurs auteur-e-s. Du coup, profitons dialectiquement de l'occasion offerte par les flatulences de la réaction umpiste pour ouvrir les fenêtres en rappelant ces quelques fondamentaux s'agissant du genre (voir aussi : Le Monde, en retard d'une guerre sur la question des rapports de genre) :

 

1/ Définition : 

 

Le genre, c'est ce que la chercheuse au CNRS et militante anti-patriarcale Christine Delphy nomme le « sexe social ». On se souvient du mot célèbre de Simone de Beauvoir ouvrant Le Deuxième sexe écrit il y a plus de 60 ans maintenant : « On ne naît pas femme, on le devient ». Le sociologue Pierre Bourdieu note, dans La Domination masculine, que cette phrase est également valable pour les personnes masculines : « On ne naît pas homme, on le devient ».

 

On dira alors que le genre est cette conceptualisation ou catégorisation au nom de laquelle les déterminations masculines et féminines ne sont pas le produit naturel de dispositions biologiques ou génétiques, mais le résultat historique d'une socialisation différenciée. Il s'agit donc de mettre en avant les processus économiques et sociaux, symboliques et politiques d'acculturation normative des êtres humains qui les séparent et les divisent en deux groupes posés comme fondamentalement différents, le groupe des hommes et le groupe des femmes dont la coordination ou la pseudo-complémentarité s'effectue dans le cadre de l’hétérosexualité.

 

Le genre implique donc une perception du monde sensible dans une perspective matérialiste et constructiviste. Le genre, irréductible au sexe biologique, est une construction sociale (dans un espace donné) et historique (dans un temps déterminé). Le genre est même une esthétique qui préexiste aux individus et les conforme à tenir des rôles, adopter des attitudes et se forger des postures et des identités définies en fonction de différences spécifiques tout aussi construites.

 

2/ Les trois principes structurant une approche « genrée » :

 

Le genre est une conception induisant, au nom du constructivisme qui la sous-tend, un anti-naturalisme radical. Etre un homme ou une femme dans un modèle culturel de société donné ne relève pas d'une nature préexistante ou d'une essence immuable, mais d'un devenir, d'une éducation, de l'incorporation de règles et de représentations, de manières de faire et de manières de dire, de façons de penser et de façons de sentir, qui signalent à toutes et tous l'appartenance à tel ou tel genre - le sexe supposé immuable. Si des différences biologiques indéniablement existent, elles ne sont valables que pour des mammifères (et les êtres humains en sont) catégorisables en classes de mâles et de femelles. Ce ne peuvent être ces différences qui doivent justifier une différenciation des comportements et des modes d'être dont l'origine ne peut être alors que sociale, induisant une inégalité collective des situations individuelles.

 

Le genre appelle en conséquence une approche critique des différentes formes sociales (notamment les représentations collectives) qui participent à la conformation générale des individus en terme de genre. En ce sens, cette approche s'inscrit parfaitement dans le registre scientifique des sciences sociales au nom desquelles le fait social, loin d'être le produit mécanique de l'addition d'actes individuels, dispose d'une autonomie qui surdétermine largement, mais pas totalement, objectivement et subjectivement, activement et passivement, l'agir individuel.

 

Le genre induit enfin une pensée relationnelle : en effet, un genre n'existe qu'en rapport ou en composition avec un autre genre. Or, une situation différentielle peut également entraîner des logiques de hiérarchisation et de domination. Une pensée en terme de genre appelle en conséquence à approfondir l'aspect relationnel en pensée dialectique qui appellerait la critique des rapports de domination qui s'exercent entre les genres, et des représentations qui les légitiment symboliquement. Une dialectique des genres, c'est déjà penser à leur dépassement. D'où l'apparition, au mitan des années 1990, du concept de « transgenre », issu des communautés anglo-saxonnes LGBT (lesbienne, gay, bisexuel, et transsexuel) à partir duquel la non-conformité aux normes dominantes et aux injonctions de genre traditionnelles, indépendamment du sexe biologique, devient un acte revendicatif fort, et forcément politique car il remet en cause le partage du sensible tel qu'il est dominé par la policière et consensuelle « différence des sexes ».

 

3/ La généalogie d'un concept :

 

Le concept de genre provient des Etats-Unis. En 1972, Ann Oakley, auteure de l'ouvrage Sex, Gender and Society influencé par les travaux du psychanalyste Robert Stoller, initie un mouvement d'introduction dans les universités étasuniennes d'une contestation sociale portée par le mouvement féministe d'alors, et qui allait ensuite lui profiter sous la forme de productions théoriques et de recherches empiriques ayant pour fonction de les valider scientifiquement. Mais les militantes féministes ne seront pas les seules à bénéficier d'une telle dynamique. A partir des révoltes de Stonewall en 1969 qui virent des homosexuels être réprimés par la police newyorkaise, les militant-e-s issu-e-s des minorités sexuelles, gay, lesbienne, puis trans vont s'infiltrer à leur tour dans cette brèche. Les « Gender Studies » sont nées. Gayle Rubin, Donna Haraway, Judith Butler, Teresa de Lauretis, Joan W. Scott en représentent les figures les plus marquantes.

 

L'université française mettra plus de vingt ans avant d'élargir son champ de recherche aux études de genre. Christine Delphy, Colette Guillaumin (qui parlait de « rapports de sexage »), Nicole-Claude Mathieu en sont ou ont été les principales représentantes (avec Eric Fassin également ; citons aussi pour l'Italie Paola Tabet), ayant assuré (surtout Delphy) l'introduction du concept de genre en France. Notons ici la trajectoire exemplaire de Monique Wittig, romancière acclamée par Marguerite Duras pour L'Opoponax en 1964, créatrice avec entre autres Christine Delphy du Mouvement pour la Libération des Femmes en 1970, activiste chez les Gouines Rouges en 1971. Au départ, Monique Wittig est adepte, comme Delphy, d'un féminisme matérialiste au nom duquel le groupe social des femmes est appréhendé dans les termes d'une lutte de « classes de sexe » au sein d’un certain type d’exploitation économique (le patriarcat valorisant le travail domestique) dont profite invisiblement et gratuitement le groupe des hommes. Mais son féminisme matérialiste mais aussi critique du réductionnisme marxiste (qui ne s'intéresse qu'à la lutte anticapitaliste, et pas à la lutte anti-patriarcale) va s'orienter vers un féminisme lesbien et radical au nom duquel c'est aussi l'hétérosexualité imposée comme ensemble systémique de normes qu'il faut combattre. L'« hétéronormativité », la « pensée straight » et la « matrice hétérosexuelle » sont ces dispositifs symboliquement et psychiquement contraignants, et dont la sous-estimation par la recherche française la conduira à partir aux Etats-Unis en 1976 (elle est décédée en 2003). La sociologue Marie-Hélène Bourcier est aujourd'hui une digne héritière de Monique Wittig.

 

Si la France a mis bien du temps à mettre en œuvre ses propres « Gender Studies » (et encore, pas avec la même densité académique qu'aux Etats-Unis), elle a en revanche influencé très largement celle-ci sur le plan intellectuel. C'est le cas de Monique Wittig, mais aussi des penseurs tels Michel Foucault, Jacques Derrida, Jacques Lacan, et Gilles Deleuze qui ont fourni un ensemble d'outils théoriques (le souci de soi et ses techniques chez Foucault, la déconstruction et la dissémination chez Derrida, l'inconscient structuré comme un langage selon Lacan, les agencements machiniques deleuziens) largement repris par les chercheur-se-s de l'époque. C'était le temps de la « French Theory » (François Cusset), de la philosophie poststructuraliste, postmarxiste, postmoderne qui a influencé les « Gender Studies » étasuniennes, et à laquelle ont également participé des intellectuelles telles Luce Irigaray, Hélène Cixous, Julia Kristeva. Sauf que ces trois dernières figures ont insisté sur une approche différentialiste pour laquelle existerait entre les hommes et les femmes une différence ontologique que manifesterait symptomatiquement l'écriture. Ce différentialisme rejoint par certains aspects les principes défendus par Antoinette Fouque, fondatrice (et désormais propriétaire du sigle) du MLF, et qui pense que l'égalité civile et sociale entre les femmes et les hommes ne doit pas écraser les différences morales ou psychologiques entre les sexes qu'exemplifieraient particulièrement les questions de paternité et de maternité. En face, c'est l'universalisme abstrait défendu (et soutenu médiatiquement) par Elisabeth Badinter pour qui la notion de genre est théoriquement improductive puisque, selon elle, les hommes et le femmes, égaux juridiquement et semblables anthropologiquement, doivent enfin s'accorder après les virulentes oppositions promues par le féminisme des années 1970.

 

4/ Les problématiques du genre : leur hétérogénéité et leur actualité

 

On le voit, la problématique du genre est particulièrement hétérogène, cette hétérogénéité témoignant d'une complexité qui refusent les approches binaires, naturalistes ou différentialistes. Des formes grammaticales (le masculin qui l'emporte en règle sur le féminin dans la langue française depuis le 17ème siècle seulement) aux représentations collectives dominantes (telles qu'elles triomphent dans ces techniques de masse que sont le cinéma ou la publicité). Des positions sociales inégalitaires entre les individus selon leur appartenance de genre ou leur sexualité aux discriminations dont sont victimes les minorités sexuelles. De l'homoparentalité à la parité en politique en passant par le PACS. Du « masculinisme » comme critique d'une identité masculine qui s'envisage dominatrice à l’« hominisme » comme défense active (on le voit avec Eric Zemmour, un cas quasi-clinique de ce point de vue-là) du « masculinisme » critiqué. Des techniques médicales qui tantôt soutiennent  la plasticité humaine en terme (de changement) sexuel, tantôt parachèvent la réification des identités de genre, au « backlash » des années 1980 qui, selon la chercheuse Susan Faludi, a voulu remettre en cause les acquis sociaux et symboliques du féminisme. De la pensée « straight » critiquée comme Monique Wittig à l'introduction par Judith Butler de la pensée « queer » qui s'attache à subvertir les positions genrées. Des transsexuel-le-s aux transgenres en passant par les intersexes (quand les premiers sont en situation de changer médicalement de sexe, et les troisièmes sont difficilement classifiables en mâles ou femelles, les seconds refusent les identités sexuelles ou de genre figées pour toujours). Etc. Toutes choses dont peut d'ailleurs subtilement témoigner le cinéma (Des nouvelles du front cinématographique (6) : sexisme et cinéma, trois études de cas ; Des nouvelles du front cinématographique (8) : l'homosexualité dans le cul de l'hétéro-patriarcat ; Des nouvelles du front cinématographique (23) : White Material de Claire Denis ; Des nouvelles du front cinématographique (37) : Vénus noire d'Abdellatif Kechiche ; Des nouvelles du front cinématographique (38) : Répulsion (1964) et Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski).

 

Tout cela exprime la multitude entrecroisée des causes et des effets, des jeux et des enjeux que le terme générique de genre peut englober. Et visiblement, la lutte pour l'émancipation libertaire des individus hors des injonctions normatives et réactionnaires du « sexe biologique »  n'est pas terminée, comme on le voit avec la pas si ridicule affaire des manuels de SVT. Opprimé-e-s de tous les pays, encore un effort pour nous unir et continuer par-delà les différences sexuelles l'universel combat pour l'abolition libertaire des rapports de domination tant sexiste que (hétéro)sexuelle.

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27 août 2011 6 27 /08 /août /2011 15:59
Tou-te-s les militant-e-s qui notamment travaillent à faire rendre gorge aux clichés racistes s'abattant sur la jeunesse populaire d'ascendance migratoire et (post)coloniale supposée atteinte de tous les vices sociaux, sexisme, homophobie et (pour ce qui nous intéresse ici) antisémitisme, les mêmes militant-e-s dont par ailleurs la critique radicale des politiques gouvernementales belliqueuses menées par l'Etat israélien contre le peuple palestinien et la plupart de ses voisins arabes depuis plusieurs décennies ne cesse pas d'être taxée d'antisémite d'après les arguties idéologiques des "intellectuels négatifs" (Pierre Bourdieu) qui sont les mêmes à s'en prendre à la jeunesse populaire et racisée, doivent impérativement lire et découvrir Ivan Segré. La thèse de doctorat qu'il soutint à Nanterre il y a quelques années, avec Daniel Bensaïd comme directeur de son travail, a donné lieu depuis à deux ouvrages magistraux et complémentaires, Qu'appelle-t-on penser Auschwitz ? et La Réaction philosémite : la trahison des clercs, tous les deux publiés par Michel Surya aux nouvelles éditions Lignes en 2009. Si le premier livre (préfacé par Alain Badiou) s'inscrit dans une perspective plus philosophique afin d'interroger de manière serrée les grandes lectures consacrées au judéocide nazi (entre autres par Hannah Arendt et Philippe Lacoue-Labarthe), le second livre prend pour objet d'analyse les diverses affirmations rédigées par un certain nombre de personnes occupant des positions importantes dans le champ intellectuel et médiatique, d'Alexandre Adler  à Alain Finkielkraut en passant par Pierre-André Taguieff. On verra que ces propos forment ensemble une constellation idéologique cohérente dont le présupposé (la lutte contre l'antisémitisme) camoufle en réalité la thèse classiquement réactionnaire de la défense de l'Occident qui revêt aujourd'hui le double habit de l'arabophobie et de l'islamophobie. La rigueur de l'analyse et l'exhaustion critique des textes cités frappent par leur puissance de subversion tranquille. C'est qu'Ivan Segré n'est pas un polémiste frivole, mais un intellectuel conséquent qui sait ce que parler veut dire, et qui sait aussi faire rimer logique et ironie. Pour découvrir plus avant son travail, et particulièrement La Réaction philosémite concentré sur l'actualité de prises de position des nouveaux idéologues de la réaction, nous proposons à la lecture en premier lieu la présentation des deux livres en question sur le site des éditions Lignes (http://www.editions-lignes.com/LA-REACTION-PHILOSEMITE.html). Puis, en second lieu, nous citons le long entretien donné au site affaires-stratégiques.info dépendant de l'IRIS qui explicite les enjeux analytiques et le positionnement stratégique d'un homme à contre-courant de l'orthodoxie. Ivan Segré, docteur en philosophie et talmudiste, a 37 ans et vit en Israël.

1/ LA RÉACTION PHILOSÉMITE : La trahison des clercs

Sans aucun doute, le premier livre à s’attaquer avec exactitude et justesse à la violente campagne pseudo-« philosémite », dans laquelle Yvan Segré lit les traits d’une trahison politique (qu’il qualifie ici de « réactionnaire ») et non ceux d’une fidélité à l’universalisme juif. La Réaction philosémite, ou La trahison des clercs est l’ouvrage d’un logicien hors pair, que double, de bout en bout, un ironiste rare.
  

En titrant La Réaction philosémite, et en sous-titrant La trahison des clercs, un horizon d’attente se dessine… À l’aube du XXIe siècle, un courant idéologique significatif s’est manifesté en France, dont les représentants ont été notamment Alexandre Adler (historien), Emmanuel Brenner (sociologue), Eli Chouraqui (cinéaste), Alain Finkielkraut (philosophe), William Goldnadel (avocat), Jean-Claude Milner (linguiste), Robert Misrahi (philosophe), Pierre-André Taguieff (politologue), Shmuel Trigano (sociologue), Yves-Charles Zarka (philosophe)… Le déclenchement de la nouvelle Intifada (septembre 2000) et la perception d’un renouveau de l’antisémitisme en France ont conduit ces intellectuels à produire un certain nombre de publications, documentaires, réquisitoires ou plaidoiries qui répondraient aux deux mots d’ordre que sont la « lutte contre l’antisémitisme » et la « défense du sionisme ». Leurs détracteurs les ont qualifiés d’intellectuels « communautaires » ou « communautaristes », dénonçant de la sorte l’exacerbation d’un particularisme identitaire, en l’occurrence juif. On sait par ailleurs que Julien Benda rend raison en ces termes du titre de son célèbre ouvrage : « Comme l’ancien prophète d’Israël, le clerc moderne enseigne aux hommes : « Déployez votre zèle pour l’Eternel, dieu des armées ». Telle est depuis un demi-siècle l’attitude de ces hommes dont la fonction était de contrarier le réalisme des peuples et qui, de tout leur pouvoir et en pleine décision, ont travaillé à l’exciter ; attitude que j’ose appeler pour cette raison la trahison des clercs. » Il semble dès lors aller de soi que notre argument aura pour enjeu de renouveler celui de Julien Benda, autrement dit de mettre en évidence la « trahison » de l’universel qui orienterait les intellectuels dits « communautaires ». Et comme il s’agirait, en l’occurrence, d’« exciter » un particularisme juif, la trahison des clercs apparaîtrait pour ce qu’elle est littéralement, à savoir le retour à « l’ancien prophète d’Israël », qui serait le retour à une forme particulariste du divin (ou de la pensée). Or, précisément, notre argument n’est pas celui-là, puisqu’il s’agira dans cet ouvrage de réfuter que ce courant de pensée soit « communautaire ». C’est aussi pourquoi cet adjectif sera systématiquement placé entre guillemets. Nous soutiendrons en effet non seulement que ce courant idéologique est réactionnaire, et non communautaire (au sens propre cette fois), mais en outre qu’il relève davantage de la trahison d’un particularisme juif – soit une trahison des clercs entendue en un sens rigoureusement adverse : un devenir clerc. Et nous montrerons, au travers de l’examen minutieux d’un choix de textes représentatifs du courant intellectuel dit « communautaire », que ce que nous avons nommé la réaction philosémite est la pièce maîtresse, en France contemporaine, d’une opération idéologique d’envergure visant à imposer le mot d’ordre d’une « défense de l’Occident ».

 

2/ QU’APPELLE-T-ON PENSER AUSCHWITZ ?

 

La singularité du crime nazi dans l’Histoire est aujourd’hui connue sous le nom d’Auschwitz. Mais qu’en est-il exactement de cette singularité, qu’en est-il de la pensée de cette singularité ? Le propos de cet ouvrage est d’interroger des textes théoriques contemporains – philosophique, mathématique, psychanalytique, idéologique – dans lesquels est abordée, sous une forme ou une autre, la question de la singularité d’Auschwitz.
 

«  Qu’appelle-t-on penser Auschwitz  ?  » la première et la plus importante partie de ce volume – qui donne son titre à l’ensemble –, est une étude de la thèse de Lacoue-Labarthe sur ce sujet (dans Fiction du politique, 1987), laquelle consiste en un commentaire de l’unique phrase que Heidegger ait jamais prononcée au sujet des chambres à gaz. L’enjeu est donc d’exposer d’abord la pensée de Heidegger au sujet d’Auschwitz  ; ensuite d’exposer la critique qu’en propose Lacoue-Labarthe  ; enfin de comparer cette dernière à la pensée de Hannah Arendt, toujours sur ce même sujet, ne serait-ce que parce que celle-ci fut très largement influencée par la méditation heideggerienne sur l’essence de la technique – et c’est l’un des enjeux de cette étude que de le montrer.

 

Cette étude, qui se veut un hommage à Philippe Lacoue-Labarthe, dont l’œuvre philosophique tout entière s’est vouée à penser la compromission du philosophe Heidegger avec le nazisme et ses « silences » sur l’extermination des juifs d’une part, d’autre part à intégrer les acquis métaphysiques de la pensée du plus grand philosophe du siècle écoulé, prend vivement part, en outre, à la « question Heidegger » qui, depuis la sortie du livre d’Emmanuel Faye (2005), se trouve une nouvelle fois au centre de l’actualité philosophique.

 

«  La solution finale du problème de la consistance  », la deuxième partie de ce volume, a pour point de départ un texte du mathématicien français Girard, texte dans lequel celui-ci critique le programme du mathématicien allemand Hilbert d’une « solution finale du problème de la consistance ». Girard prend appui sur l’homonymie de cette formule avec celle, nazie, d’une « solution finale de la question juive ». L’enjeu pour Ivan Segré est dès lors d’interroger l’homonymie en question. Outre le texte de Girard, sont également sollicités les textes de Arendt sur le totalitarisme et ceux textes de Badiou sur la philosophie des mathématiques, textes qui justifient d’interroger la signification théorique d’une telle homonymie et, pour une part, en rendent raison.

 

«  L’énigme antisémite  », livre de Daniel Sibony se veut une interprétation analytique nouvelle des raisons et des ressorts d’un antisémitisme « millénaire » ayant abouti à Auschwitz. L’étude critique qu’Ivan Segré en propose met en évidence les contradictions qui travaillent l’analyse du psychanalyste. En effet, un certain nombre de déplacements conduisent l’auteur à identifier Auschwitz et les attentats du 11 septembre 2001, de telle sorte que, de la singularité qu’il s’agissait au départ d’élucider, il ne reste bientôt plus rien.

 

«   L’avenir d’une négation  » est l’analyse critique d’un courant de pensée qui s’évertue à identifier la politique d’émancipation, ou la radicalité de gauche, avec une nouvelle forme d’antisémitisme. Il s’agit en l’occurrence d’interroger la manière dont Eric Marty, Alain Finkielkraut ou Jean-Claude Milner repèrent dans les textes du philosophe Alain Badiou une nouvelle forme de négationnisme. Puis de les réfuter. Enfin un « épilogue » aborde la thèse d’Alain Badiou au sujet d’Auschwitz, ainsi mise en regard de celle, complice et adverse, de Lacoue-Labarthe, qui ouvre ce recueil de textes. Livre grave, le plus souvent, conçu comme le pendant de La Réaction philosémite  ; fait à la fois pour qu’on mesure quel philosophe est aussi le polémiste, et combien la plus profonde fidélité à ce que fut Auschwitz est ce qui commande que soient démasqués ceux qui usent de son nom à des fins de petite politique. Les deux livres sont faits pour être lus ensemble.

 

3/ Entretien avec Ivan Segré

par Lauriane Crochemore (http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?article1579)

 

Vous mettez en cause des intellectuels français en parlant d’une nouvelle "trahison des clercs". Que voulez-vous dire par là ?

J’ai sous-titré ce livre "La trahison des clercs" en référence au fameux ouvrage de Julien Benda, mais j’annonce d’emblée que l’horizon d’attente du lecteur va être pris à revers. Je m’explique : l’apparition d’un courant intellectuel français qui, au nom de la "défense d’Israël" et de la "lutte contre l’antisémitisme", a développé un argumentaire extrêmement réactionnaire, contre les Maghrébins ou les Noirs d’identité musulmane, plus largement contre les jeunes des quartiers populaires, et contre les progressistes, est un phénomène notoire. L’originalité de mon analyse, c’est de montrer qu’à y bien regarder, ce courant intellectuel français n’est absolument pas le symptôme d’un repli communautaire juif, comme on a trop vite voulu le dire, mais l’avant-garde d’une réaction idéologique dont le véritable mot d’ordre est la défense de l’Occident, et non la défense des juifs ou d’Israël.


Du reste, ces intellectuels s’opposent explicitement, parfois même avec acharnement, au communautarisme, et se revendiquent bien au contraire d’un universalisme, ce en quoi ils ont d’ailleurs raison, puisque la défense de l’Occident n’est pas un mot d’ordre communautaire, c’est un mot d’ordre universaliste, à condition bien sûr d’entendre universaliste au sens impérialiste du terme, car l’impérialisme est aussi une forme d’universalisme. Je me suis donc intéressé principalement à des intellectuels juifs qui, d’une manière ou d’une autre, se sont affirmés comme tels, et je soutiens qu’ils sont des "clercs", voulant dire par là qu’ils trahissent le particularisme juif ou sioniste pour un universalisme impérialiste. Ainsi pour prendre quelques exemples : lorsqu’Alexandre Adler écrit dans son livre "L’Odyssée américaine" que la capitale du monde juif n’est ni Jérusalem, ni Tel Aviv mais New York, il apparaît clairement qu’à ses yeux Israël ne représente aucune sorte de centralité, pas même juive, mais tout au plus une province américaine. Et Adler nous explique en effet dans son ouvrage que l’alliance avec les néo-conservateurs américains impliquera une reformulation de l’indépendance géostratégique israélienne, car selon lui Israël n’aura pas d’autre choix dans l’avenir que de renoncer à son indépendance pour "une sorte de mandat américain bienveillant", si bien que les Israéliens en seront réduits, ce sont ses propres termes, à assurer "la police au sol sur la frontière américaine du Jourdain". Vous m’accorderez que c’est là une défense d’Israël pour le moins soumise, sinon servile. Lorsqu’Alain Finkielkraut écrit que l’image inversée d’Auschwitz, c’est l’Amérique, ou qu’il prend position contre l’entrée de la Turquie en Europe, ou encore qu’il s’inquiète de ce que l’enseignement des Croisades est contesté dans les collèges des quartiers dits "difficiles", ceci après avoir pris position contre le voile et la kippa à l’école, vous m’avouerez que l’orientation communautaire est difficilement perceptible. Lorsque Jean-Claude Milner affirme sur France-Culture que "Les héritiers" de Bourdieu et Passeron est un livre antisémite, on perçoit clairement la portée idéologique de son propos, mais quant à la défense des Juifs ou d’Israël, on ne voit pas, à moins de comprendre que la sécurité des Juifs suppose une épuration radicale des universités françaises en matière de sociologie. Les exemples abondent, et je les analyse en détail dans mon ouvrage. La question, dès lors, c’est de comprendre pourquoi une idéologie réactionnaire s’est emparée de la sorte du mot "antisémite", traquant le prétendu "antisémite", ou le "nouvel antisémite", dans des zones soigneusement délimitées et ciblées, depuis Bourdieu jusqu’aux collégiens d’origine maghrébine, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des intellectuels d’une part, des fils d’immigrés d’autre part. Or ce qui apparaît au fur et à mesure qu’on examine les textes, c’est le gain idéologique, stratégique même, qu’il y a à se revendiquer de la "lutte contre l’antisémitisme" quand il s’agit en fait bel et bien de tenir un discours qui, il y a seulement quelques années, disons avant le 11 septembre 2001, serait apparu clairement pour ce qu’il est, à savoir un discours de droite, ou d’extrême droite, la frontière étant de moins en moins claire. Pour en venir maintenant au titre de mon ouvrage, ce que j’entends par "réaction philosémite" c’est donc, sous le déguisement d’une lutte contre l’antisémitisme, une agression idéologique contre les fils d’immigrés, principalement arabes ou noirs, et les intellectuels, principalement progressistes. Or lutter contre l’antisémitisme, cela supposerait précisément l’inverse : de prendre la défense des fils d’immigrés et des intellectuels. Quant à la défense d’Israël, c’est jusqu’à nouvel ordre la défense d’une souveraineté juive en Palestine, et non le projet d’une "sorte de mandat américain bienveillant", et cela ne suppose absolument pas de s’en prendre à Bourdieu ou aux jeunes collégiens français d’origine maghrébine. Quant à l’enseignement des Croisades, il se pourrait bien que je partage les résistances des collégiens d’origine maghrébine, et je ne crois pas pour autant être un antisémite.

Selon vous, l’antisémitisme qu’on attribue aux français d’origine maghrébine serait donc démenti par les études de terrains ?

La deuxième partie de mon ouvrage est une analyse du livre "Les territoires perdus de la République", paru en 2002, et qui a fait grand bruit à l’époque, au point que la référence à cet ouvrage est devenue un lieu commun du discours médiatique, mais aussi gouvernementale. C’est un recueil de témoignages d’enseignants du secondaire sur l’antisémitisme, le racisme et le sexisme dans les lycées et collèges. Emmanuel Brenner, pseudonyme de l’historien Georges Bensoussan, explique dans l’introduction à cet ouvrage qu’il y a une résurgence très inquiétante de l’antisémitisme dans les écoles et que le phénomène est massivement attribuable aux jeunes d’origine maghrébine. Il explique également, notamment dans un second ouvrage, "France prends garde de perdre ton âme", paru celui-ci en 2004, que l’antisémitisme des jeunes maghrébins est un phénomène qui, bien que massif au vu de ce qu’il appelle "la réalité du terrain", est pourtant nié par les sociologues. Il appelle cela "l’illusion sociologique", autrement dit le désir de tout ramener à des causes socio-économiques alors qu’en réalité, les maux de notre société sont selon lui largement attribuables à des causes qu’il appelle "ethno-culturelles", soit grosso modo le fait d’être un Arabe ou un Noir d’identité musulmane. C’est du moins ce qu’a dit explicitement Alain Finkielkraut à propos des émeutes de l’hiver 2005, précisant tout de même que ce n’est pas tous les Noirs et tous les Arabes. Autrement dit, selon Finkielkraut, tous les émeutiers sont des Noirs et des Arabes, mais tous les Noirs et les Arabes ne sont pas des émeutiers. C’est donc une "réalité du terrain" qu’on nous décrit, et non un credo d’extrême droite qu’on nous assène. A ceci près qu’une fois posé qu’on est un émeutier, ou un antisémite, parce que on est un Arabe ou un Noir d’identité musulmane, la conséquence est que tout Arabe ou tout Noir d’identité musulmane est un suspect. Finkielkraut écrit quelque part qu’il ne faut pas, je cite : "laisser le monopole du réel au Front National". Mais une fois qu’on accorde au Front National qu’il tient un discours réaliste, tandis que les intellectuels ou les progressistes sont eux dans le déni, l’affaire est entendue : il n’y a plus qu’à tenir un discours d’extrême droite tout en expliquant doctement que Le Pen est un individu parfaitement infréquentable. De là qu’on colle un fonctionnaire de la Défense sur tout chercheur du CNRS qui travaille sur les Noirs ou les Arabes d’identité musulmane, il n’y a qu’un pas que le gouvernement de Nicolas Sarkozy a semble-t-il franchi. Je fais évidemment allusion à l’affaire Geisser. Face à ce type d’argumentaire, il n’y a qu’une seule réponse, et c’est l’analyse. Mon approche sociologique a été la suivante : s’en tenir aux documents dont Georges Bensoussan a fait lui-même état, à savoir les témoignages des enseignants qui ont été publiés sous sa direction et une étude statistique sur les préjugés anti-juifs chez les jeunes, qui est parue dans le livre "Les Anti-feujs", publié à l’initiative de l’UEJF. Ce sont en effet les deux seuls documents sur lesquels il s’appuie pour fonder sa thèse "ethno-culturelle" d’un antisémitisme d’origine principalement maghrébine. Vous comprenez donc, et c’est là essentiel me semble-t-il, qu’il ne s’agit pas de s’appuyer sur d’autres études de terrain pour réfuter sa thèse, ce qui nous plongerait dans des débats contradictoires au sujet des sources. Il s’agit de s’appuyer exclusivement sur les propres documents que lui, Georges Bensoussan, nous expose en guise de preuves. Or une analyse un tant soit peu critique de ces documents, et j’entends par critique un minimum de rigueur intellectuelle, met en évidence que rien, absolument rien ne justifie d’imputer au jeunes d’origine maghrébine une résurgence de l’antisémitisme dans les Collèges et les Lycées. En revanche, ce qui apparaît très rapidement à la lecture de ces témoignages, c’est qu’une poignée d’enseignants se sont réunis sous sa direction pour nous expliquer que l’antisémitisme, cela commence lorsqu’un surveillant d’origine maghrébine arbore une longue chemise blanche qui recouvre le pantalon, ou qu’on le surprend en train de prier dans une salle servant à ranger les cartes d’histoire-géographie, et que pour finir, ce dangereux énergumène tient, je cite : un "discours rigoriste" aux jeunes maghrébins du collège, à savoir qu’il prône, je cite encore : "l’abstinence en matière d’alcool, de drogue et de sexe". Or c’est là, selon l’enseignante qui témoigne, la preuve manifeste qu’on a affaire, je cite toujours : à "un militant islamiste d’obédience wahhabite" ! Mais rassurez-vous, la courageuse enseignante nous expliquera ensuite qu’elle s’est empressée d’adresser une lettre de dénonciation anonyme au rectorat. La lutte contre l’antisémitisme ne saurait être trop regardante sur les moyens… Pour l’analyse détaillée de ces témoignages, et aussi des données statistiques, que Bensoussan manipule sauvagement plutôt qu’il ne les analyse, je vous renvoie à mon ouvrage, mais disons pour résumer que la résurgence de l’antisémitisme dans les collèges et les lycées, selon ces enseignants, c’est d’abord une question de vêtement, autrement dit dès qu’on repère chez un élève non seulement un signe ostensible, mais une simple allusion à ce qui pourrait tenir lieu d’appartenance identitaire à l’Islam, on a affaire à un acte antisémite. De là, en effet, qu’on puisse attribuer l’antisémitisme aux jeunes d’origine maghrébine, puisque ce "nouvel antisémitisme" se repère dorénavant au vêtement, voire au facies, si bien qu’entre le constat d’une résurgence de l’antisémitisme en France et le mot d’ordre d’extrême droite : "il y a trop d’Arabes en France", les conséquences, on l’aura compris, sont devenues bonnes. Mais ce n’est pas tout, car dans cet ouvrage, il y a également des témoignages pour le moins ambigus au sujet des élèves juifs. Ainsi une lettre ouverte d’enseignants range sous la catégorie de "problèmes" : 1. La persécution d’un élève juif par d’autres élèves ; 2. Le port du foulard par des jeunes filles musulmanes ; 3. les absences injustifiées d’élèves le samedi. Je vous pose donc la question suivante : du point de vue de la lutte contre l’antisémitisme, faut-il se féliciter que des enseignants jugent inacceptable qu’un élève juif soit persécuté par d’autres élèves, ou faut-il s’inquiéter de ceci qu’à les suivre, la persécution antisémite d’un élève, une jeune fille portant un foulard, enfin un élève qui s’absente les samedis sont des faits de même nature, à savoir des "problèmes" ? Je conclus pour ma part que cet ouvrage, "Les territoires perdus de la République", est une sinistre farce xénophobe.

Comment expliquez-vous le succès du livre d’Oriana Fallaci paru après le 11 septembre 2001, "La rage et l’orgueil" ?

"La rage et l’orgueil" est un livre purement xénophobe, mais aussi singulièrement vulgaire. Aussi je vous dirais d’abord tout simplement qu’une fois qu’on a écarté l’intellect et l’analyse, la vulgarité et la xénophobie sont les choses du monde les mieux partagées, partant le succès commercial de ce livre s’explique aisément. Après tout, c’est un fait que la pornographie domine très largement le marché des productions vidéo, et je vous répondrai donc que la xénophobie étant en politique ce qu’est la pornographie au cinéma, le succès de "La rage et l’orgueil" était largement prévisible, surtout après les attentats du 11 septembre, puisque les auteurs de ces attentats, cela devenait les musulmans pris en bloc. Mais il me semble que l’essentiel est ailleurs. Permettez-moi de poursuivre un instant ma comparaison : que des gens achètent et consomment des films pornographiques, c’est une chose, mais que des critiques de cinéma vous expliquent qu’il faut arrêter de nous ennuyer avec Dreyer, Bresson ou Tarkovski, et qu’il faut avoir le courage et l’honnêteté de dire que parfois, un bon film porno, il n’y a rien de tel, voilà qui demande à être analysé. Or c’est bien ce qui s’est passé. En témoigne l’hommage rendu par Finkielkraut ou Taguieff au livre de Fallaci, autrement dit à un livre qui vous explique que l’Islam n’est ni une religion, ni une culture, et moins encore une civilisation, mais une pure et simple entreprise terroriste qui sévit comme tel depuis l’origine, c’est-à-dire depuis mille quatre cent ans, et que les musulmans ont pour ambition explicite de conquérir Rome. Car à lire la trilogie qu’a publiée Fallaci après le 11 septembre, puisque outre "La rage et l’orgueil", elle a publié deux autres livres d’une même veine, la civilisation chrétienne est menacée par la barbarie musulmane, et cette menace peut prendre la forme d’un terroriste islamiste, mais aussi bien d’un travailleur immigré, ou encore d’une femme enceinte qui demande l’asile en Italie, non pas qu’une bombe se cache dans ses entrailles, mais pire encore, un musulman. La journaliste italienne a écrit ses ouvrages alors qu’elle souffrait d’un cancer qui l’a du reste emportée. Son ressentiment, au fond, est un ressentiment contre sa maladie. Qu’elle repose en paix. Mais Finkielkraut et Taguieff, pour m’en tenir à eux, avaient l’air pétillant de santé lorsqu’ils ont expliqué avoir été séduit, je cite Finkielkraut, "par l’emportement du style et la force de la pensée". Et c’est cela qui demande à être analysé. Mon analyse est la suivante : le discours d’extrême droite n’est pas un discours politique, c’est davantage un discours qu’on pourrait qualifier de pulsionnel, ou de réactif, précisément. C’est d’ailleurs pourquoi il fait souvent figure de tabou. Après le 11 septembre, le tabou a été en parti levé contre les musulmans, et ces idéologues ont fait leur travail, qui a consisté à distinguer entre une xénophobie autorisée, consensuelle, institutionnelle, et une xénophobie interdite, celle de Le Pen. Les lignes de démarcation évoluent, et la fonction de ces idéologues est précisément d’expliquer aux gens que ce qui était hier perçu comme un préjugé vulgaire et insupportable est aujourd’hui légitime, voire nécessaire. Mais ce n’est pas seulement contingent, je veux dire par là que ce n’est pas seulement un effet du 11 septembre, c’est aussi le symptôme de quelque chose de plus essentiel, car ce qu’on appelle le "Monde libre", après la chute du pouvoir soviétique, avait impérativement besoin d’un ennemi barbare ou totalitaire pour convaincre qu’il représente le Bien. Le problème de fond, c’est que les sociétés occidentales, matérialistes et démocratiques, ne produisent par elles-mêmes aucune valeur autre que marchande. Il faut donc un ennemi extérieur représentant le Mal pour qu’existe quelque Bien autre qu’un bien de consommation, d’où la dernière production hollywoodienne lancée par l’administration Bush après le 11 septembre : la Croisade contre l’Islam, qui fait suite à celle contre le communisme de l’administration Reagan. On a d’ailleurs beaucoup parlé en France du voile islamique, aujourd’hui paraît-il de la burqa, mais le statut de la femme occidentale c’est quoi ? A voir les productions publicitaires, la femme occidentale est un corps nu, et qui doit rivaliser de beauté avec une voiture pour exister aux yeux de son mari. Je ne suis pas sûr que ce soit beaucoup plus enviable.

Et comment expliquez-vous que certains intellectuels français aient vu dans le livre d’Orianna Fallaci une défense d’Israël ?

Il est incontestable en effet que pour des personnalités comme Alain Finkielkraut, Robert Misrahi ou Pierre André Taguieff, il semble que la défense d’Israël suppose de véhiculer des préjugés contre les Arabes ou plus largement les musulmans, et que cela peut expliquer en partie leur hommage à ce qu’ils appellent le "courage" de la journaliste italienne, ce "courage" étant donc, pour reprendre la formule de Finkielkraut, le courage de "ne pas laisser le monopole du réel à l’extrême droite". Toutefois, ce que je montre, c’est que non seulement l’argument de la défense d’Israël ne peut expliquer le soutien aux thèses de Fallaci qu’en partie, mais aussi, et surtout, que cette explication ne tient pas à la lecture des textes. Je veux dire par là qu’on peut tout à fait tenir que subjectivement, Robert Misrahi ou Alain Finkielkraut voient dans les textes de Fallaci une défense d’Israël, ce qui est déjà moins sûr pour Taguieff, en revanche, objectivement, cette lecture ne tient pas. Lisez les textes de Fallaci et vous verrez que ses invectives contre les musulmans sont explicitement une défense de l’Occident chrétien. Or si elle vous explique par endroit que la défense de l’Occident, c’est aussi la défense d’Israël, et vice-versa, en d’autres endroits, c’est nettement plus ambigu. On voit en effet apparaître sous sa plume des stéréotypes que tout lecteur disposant d’un minimum d’instruction identifie immédiatement comme des préjugés anti-juifs, à tel point que lorsqu’elle évoque à un endroit les fours crématoires de Dachau ou de Bergen-Belsen, on en vient à se demander pourquoi elle cite des camps de concentration et non pas des camps d’extermination, singulièrement le plus meurtrier des camps d’extermination de Juifs, Auschwitz. Cette question n’a apparemment pas effleuré nos spécialistes de la lutte contre l’antisémitisme, mais je me la suis posée, moi, en raison de ce qu’on pourrait appeler un faisceau d’indices convergents. J’ai donc entrepris de lire l’intégralité de la trilogie publiée par Fallaci après le 11 septembre 2001. Et les indices n’ont cessé, en effet, de converger, à tel point qu’on découvre dans "La force de la raison", le second tome de sa trilogie, un hommage explicite de la journaliste italienne à l’historien français Robert Faurisson, qu’elle présente comme un intellectuel persécuté pour avoir pris, je cite : "la liberté de contester la version officielle de l’Histoire". Autrement dit, nier qu’il y ait eu des camps d’extermination distincts des camps de concentration, soit la thèse négationniste de Faurisson, c’est selon Fallaci "contester la version officielle de l’Histoire". On comprend alors rétrospectivement pourquoi, dans "La rage et l’orgueil", elle parle des fours crématoires du camp de Dachau, attestés par Faurisson, et non de ceux du camp d’Auschwitz, puisque selon le même Faurisson, il n’est aucunement avéré qu’il y ait eu un camp d’extermination nommé Auschwitz. Cela avait donc beaucoup de sens, à mes yeux, de conclure mon analyse sur cet hommage de Fallaci à Faurisson, puisque "La réaction philosémite", je vous le rappelle, est le second volet d’un diptyque dont le premier volet, de facture plus philosophique, a précisément pour titre : "Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?" Et tout cela s’enchaîne parfaitement car le négationnisme, si on en retrace l’histoire, comme l’a fait Vidal-Naquet, a précisément pour argument originaire la défense de l’Occident. De là que pour les héritiers contemporains du mouvement d’extrême droite "Occident", il y a deux manières d’aborder Auschwitz : ou bien l’on soutient qu’Auschwitz a bien eu lieu, et que c’est précisément la mémoire d’Auschwitz qui impose aujourd’hui de tenir un discours xénophobe contre les Arabes et les Noirs d’identité musulmane, ou bien l’on soutient qu’Auschwitz est un détail, ou un fait dont la réalité historique demeure problématique, n’étant pas avérée par tous les historiens. Fallaci, avec plus de conséquence qu’on ne croit, tient les deux thèses à la fois. C’est un peu l’histoire du type qui vient récupérer son chaudron : "tu ne me l’as jamais prêté, en plus il était troué, et quoi qu’il en soit je te l’ai déjà rendu" lui répond l’emprunteur.


Vous voyez que décidément, de quelque bout qu’on le prenne, l’argument philosémite ne tient pas. Alors que reste-t-il ? Eh bien il reste ceci qu’en guise de défense des Juifs, ces idéologues nous proposent une défense de l’Occident, c’est-à-dire rien moins que la défense des Blancs. Dans l’hebdomadaire Le Point du 12 mai 2005, Alain Finkielkraut explique qu’il lui a paru nécessaire de signer une pétition lancée à l’initiative d’une association qui se dit "juive de gauche", l’Hachomer Hatzaïr. Or que dit cette pétition ? Elle dit qu’il faut lutter contre le racisme anti-Blancs. Non, ce n’est pas une blague de Groucho Marx, vous pouvez vérifier. Car c’est bien connu que la discrimination à l’embauche, les contrôles au faciès, la justice expéditive frappent de plein fouet les populations blanches vivant en France. Il aurait sans doute fallu une seconde pétition appelant à lutter contre la discrimination dont sont victimes les grandes fortunes, mais bon, Alain Finkielkraut ne peut pas être sur tous les fronts. Mais outre l’abjection comique d’une telle pétition, il y a un point que je voudrais souligner. Je vis en Israël, dans un quartier populaire de Tel-Aviv, et je peux vous dire une chose, c’est qu’en termes de couleur de peau, les Palestiniens sont en moyenne davantage blancs que les juifs, ne serait-ce que parce qu’il y a de nombreux juifs de couleurs, notamment les juifs éthiopiens, alors qu’à ma connaissance, il n’y a pas de Palestiniens de couleurs. Je ne leur reproche pas, quoi que… Mais enfin bon, ce qui est clair, c’est qu’une telle pétition, en Israël, serait inévitablement celle d’un comique juif. Je remarque qu’en France, cette pétition est l’œuvre d’une petite clique d’intellectuels blancs qui ont pour livre de chevet "La rage et l’orgueil", comprenez "la rage" contre les musulmans et "l’orgueil" d’être un blanc. En tant que juif, cela ne me rassure pas. Pour conclure sur une note de poésie, je vous dirais donc que par "philosémite", j’entends une antiphrase, ou que par "réaction philosémite", j’entends un oxymore. C’est donc en quelque sorte un retour à l’envoyeur.

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22 août 2011 1 22 /08 /août /2011 17:38

 The King of Comedy (1982) de Martin Scorsese :


Every business is like show business

 

http://www.cinemovies.fr/images/data/affiches/1983/la-valse-des-pantins-5860-1795450322.jpgAu début des années 1980, les choses ne vont pas fort pour Martin Scorsese. Le succès de Taxi Driver (1976) récompensé par une Palme d’or lors de sa présentation au Festival de Cannes semble alors bien loin. Son onéreux film de studio New York, New York (1977) envisagé comme un hommage à la fois cinéphile et ironique à la comédie musicale classique a été un échec commercial sévère. La proposition de Liza Minnelli pour monter à Broadway un spectacle intitulé The Act ne l’emballe pas vraiment. L’épuisant tournage durant deux années du documentaire The Last Waltz (1978) consacré à la dernière tournée du groupe canadien qui accompagnait au début des années 1970 Bob Dylan est l’occasion pour Martin Scorsese accompagné du leader du Band Robbie Robertson de s’adonner à une consommation compulsive de médicaments et de cocaïne. Un autre documentaire contemporain de celui-ci, American Boy : A Profile Of Steven Prince (1978), témoigne également de cette même ambiance électrique et bordélique, dont l’hédonisme excessif masque toujours plus difficilement un horizon dépressif. C’est à l’hôpital, le ventre perforé par un ulcère, que le cinéaste envisagera, à partir du conseil de son acteur complice Robert de Niro intéressé par l’adaptation de la biographie du boxeur Jake La Motta, de tourner Raging Bull (1980). Cet indiscutable chef-d’œuvre sera donc le film de la renaissance artistique pour le cinéaste qui permettra aussi à Robert de Niro de remporter l’Oscar du meilleur acteur, et à la complice Thelma Schoonmaker celui du meilleur montage. Le « meilleur film de la décennie » élu comme tel en 1990 par un regroupement de critiques étasuniens n’est pourtant pas encore ce franc succès commercial lui permettant de préserver son statut alors fragilisé d’auteur auprès de studios hollywoodiens dont le blason économique retrouvé s’explique par la fin de la parenthèse enchantée du « Nouvel Hollywood » (Peter Biskind : cf. Des nouvelles du front cinématographique (4) : fragments d'analyse économique concernant le "Nouvel Hollywood") concomitante de l’intégration aux multinationales du divertissement culturel. Si The King Of Comedy tourné en 1982 et montré en ouverture du Festival de Cannes n’aidera pas davantage Martin Scorsese à apparaître comme un réalisateur « bancable », cet insuccès n’empêchera pas Sergio Leone de dire au cinéaste qu’il avait réalisé là « le film de sa maturité » (cf. David Thompson et Ian Christie, Scorsese par Scorsese, éd. Cahiers du cinéma, 1989, p. 117). Il faut d’emblée dire que le film est une comédie, la seule jamais réalisée par un cinéaste dont l’humeur angoissée et les tendances paranoïaques ne paraissaient pas devoir lui donner le goût de s’aventurer dans un genre cinématographique pourtant pas si éloigné de ses préoccupations initiales quand on jette un coup d’œil rétrospectif sur ses deux premiers courts-métrages drolatiques, What A Nice Girl Like You Doing In A Place Like This ? (1963) et It’s Not Just You, Murray ! (1964). Plus précisément, nous avons affaire à une satire caustique du milieu télévisuel et des comiques s’y produisant qui n’a pas eu l’heur de plaire un public peut-être enclin à ne pas vouloir reconnaître son visage grimaçant dans le miroir déformant tendu par le film. En effet, à l’opposé d’un film-pamphlet comme Network (1976) de Sidney Lumet, le film de Martin Scorsese est moins intéressé par les processus commerciaux de spectacularisation de l’information télévisuelle, que par les effets d’aliénation exercé par le pouvoir télévisuel sur ses propres spectateurs.  

 

http://www.cinemas-utopia.org/admin/films_img/img33/3345.jpegThe King Of Comedy est donc une comédie, bien étrange pourtant puisqu’elle met en scène un apprenti comique, Rupert Pupkin (Robert de Niro), qui se rêve star du comique comme Sueleen Gay se rêve star de la country dans Nashville (1975) de Robert Altman (Des nouvelles du front cinématographique (57) : Malaise dans la société étasunienne (III)), alors qu’il n’a jamais participé à aucun spectacle de music-hall et n’a jamais quitté en adolescent prolongé qu’il est le domicile familial. Son admiration fanatique pour le présentateur de télévision Jerry Langford (Jerry Lewis) le pousse, aidé en cela par une autre fane délirante (l’hystérique Masha incarnée par la formidable Sandra Bernhard), à le kidnapper afin d’exercer auprès de la chaîne le chantage lui permettant de le remplacer dans son propre show. Quant à la star Jerry Langford qui a beau être interprétée ici par le génial Jerry Lewis, le personnage apparaît en dehors du petit écran avec le masque impassible du cynique devant la cohorte des fans qui se jettent sur sa voiture lorsque l’enregistrement de l’émission de télévision qu’il anime est terminé. Le personnage de l’apprenti comique se révèle certes appartenir à la série scorsesienne des grands paranoïaques qui, de J.R. dans le premier long métrage Who’s that knocking at my Door ? (1969 : cf. Des nouvelles du front cinématographique (6) : sexisme et cinéma, trois études de cas) à Travis Bickle dans Taxi Driver en passant par les derniers personnages interprétés récemment par Leonardo di Caprio (Howard Hughes dans Aviator en 2004, Teddy Daniels/Andrew Laeddis dans Shutter Island en 2009), entretiennent des rapports compliqués avec la réalité. L’accumulation de déceptions et de frustrations entraînée par une réalité non-conforme avec l’impériosité des désirs individuels pousse les sujets scorsesiens à l’affolement psychique et à la crise de décompensation souvent sanglante (cf. Des nouvelles du front cinématographique (26) : La richesse ? Quelles richesses ?). Les couleurs pop et les faux-raccords, les répétitions verbales et les bégaiements, les corps-à-corps et les cris, les coups et les insultes, l’insistance intrusive de Rupert et la bouche rougeoyante de Masha à la chevelure de tigresse représentent tous ensemble les symptômes épars d’une énergie excédentaire dont la dépense devient contreproductive à force justement d’être excessive. A l’hystérie collective des fans s’ajoute hypertrophie fantasmatique de Rupert Pupkin qui cherche « à substituer à son regard un monde qui s’accorderait à son désir » (pour reprendre la fameuse sentence d’ouverture du Mépris en 1962 de Jean-Luc Godard faussement prêtée à André Bazin alors qu’elle appartenait en fait au critique "mac-mahonien" Michel Mourlet). A l’hypocrisie d’une célébrité télévisuelle qui feint et ment à un public détesté afin d’en repousser les assauts de mendicité affective, s’articule le cynisme communicationnel d’une industrie dont la politesse dans la reconduction ou le remerciement des aspirants représente le stade ultime du mépris et de la violence symbolique. La première manifestation de ce mépris ne consiste-t-il d’ailleurs pas dans le patronyme incessamment écorché du héros (« Pupkin » ressemble d’ailleurs à « pumpkin », citrouille en anglais) ? Et l’on sait depuis les analyses du « nom-du-père » de Jacques Lacan à quel point dans les sociétés hétéro-patriarcales le patronyme concentre de pouvoir symbolique.

 

http://www.culturopoing.com/img/image/cyril/la-valse-des-pantins-robert-deniro-diahnne-abbott.jpgThe King Of Comedy est alors au fond moins un film comique qu’un film angoissé par les conséquences psychosociales, sérieuses autant que grotesques, de la mécanique comique instituée en industrie culturelle. La présence d’acteurs issus du petit monde de la télévision et jouant ici leur propre rôle (Ed Herlily, Dr. Joyce Brothers, Victor Borge, Tony Randall), le name-dropping directement relié à la réalité culturelle et médiatique de l’époque, ainsi que le tournage de quelques séquences « live » dans la rue newyorkaise (où nous pouvons d’ailleurs reconnaître Mick Jones, Joe Strummer et Paul Simonon du groupe rock The Clash) représentent alors les symptômes esthétiques d’une congruence perverse entre documentaire et fiction, entre vrai et faux, entre mensonge et vérité. Même Jerry Lewis, de retour au cinéma avec Hardly Working (1980) et surtout Smorgasbord (1982) tant estimé par Serge Daney et Jean-Luc Godard, deux films qui font suite à l’inachevé The Day The Clown Cried (1972) qui a coûté une décennie au comique étasunien le plus incompris de son temps, joue un personnage équivoque, à la fois si loin (par le cynisme télévisuel) et si proche (par le talent comique), drôle et pas drôle. Un personnage divisé, comme l’était à cette époque le cinéaste lui-même, clivé entre une existence éprouvée par les drogues, un statut d’auteur précarisé par les insuccès, et une posture d’employé des studios qui le pressent de rentabiliser économiquement son capital symbolique : pas un hasard alors s’il se représente symptomatiquement dans son propre film sous les traits amusés d’un réalisateur quelconque de télévision. C’est que la fiction vise ici à se documenter elle-même dans le miroir fractal que lui tendent les visages et les noms propres désignant symboliquement le monde de paillettes auquel aspire un protagoniste exaspérant, dont la subjectivité désirante n’est alors soutenue que par le prisme aliénant du médium télévisuel.

 

1/ L’évangile télévisuel selon Martin Scorsese

 

http://image.toutlecine.com/photos/v/a/l/valse-des-pantins-1983-tou-02-g.jpgSi l’obsession qui caractérise le tempérament des personnages du cinéma de Martin Scorsese se présente d’emblée dans le premier court-métrage du cinéaste, What A Nice Girl Like You Doing In A Place Like This ? qui a lointainement inspiré Barton Fink (1991) des frères Coen ( Des nouvelles du front cinématographique (28) : Barton Fink), l’horizon (fellinien) du music-hall comme stade terminal de l’existence étasunienne (y compris quand elle se mêle de gangstérisme) est déjà manifeste dans son deuxième court métrage, It’s Not Just You, Murray !, brouillon sympathique de Goodfellas (1990) et Casino (1995). L’existence misérable du vétéran du Vietnam dans Taxi Driver finissait ainsi dans le prolongement médiatique d’un fait divers qui, célébrant héroïquement le protagoniste en tant qu’auteur d’un massacre sanglant, était affecté d’un doute quant à sa réalité objective. Le boxeur hier légendaire de Raging Bull terminait sa carrière en répétant ses numéros comiques dans une petite boîte de music-hall. Le spectacle, forme ultime de salut ou de déclassement, de déchéance ou de rédemption ? L’ambiguïté statutaire du spectacle permet justement chez Martin Scorsese de montrer comment le désir d’une pente subjective rencontre et se machine avec l’objectivité des mécanismes sociaux existants. L’aliénation personnelle est ici un fait social. S’agit-il alors de tirer la première du second, ou bien d’extraire le fait social à partir d’une montée en généralité dont la base serait offerte par l’aliénation individuelle ? Précisément, le cinéaste aura souvent préféré mettre en scène la rencontre de deux délires concomitants ou complémentaires, la folie subjective d’une individualité souffrant de ses frustrations avec la folie objective de machines sociales alimentées par ces mêmes frustrations, les deux termes fonctionnant sur le mode dynamique de la composition. Shutter Island a récemment exemplifié le caractère double du délire chez Martin Scorsese selon une logique rétroactive de « boucle récursive » (Edgar Morin) : autant le délire individuel d’un schizophrène se combine avec la machine asilaire et ses jeux de rôle à valeur pseudo-thérapeutique, que la folie clinique s’alimente des délires d’un individu malade dont les tendances schizophréniques sont avivées par la machine asilaire se vérifiant elle-même dans son effectivité clinique. Dans The King Of Comedy, le comportement excessif de Rupert, Masha ainsi que de la foule des fans s’écrasant sur les portes des studios derrière lesquels s’enregistrent les émissions de leur icône, est la résultante objective d’une véritable entreprise symbolique de captation psychique du désir des subjectivités ainsi vidées de tout contenu singulier (cf. Des nouvelles du front cinématographique (56) : Malaise dans la société étasunienne (II)). En même temps que cette entreprise représente le symptôme collectif d’un malaise social plus général qui échappe à ses petites volontés commerciales et programmatiques.

 

http://image.toutlecine.com/photos/v/a/l/valse-des-pantins-1983-tou-03-g.jpgLa télévision n’est plus seulement inscrite dans cette configuration industrielle propre à un « médium froid » (Marshall McLuhan) servant à la production et la diffusion informationnelle. Elle se propose désormais comme la forme de vie sociale où vivre est le plus désirable. « De nos jours, l’économie des loisirs et du spectacle, une économie du jeu et de l’imagination, des sensations et de l’expérience, est une force omniprésente dans la vie d’un nombre croissant d’Américains qui privilégient désormais les services et les produits culturels sur les biens de consommation industriels. En achetant l’accès à des expériences agréables et significatives, c’est tout un mode de vie qui s’offre en particulier aux membres des classes moyennes du monde entier. L’essor du marché des loisirs et du spectacle montre qu’une nouvelle génération ne songe plus tant à accumuler des objets qu’à accumuler des expériences, passant ainsi du monde de la propriété à celui de l’accès » explique Jeremy Rifkin (in L’Âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie, éd. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2000, p. 211). Si l’auteur risque souvent tout au long de ses analyses de succomber à une vision maximaliste du « capitalisme culturel », il n’empêche que le constat vaut parfaitement pour des personnages comme Rupert, dont le rêve relève moins de la propriété que de l’accès. Quoique la revente entre fans d’autographes de stars participe aussi d’une logique de l’extension spectaculaire du fétichisme de la marchandise anticipée par une séquence de Taxi Driver montrant le marchandage d’un bout de carrelage ayant censément appartenu à la salle de bains d’Erroll Flynn : mêmes les ruines du Hollywood classique sont susceptibles d’être l’objet de transactions marchandes ! Le constat paraît plus adapté à certaines tendances de la société étasunienne dont l’idéologie « américaniste » (pour reprendre le terme de Gramsci : cf. Des nouvelles du front cinématographique (55) : Malaise dans la société étasunienne (I)) souhaiterait la généralisation d’un slogan qui serait : « Every business is like show business » (Jeremy Rifikin, idem). Bernard Stiegler corrige et améliore le constat dressé par l’auteur de L’Âge de l’accès lorsqu’il affirme que « Parler, comme le fait la théorie de la société postindustrielle qui inspire la pensée postmoderne, de développement des loisirs (…), c’est fabriquer une contrevérité en intériorisant tel quel le discours des industries culturelles elles-mêmes. Car de tels ‘’loisirs’’ n’ont pas du tout pour fonction de libérer le temps individuel, mais, bien au contraire, de le contrôler pour l’hypermassifier : ce sont les instruments d’une nouvelle servitude volontaire » (in Mécréance et discrédit 1. La décadence des démocraties industrielles, éd. Galilée, 2004, p. 144). « Every business is like show business » : c’est la tendance américaniste selon Martin Scorsese pour autant qu’il s’agit de désigner avec The King Of Comedy une aliénation désirée dont la radicale expressivité va quand même réussir à démasquer les faux-semblants communicationnels derrière lesquels se camoufle le désir de contrôle subjectif des industries culturelles.

 

2/ Dedans-dehors, dehors-dedans : circuits schizo des personnages scorsesiens

 

http://www.cinemovies.fr/images/data/photos/5860/la-valse-des-pantins-1983-5860-1579976450.jpgOn remarquera à cette occasion la subtile distinction dans les délires respectifs de Rupert et Masha : alors que le premier veut faire sortir Jerry Langford de son émission afin d’en occuper la place désormais libérée, la seconde veut faire sortir l’animateur pour l’entraîner chez elle. On comprend comment étaient inévitables tant leur association que la mutualisation de leurs petits moyens pour satisfaire des désirs malgré tout spécifiques. Le fils à maman Rupert (en off, c’est la voix de la propre mère du cinéaste qu’il a souvent fait jouer dans ses films, mais comment ne pas reconnaître aussi la voix de la mère spectrale de Psycho d’Alfred Hitchcock en 1960 ?) ne désire la personne de Jerry Langford que sous la forme d’un intermédiaire privilégié (un « médiateur évanouissant » comme le diraient Fredric Jameson et après lui Slavoj Zizek), grâce auquel il pourra se substituer à lui afin d’apparaître en lieu et place de son héros dans le petit écran de télévision. De son côté, la petite fille riche et désœuvrée Masha désire arracher Jerry de l’immatérialité télévisuelle pour en disposer pour elle seule et en chair et en os dans le cadre domestique de son hôtel particulier. On le voit bien avec la séquence inaugurale où la voiture de la vedette au sortir de l’enregistrement de son émission est occupée par Masha. Du coup, Jerry Langford se retrouvant dehors, Rupert le fait revenir dans la voiture afin de pouvoir rester avec lui et confier ses aspirations professionnelles. On dira en cela que l’obsession de Masha est une ligne passant du dehors (de l’éloignement télévisuel) au-dedans (de la proximité incarnée), puisqu’il s’agit pour elle de faire rentrer les personnes extérieures à son monde dans celui-ci, à l’instar par exemple de ce qu’accomplit l’ambulancier joué par Nicolas Cage dans Bringing Out The Dead (1999). En revanche Rupert, trublion névrosé mais sympathique préfigurant malgré tout le psychopathe Max Cady de Cape Fear (1991), désire passer du dehors (le no man’s and de l’absence de célébrité télévisuelle) au-dedans (celui de la consécration médiatique), comme Henry Hill, le garçon rêvant d’être gangster au début de Goodfellas, mais qui en bout de film doit trahir les siens et donc s’exclure de son propre groupe d’adoption pour survivre et finir comme un « plouc » selon ses propres propos.

 

http://ta.kewego.com/t/0/0089/154x114_iLyROoafzNcm_2.jpgLes trajets du dedans au dehors et vice-versa innervent toute l’œuvre du cinéaste, atteignant un point maximal d’intensité avec le dispositif schizo au carré proposé par The Departed (2006). Citons encore, en miroir l’un de l’autre, la tragédie existentielle de Jésus dans The Last Temptation Of Christ (1988) qui décide de choisir de ne pouvoir faire autrement qu’occuper la place sur la croix qui lui est mythiquement dévolue, et à l’opposé celle du Dalaï-Lama dans Kundun (1997) qui ne cesse d’être le spectateur mélancolique et passif de son éloignement continuel hors de la place culturelle et politique rayonnante que le bouddhisme tibétain lui réservait de toute éternité. Ce n’est pas l’éternité symbolique promise par l’image du christ crucifié ou par la religion bouddhique que désire Rupert Pupkin, ni l’occupation d’une place de choix sur les rings de boxe (comme pour Jake La Motta dans Raging Bull), dans les salles de billard pour les héros de The Colour Of Money (1986), ou au sein des organisations mafieuses de Goodfellas et Casino, ou bien encore au sein de l’industrie hollywoodienne pour le nabab Howard Hughes dans Aviator. C’est une autre place de choix qui cristallise tous les fantasmes du héros de The King Of Comedy : apparaître dans le show de Jerry Langford pour y faire son numéro rôdé dans le sous-sol de l’appartement familial et ainsi obtenir le succès dont il sait qu’il sera mérité. Le grand ressort comique du film de Martin Scorsese consiste justement à proposer plusieurs séquences dont on comprend après coup qu’elles appartiennent aux projections fantasmatiques du personnage. Habitué à discuter avec les figures en carton de ses stars préférées, dont Liza Minnelli devenue un pur cliché alors que le même acteur l’avait pourtant fréquentée en chair et en os dans New York, New York, Rupert ressemble ainsi à tant de garçons du cinéma moderne, celui du Soupirant de Pierre Etaix en 1962 ( Des nouvelles du front cinématographique (30) : Tout l'été avec Etaix !), de Deep End de Jerzy Skolimowski ( Des nouvelles du front cinématographique (54) : Jerzy Skolimowski, cinéaste réfractaire) en 1970, de Expérience d’Abbas Kiarostami en 1973, tous sexuellement puceaux aussi, en tous les cas tous insatisfaits de la place précaire et peu valorisante qu’ils occupent au cœur de rapports sociaux qui leur sont nettement défavorables. Là où The King Of Comedy dispose d’un atout comique, c’est lorsque les séquences fantasmatiques présentant le héros sous un jour autrement plus favorable (à tel point d’ailleurs qu’il peut jouir d’une domination sur son héros Jerry Langford) contaminent progressivement la logique narrative générale. Le succès extraordinaire que Rupert remporte après son exhibition télévisuelle, alors même qu’il est incarcéré pour kidnapping, se situe au cœur d’un déferlement médiatique venant saturer la prophétie warholienne selon laquelle tout le monde aurait droit à son petit quart d’heure de célébrité. Ce succès relève-t-il tout autant du fantasme que la fin toute en malaise de Taxi Driver avec la médiatisation héroïque de son héros meurtrier ? Ce qui demeure certain, c’est la réalité de la prestation télévisuelle de Rupert, tout content de monter la télédiffusion différée de son show à son amie serveuse dans un bar, Rita Keane (Diahnne Abbott, alors la compagne de Robert de Niro), à peine convaincue par un garçon qui n’a pas cessé de fabuler ses exploits. C’est cette faible conviction attestant de la réalité objective et non-fantasmatique de la séquence qui, elle-même différée dans sa présentation au spectateur afin d’entretenir le suspens sur les qualités comiques réelles du personnage, constitue l’acmé du film de Martin Scorsese. Mieux, il s’agit là comme on va le voir d’une imparable démonstration de l’inanité des présupposés argumentatifs à partir desquels s’édifie symboliquement la légitimité du talent comique du point de vue télévisuel.

 

3/ Pas de réponse : l'irresponsabilité télévisuelle

 

http://26.media.tumblr.com/tumblr_lm8qemY1je1qdnpt9o1_r1_500.jpgIl faut alors revenir ici sur la spécification des lignes d’obsession suivies par les personnages de Masha et Rupert. On l’a dit, la première suit la ligne hétérosexuelle et amoureuse selon laquelle il ne s’agit pas pour elle de rejoindre l’être aimé dans la boîte télévisuelle, mais bien plutôt de l’en extraire pour l’entraîner dans son appartement afin de pouvoir lui faire de visu sa déclaration d’amour. La ligne d’obsession suivie par Rupert, moins ouverte à l’autre comme c’est le cas avec Masha que davantage narcissique, lui fait considérer les choses différemment : l’être admiré qu’est Jerry Langford n’est que la figure intermédiaire, promise à l’évanouissement, assurant la médiatisation des talents comiques que posséderait le protagoniste. Parce que ce dernier, qui en a marre d’être une citrouille régulièrement écrabouillée (c’est la ressemblance déjà perçue entre « Pupkin » et « pumpkin »), rêve de vivre le destin de la princesse du conte de fée avec pour horizon le miracle d’une extraction sociale et la propulsion magique dans le monde enchanté (ici de la télé). Dans les deux cas, la demande des fans adressée à Jerry Langford, excessive dans ses formes (le kidnapping de la vedette, induisant le quasi-viol pour Masha et pour Rupert de prendre opportunément la place du héros admiré), trahit l’idée que la demande avait été autorisée sans pour autant connaître jusque-là de satisfaction véritable. La violence intempestive de la demande ne se comprend qu’à partir du moment où, ne cessant d’être réitérée dans un circuit communicationnel établi à partir de l’offre télévisuelle, elle débouche finalement sur le court-circuit du système communicationnel et symbolique constitué par les industries culturelles et médiatiques. The King Of Comedy est ce film passionnant parce que reposant sur la question du feed-back, traitant de la demande sociale occasionnée par l’offre télévisuelle, et dont l’insatisfaction fondamentale déroge aux bonnes règles de civilité en finissant par déborder le champ télévisuel lui-même. Pour le dire en termes lacaniens, la télévision reçoit de la foule des fans qu’elle génère son propre message, mais sous une forme inversée : le kidnapping répond ainsi à la captation psychique des subjectivités qui ne réclament pas autre chose que la satisfaction d’une demande corrélée à l’offre télévisuelle. Lorsque Jerry Langford tombe par hasard sur un extrait de Pickup On South Street (1953) de Samuel Fuller avec son pickpocket interprété par Richard Widmark substituant le contenu du sac au vu et au su du personnage de Jean Peters, il ignore que l’importun Rupert Pupkin va opérer à un autre niveau une semblable opération de substitution et de volatilisation. L’aspirant comique arrivera en effet à faire passer en contrebande sa propre camelote comique au détriment de celle de la vedette momifiée après avoir été enroulée dans du scotch, est sur le point d’être dévorée par la tigresse Masha. Le talent comique du protagoniste, enfin révélé lors de sa prestation télévisuelle, suscite de nombreux applaudissements, et paraît relever du travail d’un bon élève appliqué dans son mimétisme. Après le kidnapping, la difficulté à contacter les patrons de l’émission et de la chaîne sur laquelle elle est diffusée réside d’ailleurs dans le fait que ses proches qui s’amusent à imiter Jerry Langford ont du mal à admettre la voix du kidnappé. Comme Invasion Of The Body Snatchers (1955) de Don Siegel, The King Of Comedy est un film qui met aussi en scène une crise mimétique (Des nouvelles du front cinématographique (56) : Malaise dans la société étasunienne (II)). Les imitations des imitateurs, c’est encore drôle pour les dominants qui règnent sur les règles du jeu du comique télévisuel. Ça l’est moins quand les comiques dominés imitant leurs idoles se substituent aux comiques dominants qui ont oublié qu’ils avaient aussi imité leurs aînés, réussissant ainsi à renverser le cycle des classements et des déclassements sociaux.

 

http://www.cinetroc.com/images_dvd/2/006978_14087_2.jpgLa démonstration offerte par le scénario de Paul D. Zimmerman dans The King Of Comedy est remarquable. D’abord, on renvoie gentiment Rupert Pupkin à ses chères études, en lui faisant comprendre que l’instance de légitimation du talent comique demeure la fréquentation des scènes du music-hall, la télévision n’ayant pour fonction que de prolonger un succès alors remporté sur les planches. En quoi, le héros représente d’ailleurs l’avant-garde de toute cette génération actuelle qui, fascinée par les rayons émis par les émissions de téléréalité, croit que le seul fait de passer à la télévision en respectant ses normes représentatives suffit à jour du pouvoir symbolique qu’elle confère, sans trop se casser la tête ni trop forcer un talent de toute façon inexistant. Pourtant, le protagoniste arrive à passer dans l’émission de Jerry Langford, et c’est visiblement un triomphe, pendant l’enregistrement et même après où l’incarcération pour kidnapping s’évanouirait au nom de l’incroyable aventure médiatique de Rupert Pupkin. CQFD : l’argument de la scène est un leurre, car seul le fait de passer à la télévision en mimant parfaitement ses codes constitue le succès télévisuel. La logique de la télévision est autotélique, son circuit est récursif. Et elle ne se situe pas ou plus dans une logique de ramasse-miettes des autres arts et scènes, parce que c’est désormais le dispositif télévisuel qui règne après avoir vampirisé toutes les autres formes d’expression populaire et spectaculaire, le cinéma compris (d’où l’apparition du cinéaste en réalisateur de télévision). L’immaturité des personnages scorsesiens, a fortiori ceux de The King Of Comedy, n’est que le contrechamp logique ou la réponse fondamentale de l’irresponsabilité télévisuelle. Qui est double. Irresponsabilité dans ses arguments en termes de légitimation pour apparaître dans un champ d’expression synonyme de vampirisation de tous les autres. Irresponsabilité aussi, puisqu’il s’agit d’un médium qui, malgré tout le cynisme communicationnel dont ses industries sont capables, refuse structurellement de donner toute réponse aux demandes qu’il suscite pourtant. « Ce qui caractérise les média de masse, c'est qu'ils sont antimédiateurs, intransitifs, qu'ils fabriquent de la non-communication – si on accepte de définir la communication comme un échange, comme l'espace réciproque d'une parole et d'une réponse, donc d'une responsabilité, – et non pas une responsabilité psychologique et morale, mais une corrélation personnelle de l'un à l'autre dans l'échange (…) Or, toute l'architecture actuelle des médiase fonde sur cette dernière définition : ils sont ce qui rend impossible à jamais la réponse, ce qui rend impossible tout procès d'échange (…) C'est là leur véritable abstraction. Et c'est dans cette abstraction que se fonde le système de contrôle social et de pouvoir (…) : il y est parlé, et fait en sorte qu'il ne puisse nulle part y être répondu » (Jean Baudrillard, Le Ludique et le policier et autres textes parus dans Utopie (1967-1978), éd. Sens & Tonka, 2001, p. 63-64). L'américanisme, qui détermine une industrie de la bêtise mimétique (Des nouvelles du front cinématographique (56) : Malaise dans la société étasunienne (II)) et de l'apolitisme spectaculaire (Des nouvelles du front cinématographique (57) : Malaise dans la société étasunienne (III)), induit aussi et enfin l'irresponsabilité narcissique.

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