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14 septembre 2012 5 14 /09 /septembre /2012 13:17

L’éthique des situations en dix leçons :

Le Décalogue (1987-1988) de Krzysztof Kieslowski (I)

 

« (...) que personne, je vous en prie, ne s'arrête à l'idée que les dix commandements [du Décalogue biblique] seraient la condition de toute vie sociale, car à la vérité, (...) nous passons notre temps à violer les dix commandements,

et c'est bien pour cela qu'une société est possible » (Jacques Lacan, Séminaire VII. L'Ethique de la psychanalyse, 16 décembre 1959) 

 

En 1921, Walter Benjamin écrit Critique de la violence, un texte fondamental dont se soutient notamment le philosophe italien Giorgio Agamben lorsqu’il essaie de conceptualiser ce qu’il nomme pour aujourd’hui « l’état d’exception » (cf. L'état d'exception selon le philosophe Giorgio Agamben). Il s’agit d’un écrit difficile proposant une philosophie de l’histoire de la violence. Inspiré notamment par les théories de Georges Sorel distinguant la grève générale prolétarienne de la grève générale politique (la seconde, appelée encore « grève de masses » par les socialistes allemands de l'époque, ne cherchant que l’incorporation au pouvoir d’Etat quand la première désire la séparation d’avec l’Etat), Critique de la violence est également hanté par l’écrasement historique de la révolution spartakiste en janvier 1919 dont les cadavres sanglants ont offert le sol putrescent sur lequel s’est instituée la République de Weimar. Consacré à la violence juridique moderne qui, réactualisant la violence démonique et mythique de l’époque antique, punit les individus pour ce qu’ils sont sans l’avoir jamais voulu (exemplairement les pauvres), et qui fait des existences opprimées un destin sanctionné par la faute, l’expiation et le châtiment, Critique de la violence montre que la violence fondatrice du droit engage nécessairement son corolaire, c’est-à-dire une violence conservatrice du droit. En ce sens, et comme l’a écrit Jacques Derrida dans Force de loi. Le « fondement mystique de l’autorité » (éd. Galilée, 1994) qui en repasse par une lecture serrée de Critique de la violence de Walter Benjamin, le droit est fondamentalement hétérogène à la justice (« un des noms de l’indéconstructible »). En regard de la violence qui structuralement fonde et conserve, produit et reproduit, un autre régime de violence doit être pensé si le désir est celui de rompre et s’émanciper d’une sphère (juridique-étatique) dont les dispositifs visent à capter et subjuguer sans exception toutes les formes de vie. Le texte de Walter Benjamin se conclut enfin par la distinction heuristique entre violence mythique et violence que l’auteur qualifie de pure ou de divine. « Si la violence mythique est fondatrice de droit, la violence divine est destructrice de droit ; si la violence mythique impose tout ensemble la faute et l’expiation, la violence divine lave de la faute ; si celle-là menace, celle-ci frappe ; si la première est sanglante, sur un mode non-sanglant la seconde est mortelle » (in Œuvres I, éd. Gallimard-coll. « folio-essais », 2000, p. 238). Pour paraphraser et même préciser ce que voulait dire Bertolt Brecht à la lumière de ce qu’avance ici Walter Benjamin (dont il fut l’ami), seule la violence (pure et divine) aide là où la violence (mythique, car fondatrice et conservatrice de droit) règne. « C’est sur la rupture de ce cercle magique des formes mythiques du droit, sur la destitution du droit, y compris les pouvoirs dont il dépend, et qui dépendent de lui, finalement donc du pouvoir de l’Etat, que se fondra une nouvelle ère historique » (opus cité, p. 242). La vision défendue par Walter Benjamin serait-elle strictement théologique et donc inconciliable avec une politique d’émancipation radicalement athée et matérialiste ? « Ce qui définit donc cette violence n’est pas que Dieu lui-même l’exerce dans des miracles, mais ce sont plutôt les éléments qu’on a dits d’un processus non-sanglant et qui fait expier. Et finalement l’absence de toute fondation de droit » (op. cit., p. 239). La violence pure associée à l’idée de Dieu viendrait alors contredire la violence mythique et archaïque reconduite par la sphère juridique moderne, au sens où Dieu comme rupture subjectivement assumée (dans la vision paulinienne retraduite aujourd’hui dans une perspective communiste par Alain Badiou et Slavoj Zizek) s’oppose au mythe comme passive perpétuation de forces irrationnelles plus grandes que celles des êtres humains. La plus haute manifestation de la violence pure et immédiate n’est autre, à l’époque de la rédaction de Critique de la violence, que la violence révolutionnaire en tant que moment de la plus grande décision et de la plus grande rupture avec l’ordre existant (op. cit., p. 242). Les critiques réactionnaires de la violence pure ou révolutionnaire, implicitement adossées à la défense idéologique de la violence conservatrice de droit, ont toujours insisté et insisteront encore sur ses conséquences horribles, car brutales et mortelles. Si Walter Benjamin explique pourtant que, « (…) à la question : ‘‘M’est-il permis de tuer ?’’ l’imprescriptible réponse est le commandement ‘‘Tu ne dois pas tuer’’ » (ibidem, p. 239), il nuance son propos en expliquant que l’obéissance au commandement ou précepte biblique ne saurait pourtant être justement déterminée par la crainte du châtiment. Pourquoi ? Parce que « le précepte n’est pas là comme étalon de jugement, mais, pour la personne ou la communauté qui agit, comme fil conducteur de son action ; c’est à cette personne ou cette communauté, dans sa solitude, de se mesurer avec lui et, dans des cas exceptionnels, d’assumer la responsabilité de ne pas en tenir compte » (ibid., p. 239-240).

 

Non pas un étalon de jugement mais un fil conducteur de l’action engageant la responsabilité de celui ou celle qui en tient compte ou non : on aurait déjà là une bonne définition de ce que visent les dix récits du Décalogue (1988) de Krzysztof Kieslowski. « Par conséquent analyse Slavoj Zizek commentant Critique de la violence de Walter Benjamin, pour reprendre les termes de Badiou, la violence mythique appartient à l’ordre de l’Être tandis que la violence divine relève de l’ordre de l’Événement : il n’existe aucun critère ‘‘objectif’’ nous permettant de qualifier un acte de violence divine ; le même acte qui, aux yeux de l’observateur extérieur, n’est qu’un débordement violent peut relever de la violence divine aux yeux de ses auteurs. Puisqu’il n’y a pas de grand Autre garantissant la nature divine de l’acte, c’est au sujet seul de prendre le risque de l’interpréter et de l’assumer comme un acte de violence divine » (in Violence. Six réflexions transversales,éd. Au Diable Vauvert, 2012 [2008 pour l’édition originale], p. 266). D’un côté, le commandement biblique comme principe socio-symbolique à partir duquel moralement articuler les sphères du rapport à soi et du rapport aux autres. De l’autre, la violence comme radicale manifestation de l’abîme infinie qu’est notre liberté d’agir et de choisir. Entre ces deux pôles, l’affirmation profondément éthique d’un sujet pris dans un déséquilibre structural constitutif, fait à la fois d’intériorité et d’extériorité, d’obéissance et de transgression, de prise et de déprise, d’insubordination et d’assomption, de manque et d’excès, de choix, de non-choix et de choix du choix. Nous tenons enfin la problématique existentialiste soudant Le Décalogue, ambitieuse série dix films de presque soixante minutes chacun réalisés pour la télévision polonaise par Krzysztof Kieslowski pendant 21 mois entre 1987 et 1988 (et avec pour neuf directeurs de la photographique différents afin de pouvoir tourner le même jour plusieurs épisodes), à partir d’éléments de scénarisation proposés par Krzysztof Piesiewicz (présent aux côtés du cinéaste depuis Sans fin en 1985) sur la base de son expérience personnelle (et – ce qui est ici significatif – juridique, puisqu’il a été avocat). Une série qui est exceptionnellement proposée à la projection en salle dans le cadre d'une rétrospective et d'une exposition notamment organisées par MK2 du 29 août au 30 septembre (lien). Dix films qui ne se veulent ni l’illustration catéchétique des Dix commandements (Exode 20, 2-17 et Deutéronome 5, 6-21) présentés à Moïse par Yahvé sur le Mont Sinaï, ni leur version actualisée en vertu d’un catéchisme cinématographique contemporain, puisqu’ils représentent l’expression à la puissance dix de l’angoisse existentielle saisissant une société polonaise désorientée par la loi martiale imposée par le général Jaruzelski en décembre 1981 et l’épuisement politique du mouvement Solidarnosc (cf. Des nouvelles du front cinématographique (54) : Jerzy Skolimowski, cinéaste réfractaire). Dix films qui préfèrent témoigner, non de la victoire idéologique sur le socialisme autoritaire ou le communisme étatisé du catholicisme dont la société polonaise demeure largement imprégnée (victoire qui aura été incarnée par le pape Jean-Paul II, un anticommuniste militant), mais du désarroi moral et spirituel qui s’ouvre pour un pays qui sort d’un cauchemar pour entrer dans le désert (tout aussi mais différemment) cauchemardesque du capitalisme. Dix allégories qui, tournées en 21 mois seulement, ont connu un succès national comme international : six prix pour la version longue du Décalogue 5 intitulée Tu ne tueras point (dont le Prix du Jury au Festival de Cannes de 1987), cinq prix pour Le Décalogue (dont le Prix FIPRESCI à la Mostra de Venise en 1989), quatre prix pour la version longue du Décalogue 6 intitulée Brève histoire d’amour (dont Le Lion d’or du Festival du Film polonais en 1988 reçu à égalité avec… Tu ne tueras point). Dix films qui soutiennent et renouvellent une vision cinématographique combinant tout à la fois le perspectivisme (à chaque film son ou ses personnages principaux pouvant devenir les personnages secondaires des autres fictions), un simultanéisme relatif (chaque récit étant censé se dérouler à peu près au même moment et dans un même espace social offert par le quartier Stawki dans la banlieue de Varsovie) et l’allégorisme (avec le retour récurrent, à chaque fois crucial, d’un personnage de témoin angélique et muet). Dix perspectives allégoriques et simultanées qui, loin d'entraîner un relativisme nietzschéen des points de vue faisant perdre de vue la réalité, viennent complexifier et intensifier le pessimisme de l’auteur à partir d’un possibilisme préalablement exprimé dans l’exemplaire Le Hasard (1981) et que l’on retrouvera avec moins de bonheur dans La Double vie de Véronique (1991) et l’ultime triptyque Trois couleurs (1993-1994), quatre films tournés de part et d’autre de la Pologne et de la France. Dix histoires, à la fois relativement indépendantes (elles sont libres de toute chronologie surdéterminante), mais qui peuvent également fonctionner entre elles comme autant de versions possibles (elles peuvent s’apprécier dans n’importe quel ordre et se brancher entre elles de multiples façons), ce qui autoriserait ainsi la mise en mouvement d’une originale machine cinématographique produisant des combinaisons narratives infinies (d’où l’importance des mathématiques dans le premier épisode du Décalogue). Dix œuvres qui, entre morale et éthique, soi et autrui, responsabilité et culpabilité, non-choix et liberté assumée, manque et excès, représentent l’idéale identification du cinéma (comme art exigeant et anti-commercial) avec la télévision (comme culture populaire fonctionnant ici sur le principe sériel du rendez-vous régulier). Dix films qui, sorte de fusion idéale entre la série des cinq Contes moraux (1962-1972) d’Eric Rohmer (cf. Des nouvelles du front cinématographique (31) : Rohmer, le topographe du sentiment) et le monstre littéraire La Vie mode d’emploi machiné par Georges Perec en 1978, formeraient le super-film (soit le même film mais comme revenant dix fois différemment, comme soumis à dix variations différentes), indistinctement de cinéma ou de télévision, indifféremment destiné au spectateur croyant ou athée, racontant quasiment pendant neuf heures comment la loi symbolique et la liberté humaine ne cessent de se renvoyer la balle en se nourrissant tout et se contredisant l’une l’autre. Donc Le Décalogue, pour qu’à chaque fois (et le plus intensément peut-être avec Décalogue 5) s’affirme la possibilité, souvent obscure, quelquefois violente, génériquement circonstancielle, d’une justice hétérogène (l’acte éthique disjonctif) s’affirmant en exception des règles (la morale conjonctive des commandements) conditionnant l’ordre symbolique et caractérisant la norme des situations quotidiennes. Cela seul se nomme éthique, qui ne qualifie donc plus comme l’affirme le consensus l’invariante subordination des sujets à la sphère juridique-étatique mais caractérise « la pluralité hétérogène des sujets » qui persévèrent et désirent à « continuer à être sujet » (Alain Badiou, « Dix thèses sur l’éthique » in http://www.entretemps.asso.fr/Badiou/Ethique.htm). 

 

Décalogue, 1 : De la certitude de l'improbable à l'incertain probable

« Que signifie le nombre irrationnel par rapport au nombre rationnel ? » demande en 1918 l'intellectuel juif allemand Franz Rosenzweig (cité par Stéphane Mosès in L'Ange de l'histoire, éd. Gallimard-coll. « Folio-essais », p. 115). « Pour les nombres rationnels, l'infini est une limite toujours inatteignable, une grandeur à tout jamais improbable, bien qu'elle soit de l'ordre de la certitude, de la vérité permanente (…) En revanche, à travers le nombre irrationnel, l'infini se manifeste, devient visible, tout en demeurant pour toujours une réalité étrangère : nombre qui n'est pas nombre, ou, pour ainsi dire, ''non-nombre'' » (opus cité). Pour l'universitaire Krzysztof (Henryk Baranowski, beau mixte entre Jack Nicholson et Nanni Moretti) qui jouit d'une relation magnifique d'intelligence partagée avec son fils Pawel telle qu'elle est notamment relayée par leurs ordinateurs domestiques et les jeux qu'ils y bricolent quotidiennement, le nombre rationnel proposé par ses machines de computation et de programmation devait offrir un bloc de certitude matérialisé dans l'impossibilité mathématique du bris de la couche de glace recouvrant le lac sur lequel veut patiner son fils au moment de Noël. Pourtant, terriblement, l'imprévisible s'est produit : la glace s'est hélas brisée, deux enfants sont morts noyés, leurs cadavres gelés ont été repêchés par les pompiers, le quartier est sous le choc, l'homme qui croit reconnaître son fils parmi les victimes est anéanti. La survenue de l'impensable représente littéralement la brisure des couches de certitudes promises par les froides machines de calculabilité dont les écrans verdâtres s'articulent avec l'écran bleuâtre d'un moniteur relayant l'image vidéo de Pawel prise auparavant à l'occasion d'un reportage de télévision dans son école. L'imprévisible, l'impensable, c'est le « nombre irrationnel » évoqué par Franz Rosenzweig, c'est la manifestation traumatique de l'infini comme événement visible et réel. De l'infini non plus certain en même temps que lointainement improbable (le nombre rationnel comme contrat d'assurance), mais de l'infini comme incertitude prochaine car probable (autrement dit le nombre irrationnel comme rappel d'une inquiétude autrement plus fondamentale). C'est le réel comme irruption qui, trouant le fantasme d'un monde sécurisé car protégé de toute forme d'aléatoire (d'incalculable) par les technologies de la computation et de la programmation, s'inscrit dans la série des liquides et des écoulements exprimant d'impossibles coupures, des brèches impossibles à colmater. Lait caillé mélangé au café, bouteille de lait pleine d'eau gelée afin de vérifier dehors la baisse de la température, encre bleue fuyant d'un encrier percé, cire fondue sur le visage de la Vierge représentée dans une icône, forte sudation du père et larmes de sa sœur représenteraient donc autant de signes s'enchaînant pour former les circuits virtuels. Sorte de robinets grâce auxquels coulerait une eau lourde et menaçante en attente d'une actualisation sous la forme de la noyade et l'engloutissement des deux enfants (pourquoi pas comme une liquidation maternelle du rêve de glace technologique figuré quant à lui par le personnage du père, un homme par ailleurs séparé de la mère de son fils). La survenue du « nombre irrationnel » comme « non-nombre », c'est-à-dire comme abolition du rêve cartésien de la domestication technique et mathématique du monde, induirait-elle par conséquent le retour au bercail de l'église catholique d'un homme qui, contrairement à sa sœur croyante et pratiquante, l'aurait abandonnée et trahie au nom de l'adoration des nouvelles idoles du temps (le computer) ? Ce serait donc faire crédit à Krzysztof Kieslowski d'un prosélytisme qui donnerait ainsi à ses films une nette coloration catéchistique. Or, rien n'est plus faux. Au contraire, le cinéaste institue avec le premier film du Décalogue un didactisme paradoxal dont le triple principe autant éthique qu'esthétique est précisément celui de l'incertitude (concernant le réel comme événement traumatique sautant de la série des possibles à celle de l'impossible), de l'inquiétude (concernant l'angoisse fondamentale de personnages brutalisés par le réel survenant) et de l'indécidable (concernant les interprétations faites de ces mêmes événements et les choix qui en découlent). Incertitude, inquiétude, indécidable (et non pas indécision comme on va le voir) : le corps de Pawel fait-il partie des deux corps repêchés ? La visite nocturne à l'église du quartier dans la dernière séquence du film signifie-t-elle forcément le retour au giron maternel du catholicisme ? Rien n'est moins sûr en effet. Car, si rien n'atteste formellement de la mort de l'enfant de Krzysztof, celle-ci peut donc légitimement se percevoir comme une possibilité obligeant le personnage à faire comme si cette possibilité était une réalité, comme si possibilité et réalité devaient s'envisager avec la même importance éthique (on retrouverait là le possibilisme propre à une bonne partie de l’œuvre du cinéaste, du film Le Hasard à La Double vie de Véronique en passant par le triptyque Trois couleurs).

« ‘‘Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre qui empêche de compter’’, dit Claudel. C’est le calcul qui crée l’incalculable, il n’y a pas opposition entre le calculable et l’incalculable. En revanche, on peut produire une économie de l’incalculable par le calcul, on peut aussi produire une économie de la destruction de l’incalculable par le calcul. Ce que nous disons, c’est que le capitalisme actuel produit une économie de la destruction de l’incalculable par le calculable, et donc une destruction de lui-même. Parce qu’il n’y a pas de capitalisme sans incalculable, il faut qu’il y ait un motif, et ce motifc’est l’avenir en tant qu’il est indéterminé » explique Bernard Stiegler (« De l'économie libidinale à l'écologie de l'esprit. Entretien avec Frédéric Neyrat » in Multitudes, n° 24, 2006/1, p. 85-95). De ce point de vue, le personnage de Krzysztof peut incarner avec son fétichisme technologique l'avenir proche du capitalisme tel qu'il allait déferler sur la Pologne au moment de la liquidation du glacis soviétique. La dialectique établie ici par le cinéaste et son scénariste de la destruction de l'incalculable opérée par les machines informatiques de programmation et de son retour traumatique sous la forme de l'impensable (la mort d'un enfant dont l'intelligence était une promesse du plus bel avenir) n'autorise pas automatiquement la subsomption sous la figure du divin du motif de l'incalculable (même si Dieu est le nom chrétien de celui-là). Car, alors, la situation vécue par cet homme serait l'équivalente, mais à l'envers, de la situation d'Abraham appelé par le Dieu de l'Ancien Testament à lui sacrifier son fils Isaac. Une inversion en effet, puisque ce serait ici Dieu qui sacrifierait Pawel au nom du retour dans sa maison de la brebis égarée Krzysztof, alors que le geste sacrificateur d'Abraham a été suspendu par Dieu afin de lui rendre son fils Isaac (et, par extension, permettre au christianisme d'opérer la sortie du monde mythique du sacrifice). Dieu aurait-il eu besoin d'être méchant (la preuve, la Vierge à l'enfant pleure des larmes de cire !) et donc à ce point frapper un homme dans ce qu'il a de plus cher (cher au sens d'incommensurable, soit au-delà de toute calculabilité) afin de le ramener à la raison catholique ? « L'univers de Kieslowski est un univers gnostique, un univers toujours encore inachevé, créé par un Dieu pervers, confus et idiot, qui a bâclé le travail de la Création et produit un monde imparfait, multipliant depuis les tentatives pour sauver ce qui peut encore l'être » explique Slavoj Zizek dans son étude intitulée « La Théologie matérialiste de Krzysztof Kieslowski » (in Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, éd. Amsterdam, 2005, p. 38). Et l'Ange allégorique, présent dès le premier plan du premier film (le Jacob de la série télévisuelle Lost produit par J. J. Abrams entre 2004 et 2010 en serait l'avatar contemporain), n'aurait pas d'autre visage à arborer que celui de la tristesse, précisément (hypothèse perverse mais là encore possible) parce que le feu qu'il alimente depuis quelques jours au bord du lac a peut-être participé au réchauffement de sa croûte de glace (cf. Annette Insdorf, Krzysztof Kieslowski, doubles vies, secondes chances, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Auteurs », 2001, p. 71). Mais alors, pourquoi Krzysztof préfère-t-il briser l'autel de l'église du quartier plutôt que fracasser ses ordinateurs, ces idoles qui auraient ainsi révélé leur nature démoniaque dans leur défaut de calcul (puisqu'elles valorisent les « nombres rationnels » au dépens des « nombres irrationnels ») ? Pourquoi l'eau bénite qui est glacée et dont le personnage se saisit d'un morceau pour s'y frotter son front brûlant prolonge-t-elle le motif du bris de glace possiblement fatal pour son fils ? Enfin, pourquoi l'icône représentant la Vierge à l'enfant avec son autel surmonté de bougies posées les unes à côté des autres en lignes parallèles ressemble-t-elle furieusement à un écran d'ordinateur associé à son clavier ? Il est alors tout à fait possible et légitime d'affirmer la conjonction de la gélification vidéo (avec ce beau ralenti godardien sur l'enfant souriant qui court) et du lac fatal, de la machine de computation et du lieu comme abri de religion, de l'idole et de l'icône, de l'eau mortelle (sous forme de glace craquelée) et de l'eau bénite (sous une forme identique). La frange ou le seuil désormais atteint par Krzysztof (comme dans le premier plan sont indiscernables l'eau liquide et celle qui s'est solidifiée à la suite du gel) est celui où un homme rejoint par le bord traumatique son propre enfant quand, mû par un élan empathique typique de l'enfance, il s'était scandalisé de la mort d'un chien gelé. Son père n'avait rien su lui répondre d'autre que des banalités de base sur l'arrêt physiologique des fonctions vitales du corps. La croûte rationaliste de ce dernier se mettait pourtant à significativement se fissurer lors du cours de linguistique qu’il donne à la faculté où la méthode formaliste et structurale (la plus proche du modèle mathématique) laissait soudainement place à l'immarcescible beauté des langues, par-delà toute forme d'appréhension intellectualiste. Et cette croûte rationaliste craquelait d'autant plus que son fils, spectateur de son père caché derrière le rétroprojecteur, le regardait en s'amusant à jouer avec ses perceptions visuelles. Le ludisme perceptif du corps morcelé de son père, anticipant la vision de l'inachèvement gnostique du monde mis en scène dans Décalogue, 5, annonçait l'effondrement de ce dernier qui doit apprendre à passer du stade divin (le dieu qu'il était pour son fils) à celui, proprement éthique, pour lequel il va lui falloir engager toutes ses forces subjectives, pures de toute béquille technique, religieuse ou technologique, afin d'expérimenter (peut-être pour la première fois de sa vie) une liberté inédite. La liberté d'assumer non pas la culpabilité de la mort de son enfant, mais la responsabilité existentielle qui est la sienne dans le deuil qui, en commençant, allégorise une nouvelle période contemporaine pour la Pologne sur le seuil séparant la fin du glacis soviétique et le début du capitalisme (en tant que règne économique de la liquidité).

 

Décalogue, 2 : Au lieu même des indécidables, la décision

Incertitude, inquiétude, indécidable (mais pas indécision) : on l'a compris d'emblée avec le premier épisode, Le Décalogue n'a pas pour ambition d'illustrer dans une optique catéchistique les commandements bibliques. La perspective privilégiée est bien au contraire de brouiller la carte des obligations morales issues de l'Ancien Testament, tantôt en proposant pour un seul film plusieurs préceptes possibles (voir le tableau du chercheur à la Columbia University Rahul Hamid exposé dans l'ouvrage d'Annette Insdorf, opus cité, p. 169), tantôt en effectuant un « saut de vitesse » à partir duquel le Décalogue, 1 est censé se référer au deuxième commandement, le Décalogue, 2 au troisième, etc. (Slavoj Zizek, op. cit., p. 52-102). Incertitude : autant de faits que d'interprétations possibles. Inquiétude : autant d'interprétations que de choix possibles. Indécidable (mais pas indécision) : autant de choix qui commandent des décisions à partir desquelles s'expérimentent les contradictions relatives à la non-identité entre morale (comme rapport de soi aux autres, et parmi lesquels le grand Autre que serait Dieu) et éthique (comme rapport de soi à soi en tant qu'ils se mettent soudainement à différer). A l'instar d'autres grands cinéastes chrétiens (Carl Theodor Dreyer, Roberto Rossellini, Robert Bresson, Eric Rohmer), Krzysztof Kieslowski croyait probablement en Dieu. Mais il n'en demeure pas moins que cette croyance soutient une pensée de cinéma fondamentalement existentialiste qui interpelle, sans exception et indifféremment, croyants et non-croyants, ou mieux chrétiens et athées (qui croient sans toujours le comprendre – croire au sens d'une « fiction constituante » dirait Marie-José Mondzain, au sens du désir d'une chose qui, n'existant pas encore tel le communisme libertaire, rend malgré tout, dans un monde rendu immonde par le capitalisme, l'existence consistante). L'existentialisme au cinéma est été qualifié par Gilles Deleuze d'« abstraction lyrique » quand il propose en toute rigueur de problématiser l'éminente question du choix. « On comprend du coup, du point de vue de l'abstraction lyrique, ce qu'est le choix, la conscience du choix comme ferme détermination spirituelle. Ce n'est pas le choix du Bien, pas plus que du mal. C'est un choix qui ne se définit pas par ce qu'il choisit, mais par la puissance qu'il possède de recommencer à chaque instant, se recommencer soi-même, et se confirmer ainsi par soi-même, en remettant en jeu tout l'enjeu chaque fois » (in Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 162). Décalogue, 1 se concluait pour le personnage principal sur le seuil abstrait-lyrique (ou bien la glace qui peut craquer, ou bien l'eau qui peut engloutir) du choix entre accepter la mort de son enfant ou bien la refuser (sous la forme possible du suicide qui hante toute l’œuvre kieslowskienne, par exemple dans Sans fin en 1984), entre accepter que cette mort ait un sens (métaphysique ou transcendant) ou bien aucun, entre se mortifier en culpabilisant jusqu'à la fin ou bien assumer la nouvelle responsabilité (éthique) s'exposant devant ses yeux. Décalogue, 2 soumet quant à lui le principe de la décision (qui ne se prendrait donc qu'à partir d'un fond cousu d'indécidables) à partir d'une combinaison plus circonstanciée mais pas moins ouverte. On croirait au départ une querelle de voisinage. Un homme est harcelé par une femme. Ils sont voisins et habitent le même immeuble. Il se trouve que la voiture de la femme a écrasé le chien de l'homme. Il se trouve aussi et surtout qu'elle est la conjointe d'un homme atteint d'un cancer qui agonise dans l'hôpital où officie en tant que médecin-chef le premier. Ce qu'elle désire, c'est savoir si son compagnon (visiblement passionné d'alpinisme) va s'en sortir ou non. Ce qu'elle avoue au médecin-chef, c'est qu'elle est enceinte, mais d'un autre homme (qui travaille dans le même orchestre philharmonique qu'elle). Ce qu'elle sait, c'est que si elle avorte, elle n'aura plus jamais la possibilité d'avoir d'enfant. Ce qu'elle refuse, c'est de garder l'enfant si son conjoint s'en tire puisqu’il ne sera pas de lui. Quand il n'est pas au travail, le vieux médecin passe beaucoup de temps à raconter de vieilles histoires de famille à la femme qui vient régulièrement l'aider pour le ménage et s'occuper de ses plantes fatiguées. Sauf que, désormais, l'interpellation de cette voisine le travaille sournoisement. Jouissant de son autorité de médecin qui en sait plus qu'elle sur la maladie de son conjoint et les chances qu'il a de survivre, il préfère longtemps garder le silence, jouant (et, après le père du premier épisode, jouissant de jouer) le rôle du dieu mauvais et silencieux qui serait l'équivalent structural du « sujet supposé savoir » (Jacques Lacan). Jusqu'à finir quand même par lui avouer une chose et lui en demander une autre. « Il mourra » lui dit-il. Et puis encore cela : « Gardez l'enfant ». Miraculeusement, le malade s'en sort. La femme qui a décidé de ne pas avorter a également pris la décision de quitter son amant et donc de rester avec le ressuscité. Ce dernier, s'il ignore cela, ne sait pas non plus que le médecin-chef auquel il s'adresse dans la dernière séquence du film en sait bien plus que lui sur sa vie à venir. Comme le médecin-chef n'ignore peut-être pas que ses mots ont pesé de tout leur poids dans la décision de l'héroïne, y compris s'ils possèdent ce caractère fallacieux que lui prêtent dans leurs analyses respectives Annette Insdorf (op.cit., p. 76) et Slavoj Zizek (op.cit., p. 56).

http://ts2.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4760039959102257&id=ac4783c744630b35e55961a3d442a544Mais est-ce si sûr ? Le médecin-chef a-t-il sciemment menti ou bien a-t-il dit la vérité (ou bien ce qu'il croyait être la vérité à ce moment-là de son diagnostic) ? Et s'il a menti, est-ce en raison de convictions religieuses (le catholicisme prohibe l'interruption volontaire de grossesse) ou bien d'une histoire familiale difficile (il semblerait que sa famille soit morte pendant la Seconde guerre mondiale et qu'il soit sans enfant) ? Autant de possibilités d'interprétation en regard desquelles il est impossible de trancher, mais qui atteste en tous les cas d'une chose : le médecin-chef a de toute évidence trahi l'ordre symbolique relatif à son corps de métier (que l'on nommera ici morale hippocratique) en informant la parente d'un malade d'un état de santé trop incertain pour valoir comme une garantie rassurante. Cet acte, aussi ambigu soit-il, manifeste le retour d'un homme parmi ses prochains (comme le juge de Trois couleurs : Rouge)qui ne saurait plus désormais se réduire aux narrations familiales à la seule adresse de sa femme de ménage. Cet acte se situe dans une situation rigoureusement inverse à celle du film précédent : dans le premier film, l'esprit scientifique (informatique) produit les calculs qui participent involontairement à coûter la vie à un enfant, pendant que le deuxième film montre le même esprit (médical) sur le seuil de l'indétermination appartenant à la santé retrouvée d'un homme atteint d'un cancer. Dans les deux cas donc, c’est l'idée même de l'incalculable : le premier précipite la mort quand le second manifeste le retour à la vie. De part et d'autre de cet incalculable, un acte baignant dans l'incertitude de ses motivations (les deux phrases du médecin-chef) et une décision prise. La beauté de celle-ci consiste en l'adoption d'une tierce possibilité confirmant que l'héroïne a cessé d'errer dans l'interzone du non-choix symbolisé par l'attente en regard de la santé de son conjoint (ou bien la mélasse d’où s’extrait l’abeille). Il ne s'agit donc plus d'attendre passivement que la vie ou la mort triomphent pour s'éviter à choisir (ou bien garder l'enfant et partir vivre avec l'amant, ou bien avorter et retrouver le mari guéri), mais de prendre une décision, indépendamment de l'état objectif de santé du malade. Si les mots du médecin-chef ont pesé sur la décision en en accélérant la procédure, il n'en est pas moins vrai que cette décision seule appartient à une femme qui devra accepter toutes les conséquences d'une nouvelle configuration au sein de laquelle elle vivra avec son compagnon et un enfant qu'elle aura eu avec un autre homme. Choisir (et non plus subir) la mort de son enfant comme destin assumé : Décalogue, 1. Choisir (et non plus subir) de garder l'enfant de son amant en restant avec son conjoint revenu d'entre les morts : Décalogue, 2. De part et d'autre des deux films, un fait nouveau : le mensonge (le « parjure » d'après le deuxième commandement) qui trouvera avec Décalogue, 3 et Décalogue, 4 de nouvelles possibilités de variations. Sauf qu'il s'agit d'une nécessité éthique qui autorise un homme (le médecin-chef) à transgresser la morale hippocratique au nom de considérations supérieures mais obscures (raisons religieuses ou histoire familiale), et qui permet à une femme d'avoir un enfant avec un homme qui n'aurait jamais pu lui en donner. « C'est une étrange pensée, ce moralisme extrême qui s'oppose à la morale, cette foi qui s'oppose à la religion » affirme Gilles Deleuze à propos de l'abstraction lyrique (Cinéma 1, op. cit., p. 163). C'est un étrange moralisme que celui qui articule la nécessité éthique d'un mensonge possible (celui du médecin-chef) et d'un mensonge probable (celui de la femme du malade), au-delà du vrai et du faux (pour le premier) comme du dit et du su (pour la seconde). Saisir une existence dans ce qu'elle a d'indicible, dans ses franges impensables ou inimaginables, dans les incalculables effets des décisions des uns et des autres : voilà ce que montre exemplairement Décalogue, 2. Et cela,à partir d'un récit scandé par des signes tout aussi fondamentalement ambigus qu'ils s'enchaînent nécessairement (du manque d'eau chaude dans l'immeuble aux gouttes qui ruinent les murs suintants de la chambre, en passant par le verre de thé brisé et cet autre rempli d'une mélasse sucrée duquel émerge une abeille) pour rendre manifeste, peut-être un autre seuil. Comme chez le russe Andreï Tarkovski et le hongrois Béla Tarr (cf. Des nouvelles du front cinématographique (32) : Les Harmonies Werckmeister de Bela Tarr), le polonais Krzysztof Kieslowski aura cinématographiquement exposé le « Dégel », le réchauffement du permafrost soviétique craquelant en plaques tectoniques en train de fondre et se disjoindre. Pour autant, le moralisme kieslowskien en tant que valorisation de l'opacité (des choix et des interprétations, des déterminations et des décisions) aura radicalement contredit ce qui, au moment du « Dégel », se disait aussi « Glasnost » (autrement dit « transparence »). Décalogue, 2 ou le dégel comme libération de l'opaque, celle de l'éthique contredisant les transparences de la morale, qu'elle soit professionnelle ou catholique.

 

Décalogue, 3 : La nécessité d’une possibilité (amoureuse) restée possibilité (I)

 

Un plan particulièrement intéressant se situe à la toute fin de l’épisode précédent. Démarrant sous la forme d’un travelling descendant reliant, derrière les vitres de l’immeuble où les personnages habitent, le visage de la femme dans l’attente des nouvelles de son mari à l’hôpital et celui de l’homme qui en tant que médecin-chef en sait plus qu’elle concernant la santé de son compagnon, le plan se met soudainement à effectuer une rapide bifurcation latérale de gauche à droite jusqu’à atteindre extraordinairement (dans un raccord caché par la vitesse du travelling) le corps allongé du malade ouvrant les yeux. Anticipant un mouvement semblable clôturant de manière virtuose la fin de Bleu (1993), ce tracé dans l’espace s’affirme donc comme l’expression d’une liaison affective, exposant la visibilité de ce qui invisiblement lie des personnes par-delà les séparations physiques et médicales ou matérielles et sociales qui sembleraient au départ les tenir éloignés les uns des autres. L’invisibilité étant celle des affections, le mouvement induisant la visibilité d’une invisibilité des affections produit une « image-affection » comme l’aurait dit Gilles Deleuze (sans pour autant que cette image ne se réduise à la seule médiatisation offerte par le motif paradigmatique de ce genre d’images, autrement dit le gros plan). Cette « image-affection » autorise l’extraction d’un affect pur, aussi pur qu’il est aussi difficilement dicible, difficilement traduisible en mots définitifs. Krzysztof Kieslowski aura toujours été en quête de la création d’images-affection exprimant des affects qualifiant le fond d’indécidables à partir duquel émerge une décision en tant qu’acte éthique transgressant moins l’ordre socio-symbolique (par exemple celui énoncé par les Dix commandements bibliques) qu’il rompt avec leur morne application dénuée de toute réflexion. Le cinéaste aura su créer de puissantes images-affection pour autant qu’elles permettent l’expression des affects étranges imprégnant la sensibilité des personnes qui décident ensemble de construire les conditions à partir desquelles recommencer ce qui nécessitait de l’être, plutôt que de s’abandonner au règne du non-choix surdéterminé par le jeu extérieur de la morale. Ainsi des personnages de Décalogue, 3 (un homme et une femme qui se sont hier aimés et qui auraient pu dans une autre vie non-réalisée, une autre vie seulement possible, vivre en couple) et Décalogue, 4 (un père et sa fille qui s’aiment d’un amour qui aurait pu advenir dans une autre vie non-réalisée, dans une autre vie seulement possible, un amour qui aurait été vécu sur un mode non plus paternel et filial mais sexuel et conjugal). Dans les deux cas, la décision est donc ce qui vient trancher entre une réalité considérée comme une mauvaise possibilité réalisée et une possibilité fantasmée comme la meilleure à vivre et réaliser. Le possibilisme éthique de Krzysztof Kieslowski ne consistera donc pas, comme c’est le cas dans le cinéma profondément tragique de Jacques Demy (cf. Des nouvelles du front cinématographique (75) : Des femmes et de la modernité au cinéma), à vivre sa vie comme un destin mélancolique à l’intérieur duquel s’intriquent la vie impossible (celle qui a été réalisée) et son double (l’autre vie non-réalisée et seulement possible). Mais affirmera l’obligation subjective d’une décision réinscrivant parmi les possibilités non-réalisées le choix éthique de l’impossible réalité (impossible au sens littéral et lacanien car, en étant, la réalité n’est donc plus une possibilité), non plus contrainte et subie mais désormais passionnément désirée. C’est pourquoi il faut valoriser chez Krzysztof Kieslowski en même temps l’indécidable des interprétations (s’agissant par exemple des deux phrases du médecin-chef et de la décision de la femme de son patient dans Décalogue, 2) et l’affirmation de la décision, y compris pour le spectateur. Si les signes épiphaniques qui ponctuent régulièrement les films du cinéaste polonais (à l’instar de ceux d’Andreï Tarkovski, « l’homologue russe de Kieslowski » dixit Slavoj Zizek, op. cit., p. 47) peuvent s’envisager comme les signaux ou les interpellations mystiques susceptibles d’avaliser une lecture théologique, ces mêmes signes peuvent tout autant représenter la manifestation matérialiste d’une radicale indécidabilité qui, en fonction du branchement relatif de tel signe avec tel personnage, autorisera une multiplicité interprétative. C’est d’ailleurs pourquoi Slavoj Zizek avance à propos du cinéma de Krzysztof Kieslowski d’une définition oxymorique quand il parle de « théologie matérialiste » (op. cit., p. 48). Par exemple l’abeille s’extrayant de sa mélasse brunâtre symbolise dans Décalogue, 2 autant la quasi-résurrection du malade (le héros de Décalogue, 5 se nomme Lazar) que les mots dits par le médecin-chef rompant avec ses obligations morales, professionnelles ou religieuses, ou encore que la décision prise par la femme du malade de garder l’enfant qu’elle attend et qui n’est pas de lui. Par exemple, le père de Décalogue, 1 croise le héros déguisé en Père Noël de Décalogue, 3, oublie de le saluer puis se ravise en disant qu’il vient de le reconnaître. A ce moment-là, un court-circuit dans la question du simultanéisme se produit : nous trouvons-nous avant ou après la découverte de la mort (répétons-le : probable) de son fils Pawel ? Si c’est avant, le spectateur est dans la position douloureuse de celui qui en sait plus que le personnage (encore que rien n’est totalement définitif s’agissant de la mort par noyade dans le lac gelé de l’enfant). Et si c’est après, ou bien le père manifeste à la fois son désarroi (il n’a pas reconnu le Père Noël), ou bien continue de battre en lui l’enfance dans la fidélité de l’image immortelle de son enfant (il finit par reconnaître et saluer le Père Noël), que ce dernier soit ou non décédé.

 

C’est une complexité interprétative exigeant un effort spéculatif pour autant qu’une décision reste à prendre : à la mesure des épisodes 3 et 4 qui insistent sur le choix de la réalité contre la possibilité, on peut donc affirmer que le père a su engager l’interminable et nécessaire travail de deuil relatif à la mort de son fils. De la même façon qu’il faut une nuit entière pour l’homme et la femme de Décalogue, 3 pour expérimenter (parfois à la limite) la non-réalisation d’une possibilité qui ne restera donc que possibilité (sans pour autant peser d’un même poids tragique comme c’est le cas dans les films mélancoliques de Jacques Demy). C’est la nuit de Noël normalement dévolue à la famille et au respect de ses obligations morales (elles-mêmes inférées sur les obligations religieuses rappelées ici par la messe de Noël). Et pourtant, c’est une nuit de mensonge, la femme mentant à l’homme afin de l’attirer dans sa nuit à elle (une nuit hantée par le désamour et le suicide), et l’homme mentant à sa famille pour suivre cette dernière dans de drôles d’aventures au terme desquelles une décision sera prise en commun. La fiction du mari disparu qu’il faudrait retrouver parmi les espaces gris d’une socialité difficile (l’hôpital avec son cadavre mutilé, l’asile avec ses fous humiliés par leur gardien) ou désertifiée (la gare) représente l’autorisation symbolique que l’héroïne se donne pour convaincre l’homme qu’elle n’a jamais cessé d’aimer de la suivre. Lui qui visiblement l’aime encore se voit donc forcé de mentir à sa famille (même si sa compagne ne semble pas dupe), trahissant ainsi les obligations morales que cette nuit particulière requiert. S’il ne l’avait pas suivie jusqu’au petit matin, dit-elle, elle se serait suicidée. Ce jeu avec la mort qui peut tout autant consister en un jeu avec l’idée de la mort (avec son mensonge) les aura pourtant fait frôler plus d’une fois la mort réelle (d’une part, avec le cadavre de l’hôpital, d’autre part avec le taxi du héros lancé à toute blinde contre un tramway conduit par l’ange allégorique, enfin avec le cachet que l’héroïne fait tomber de sa main à la fin). Tout au long du film, Krzysztof Kieslowski n’aura pas cessé de jouer avec les lumières de Noël en en prolongeant la ponctuation colorée, ici avec une image floue (celle du générique-début) des lumières de la ville, là avec le gyrophare d’une voiture de police. Autant de points lumineux et colorés comme autant de pointes signalant toutes les possibilités épuisées par les deux personnages (la possibilité de la mort de l’une par suicide, de la mort accidentelle des deux, ou bien encore de leur remise en couple). Annette Insdorf a parfaitement raison de citer (op. cit., p. 80) la critique de Vincent Amiel parue dans Positif (n° 346, décembre 1989) qui compare Décalogue, 3 à Ma nuit chez Maud (1969) d’Eric Rohmer, comme de rappeler que Krzysztof Kieslowski appréciait beaucoup les films de ce dernier. Certes, entre la légèreté du Français et la componction du Polonais, les écarts sont grands également. Il y a malgré tout une idée commune qui, définitivement, les rattache ensemble à la philosophie existentialiste et l’école abstraite-lyrique conceptualisée par Gilles Deleuze : le choix du choix éternellement recommencé afin même d’y incorporer l’existant subi. La beauté des deux possibles amants de Décalogue, 3 aura donc consisté expérimenter subjectivement la nécessité d’une possibilité restée possibilité, cette expérimentation étant seule à même de neutraliser la charge fantasmatique d’une possibilité qui poussait toujours plus au passage à l’acte désintégrateur, à la réalisation destructrice du fantasme. Le fantasme de la seule possibilité demeurée telle a donc suffi pour celui et celle qui ont ensemble compris que leur désir consistait précisément dans le fait de ne pas céder sur la conservation de la possibilité, ultime preuve d’un amour qui quand même eut réellement lieu. 

 

Décalogue, 4 : La nécessité d’une possibilité (incestueuse) restée possibilité (II)

Entre le père et la fille qui s’aiment dans le quatrième épisode du Décalogue d’un amour probablement aussi fort que l’amour du père et du fils dans le premier épisode, il y a un écart incomblable représenté par l’absence de la mère (le père de Décalogue, 1 est séparé de la mère de leur enfant quand celle de Décalogue, 4 est morte cinq jours après la naissance de son enfant). Et puis, imprévisiblement, la mère fait retour, son ombre spectrale s’étendant sous la forme d’une lettre écrite par la morte à sa fille et que cache son père (et cette ombre fonctionne comme une tache obscurcissant la réalité de l’héroïne qui à ce moment remarque alors que sa vue a symptomatiquement baissé). Au début, on croit comme elle que la lettre est celle du père qu’il fera transmettre à sa fille après son décès. Ensuite, on comprend que la première enveloppe en contient une seconde contenant la lettre écrite par la mère à destination de sa fille peu de temps avant de mourir. Décalogue, 4 serait ainsi un film particulièrement plié à partir de l’obscure question de l’inceste telle que cette lettre permet de la poser frontalement à deux êtres secrètement rongés par cette idée depuis toujours, tout en la rendant en même temps possible (le fantasme serait seulement approché, énoncé) et impossible (le passage à l’acte sanctionnerait l’accomplissement d’un des plus puissants tabous structurant l’ordre socio-symbolique de la plupart des sociétés humaines). Cette lettre en souffrance est une lettre qui fait souffrir sa destinataire, ainsi que l’homme qui a été son père et ne pourrait plus l’être si d’aventure ils décidaient ensemble de passer à l’acte. La traduction fidèle de la fameuse nouvelle d'Edgar Allan Poe écrite en 1844, The Purloined Letter, est moins « La Lettre volée » comme l'avait en son temps proposée Charles Baudelaire (c'est le titre retenu depuis en français), que « La Lettre détournée » ou, mieux, « La Lettre en souffrance ». La nouvelle d’Edgar Allan Poe mettant en scène un exploit du détective Auguste Dupin a été l’enjeu d’un passionnant débat entre Jacques Lacan et Jacques Derrida. Du côté de Jacques Lacan, « Le séminaire sur La lettre volée » propose une lecture de The Purloined Letter à travers le prisme heuristique de la notion freudienne de « compulsion de répétition » qui, traduit en « insistance de la chaîne signifiante » (se manifeste ici l’influence déterminante de la linguistique saussurienne), conduit le psychanalyste à conclure ainsi : « C’est ainsi que ce que veut dire “la lettre volée”, voire “en souffrance”, c’est qu’une lettre arrive toujours à destination » (in Écrits, Paris, Seuil, 1966). Les oppositions formulées par Jacques Derrida, par exemple dans « Le Facteur de la vérité » écrit en 1975 (in La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, éd. Flammarion-coll. « La Philosophie en effet », 1979, p. 439-523) et dans « Pour l’amour de Lacan » (in Résistances — de la psychanalyse, éd. Galilée, 1996), se résumeraient à cette idée qu’une lettre, parce qu'elle est fondamentalement divisible, peut ou non arriver. Si la lettre arrive toujours à destination pour Jacques Lacan, c’est pour Jacques Derrida l'« adestination » ou la « destinerrance » de la lettre qui en manifeste la marque, la réalité de la lettre étant d’être fondamentalement divisée et donc susceptible de toutes les formes de dédoublement (puisque la « différance » se situe au plus originaire d’un langage « toujours-déjà » divisé). Aujourd’hui Slavoj Zizek reprend à nouveaux frais les termes du débat, mais au bénéfice de Jacques Lacan évidemment (cf. Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, éd. Actes sud/Jacqueline Chambon-coll. « Rayon philo », 2010 [1992 pour la première édition], p. 32-57). Et la position de Krzysztof Kieslowski telle que l’expose Décalogue, 4 ? On verra qu’elle vient sérieusement compliquer notre affaire, ajoutant un nouveau pli à une problématique qu’il serait dès lors bien maladroit de plier (au sens d’expédier vite fait). Premier pli : d’abord une lettre dont on croit que le père en est l’auteur. Deuxième pli : il s’agissait en fait d’une enveloppe contenant une lettre dont on comprend qu’elle a été rédigée de la main de la mère depuis décédée. Troisième pli : à cette lettre réellement signée de la mère, sa fille substitue une lettre écrite de sa propre main en imitant l’écriture de sa mère qui affirme que l’homme qui l’a élevée n’est pas son père biologique. Quatrième pli : cette lettre écrite afin de soutenir la pulsion incestueuse de la fille pour un père censément débarrassé du poids inhibiteur de la paternité (lui aussi est attiré par celle qu’il avait jusque-là considérée comme étant sa fille) est révélée dans son caractère fallacieux (elle est un faux-semblant, un leurre, une fiction réitérant les mensonges de l’héroïne de Décalogue, 3), en même temps qu’elle appelle non pas la lecture de l’originale mais sa destruction par le feu. Cinquième pli : seuls quelques mots résistent aux flammes, et sembleraient (mais ce n’est là qu’une possibilité) avérer l’intuition de la fille pour qui l’homme qu’elle aime n’est pas son père biologique. Le refus de l’inceste (probable corollaire, du point de vue de la fille, aux injonctions surmoïques de l'idéologie consumériste qui accompagnera le capitalisme qui vient et qui est déjà valorisée par les affiches publicitaires Winston ornant les murs de sa chambre) ne consiste donc pas avec ce quatrième film du Décalogue dans la conformité passive à l’un des commandements bibliques les plus importants. Au contraire, son refus se vit comme un acte éthique, comme un choix gagné à deux et conquis à partir d’un fond obscur de possibilités indécidables (le père symbolique est-il le père biologique ? Et s’il ne l’est pas, le père aimé peut-il devenir l’amant ?).

 

http://ts2.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4578083662857277&id=c4e1285c8f82afb1ad8a2fe36e1cf399Sur une trame similaire (le mensonge d’une femme comme moyen de convaincre un homme de faire passer l’amour du champ du possible à celui du réel), Décalogue, 4 fait preuve d’une plus grande virtuosité scénaristique en multipliant les torsions, les plis et les vrilles les plus insolentes. Par exemple quand la jeune femme fait lecture de la lettre (trompeuse) à son père revenu de voyage, comme si sa mère parlait à travers elle et, s’adressant à sa fille, s’adressait du même coup à l’homme qu’elle a aimé. Il se trouve aussi que l’héroïne apprend à jouer la comédie dans une école où, symptomatiquement, il lui est plus facile de jouer Juliette dans Roméo et Juliette (1597) de William Shakespeare (une autre histoire d’amour sanctionnée par un interdit symbolique comme l’a fait remarqué Françoise Audé citée par Annette Insdorf, op. cit., p. 82) à partir du moment où le metteur en scène appartenant à la même génération que son père prend la place du jeune homme (son amant pour de vrai) dans le rôle de Roméo. Fallait-il donc que la lettre n’arrive jamais à destination (au sens où elle n’a pas, malgré quelques tout petits fragments, été entièrement lue) afin de permettre de ne pas traverser le seuil, de ne pas franchir la limite symbolique séparant un amour admis (amour paternel et filial) d’un autre interdit (l’union sexuelle du père et de la fille) ? Fallait-il donc substituer une fausse lettre à la vraie, et la détruire ensuite pour empêcher la possibilité incestueuse de se réaliser ? En même temps que leur amour saura se satisfaire du sublime de la relation paternelle-filiale, aura été dépassé le discours du sang comme marqueur d’une paternité qui relève fondamentalement moins du génétique que du symbolique. Décalogue, 4 conte ainsi l’histoire d’un double apprentissage au terme duquel, dialectiquemen

t, le mensonge représente « un moment du vrai » comme le disait Hegel. Le vrai d’un amour qui saurait tout à la fois se séparer du sexuel afin de persévérer dans son être (de désir et non de jouissance) et se séparer de l’idéologie du sang comme motif légitime (surtout du point de vue catholique) de consécration des rapports familiaux et filiaux. Le sang aura donc été évité deux fois, alors que sa coulée instruit (le père l’apprend incidemment en écoutant une conversation téléphonique entre sa fille et son copain) d’une continuité menstruelle prouvant l’absence d’une grossesse (par ailleurs, la fille apprend à son père qu’elle s’est faite avorter). Si la lecture de la lettre maternelle a été longtemps différée, et si au final elle s’abolit dans un feu symboliquement purificateur (il ritualise pour la fille et le père l’abolition de la pulsion incestueuse au nom du désir de leur amour perpétué), c’est que sa destination se confond avec une « destinerrance » choisie afin de préserver le sublime de l’amour de la possibilité sexuelle si le père symbolique et le père génétique devaient différer. Ce choix relève donc exemplairement d’une croyance, un vœu, un engagement mutuel : le refus de l’inceste est moins une nécessité socio-symbolique qu’un choix éthique ultimement déterminé par une fiction (du genre « Faisons comme si nous étions père et fille pour le demeurer tels et ainsi éviter de devenir amants »). En dernière instance, c’est le refus de savoir qui conditionne cette réussite éthique, alors que la volonté de savoir (sous la forme de la calculabilité informatique) peut emporter la vie d’un enfant dans Décalogue, 1, et que la volonté de savoir peut aussi induire comme dans Décalogue, 2 l’enchaînement de mensonges à la fois possibles et réels accomplissant une unité familiale (avec l’homme, la femme et leur enfant) jusque-là seulement rêvée. La possibilité, non pas considérée comme la rivale fantasmatique et mimétique de la réalité (dès lors perçue comme une possibilité réalisée), mais comme possibilité nécessairement restée possibilité, autorise de faire de deux êtres qui s’aiment les sujets accomplis d’un amour sauf de toute dérive pulsionnelle. Pour paraphraser le René Char de Feuillets d’Hypnos (1946), Décalogue, 4 aura su montrer « l’amour réalisé du désir demeuré désir ».

 

Décalogue, 5 : La justice ellipsée dans le faux-raccord judiciaire

 

« Le Décalogue 1 met ainsi en place la matrice fondamentale de toute la série, à savoir l’intrusion du Réel insensé qui ébranle l’immersion complaisante dans la réalité socio-symbolique, et donne ainsi lieu à la question désespérée : ‘‘Che vuoi ?’’ (Qu’attends-tu réellement de moi ? Pourquoi est-ce arrivé ?) » (Slavoj Zizek, op. cit., p. 66). Après cette sorte de degré zéro du dispositif cinématographique kieslowskien, les trois épisodes suivants du Décalogue ont raconté avec toujours plus d’acuité et d’intensité dramatique l’obligation subjective de la décision comme relève éthique du réel traumatique afin de boucher le trou noir causé par l’événement imprévisible (la maladie d’un conjoint, un amour passé, un inceste désiré), déséquilibrant les bien faibles protections morales apportées par les commandements mosaïques. Et, par trois fois, le mensonge, qui représente pourtant un puissant interdit (par la religion catholique autant que par l’éthique kantienne), offrait aux sujets de la relève éthique le passage nécessaire afin d’opérer à partir du fond obscur de possibilités indécidables l’acte venant soutenir le choix d’une seule possibilité équivalente à l’annulation de toutes les autres. Or, avec Décalogue, 5, c’est comme si la machine cinématographique kieslowskienne repartait à zéro, repassant par le degré zéro de l’événement irréparablement traumatique. C’est comme si elle décidait de remonter ses propres mécanismes internes afin d’en repasser comme en un nouveau cycle par la violence primordiale et disjonctive de l’événement traumatique causant le brutal ébranlement des sécurités habituellement proposées par la réalité socio-symbolique. Dans Décalogue, 1, un enfant (probablement, très probablement, mais seulement probablement) est mort, et l’assurance donnée par la promotion technologique du « nombre rationnel » (Franz Rosenzweig) computationnel et informatique, loin d’avoir suffi à prévenir le pire, aura même perversement contribué à le précipiter (la couche gelée du lac s’est brisée, libérant les eaux glacées de l’incalculable). Dans Décalogue, 5, un jeune homme désœuvré qui assassine un chauffeur de taxi en l’étranglant sera exécuté et pendu. Et c’est son avocat (un jeune homme qui vient tout juste d’être brillamment incorporé au barreau) qui occupe désormais ici la place structurale occupée lors du premier épisode de la série par le père, la formation juridique et les armes intellectuelles de l’avocat n’offrant pas davantage de protection symbolique que l’outil informatique et le recours rationnel aux mathématiques. Ellipse terriblement significative : la plaidoirie de l’avocat, considérée comme une réussite en soi (même si elle n’a pas empêché l’exécution de son client) est à l’instar de tout le procès purement et simplement évacuée hors-champ (en ce sens, Décalogue, 5 représente l’antithèse du film de procès hollywoodien). L’absence de procès expose une béance qui neutralise toute forme explicative rassurante, empêchant ainsi la suture idéologique d’opérer. Celle qui, dans l’idéologie pénale justifiant la peine de mort, aurait normalement fait de l’exécution de l’assassin la forme idéale d’une réparation. Dans ce monde en morceau, littéralement glauque et inachevé (le chef opérateur Slawomir Idziak, qui travaille avec le cinéaste depuis La Cicatrice en 1976, a utilisé pour ce film divers filtres et caches), dans ce monde pisseux et boueux où, pour paraphraser Charles Baudelaire, le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle, le meurtre ne bénéficie d’aucune transcendance juridique (sous la forme de la peine capitale identifiant réparation et punition, exécution et expiation). Dans ce monde d’ombres et de reflets dégradés (l’utilisation des vitres et des miroirs, systématique chez Krzysztof Kieslowski, est dans cet épisode poussée à son maximum d’intensité esthétique), où la méchanceté des victimes (le chauffeur de taxi cynique, la jeune femme qui cruellement le nargue, ainsi donc que l’assassin du premier) est homothétique à la violence perpétrée par leur bourreau (le tueur du chauffeur lui-même tué sur décision étatique). Et si ce monde semble à ce point brouillé dans ses frontières et délimitations morales entre le bien et le mal, c’est alors qu’il serait embourbé jusqu’au cou dans une glu fortement excrémentielle alimentée par toutes les formes quotidiennes de vilenie (crachat dans une tasse de café, klaxon effrayant des chiens, éclats de gâteau sur une vitre, urinoir dans lequel on se vautre). C’est que ce monde est happé par une tache qui diminue sa visibilité en l’affectant (on pourrait presque dire en l’infectant) d’une puissance de déréliction informe pouvant autant rappeler certains films de Roman Polanski (cf. Des nouvelles du front cinématographique (38) : Répulsion (1964) et Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski) que l’univers putrescent et apocalyptique d’Andreï Tarkovski. On pourrait facilement inférer cette putréfaction à partir de l’œil complaisamment pessimiste de l’auteur, sauf que ce pessimisme possède une force de scandale obligeant son spectateur (le jeune avocat comme déniaisé par cette histoire, mais aussi par extension le spectateur du film lui-même) à une décision éthique salutaire.

 

A proprement parler, Décalogue, 5 expose (plus qu’il ne les oppose) deux mises à mort qu’aucune forme de justice ne relierait. Cette absence de raccord (littéralement, il s’agit d’un faux-raccord puisqu’il rend perceptible l’incommensurabilité des deux meurtres, leur non-rapport fondamental) fait autant écho à la distinction derridienne entre justice et droit (in Force de loi, opus cité) qu’elle donne raison à la conception benjaminienne portant sur la violence juridique comme violence mythique perpétuant le régime de la faute et de l’expiation (in Critique de la violence, opus cité). « (…) le Réel d’une intensité vitale excessive qui menace de déborder le cadre de la réalité » (Slavoj Zizek, op. cit., p. 40), ce trou qui bée (telle la bouche du héros du Hasard s’ouvrant et criant quand son avion explose, semblable à une toile de Francis Bacon), c’est donc l’absence de justice. Absence telle qu’elle se redouble en décharge excessive représentée par le meurtre irrationnel du chauffeur de taxi, ainsi qu’en administration impersonnelle car étatique d’une mort « légale-rationnelle » (comme l’aurait qualifiée le sociologue Max Weber). Là où l’axe didactique et le côté militant anti-peine de mort de Décalogue, 5 convainquent puissamment (les seuls équivalents seraient à trouver du côté de L’Invraisemblable vérité de Fritz Lang en 1956, La Pendaison de Nagisa Oshima en 1969 et La Machine de Paul Vecchiali en 1977), c’est qu’il propose la répétition comme mode d’identification symbolique entre les deux morts, comme mode d’identification de l’exécution comme meurtre répétant le premier meurtre pour lequel le tueur doit être exécuté. « (…) si cette répétition de l’événement traumatique tend à nous le montrer de façon distante, froide et impersonnelle, comme partie intégrante d’une machinerie globale dépourvue de sens et que rien ne peut arrêter, elle lui confère un impact encore plus insoutenable, explique Slavoj Zizek qui ajoute avec raison à son propos ceci. Ce qui est réellement insoutenable dans le Décalogue 5 est le second meurtre (la punition) » (op. cit., p. 58-59). La démonstration kieslowskienne est implacable, parce qu’elle s’appuie sur une dialectique contondante en regard de laquelle aucune mort donnée ne vient réparer d’autres morts précédemment données. La mort du tueur est un acte meurtrier supplémentaire qui ne résout rien du premier, si ce n’est qu’il s’y ajoute sous la forme d’une répétition cumulative et foncièrement statique (pour le dire de manière deleuzienne). La répétition n’est pas reprise éthique, mais aveuglement mécanique, surenchérissement de la tache informe exprimant l’absence de justice dans ce monde. La répétition accomplit même une dégradation, puisque la longue et minutieuse préparation de l’exécution à laquelle est soumise le condamné à mort, en se substituant au brutal passage à l’acte meurtrier certes prévu par l’assassin mais aussi non-prévu par sa victime, induit le passage du mal irrationnel ou « pathologique » (au sens kantien) au « mal radical » (tout aussi kantien) pour lequel la plus grande intelligence ou spiritualité est nécessaire dans l’accomplissement du pire et sa justification autoréflexive. Pire que le meurtrier quelconque qui n’ignore pas (même dans sa folie) perpétrer le mal, c’est donc l’État meurtrier qui déresponsabilise ses agents de la jouissance à faire le mal. Il faut voir à ce propos l’extraordinaire séquence de l’accélération des l’action des techniciens de la pendaison (à ce moment-là, c’est comme s’il y avait un changement de pellicule, le grain du 35 mm. venant peut-être s’épaissir avec le passage au 16mm.) qui montent en puissance dans le même mouvement où le condamné est déjà comme paralysé, raide juste avant que son corps ne devienne celui d’un cadavre. Si toute morale est absente du monde crapoteux décrit dans Décalogue, 5, c’est précisément aussi parce que fait défaut l’éthique comprise comme rupture subjective avec la seule possibilité du pire, au profit d’une éthique kantienne dont on sait qu’elle possède comme envers la violence sadienne (au moins depuis Kant avec Sade de Jacques Lacan en 1963 : cf. American Psycho (1991) de Bret Easton Ellis : capitalisme et sadisme). « Le sujet éthique kantien et le sujet sadien de la volonté sans réserve de jouissance veulent tous deux ce qu'ils veulent inconditionnellement et le poursuivent sans souci aucun pou des conceptions ''rationnelles'' utilitaristes. Dans cette acception précise, comme l'avait déjà compris Hegel, le caprice total est la ''vérité'' cachée de l'universalité éthique kantienne » énonce Slavoj Zizek (in De la croyance, éd. Jacqueline Chambon-coll. « Rayon philo », 2011 [2009 pour la première édition], p. 282-283). La violence mythique de l’ordre juridique, inconditionnellement capricieuse dans sa volonté de jouissance meurtrière, serait donc l’autre nom de la violence sadienne de l’État puisqu’elle ménage à ses agents la seule jouissance de la mise à mort autorisée. Et ce n’est donc pas un hasard si l’avocat, qui avait lui-même expérimenté (au tout début du film) le faux-raccord judiciaire entre une pensée critique gardée pour lui et un discours consensuel exposé devant ses examinateurs, hurle sa rage dans le dernier plan, criant une haine qu’il faut entendre (dans la langue originale du film) d’abord et avant tout comme une haine de la nature (Annette Insdorf, op. cit., p. 87). Parce que l’État, loin de matérialiser une séparation de l’humanité d’avec le reste du monde naturel, en reconduit facticement l'inconditionnelle et capricieuse brutalité meurtrière. Le plus grand meurtrier sera toujours l’agent bénéficiant de l’accumulation de pouvoir étatique afin de commettre le pire, et jouir tout à la fois de son action, de la légitimité qui la soutient, et de la déresponsabilisation qu’elle induit (et que Hannah Arendt a nommé « banalité du mal » : cf. Des nouvelles du front cinématographique (68) : Impasses du communisme étatisé (I)). Depuis la corde qui a servi au premier meurtrier (individuel) et jusqu’à celle qui sert au second (l’État), on aura vu s’accomplir la double torsion selon laquelle l’absence de moralité se combine avec une distorsion éthique articulant obéissance kantienne à la loi avec la jouissance surmoïque sadienne. A la différence des autres épisodes du Décalogue, ne règne dans celui-ci que l’impossibilité (comme néant des possibilités et des décisions que les premières peuvent autoriser) : autrement dit, domine le réel comme trou, comme vortex fonctionnant comme une pompe aspirante à l’intérieur duquel disparaît tout bonnement la liberté (de ne pas faire ce que la jouissance pathologique, surmoïque ou légale-irrationnelle commande).

 

A suivre : les épisodes 6, 7, 8, 9 et 10 du Décalogue (ici).

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5 septembre 2012 3 05 /09 /septembre /2012 11:35

Lors d’une communication intitulée « Les usages du ‘‘peuple’’ » et faite à l’occasion d’un colloque à Lausanne au début du mois de février 1982 consacré à la sociologie et l’histoire de l’art, Pierre Bourdieu a développé son point de vue en affirmant préalablement que les catégories de « peuple » ou de « populaire » représentent « des enjeux de lutte entre les intellectuels » (in Choses dites, éd. Minuit-coll. « Le sens commun », 1987, p. 178). Précisément, le recours à ces notions est « le fait de producteurs occupant des positions dominées dans le champ de production » (opus cité, p. 179-180). Certains d’entre eux, par exemple issus du champ littéraire, proposaient dans les années 1930 une « école populiste » représentée par des écrivains comme Eugène Dabit et s’opposant au roman psychologique et mondain de l’époque, pendant que dans le même temps cette même école suscitait l’opprobre de la part de l’« école prolétarienne » figurée par Henri Poulaille pour qui l’école populiste restait imprégnée d’un indécrottable esprit petit-bourgeois. Le sociologue explique également que le champ politique est celui au sein duquel fut et reste le plus symboliquement rentable l’usage du catégorème « peuple ». Les deux plus extrêmes (et antagoniques) formes d’usage politique du populaire ont été historiquement représentées, d’un côté par l’ouvriérisme révolutionnaire, de l’autre par les droites nationales et popuiistes valorisant la figure de l’artisan travaillant à son compte (pensons encore ici à une autre variante idéologico-politique offerte par la figure du « travailleur » proposée par Ernst Jünger et chère à la « révolution conservatrice » allemande des années 1920 : cf. George L. Mosse, un historien méconnu du nazisme ; Des nouvelles du front cinématographique (63) : Metropolis de Fritz Lang (I)). Il faut également ajouter que le champ politique a autorisé la prise de fonction (toujours plus bureaucratisée) de porte-paroles dont, contradictoirement, l’action, autrement dit parler pour le peuple, vise à se substituer à l’autorité pour laquelle on parle en parlant sa place (ibidem, p. 181). C’est enfin que le discours populiste repose souvent sur une forme de « relativisme » qui « a pour effet de faire disparaître les effets de la domination » (idem). Serions-nous donc coincés entre deux visions du populisme ? Entre d’un côté une version (conservatrice) du populisme entendu comme principe de substitution symbolique et politique (de l’impuissance) des classes populaires par (le pouvoir de) la classe technocratique des porte-paroles dès lors poussés à parler (penser, désirer et agir) autoritairement à leur place. Et de l’autre, une version (émancipatrice) du populisme qui verrait plutôt dans les porte-paroles dûment (c’est-à-dire impérativement) mandatés pour jouer le rôle de « médiateur évanouissant » (comme le dirait Slavoj Zizek s’appuyant sur Fredric Jameson) assurant la relève dialectique grâce à laquelle les classes populaires sont autorisées à passer « de l’impuissance à l’impossible » (comme le dirait Alain Badiou inspiré par Jacques Lacan). L’impossible, autrement dit le réel, c’est-à-dire l’acte de rupture avec le réel de la domination, l’existant de l’oppression. Entre les domaines (parfois, souvent) mitoyens de la culture et de la politique, arrivent à se glisser et se faufiler quelques films contemporains dont la visée esthétique, radicalement séparée de tout utilitarisme propagandaire, est de renouveler la question de la représentation du peuple. Sauf que la représentation du peuple doit donc être ici doublement comprise. A la fois au sens d’une mise en images de cinéma exprimant ses conditions et ses contradictions. Comme au sens de l’intronisation politique du groupe des porte-paroles autorisés à parler en lieu et place d’un groupe, ou bien pour le faire symboliquement et politiquement exister comme « classe pour soi » (pour utiliser la reprise marxienne d’une distinction d’origine hégélienne : cf. Relectures de Marx (III) : Les Rapports sociaux de classes d'Alain Bihr), ou bien pour se substituer à lui en fondant l’exercice d’une domination autoritaire. La question plus générale du devenir du peuple se pose enfin à l’aune circonstancielle d’une double absence sociologique comme économique : des urnes (l’abstention croissante depuis trente ans des classes populaires en période électorale : cf. La politisation de l'abstention et l'institution de la démocratie radicale) et des écrans (le glissement progressif de la consommation des biens culturels cinématographiques constaté depuis les années 1950 des classes populaires au bénéfice des classes moyennes).

 

Tantôt, le peuple est formé des classes populaires parmi les plus marginalisées et dont l’exclusion sociale (sous la forme de la pauvreté), territoriale (sous la forme de la ségrégation) et politique (sous la forme de leur sous-représentation dans les lieux de pouvoir) représente en réalité la pire forme inclusive (comme dans les documentaires fictionnés de Lionel Rogosin : cf. Des nouvelles du front cinématographique (24) : Lionel Rogosin, cinéaste et militant). Tantôt, le peuple est une masse laborieuse, certes anomique car sans travail, mais ouverte aussi à l’événement dont la possibilité émancipatrice peut dialectiquement se renverser en obscure actualité destructrice, en passion nihiliste que viendrait alors seulement suspendre l’apparition éthique du visage de l’autre souffrant (comme chez Béla Tarr : cf. Des nouvelles du front cinématographique (32) : Les Harmonies Werckmeister de Bela Tarr). Tantôt, le peuple s’expose dans la geste d’une communauté minoritaire disséminant le texte poétique de l’écart poitique à partir duquel proposer une refondation sociale radicalement égalitaire (comme chez Rabah Ameur-Zaïmeche : cf. Des nouvelles du front cinématographique (67) : Les Chants de Mandrin). Tantôt, le peuple s’affirme dans une diversité sensible qui, bien qu’elle soit captée par les dispositifs sécuritaires stigmatisant la figure de l’étranger, excède les lignes de démarcation national(ist)es au profit cosmopolitique d’une solidarité sans frontières (comme dans les films de Aki Kaurismäki, Sylvain George, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval : cf. Des nouvelles du front cinématographique (70) : si loin l'étranger, si proche le migrant sans-papiers). C’est que le peuple n’existe pas en soi, comme réalité ontologique incréée. C’est qu’il est effectivement un construit social, le produit d’une lutte entre différents producteurs symboliques, qu’ils soient artistes comme politiciens. Tantôt ceux-ci veulent le faire exister sur le mode conservateur et nationaliste du peuple culturellement (voire racialement) homogène. Tantôt ils désirent le rendre consistant en entendant sous le nom générique de peuple le combat révolutionnaire des classes populaires pour leur émancipation des rapports sociaux de domination (capitaliste et étatique, nationaliste et raciste, hétéro-patriarcale et sexiste) cadenassant leur universelle émancipation. Tantôt encore ces producteurs symboliques souhaitent le dissoudre au nom de la promotion démocratique-libérale de divers groupements à la fois concurrentiels et consensuels (citoyens et publics, clients et consommateurs, lobbys et tribus, tous subsumés sous le terme hégélien de « société civile »). Un constat qui peut se traduire philosophiquement avec l’intellectuel italien Giorgio Agamben (cf. L'état d'exception selon le philosophe Giorgio Agamben) quand il envisage ce qu’il nomme le caractère amphibologique de la notion de peuple (cf. Des nouvelles du front cinématographique (64) : Metropolis de Fritz Lang (II)). L’amphibologie est une figure de style qui, avançant une ambiguïté grammaticale, induit la multiplicité pour une seule et même phrase d’interprétations possibles. Dans son ouvrage intitulé Moyens sans fins. Notes sur la politique, et particulièrement dans l’un des textes qui s’y trouvent et qui est justement intitulé « Qu'est-ce qu'un peuple ? », Giorgio Agamben affirme le fait que l’« amphibologie [est] inhérente à la nature et à la fonction du concept de peuple dans la politique occidentale » (éd. Payot & Rivages, 2002 [1995 pour la première édition], p. 40). Le peuple se trouverait en effet saisi par « une oscillation dialectique entre deux pôles opposés ». Avec « d'une part l'ensemble Peuple comme corps politique intégral, de l'autre le sous-ensemble peuple comme multiplicité fragmentaire de corps besogneux et exclus ». Autrement dit : « là une inclusion qui se prétend sans restes, ici une exclusion qui se sait sans espoir ; à un bout, l'état total des citoyens intégrés et souverains, à l'autre la réserve – cour des miracles ou camp – des misérables, des opprimés, des vaincus » (opus cité., p. 41). S’agit-il de dire que le peuple est identique à l’idée d’unité (a maxima nationale ou communautaire a minima) d'un groupe humain expurgé de toute forme de contradiction et pur de tout reste ? Ou bien s’agit-il d’inférer que le peuple recoupe la partie majoritaire (quantitativement) mais dominée (qualitativement, c’est-à-dire politiquement) d'une totalité dont les dominants en seraient les exclus si le mot peuple était alors considéré comme l'équivalent synonymique du terme marxiste de classe ouvrière ? Puisqu’« un même mot recouvre aussi bien le sujet politique constitutif que la classe qui, de fait sinon de droit, est exclue de la politique » (op. cit., p. 39), on comprend que le peuple consiste donc en une réalité profondément contradictoire et fondamentalement divisée, tant sur le plan des intérêts et des investissements hétérogènes de producteurs symboliques foncièrement antagonistes (Pierre Bourdieu) que sur celui, structural, du langage et de la politique (Giorgio Agamben). La preuve cinématographique contemporaine avec trois exemples antithétiques, Le Grand soir (2012) de Gustave Kervern et Benoît Delépine d’un côté, Le Havre (2011) d'Aki Kaurismäki et Les Neiges du Kilimandjaro (2011) de Robert Guédiguian de l’autre. Trois films qui, le premier raté à l'opposé du deuxième et du troisième, ne le sont que parce qu’ils instruisent différemment (l'un par la défiance et les deux autres par la confiance) la question du peuple. Pour l’un selon la perspective idéologiquement consensuelle d’une absence stigmatisante car congruente avec l’horrible désertification consumériste constatée. Pour les deux autres selon l’optique infiniment moins consensuelle et infiniment plus dialectique du recours matériel et symbolique à la solidarité de l’intérieur même des nouveaux clivages venant fracturer les classes populaires. Où l’on verra que le peuple peut être un objet négatif dont le manque fantasmé induit ou est sous-tendu par un mépris réel (comme dans Le Grand soir). Alors que l’expression dialectique de ses fractures actuelles (par exemple entre nationaux et étrangers ou salariés contractuellement stables et instables) appelle un renouveau solidaire (comme dans Le Havre et Les Neiges du Kilimandjaro) grâce auquel les classes populaires peuvent s’envisager moins comme fractions mises en concurrence que comme peuple dont l’unité n’est réalisable qu’à l’aune d’un double combat. Celui du dépassement social de ses contradictions internes (de l'intérieur des classes populaires) et celui du réinvestissement politique de ses contradictions externes (à la fois entre classes et entre travailleurs nationaux et étrangers - c'est pourquoi nous avons décidé de proposer à nouveau l'analyse du film Le Havre d'Aki Kaurismäki dont nous trouvons qu'il s'articule ici parfaitement avec la nouvelle problématique proposée).   

 

1/ Le Grand soir (2012) de Gustave Kervern et Benoît Delépine

 

Blues antipopulaire du gauchisme sénile actuel


 

http://ts1.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4792548555096804&id=0c48b8252df6e149396d47ece6d4d924Le 12 mai 1920, Lénine achevait l’écriture de son fameux opuscule intitulé La Maladie infantile du communisme (« le gauchisme ») (éd. du Progrès, Moscou, 1979). Le texte affiche une virulente critique adressée à la position politique des sections hollandaise, allemande et italienne de la Troisième Internationale qui, défendant le refus de la participation aux élections parlementaires, représentaient pour le leader bolchevique le symptôme d’un recul puéril en regard des exigences de la stratégie communiste sur le plan mondial. Comme une réponse dialectique et polémique à une analyse qui continue encore aujourd’hui de peser sur la stratégie de la participation aux élections des partis communistes (et leur variante trotskyste) n’ayant pas (totalement) rompu avec l'orthodoxie marxiste-léniniste, les frères Daniel et Gabriel Cohn-Bendit écrivirent dans la foulée de Mai 68 Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme (éd. Seuil, 1969). Pour inscrire le présent propos dans cette série de pirouettes dialectiques entre orthodoxie communiste et hérésie gauchiste, on affirmera d’emblée que Le Grand soir, le cinquième long-métrage de Gustave Kervern et Benoît Delépine primé après sa présentation acclamée à la section « Un certain regard » du dernier Festival de Cannes (cf. Des nouvelles du front cinématographique (72) : Le cinéma à l'épreuve du Festival de Cannes), exposerait hélas, malgré son titre issu des espoirs révolutionnaires du monde ouvrier, la version non plus juvénile mais désormais sénile du gauchisme actuel (gauchisme que les maos auraient qualifié naguère - autre pirouette dialectique - de droitisme). Gauchiste, le film l’est assurément quand il plante son désir de fiction dans les décors gris et indifférenciés du consumérisme contemporain, dont la captation fragmentaire et documentaire (les vues ont été piochées ici et là entre Aquitaine et Poitou-Charentes) est censée produire le matériau inflammable accumulé en vue d’un incendie social promis durant toute la projection. La visite narquoise de zones commerciales, parkings, chaînes de restaurants franchisées, aires d’autoroute et autres enseignes de la grande distribution aurait pu confirmer les deux auteurs de Aaltra (2004), Avida (2006), Louise-Michel (2008) et Mammuth (2010) dans leur rôle d’« anthropologues de la surmodernité » comme pourrait les qualifier Marc Augé (in Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, éd. Seuil, coll. « Librairie du XXe siècle », 1992). Sauf que l’enquête anthropologique de la surmodernité, moulée dans des plans fixes et larges et soutenue par un comique ralenti et distancié inspiré par Jacques Tati, ne débouche pas seulement sur un constat semblable au jeu de mot de Michel Leiris. Soit la modernité synonyme de « merdonité » selon Michel Leiris (in Le Ruban au cou d'Olympia, éd. Gallimard, 1981, p. 284).

 

http://ts2.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4792548555096797&id=d44939a1163d39b110b63ab8d341a6f1Le problème consisterait en ceci que le film de Gustave Kervern et Benoît Delépine souhaite tirer à partir de l’idée vague et générale de désertification sociale associée aux espaces périurbains le constat mélancolique de la disparition de la classe ouvrière censément évanouie dans « l’individualisation du social » (Pierre Rosanvallon) et la « privatisation de l’espace public » (Jean-François Bayart). Pour parfaire le dispositif discursif, l'ultime idée illustrée par Le Grand soir affirmerait que les prolétaires auraient été in fine les victimes bêlantes et consentantes de leur neutralisation politique en tant que « classe pour-soi », classe subjectivée et mobilisée comme le dirait aujourd’hui de manière hégélienne, après Jean-Paul Sartre et Pierre Bourdieu, Alain Bihr (in Les Rapports sociaux de classes, éd. Page 2, coll. « Empreinte », 2012). Il suffit de bien prêter attention et regarder au premier degré, ôtés de la protection du second degré et de l'ironie, les plans-séquence tournés à la manière d’une caméra cachée montrant Not, le « plus vieux punk à chien d’Europe » interprété par Benoît Poelvoorde, embêter et culpabiliser plusieurs clients d’un hypermarché ou d'un restaurant pour comprendre que de telles représentations vont malheureusement dans le sens hégémonique de l’apolitisme décrété par l’idéologie néolibérale. De même que cet autre plan-séquence suivant, sous la forme d’un travelling latéral, Not et son frère Jean-Pierre (Albert Dupontel) devenu le punk Dead (ils forment ainsi tous deux la paire symbolique « Not-Dead ») après avoir été licencié de l'enseigne de literie où il était exploité, qui traversent plusieurs pavillons avec en bandoulière le souci anarchiste de moquer l’accession à la propriété privée des classes populaires. Comment de tels plans pourraient-ils déroger à l’opinion dominante, partagée et relayée par toute l'oligarchie médiatique, selon laquelle la classe ouvrière n’existe plus comme classe en lutte, les exploités ayant préféré refuser la révolution en se fondant dans une immense classe moyenne indifférenciée qui aurait échangé la massive généralisation de la consommation contre l’endettement tout aussi généralisé des ménages populaires ? L’image de la préférence populaire pour l'embourgeoisement par l'endettement à la révolution sociale et libertaire n’est-elle pas homothétique à la vision néolibérale indexant l’accroissement des déficits à un excès de dépenses publiques dont résulterait une cure d’austérité supportée par ceux-là mêmes qui avaient jusque-là bénéficié de la générosité de l’État social ?

 

http://ts3.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4504231722288974&id=53751b6801ed722fcab4f4ca14942275Sénile, Le Grand soir l’est aussi quand il envisage (et dévisage) les dominés sous l’angle dépréciatif et stigmatisant de moutons indistinctement privés de toute conscience de classe, tous volontaires pour se faire tondre par le grand capital. A moins que ne se cache parmi eux (comme on le voyait dans le plan d’ouverture du film de Charlie Chaplin, Modern Times, tourné en 1936) un mouton noir qui aurait la mine ratatinée de Benoît Poelvoorde. En regard du populisme sincère et empathique de l’émission télévisée Groland (créée en 1992 par Jules-Édouard Moustic et à laquelle contribuent grandement Gustave Kervern et Benoît Delépine) peut représenter une salutaire poche de résistance s'agissant de la question de la représentation médiatique des classes populaires, Le Grand soir adopte une position esthétique et politique exactement contraire. Rappelons ici que le populisme (au sens fort et originel du terme, à savoir la défense des intérêts populaires avant l'imposition politique du vocabulaire marxiste) a été victime d'une opération pseudo-savante de discrédit idéologique visant entre autres la stigmatisation politique des classes populaires (cette opération a été puissamment passée au crible par la politiste Annie Collovald dans son ouvrage intitulé Le "Populisme" du FN un dangereux contresens , éd. du Croquant, coll. « Savoir/Agir, 2004). Significativement, le film a opté pour la substitution de la participation, aux côtés d’acteurs plus ou moins connus, de non-professionnels issus du prolétariat le plus divers (comme c'est le cas dans Groland)par leur symbolique relégation dans un arrière-plan repoussoir au nom de la valorisation des deux seules politiques qui intéressent le duo. Soit la politique narcissique de la légitimité culturelle (le film est dédié pêle-mêle à Maurice Pialat, Claude Chabrol, etc.) et la politique de la bande « people » formée des copines et des copains célèbres. Benoît Poelvoorde et Albert Dupontel, hier habitués aux caméos des films précédents du tandem « grolandais », saturent aujourd’hui de leur présence forcément, excessivement, indiscutablement sympathique l’avant-plan, pendant que les quelques intervalles restants sont offerts aux numéros pittoresques de Brigitte Fontaine et Areski Belkacem, Bouli Lanners et Noël Godin, Miss Ming et Chloé Mons, Gérard Depardieu et Didier Wampas. Entre les pochades libertaires de l’entarteur belge Noël Godin, le punk gentillet des Wampas et les prises de position favorables à Nicolas Sarkozy de Gérard Depardieu, l’éclectisme du casting subit l'épreuve d’une contradiction politique dans les termes qui affronte ici une limite autant esthétique (Yolande Moreau dont on croirait qu’elle sort d’une chimiothérapie) que politique (le syndicaliste FO réfugié de manière quasi-autistique dans sa camionnette et qui tend à Jean-Pierre un exemplaire de L'Insurrection qui vient du Comité invisible).

 

http://ts1.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4782339399222928&id=4cb8bb1d16dd4c6d52d063bba0d0c814Le Grand soir peut bien rêver d’un retour fantasmatique de la lutte des classes sous la forme inoffensive et ludique d’un western digne des pastiches gauchistes des années 1970. Par exemple, Vent d’est de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin avec notamment Daniel Cohn-Bendit en 1969, Une aventure de Billy le Kid de Luc Moullet en 1971 et Touche pas à la femme blanche ! de Marco Ferreri en 1974. Mais, de toute évidence, elle se fera sans la gueuserie rassemblant ces anonymes qui, ayant trahi la cause de leur propre être de classe, ne sont dès lors aucunement dignes de cet avant-plan susceptible de faire résonner le moindre de leurs mots exprimant une sensibilité ou une subjectivité en lutte, comme de faire briller le moindre de leurs réels actes de courage quotidiens. La lecture d'un ouvrage d'enquête sociologique comme celui de Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse intitulé La Lutte continue ? (éd. Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2008) autorise de rompre avec les clichés relatifs à l'atténuation de la conflictualité dans le monde du travail (On trouvera une lecture de l'ouvrage sur le site des communistes libertaires du 93). Symptomatique est d'ailleurs le recours dans un plan de Hermann Fuster, l'homme qui avait alpagué Nicolas Sarkozy lors d'un déplacement public à Brax (Lot-et-Garonne) le 30 juin 2011 au nom de convictions certaines, et qui tient ici le rôle quelconque et muet d'un vigile de grande surface ! Les quelques airs spectraux d’harmonica venus par-delà le tombeau d’Alain Bashung disent autrement la sénilité du film de Gustave Kervern et Benoît Delépine qui, croyant enterrer l’idée (belle mais inapplicable) d’émancipation populaire (suite au reniement du peuple), ne comprend pas que le thème de « l’impossibilité de la révolution » est logiquement déductible du discours idéologique de la « fin de l’histoire » et de la « disparition de la classe ouvrière ». « Impossibilité de la révolution » telle qu’elle est censée déterminer la réussite du film et telle qu'elle est symptomatiquement défendue comme incontournable vérité par la plupart des critiques de l’émission de cinéma « Le Cercle » présentée sur canal + par l’ancien publiciste Frédéric Beigbeder (ici) Comment ne pas réussir à entendre pourtant que l’impossible est l’autre nom, de Jacques Lacan à Alain Badiou, du réel. « Éleverl’impuissance à l’impossible » peut même précisément écrire Alain Badiou (dans De quoi Sarkozy est-il le nom ? Circonstances 4, éd. Lignes, 2007, p. 54) ? Cette défiance masque une incompréhension signant la sénilité gauchiste d’une vision apolitique et antidialectique qui prête finalement aux classes populaires les défauts qui lui appartiennent en propre. Ce gauchisme de salon qui vire au ressentiment antipopulaire serait à rapprocher de l'analyse faite par Alain Badiou de l'histoire de ces quelques maoïstes revenus de leur fantasme révolutionnaire pour devenir ensuite dans le courant des années 1970 tout à la fois renégats de la cause communiste et suppôts de l'ordre bourgeois existant (cf. Eric Hazan, Changement de propriétaire. La guerre civile continue, Editions du Seuil, 2007, p. 86-99).

 

http://ts2.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4802272359614197&id=49888e433904206f711171d44ecf4d66Le plus remarquable enfin, parce que le plus symptomatique politiquement, des tares du Grand soir concerne l’usage voulu pop et désinvolte des logos publicitaires. Au cœur du désert consumériste où se seraient donc évanouies, comme dans un vortex, les classes populaires, ouvrières et paysannes, et dans une perspective esthétique qui se voudrait probablement l’héritière des détournements situationnistes, il s’agirait donc d’entretenir la flamme anarchiste telle qu’elle se dit dans l’un des derniers plans du film (c’est la phrase « We Are Not Dead » écrite avec des lettres volées à diverses enseignes publicitaires). Et telle qu’elle est symbolisée avec la roulade de la botte de foin en feu embrasant le plan noir final du film dont le flottement évoque bien sûr celui du drapeau anarchiste. Dans la même émission télévisée de critique de cinéma citée précédemment, certains se gobergeaient du fait que les grandes enseignes aient été capables de se prêter au jeu prétendument subversif proposé par Gustave Kervern et Benoît Delépine. Il suffit pourtant de prêter un peu d’attention au générique-fin de leur film pour reconnaître dans la catégorie des remerciements les noms des grandes entreprises commerciales qui ont pignon dans les espaces périurbains et sur les aires d’autoroutes notamment. La logique stratégique de ces dernières les aura donc autorisées à nouer un accord contractuel avec les auteurs du détournement parce qu’il s’est agi pour elles d’espérer gagner beaucoup plus sur le plan symbolique, à partir du moment où la récupération viendrait dialectiquement retourner à leur avantage publicitaire la tactique du détournement (retournement dialectique qui se trouve du coup confirmé par la déclaration du critique dans l’émission « Le Cercle »). Le gauchisme sénile se mue en sénilité post-gauchiste dans un constat digne des essais de Daniel Bell aux Etats-Unis et d’Alain Finkielkraut en France. Relative à la stigmatisation des classes populaires, ces abandonnées volontaires de la servitude consumériste que la culture légitime ne peut plus sauver, cette vision méprisante se confond avec une naïveté toute infantile s’agissant de la stratégie commerciale des entreprises. Il faut en ce sens rappeler ici les exercices didactiques de montage dialectique opérées dans les films réellement pop et ravageurs de Jean-Luc Godard (par exemple Made In USA en 1966 et Week-end en 1967) qui détournaient déjà les lettres et les logos des grands groupes capitalistes de son temps (par exemple « Esso = SS », le tigre comme symbole à la fois sympathique et agressif de l’entreprise d’exploitation pétrolière étant alors comparé aux « tigres de papier » chers à Mao Tsé-toung). Mais ces détournements s’effectuaient, à l’instar des collages photographiques choc de John Heartfield (cf. Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, éd. Galilée, 2004, p. 67), au nom d’une critique radicale de l’impérialisme occidental et de ses intérêts économiques qui, en toute logique militante, se contrefichait comme d’une guigne de rendre contractuellement des comptes aux entreprises ciblées et attaquées. Rien de tel dans Le Grand soir qui, désirant à tout prix susciter l'adhésion sur le dos d'un peuple pour l'occasion deux fois tondu (c'est-dire moqué pour son abêtissement consumériste, autrement dit méprisé pour sa faiblesse), ne propose pas de discuter des détournements effectués. Le film atteste seulement du fait que ses auteurs ont gentiment demandé la permission de moquer des groupes capitalistes qui, pour des raisons strictes de publicité, ne pouvaient que se satisfaire du sympathique service rendu par des réalisateurs devenus pour l’occasion d’efficaces communicants. Tout irait donc pour le pire dans le pire des mondes capitalistes, celui au sein duquel l'ennemi politique est le prolétariat corrompu par le « système » (la critique du « système » s'identifiant alors à la moquerie de ses perdants comme, retournée et récupérée, elle se confond avec sa justification).

 

http://ts4.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=5000085636121591&id=e793bc25d0178c162b8b1fb00233e572« Comme tout grand mythe qui se respecte, celui de la "Consommation" a son discours et son anti-discours, c’est-à-dire que le discours exalté sur l’abondance se double partout d’un contre-discours "critique", morose et moralisant, sur les méfaits de la société de consommation et l’issue tragique qu’elle ne peut manquer d’avoir pour la civilisation tout entière (…). Ce réquisitoire incessant fait partie du jeu : c’est le mirage critique, l’antifable qui couronne la fable – la phrase et l’antiphrase de la consommation (…). En conclusion, nous dirons que ce contre-discours, n’instituant aucune distance réelle, est aussi immanent à la société de consommation que n’importe lequel de ses autres aspects. Ce discours négatif est la résidence secondaire de l’intellectuel. Comme la société du Moyen Age s’équilibrait sur Dieu ET sur le Diable, ainsi la nôtre s’équilibre sur la consommation ET sur sa dénonciation » écrivait déjà il y a plus de quarante ans de cela Jean Baudrillard (in La Société de consommation. Ses mythes, ses structures, éd. Denoël, 1970, coll. « Folio essais », pp. 315-316). La déception est encore plus grande quand on rappelle que l’antépénultième film de Gustave Kervern et Benoît Delépine, Louise-Michel, savait réinscrire dans le paysage contemporain de la délocalisation, de la déstructuration des collectifs ouvriers et de la désindustrialisation, le retour minimal d'un récit à la fois matérialiste et dialectique. En effet, l'histoire de ces ouvriers licenciés menés par Yolande Moreau qui n'avaient alors pas autre chose à faire que retrouver leur patron afin de l'assassiner battait le rappel élémentaire selon lequel la violence économique reste en dernière instance déterminée par des rapports sociaux nouant entre eux des groupes spécifiques aux intérêts antagoniques. Le Grand soir, dans la foulée facile de Mammuth, privilégie le road-movie libertaire avec ses prolos nomadisés, ses cow-boys (Albert Dupontel) et ses Indiens (hier Gérard Depardieu, aujourd’hui Benoît Poelvoorde), les seuls en capacité de nous faire rire dans un monde désertifié et dépeuplé. Parce qu'il n'y aurait plus personne parmi un peuple captif de la massification consumériste pour réussir à rire comme à faire rire et, depuis ce rire, promettre la morsure fatale, à pleines dents, dans la chair du Grand Capital. Il s'agissait dès lors moins pour Gustave Kervern et Benoît Delépine de consigner la disparition objective de la classe ouvrière que d'en relayer le discours hégémonique dans les séquences cinématographiques du rire cynique contemporain. « Le peuple doit être méprisé et méprisable pour que se réalise l’utopie conservatrice du néolibéralisme rêvant d’une démocratie dépeuplée et réservée à une étroite élite "capacitaire" » (Annie Collovald, Le "Populisme du FN" un dangereux contresens, opus cité, p. 234).

 

 

2/ Le Havre (2011) d’Aki Kaurismäki

 

Le bleu du peuple


 

http://ts4.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4654272088768795&id=78fe8e91b304877a84ff0b997550c195Le terme de populisme souffre d’une dépréciation idéologique accomplie par des intellectuels « antitotalitaires » comme Pierre-André Taguieff, à la fois persuadés que les extrêmes (gauche et droite) se touchent et se confondent, et que le peuple est censé désirer l’autoritarisme de l’un ou l’autre bord politique. Le discrédit jeté sur l’appel au peuple n’empêche pas de rappeler que le populisme a historiquement désigné le courant artistique (particulièrement littéraire) puis politique qui, dans le courant du 19ème siècle, en Russie comme aux Etats-Unis, et avant l’imposition du discours marxiste au sein du mouvement ouvrier international, défendait la cause du peuple des travailleurs opprimés. Il aura fallu attendre le précieux travail de la politiste Annie Collovald (Le « Populisme du FN » : un dangereux contresens, éd. Croquant, 2004) pour arracher de la nécessaire critique du nationalisme raciste du Front National le terme de populisme afin de neutraliser le trope dominant de la politologie médiatique selon lequel les masses populaires seraient forcément autoritaires et dès lors censément désireuses de la solution politique la plus brutale. Il est certain que le terme de peuple est retors, bien plus ambivalent politiquement que le concept marxiste de classe. Son caractère amphibologique, comme l’a fait justement remarquer Giorgio Agamben, induit « une oscillation dialectique entre deux pôles opposés : d'une part l'ensemble Peuple comme corps politique intégral, de l'autre le sous-ensemble peuple comme multiplicité fragmentaire de corps besogneux et exclus » (in Moyens sans fins. Notes sur la politique éd. Payot & Rivages, 2002 [1995 pour la première édition]), p. 41). A partir de cette fracture (« biopolitique » ajouterait Giorgio Agamben dans la continuité philosophique de Michel Foucault) entre deux acceptions antagoniques, et sur la base disjonctive de l’élection politique de la seconde acception contre la première (non pas le Peuple mais le peuple, autrement dit les classes populaires si l’on veut fondre populisme et communisme), nous n’hésitons pas à affirmer que les œuvres cinématographiques, entre autres de John Ford et Pier Paolo Pasolini hier, de Pedro Costa, d’Aki Kaurismäki et Robert Guédiguian aujourd’hui, sont puissamment populistes. Parce que leur vision respective du peuple distingue celui-ci de son appropriation et de son incorporation étatique. Que l’on ne s’y trompe pas : le succès critique du nouveau long métrage du cinéaste finlandais présenté en compétition officielle lors du dernier Festival de Cannes n’empêche pas aujourd’hui certaines piques de fuser afin de tenter de troubler le concert forcément ambigu de l’éloge consensuel. Si ces piques ratent leur cible (on pense ici particulièrement à l’injuste dureté des critiques de Jean-Philippe Tessé répétées à plusieurs reprises dans les Cahiers du cinéma de décembre 2011, n° 613), c’est qu’elles confondent le consensus critique (souvent rare et toujours minoritaire) avec le consensus idéologique réellement existant. Deux rapprochements fallacieux avancés par Jean-Philippe Tessé afin de décrier la faiblesse de la réelle portée politique du film Le Havre seront aisément réfutables. La référence au film de Jean-Pierre Jeunet, Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001), afin de discréditer le film d’Aki Kaurismäki sous prétexte qu’ils conteraient pareillement la fable d’un peuple irréel à l’humanisme pittoresque et vieillot, repose sur l’idée implicite que la ville du Havre aurait été formellement dégraissée de toute sa pâte réelle, à l’instar du Montmartre numériquement nettoyé du film de Jean-Pierre Jeunet. Pourtant, l’esthétique privilégiée par l’auteur de Au loin s’en vont les nuages (1996) ne consiste pas à retrancher du réel filmé, à l’aide de la palette graphique et des effets spéciaux numériques, les signes impurs d’une altérité qui serait dérogatoire en regard de la fiction racontée. Au contraire, il s’agit ici d’ajouter à ce réel les touches colorées (affiches du cirque Fratellini) et picturales (les nuances bleu-clair tant affectionnés par le cinéaste) qui poussent la réalité documentaire du lieu en direction de sa sublimation fictionnelle. La fiction ne consiste donc pas ici à effacer l’impureté ontologique de la réalité comme l’aurait dit André Bazin, mais bien à en radicaliser l’existence pour y planter la possibilité fictionnelle d’autres possibilités existentielles. De la même façon, affirmer l’égalité formelle entre le traitement représentatif des enfants Rom de Polisse (2011) de Maïwenn Le Besco et le jeune migrant originaire du Cameroun du film Le Havre est tout simplement faux. Quels rapports, sinon d’exclusion réciproque, existe-t-il entre la séquence des enfants tirés d’une réalité opprimée afin d’effectuer une danse émouvant les acteurs professionnels dans le film de Maïwenn Le Besco, et celles montrant un enfant dont la seule aspiration pour la réussite de son projet migratoire ne nécessite absolument aucune explicitation ou émotion actorale pour s’accomplir ? Blondin Miguel interprétant Irissa ne propose pas aux acteurs professionnels (André Wilms, Evelyne Didi, Kati Outinen, Jean-Pierre Darroussin, Jean-Pierre Léaud, Pierre Etaix) d’entrer dans la danse mimée de la gaieté consensuelle afin de refouler hors-champ la violence sociale du dehors documentaire. Au contraire, acteur égal aux autres acteurs, il incarne l’un des termes forts d’une collectivité populaire et fragmentaire (une « communauté désœuvrée » dirait Jean-Luc Nancy), ouverte sur son impérieuse capacité à une solidarité dès lors préservée de toute passion ou pression identitaire.

 

http://ts3.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4546223570224218&id=cc9be414bbe8a02527a2b9ffbffdb1c8Le Havre ne propose donc pas une fiction consensuelle qui serait nostalgique (ou compensatoire comme c’est encore le cas avec le symptôme Intouchables, fable de l’ascension sociale qui substitue à la transformation de la structure d’ensemble de la domination l’élection par le fric et l’amitié). Le film offre au contraire à notre regard le contrechamp politiquement salvateur aux représentations médiatiques et policières dominantes selon lesquelles les migrants seraient identifiés à l’indignité d’une vie dégradée provoquant tantôt la crainte xénophobe, tantôt l’apitoiement humaniste, tantôt encore la charité (post)chrétienne. C’est la dernière pique, redondante car adressée à deux reprises dans les Cahiers du cinéma, et elle ne désigne que l’incompétence, sinon la bêtise crasse de son auteur. La séquence de l’ouverture du conteneur dans lequel se cachent depuis plusieurs jours des migrants illégaux serait-elle à ce point « immonde » ou « ignoble » parce qu’elle exposerait les corps propres, bien habillés ou colorés, d’une indignité dès lors formellement inconsistante ? D’une part, les reflets jaunâtres aux pieds des migrants manifestent la réalité d’incompressibles pressions matérielles, en même temps que leur caractère pictural en neutralise la naturalité obscène. La fiction n’est pas ici un substitut compensatoire, mais bien l’instrument dialectique d’une sublimation comme on l’a déjà dit. D’autre part, et corrélativement, la puissance des visages, fermes, durs, volontaires, expose le vêtement symbolique d’une dignité éthique qui disparaît continuellement dans les représentations policières et médiatiques dominantes promouvant l’exhibition obscène d’une humanité déchue dans une souffrance abêtissante. Les migrants frappés par l’état d’exception les cantonnant dans l’invisibilité que sanctionne l’illégalité administrative de leur situation déchoient de trois façons dans cette « vie nue » dont parle Giorgio Agamben : à la suite de la précarité de leurs conditions matérielles d’existence, de la violence policière administrée par l’Etat, et enfin de l’enregistrement médiatique de leur avilissement dès lors qu‘il est soustrait de l’analyse de ses raisons objectives. Il n’y a donc aucune nécessité pour un cinéaste d’ajouter une quatrième couche dans la monstration d’une indignité qui ne saurait pour autant faire oublier l’immense dignité dont les migrants font preuve, y compris dans l’épreuve, et qui n’est quant à elle quasiment jamais montrée. La fiction, avec ses personnages improbables et ses couleurs pastel, sa temporalité indécise et son ancrage ouvert aux quatre vents des origines géographiques, sa dramatisation distanciée et son humour pince-sans-rire (La Fée de Dominique Abel et Fiona Gordon y a été récemment tourné), est le voile permettant de voir ce qui, sinon, brûlerait les yeux à force d’obscénité. Comme le bouclier d’Athéna qui permet, comme l’avait noté Siegfried Kracauer dans sa Théorie du film. La Rédemption matérielle de la réalité (éd. Flammarion, 2010), de voir et combattre la Gorgone Méduse sans être hypnotisé et statufié par son regard. La fiction est cet alètheia (ce « dé-voilement » pour user d’un terme heideggerien) qui permet de vêtir une nudité insupportable pour ceux qui la vivent comme pour ceux qui en sont les spectateurs, tout en rendant manifeste le voile oublié de pudeur et de dignité offert par le visage des migrants à ceux qui les offensent, police et chiens de garde médiatiques. C’est le regard informé par la peinture hollandaise de Pedro Costa filmant le peuple abîmé de Fontainhas dans En avant, jeunesse ! (2006). Ce sont les effets de montage ainsi que le noir et blanc contrasté du documentaire épique Qu’ils reposent en révolte (des figures de guerres I) de Sylvain George tourné dans la « jungle » de Calais (dont il est d’ailleurs question dans le film d’Aki Kaurismäki : cf. Des nouvelles du front cinématographique (70) : si loin l'étranger, si proche le migrant sans-papiers). C’est désormais le bleu du film Le Havre.

 

http://ts3.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4695967631803354&id=73e4274a735645b22cad7f6469e7a375Entre la touche picturale de jaune et les regards fixes et fiers de la séquence du conteneur dans Le Havre, il y a donc un écart esthétique par rapport à la réalité policière ou médiatique. Et cet écart, qui n’est pas synonyme d’effacement hygiénique ou de déni compensatoire, propose la relève dialectique d’une réalité reconnue mais inconnue, une réalité oubliée et ici dévoilée (« alètheia », c’est aussi le « a » privatif et l’oubli de « lèthè ») par une fiction qui en révèle les sublimes idéalités. D’une part, au cœur de l’avilissement des conditions matérielles du peuple des migrants, c’est la dignité déniée des sujets qui en sont les victimes mais qui ne se satisfont pas de la posture victimaire. D’autre part, dans la relative précarité des conditions d’existence du peuple des sédentaires, c’est aussi la dignité des sujets qui reconnaissent dans l’urgence de la situation connue la nécessité éthique de cette inconnue ou cette oubliée des idéologues de tous bords : la solidarité. En ce sens, Le Havre est le parfait contrepoint au film de Robert Guédiguian, Les Neiges du Kilimandjaro (2011) inspiré par le poème de Victor Hugo, Les Pauvres gens (et Jean-Pierre Darroussin fait évidemment le raccord entre les deux films). Sauf que la fable mi-pagnolesque mi-brechtienne plantée dans le décor connu du quartier marseillais de l’Estaque proposée par Robert Guédiguian insiste sur la contradiction au sein des classes populaires salariées entre les stables qui ont pu accéder à la propriété et les instables qui en sont exclus, sur les effets idéologiques en termes de division déterminés par cette contradiction, et sur l’autre contradiction qui pèse structurellement sur elle : la lutte des classes en régime capitaliste. C’est seulement cette insistance didactique sur une contradiction comme production secondaire de la lutte des classes (le peuple divisé des travailleurs) qui autorisait au bout du compte le geste de solidarité si bouleversant avec lequel se concluait Les Neiges du Kilimandjaro. Le film d’Aki Kaurismäki expose pour sa part un peuple sans contradiction, au-delà de toute division. Même le flic (Jean-Pierre Darroussin) s’inscrit in fine dans l’entreprise de solidarité initiée par Marcel Marx (André Wilms), revenant de La Vie de bohême (1992). Ou alors, c’est le zélé dénonciateur, mais il a la trogne grotesque de Jean-Pierre Léaud, et n’apparaît pas du coup crédible. L’utopie kaurismäkienne véhiculerait-elle alors une vision fantasmatique d’un peuple introuvable, car inexistant, et qui expliquerait les attaques brutales relayées dans les pages des Cahiers du cinéma ? Mais ce serait ne rien comprendre au geste cinématographique d’un cinéaste pour qui, comme pour Gilles Deleuze, « le peuple manque ». Le peuple est ce qui fait défaut, au sens où manquent aujourd’hui les appareils politiques capables d’en intensifier la subjectivité au point critique de la séparation avec l’identification étatique. Règnent, du coup et pêle-mêle, publics, usagers, clients, auditoires, ménages, individus : soit toutes les formes de l’absence d’un peuple comme d’une entité sociale doublement désireuse de la fin de la division sociale en classes antagonistes et de l’émancipation en regard de la tutelle étatique. Ou bien alors, si le peuple est inexistant, il l’est au sens d’Alain Badiou dans Le Réveil de l’histoire (Circonstances 6, éd. Lignes, 2011, par exemple p. 87) : le peuple, classes ouvrières nationales ou migrants internationaux, est ce qui aujourd’hui compte pour presque rien. Et ce peu d’existence appelle dialectiquement un relèvement qui peut, pour le philosophe, prendre la forme du soulèvement, de l’émeute immédiate de la jeunesse ouvrière des pays occidentaux à l’émeute historique du printemps arabe. Si le peuple manque ou existe peu dans la réalité policière et médiatique de la France contemporaine, il existera de manière intense dans Le Havre comme cet horizon en regard duquel, idéalement, notre réalité devrait tendre. Comme cette idéalité (ou cette « sublimité » dirait Bernard Stiegler) dont l’expression phénoménale n’est possible que pour autant qu’elle est soutenue par quelques idées fondamentales et indiscutables. Comme l’égalité dans la solidarité.

 

http://ts2.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4904209105158837&id=d305c1ab5de68f971e0a9cb0ee6d9328L’appropriation partielle d’éléments appartenant à l’esthétique bressonienne, comme la raideur des corps et le statisme des postures, l’anti-psychologie du jeu et la litote dans la fragmentation des plans, ne vise pas à reconduire les signes d’un fétichisme cinéphilique, mais à promouvoir formellement l’accord de fond entre le représenté et la représentation. Ainsi, la droiture de personnages dont la pauvreté matérielle n’empêche pas l’élévation au rang d’inusables archétypes peut s’articuler avec une mise en scène dans le même mouvement économique et idéogrammatique. Le filmage stoïque en à-plats frontaux et découpes incisives n’indique alors pas autre chose que la volonté esthétique d’une mise à plat tant éthique (l’affirmation d’une subjectivité qui est le contraire d’un assujettissement) que politique (la rupture avec l’ordre existant). Rien d’autre à voir que ce qui s’expose, de manière frontale autant que stylisée, et en dehors de toute opposition entre surface et profondeur : soit l’humble dignité des dominés telle qu’elle en vêt et neutralise l’humiliante nudité. De la même façon, l’utilisation picturale des trois couleurs primaires (avec la domination de bleus dont Aki Kaurismäki ne cesse de décliner la palette à chaque film) ne cherche pas seulement à indexer l’évocation de la grande peinture (ici Claude Monet – c’est le nom du flic – dont la fameuse toile peinte en 1872 au Havre, Impression soleil levant, représente l’acte fondateur de l’école impressionniste) sur les processus de légitimation de l’art cinématographique. Le caractère défraîchi des couleurs primaires, loin des dissonances pop de cinéastes des années 1960 comme Jean-Luc Godard, manifeste là encore un effort de stylisation qui vaut comme sublimation : les couleurs ne symbolisent ici rien, sinon qu’elles sont l’expression esthétique de la persistance de quelques idées pouvant ré-enchanter la réalité. L’accord des couleurs (primaires) indiquerait (primordialement) une égalité dans la solidarité qui, malgré leur teinte défraîchie, affirme sa persistance idéelle. Dire du film qu’il est désuet ou vieillot n’informerait du coup que du désir apolitique de parachever la désuétude d’idées, actuellement ternies mais aussi éternellement intempestives, que le film soutient frontalement en les inscrivant, sous la forme stylisée de quelques façades repeintes, dans la réalité documentaire du Havre. C’est d’ailleurs la conjonction de l’actualité (documentaire : du tournage au Havre à la question du sort et du tort politique des migrants illégaux) et de l’inactualité (fictionnelle : la fable de la solidarité populaire par-delà toute séparation nationale) du film d’Aki Kaursmäki qui assure qu’il est notre contemporain, en tant que le contemporain désigne justement, pour Giorgio Agamben (Qu’est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008), la césure structurale entre l’actuel et l’inactuel, entre le présent et le passé. On se souvient d’ailleurs que L’Homme sans passé, grand succès cannois de l’année 2002, racontait déjà l’histoire d’un personnage qui perdait à la suite d’une agression la mémoire, qui littéralement perdait son passé. Mais c’était pour mieux conquérir un nouveau présent lui ouvrant un avenir insoupçonné : non plus celui de la répétition de la crise conjugale dont il était issu, mais l’avenir politique d’une communauté bricolée au-delà de tout repli individualiste dans la sphère privée. Entre les types de voiture ou de téléphone datant des années 1950 ou des années 1970 et les références au cinéma de Marcel Carné et Jacques Prévert (la conjointe de Marcel Marx s’appelle Arletty et le docteur interprété par Pierre Etaix se nomme aussi Becker), entre une citation littéraire de Franz Kafka et deux chansons de Damia, entre un rock finlandais en musique de fosse et un autre de Little Bob en musique d’orchestre, Aki Kaurismäki balise en poète inspiré un territoire utopique qui, arraché d’attaches nationales (on y croise Finlandais et Camerounais, Vietnamiens, peut-être quelques Belges, et un cerisier final digne de Yasujiro Ozu), se joue des temporalités hétérogènes pour mieux exprimer à la fois l’inactualité de l’idée de solidarité et son caractère éternel. Et cela, malgré toutes les entreprises idéologiques de ternissure. C’est pourquoi, s’agissant de son incarnation populaire, l’idée d’égalité dans la solidarité ne se discute pas. C’est l’aspect le plus radical du film Le Havre : son refus de faire de cette idée un sujet de discussion et de division. La solidarité relève ici d’un impératif catégorique, d’une idée régulatrice et éthique sur laquelle il ne s’agit pas de discutailler. Parce que discuter de la solidarité, c’est céder sur son caractère impératif, c’est ralentir son effectuation. L’horizon de cet impératif populaire, c’est dans le film une couleur : c’est ce bleu kaurismäkien. Et ce bleu émeut, bouleverse, fracasse même tant notre réalité s’en colore si peu. Etre à la hauteur éthique de ce qu’un film expose de manière fulgurante, en dehors de toute identification héroïque puisqu’il s’agit de montrer un enchaînement collectif et anonyme d’actes hétérogène aux enchaînements policiers, c’est soutenir et réaffirmer ce bleu. Et c’est vouloir en intensifier la puissance. Afin que le peuple manque moins et, en existant davantage, n’autorise plus les idéologues médiatiques à parler en son nom pour mieux le rendre silencieux. Que le peuple revienne à la vie après une longue convalescence, telle Arletty. Qu’il refleurisse, tel le cerisier japonais avec lequel se clôt Le Havre. Ce film dont la grandeur, pour parler comme André Malraux, rappelle la grandeur que les pauvres gens ont en eux.

 

 

3/ Les Neiges du Kilimandjaro (2011) de Robert Guédiguian

 

Les bleus du peuple



http://ts3.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4903096702075970&id=53448e576202a9e3a5f4cebcc96106e5Depuis Le Dernier été (1981) jusqu'au succès de Marius et Jeannette (1997), Robert Guédi

guian a su circonscrire un territoire cinématographique singulier dont les dimensions symboliques excèdent son lieu originel d'inscription documentaire, soit le quartier de l'Estaque, pour atteindre à l’universel. Entre la faconde marseillaise héritée du cinéma de Marcel Pagnol et le didactisme militant issue du théâtre de Bertolt Brecht, le cinéaste a su dresser la scène d'un petit théâtre social à l’intérieur duquel la parole populaire se confronte aux nouvelles contradictions d'une époque marquée par l’hégémonie néolibérale et, corrélativement, le reflux du militantisme politique (PCF) et syndical (CGT) jusque-là traditionnel. Le microsystème cinématographique mis au point par Robert Guédiguian se mit à bégayer vers la fin des années 90, tantôt parce qu’il perdait son subtile équilibre esthétique entre pagnolisme et brechtisme au profit d'un didactisme par trop consensuel (A La place du cœur en 1998), tantôt parce qu'il s'amusait volontairement de ses propres errements ou impasses en les déconstruisant sans pour autant réussir à sortir vainqueur de cette mauvaise passe critique (A l'attaque en 2000). La Ville est tranquille (2001) ouvrit alors une nouvelle époque marquée par une plus grande ambition narrative (en l'occurrence ici le film choral aux dimensions marseillaises excédant donc la petite scène de l'Estaque). Après ce film ambitieux et à moitié convainquant, mais s’il témoignait par défaut d’une nette volonté de dépassement, ont succédé trois films parmi les meilleurs jamais réalisés par le cinéaste, Marie-Jo et ses deux amours (2002), Mon père est ingénieur (2004) et Le Promeneur du Champ de Mars (2005). La fable sociale est alors parvenue à se transmuer en allégorie (du) sublime, pour le premier film de l'amour tragiquement réfractaire à tout arrangement conventionnel, pour le deuxième film du militantisme en attente de sa rédemption messianique, pour le troisième film du spectre du socialisme distinct du corps en trop de l’agonisant François Mitterrand. Est venue ensuite une passe de trois films traduisant le désir presque ludique d'expérimentation de formes a priori éloignées des habitudes de la petite maison Guédiguian. D’abord Le Voyage en Arménie (2006) comme un road movie sur les terres natales de la famille du réalisateur. Ensuite Lady Jane (2008) proposant une réflexion à moitié réussie sur le pardon inscrite à l'intérieur d'un film noir comme hérité des années 1970. Enfin L'Armée du crime (2009) portant sur la grande question de la subjectivation militante vectorisée par l’histoire du groupe de résistance communiste formés autour de l'arménien Missak Manouchian pendant la seconde guerre mondiale. Si ce dernier film peinait à s'émanciper d'un pesant académisme « téléfilmesque » concernant la reconstitution historique, il proposait malgré tout de réfléchir sur la nécessité éthique du militantisme politique afin de se libérer de la pulsion vengeresse animant au départ les jeunes hommes regroupés autour de leur leader. Avec son dix-septième long métrage en trente années d'exercice, Robert Guédiguian en revient donc à l'Estaque. Mais il s’agit moins d’en repasser par une sorte de perpétuelle case-départ rassurante que d’en profiter pour problématiser à nouveaux frais, et à partir des expériences cinématographiques accumulées au cours de la dernière décennie, le motif fondamental de la pertinence sur le plan éthique de la nécessité politique de la subjectivité militante. Et ce d'autant plus quand les archaïsmes mythiques propres à la pulsion vengeresse risquent de miner la solidarité ouvrière et d’anéantir l’unité populaire.


http://ts1.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=5045968776266052&id=e3b77816c51c604bbb17d09a41165ef5Comme on l'aime ce petit peuple de l'Estaque, quand il s'expose sous la forme de la discussion syndicale animée et de la résistance festive face au licenciement collectif. De la célébration amicale de l'un des leurs et de la réunion familiale propice à révéler les contradictions intergénérationnelles entre charges parentales et obligations militantes. Ou encore de la fête ouvrière comme rituel chargé de symboliser (et même performer au sens d’un énoncé performatif : dire c’est faire – cf. Des nouvelles du front cinématographique (49) : Howard Hawks et Joel & Ethan Coen) l’unité toujours menacée d’un groupe social risquant avec le chômage la désagrégation. Comme on est donc heureux de retrouver ces corps qui, malgré le vieillissement, ou plutôt grâce au temps qui passe et marque les visages, incarne de manière si bouleversante la persévérance par-delà la tristesse des temps d'une certaine idée de l'amitié et du collectif, Ariane Ascaride (ici dans le rôle de Marie-Claire), Jean-Pierre Darroussin (dans celui de son époux Michel), Gérard Meylan (dans le rôle de l'ami et beau-frère Raoul). La déclaration d'amour publique du second à la première émeut d'autant plus qu'elle exprime une réelle affection déterminée par l'existence d'un réel collectif (une communauté semblable à celle du cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche – cf. Des nouvelles du front cinématographique (67) : Les Chants de Mandrin) qui permet au cinéma de Guédiguian d'exister depuis trente ans. On en serait presque à vouloir qu'il ne leur arrive rien à ces gens tant ils soutiennent une idée vaillante du collectif, cette idée qui vient parfois à manquer ou peut faire défaut dans nos existences quotidiennes. Même le licenciement de vingt ouvriers de la SNM, Michel inclus, se trouve ressaisi dans une dynamique solidaire qui permet largement de compenser le choc pour ce dernier de la privation d'emploi à cinquante ans. Pourtant, on ne l'avait pas vue, on ne voulait pas la voir, mais elle était pourtant là, la contradiction déniée et refoulée qui guette son retour en obligeant le groupe à redéfinir ainsi ses principes moraux et politiques. Une partie de cartes sympathique dont on aimerait qu'elle dure plus longtemps est brutalement interrompue, comme si la séquence de la mort violente de l'enfant dans Lady Jane venait percuter la célèbre partie de cartes de Marcel Pagnol présente dans Marius (1932). L'argent amassé par les proches de Marie-Claire et Michel afin de leur offrir le voyage en Tanzanie dont ils avaient toujours rêvé (d'où l'amour de l'héroïne pour la chanson de Pascal Danel inspirée par la nouvelle éponyme de Ernest Hemingway écrite en 1936 qui donne son titre au film) aura fait des envieux, y compris parmi le groupes d'ouvriers licenciés dont fait partie Michel. Relevons ici l'intelligence du casting : Grégoire Leprince-Ringuet (dans le rôle de Christophe, l'un des braqueurs de la famille) et Robinson Stévenin (dans celui du commissaire) interprétaient dans L'Armée du crime deux résistants communistes dont le militantisme les arrachait subjectivement à la pente autodestructrice, archaïque et régressive de la vengeance. Aujourd'hui, les mêmes acteurs représentent pour l'un un flic, pour l'autre un voyou, dans tous les cas un peuple dévoyé car inconsistant, sans idéal ni désir subjectif fort.


http://ts1.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4610699638539232&id=da3d1fbd74fa217c8a40662c82a38aafA partir de cette situation dramatique, le film Les Neiges du Kilimandjaro articule de manière incisive trois choses décisives. La première, qui d'ailleurs manifeste la subtilité didactique d'un film échappant à toute forme de schématisme, rappelle que la contradiction principale entre salariés (autrement dit travailleurs subordonnés) et employeurs (à qui les précédents ont subordonné leur force de travail pour vivre) telle qu'elle peut déterminer le licenciement collectif au début du film s'est vu substituée par une contradiction secondaire faisant oublier ou refoulant la première. Cette contradiction est celle qui sépare au sein du peuple ouvrier les salariés stables ayant pu accéder à la propriété et jouir le plus des conquis sociaux des soixante dernières années, des salariés instables, forcément plus jeunes (ou issus de l’émigration-immigration), forcément précaires et donc incapables d'une quelconque épargne. C'est sur cette contradiction objectivée par les travaux sociologiques d'Olivier Schwartz (Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, éd. PUF, 1990), d'Olivier Masclet (La Gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, éd. La Dispute, 2003), de Michel Pialoux et de Stéphane Beaud (Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, éd. La Découverte, 1999 ; Violences urbaines, violences sociales. Genèse des nouvelles classes dangereuses, éd. La Découverte, 2005), que surfent les discours de la droite dure et de l'extrême-droite quand ils cherchent à faire oublier la contradiction principale en surinvestissant la contradiction secondaire pour mieux diviser les classes populaires et faire refluer la conscience de leurs intérêts pratiques. Il faut pour le petit peuple d'ouvriers intégrés et stables de l'Estaque sortir des murs de son petit théâtre résidentiel et aller voir du côté des quartiers prolétarisés de Marseille (les quartiers Nord, tant stigmatisés dans les médias, comprennent certes l'Estaque mais ce dernier quartier y apparaît comme la seule poche résidentielle) pour éprouver cette division l'obligeant à repenser ses fondamentaux. C'est le deuxième point qui fait l'intelligence du film de Robert Guédiguian, lorsque Christophe arrêté explique au tribunal à Michel que le principe de sélection par le hasard des vingt ouvriers promis au licenciement collectif pour raisons économiques était profondément injuste. Et cette injustice à été relayée par l'homme qui représente pour son groupe l'intégrité éthique sur le plan militant et syndical. Parce que le hasard ne fonctionne qu'à partir du moment où il s'exerce sur des individus occupant des situations égales. Or, dans le contexte du film, la situation était vouée à l'inégalité des positions, entre Michel bénéficiant de ressources diverses (économiques mais aussi sociales et symboliques) lui permettant de mieux résister à la violence du licenciement que Christophe particulièrement dépourvu de tous ces types de capitaux (pour parler comme Pierre Bourdieu). Michel, dont on connaît l'amour pour le super-héros Spiderman, peut secrètement (ou avec la complicité tacite de Raoul) s'enorgueillir d'avoir manipulé le hasard en ayant pioché un bulletin à son nom lors du vote afin d'être inclus dans les licenciements, mais il doit déchanter quand il comprend implicitement que sa conception de la justice était mois égalitaire que libérale (et même quasiment digne d'un théoricien comme John Rawls). Le hasard en se cas sert moins la démocratie comme le relevait déjà, même si négativement, Platon (comme le rappelle Jacques Rancière dans son livre La Haine de la démocratie, éd. La Fabrique, 2005) qu'il promeut une « inégalité des chances » (pour reprendre l'expression du sociologue libéral Raymond Boudon) dont souffrent davantage les instables que les stables éprouvant la condition ouvrière (cf. Egalité, équité, égalité des chances : de l'ordre des mots).

 

http://ts3.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4584603404207250&id=2732019e61b7bc4738ddab09049fc3b3Certes, Les Neiges du Kilimandjaro réitère un motif déjà rencontré dans Lady Jane et L'Armée du crime, à savoir la nécessité éthique de sublimer la pulsion vengeresse, tantôt pour le premier film en pardon, tantôt pour le second film en investissement subjectif militant. Mais cette fois-ci il propose une synthèse de ces deux options sous le double patronage du Discours à la jeunesse de Jean Jaurès prononcé à Albi en 1903 et du poème Les Pauvres gens de Victor Hugo tiré du recueil La Légende des siècles paru en 1854. C'est le troisième et dernier point qui parachève la grandeur du film de Robert Guédiguian. La grandeur qui est ici celle de demander au petit peuple dont il représente les aventures « de dominer ses propres fautes, d'en souffrir mais de n'en pas être accablé et de continuer son chemin » (Jean Jaurès). En particulier ici en montrant in fine l'adoption des deux petits frères de Christophe incarcéré par ceux qu'il a au début du film violemment agressés en les délestant de leurs économies (comme c'était déjà le cas dans le poème de Victor Hugo). Cette adoption, expression politique d’un groupe social rompant avec le « jus sanguinis » le plus étroitement familialiste, ne relève pas d'un geste charitable et humaniste susceptible de compenser une culpabilité quelconque (par exemple celle d’ouvriers envers un autre ouvrier envoyé par leur faute en prison). Parce que la question n’est plus celle de la culpabilité mais désormais celle de la responsabilité. S'il n'est nul besoin d'aller en Afrique pour découvrir les bêtes sauvages qui, comme le dit sardoniquement Christophe, vivraient en fait dans les quartiers populaires prolétarisés, il n'est nul besoin non plus d'aller très loin pour découvrir que l'utopie est juste à côté de chez soi. Car ce geste adoptif n'a pas d'autre horizon que celui de la solidarité de classe (comme on la voit à l’œuvre avec l’étranger dans Le Havre d’Aki Kaurismäki), la solidarité des classes populaires réinstaurée au lieu même des divisions sociales instituées de l’extérieur (l’extériorité du rapport capitaliste de subordination salariale) qui les fracturent en les opposant les unes contre les autres. Les neiges éternelles de la solidarité de classe : ce en quoi Les Neiges du Kilimandjaro, en ressemblant lointainement au premier long-métrage de Pier Paolo Pasolini Accattone (1960), dispose d'une grandeur qui, pour parler comme André Malraux, révèle aux gens du peuple, malgré les coups reçus et les bleus, la grandeur insoupçonnée qu’ils ont en eux. La révélation de cette grandeur insoupçonnée manifeste ultimement la confiance lucide que Robert Guédiguian accorde au peuple, à partir du moment où rien n’est nié ni dénié s’agissant des contradictions sociales qui, creusant et minant son devenir, œuvrent à la fabrication idéologique de son impuissance politique.  

 

« Le secrétaire de l'Union des Ecrivains

Fit distribuer des tracts dans la Stalinallée.

Le peuple, y lisait-on, a par sa faute

Perdu la confiance du gouvernement

Et ce n'est qu'en redoublant d'efforts

Qu'il peut la regagner.

Ne serait-il pas

Plus simple alors pour le gouvernement

De dissoudre le peuple

Après l'insurrection du 17 juin,

Et d'en élire un autre ? ». On reconnaît là le fameux poème de Bertolt Brecht intitulé La Solution (in Poèmes. 7, 1948-1956, éd. L’Arche, 2000, p. 11). La dissolution est expressément du côté du film Le Grand soir, ces derniers se méprenant sur leurs propres visées puisqu’ils croient politiquement contester une désertification sociale là où ils instruisent idéologiquement la dissolution symbolique du peuple. A l’opposé, du côté des films Le Havre ainsi que Les Neiges du Kilimandjaro, il s’agit de réinscrire dans le domaine des fictions populaires nationales le récit du peuple en ses contradictions (nationales, salariales), leur expression autorisant justement la nécessité de la reprise ou de la relève dialectique de l’apparition du peuple compris comme classes populaires en tant que sujet divisé d’une histoire qu’il subit autant qu’ils peut aussi en réécrire la narrativisation. Entre la vision défiante d’un peuple inconsistant (et stigmatisé comme tel) proposé par le film de Gustave Kerven et Benoît Delépine et celle d’un peuple consistant dans les films d'Aki Kaurismäki et de Robert Guédiguian en tant que classes populaires travaillées par le double jeu (interne et externe) de leurs contradictions, réside l’intervalle propice à l’affirmation, en regard des formes consensuelles de stigmatisation et de résignation à l'adresse du populaire, d’une décision politique qui, quoi qu’il arrive, ne cédera jamais sur la « confiance du peuple » (Slavoj Zizek, Pour défendre les causes perdues, éd. Flammarion-coll. « La bibliothèque des savoirs », 2012 [2008 pour l'édition originale], p. 312).

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25 août 2012 6 25 /08 /août /2012 18:41

« Il y a dans l’attitude des hommes d’aujourd’hui une duplicité qui crée chez la femme un déchirement douloureux ; ils acceptent dans une assez grande mesure que la femme soit une semblable, une égale ; et cependant ils continuent à exiger qu’elle demeure inessentielle ; pour elle, ces deux destins ne sont pas conciliables ; elle hésite entre l’un et l’autre sans être exactement adaptée à aucun et c’est de là que vient son manque d’équilibre » écrit Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe paru en 1949 (1. Les faits et les mythes, éd. Gallimard-coll. « folio », 1976, p. 406). La duplicité masculine, parce qu’elle détermine la domination que la classe des hommes exerce sur celle des femmes dans le cadres des « rapports de sexage » (pour employer la terminologie de Colette Guillaumin), se traduit sous la forme d’un clivage, de la « double injonction contradictoire » suivante (c’est le fameux « double bind » décrit par Gregory Bateson et l'Ecole de Palo Alto dans leurs travaux sur la schizophrénie durant les années 1960). D’une part, l’égalité concrète des hommes en tant que classe de sexe dominante détermine structurellement l’égalité abstraite entre cette classe et celle des femmes ainsi vouées à l’inessentiel (divisé entre le « naturel » d’un côté et le « frivole » de l’autre), parce que le rapport de domination induit un mode fondamentalement ambivalent, puisque fait tout à la fois de relation et de privation, de ressemblance et de dissemblance. D’autre part, la duplicité masculine selon laquelle les hommes et les femmes sont égaux pour autant que les hommes le sont plus (concrètement) que les femmes induit, dans le rapport social de domination ici privilégié, le déchirement féminin pour lequel l’égalité se dit comme un droit mais en même temps ne se vit pas comme un fait. Les femmes seraient alors littéralement les faux-semblants des hommes, leurs semblables-dissemblables, leurs égaux abstraits, leurs doubles inessentiels (les « autres » des « uns » pour parler comme Christine Delphy : ici, ici, ici et ici). « Chez l’homme il n’y a entre vie publique et vie privée aucun hiatus : plus il affirme dans l’action et le travail sa prise sur le monde, plus il apparaît comme viril ; en lui valeurs humaines et valeurs vitales sont confondues ; au lieu que les réussites autonomes de la femme sont en contradiction avec sa féminité puisqu’on demande à la ‘‘vraie femme’’ de se faire objet, d’être l’Autre » (Simone de Beauvoir, opus cité, p. 406-407). Le constat matérialiste de Simone de Beauvoir qui date déjà de plus de soixante ans n’aurait que très peu changé d’après Christine Delphy, malgré des avancées réelles dans les droits et dans les faits, abstraitement et concrètement, qui ont été obtenues à force de luttes par les militantes féministes à partir de la fin des années 1960 (cf. Genre et rapports sociaux de sexe de Roland Pfefferkorn). La fin des années 1940 et la fin des années 1960 a vu également émerger l’époque moderne de l’art du cinéma dont la grande nouveauté s’est notamment traduite, d’après le Gilles Deleuze de la fin de Cinéma 1. L’image-mouvement (éd. Minuit-coll. « Critique », 1983) et du début de Cinéma 2. L’image-temps (éd. Minuit-coll. « Critique », 1985), par la crise de l’image-action, la montée des situations optiques et sonores pures, le ré-enchaînement des images à partir de leur écart ou disjonction. La nouveauté esthétique du cinéma moderne en tant qu’il a promu l’écart (par rapport à la norme du récit linéaire classique) et la disjonction (par rapport au tout supposément conjonctif de l’unité audiovisuelle du film) a alors inscrit la question problématique du devenir contradictoire des femmes, dont la classe est alors clivée entre les antinomies de l’adhésion aux normes masculines, de la reconnaissance égalitaire et de l’exigence d’autonomie, comme motif paradigmatique soutenant la nouvelle esthétique disjonctive. Même si l’analyse faite par Geneviève Sellier de la Nouvelle Vague (exemplaire représentante française de l’affirmation du cinéma moderne) dans l’ouvrage coordonné par Catherine Marry et Ilana Löwy et intitulé Pour en finir avec la domination masculine (éd. Les Empêcheurs de tourner ne rond, 2007, p. 221-224) rend compte des ambiguïtés d’un mouvement cinématographique « masculin singulier » (pour reprendre ici le titre de son ouvrage sur la question : La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, éd. CNRS, 2005), il n’en demeure pas moins vrai que la représentation au cinéma des femmes comme classe dominée et déchirée connaît alors de nouveaux déploiements propices à l’expression des temps qui alors changeaient. La grande nouveauté de l’époque concernant la classe des femmes consistait alors dans son inclusion (bloquée depuis l’entre-deux-guerres) dans le monde du travail salarié. Il est vrai aussi que Geneviève Sellier sous-estime dans son article la puissance critique du cinéma de Claude Chabrol (Les Bonnes femmes a été à sa sortie en 1960 interdit aux moins de 18 ans, ce qu’elle ne dit pas, parce qu’il dressait un constat radical consacré à la bêtise relationnelle induite par la domination masculine). Elle oublie également de faire référence au couple égalitaire dans la création cinématographique formée par Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville à partir du début des années 1970 et surtout par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub dès le début des années 1960 (cf. Des nouvelles du front cinématographique (41) : Straub, encore et toujours). Elle ne développe enfin ni le cas de Jacques Rivette (seulement cité), immense cinéaste attentif au désir d’émancipation des femmes, ni ne mentionne celui de Jacques Demy, un cinéaste proche de la Nouvelle Vague qui, on l’oublie aussi, a raconté avec L’Evénement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune (1973) la fiction d’un homme qui tombe enceint (une histoire alors complémentaire de la lutte des femmes pour choisir sans contrainte leur grossesse) et qui, avec Lady Oscar (1979), a proposé le récit (adapté d'un manga japonais) d'une femme qui se fait passer pour un homme à l'époque de la Révolution française. Il serait également intéressant de s’intéresser aux cinématographies plus ou moins voisines de la France et contemporaines de la Nouvelle Vague pour y retrouver ou y découvrir des films originaux dont la modernité esthétique se conçoit en relation avec l’expression de la duplicité masculine corrélative du déchirement féminin. La sortie ou ressortie conjointe de Femmes entre elles (1955) de l’italien Michelangelo Antonioni, Hanyo (La Servante en français) du sud-coréen Kim Ki-young (1960) et Lola (1961) du français Jacques Demy offre ainsi une belle occasion, outre de revisiter (et réviser) le jugement de Geneviève Sellier, de vérifier que la modernité cinématographique, en tant qu’elle se soutient d’une esthétique disjonctive, pose à nouveaux frais la question du devenir contradictoire des femmes. En proposant de nouvelles problématisations également attentives à la fois aux formes de la domination (masculine) comme aux désirs d’émancipation (féminine), ces trois films, certes originaires de pays bien différents mais tous (Corée du sud comprise) marqués par un modèle hétéro-patriarcal relativement similaire, témoignent d’une époque où l’autonomie des femmes est un désir réel qui se paie à un prix parfois très cher mais souvent assumé (voir aussi Des nouvelles du front cinématographique (6) : sexisme et cinéma, trois études de cas). Qu’il s’agisse du suicide de l’une et du sacrifice pour une autre d’une possibilité conjugale au nom de sa carrière professionnelle dans Femmes entre elles. Qu’il s’agisse encore de l’ascension sociale bourgeoise de l’une s’appuyant sur l’assujettissement domestique d’une autre dans La Servante. Qu’il s’agisse enfin de la prostitution de l’une et de la fuite loin du cadre maternel contraignant d’une autre dans Lola. Toutes héroïnes dont la diversité sociale ne neutralise en rien l’idée de l'existence d’une communauté de destin (l’émancipation des femmes et l'abolition du sexisme) en regard de laquelle la classe dominante des hommes pourrait alors vouloir s’affranchir d’une domination qui, structurellement, les domine aussi. 

 

 

1/ Femmes entre elles (1955) de Michelangelo Antonioni :

héroïnes antonioniennes divisées entre pulsion et désir  

 

« Tu t’étonnes que les autres passent à côté de toi et ne sachent pas,

quand toi, tu passes à côté de tant de gens sans savoir,

cela ne t’intéresse pas, quelle est leur peine, leur cancer secret ? »

(Cesare Pavese, Le Métier de vivre, 1952, éd. Gallimard, coll. « folio », 1958, p. 466).

 

http://fr.web.img1.acsta.net/r_640_600/b_1_d6d6d6/medias/nmedia/18/73/31/52/20177967.jpgDans sa célèbre lettre adressée au cinéaste italien Michelangelo Antonioni en 1980, Roland Barthes insiste à juste titre sur la fuite de sens propre à son geste esthétique, sur la difficulté toujours plus accentuée (et cette difficulté soutient précisément le plaisir du spectateur à voir ses films), à mesure de la progression de l’œuvre, à capter et arrêter en significations définitives un sens dont la logique est justement d’être glissante et fuyante, d’être précisément toujours ailleurs, toujours hors-champ. Et quand l’auteur des Mythologies (1957), évoquant le cas précis du film Le Désert rouge (1964), écrit que : « (…) tout se noue et fait mal dans une zone seconde où les affects – le malaise des affects – échappent à cette armature du sens qu’est le code des passions » (extrait du catalogue Tutto Antonioni in 13 giorni cité par Stig Björkman, Michelangelo Antonioni, éd. Cahiers du cinéma/Le Monde, coll. « Grands cinéastes », 2007, p. 81), ses propos valent déjà pour Femmes entre elles (1955), le quatrième long-métrage du cinéaste qui reçut en son temps le Lion d’argent à la Mostra de Venise. Nombreux ont été les commentateurs (par exemple les écrivains Fabio Carpi et Italo Calvino) qui, à l’époque de la sortie du film adapté de la nouvelle Tra donna sole (Trois femmes seules paru en 1949) de Cesare Pavese, avaient insisté sur les affinités esthétiques partagées entre le cinéaste de Ferrare et le romancier de Turin. Avant que, de manière très différente, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ne s’intéressent à plusieurs reprises (avec De la nuée à la résistance en 1979 et la constellation de films courts suivant Ces rencontres avec eux en 2006) à cet écrivain-météore (mort suicidé à même pas 42 ans), Femmes entre elles a donc longtemps représenté la première adaptation d’un texte de Cesare Pavese. Et il est vrai que le désarroi existentiel des femmes appartenant à la bourgeoisie italienne d’après-guerre, entre hédonisme (pour celles qui, comme Mariella, adhèrent sans distance aux règles symboliques de leur monde social) et pragmatisme (pour celles qui, comme Clelia, arrivent à jouer le jeu social tout en se protégeant de ses effets les plus délétères), cynisme (pour celles qui, comme Momina, jouent le jeu en n'épargnant personne afin de s'épargner soi-même) et dépression (pour celles qui, comme Rosetta, ne réussissent plus à tirer leur épingle d’un jeu toujours plus insupportable), est un motif commun à l’auteur du Métier de vivre (1952) et du cinéma de Michelangelo Antonioni. Issu de l’école du néoréalisme (le documentaire Gens du Pô est son premier film réalisé en 1943), le cinéaste avait ensuite réalisé en forme de rupture et dépassement avec les débuts néoréalistes Chronique d’un amour (1950) puis La Dame aux camélias (1953). La même année, il réalise le premier sketch (Tentative de suicide, un court-métrage qui soumet ses trois témoignages documentaires à un procédé de mise en abyme fictionnalisant) du film collectif L’Amour à la ville dirigé par Cesare Zavattini dont la thématique revient donc en force avec Le Amiche (Les Amis en français, le titre original italien de Femmes entre elles, s’éloignant – une fois n’est pas coutume – du titre de la nouvelle adaptée, contrairement au titre français qui est devenu celui de la traduction française de la nouvelle).

 

http://fr.web.img1.acsta.net/r_640_600/b_1_d6d6d6/medias/nmedia/18/73/31/52/20177976.jpgA l'instar du motif du meurtre dont l'exécution, dépassant les intentions de ses auteurs pour excéder toute logique en termes de causalité (objective) et de volonté (subjective), offre le plan de consistance des trois histoires alors censurées de I Vinti (Les Vaincus en 1953) et qui revient régulièrement marquer les films du cinéaste (de Blow-Up en 1967 à Zabriskie Point en 1970), le motif corrélatif du suicide ne cessera également pas de hanter (comme possibilité ou bien comme état de fait) toute l’œuvre antonionienne, déjà avec Chronique d’un amour puis avec Le Cri (1957), L’Avventura (1960), Le Désert rouge (1964) et Le Mystère Oberwald (1980) en passant par Profession : reporter (1975). On remarquera qu'un même caractère indiscernable ou indécidable affecte les meurtres ou les suicides quand ils se produisent, comme s'ils devaient justement soutenir une fuite du sens comme l'a montré dans sa lettre Roland Barthes. Pour autant, et contrairement à Cesare Pavese qui est passé à l’acte en 1950, Michelangelo Antonioni n’a semble-t-il jamais tenté de le faire (à l’inverse par exemple de Jean-Luc Godard, qui a mis en scène plus d’un personnage suicidaire, et qui a tenté plus d’une fois de mettre fin à ses jours). Cela ne l’a pas empêché de considérer que, à l’instar de nombreux de ses contemporains, qu’ « il n'y a qu'un seul problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d'abord répondre » (pour citer la première phrase du Mythe de Sisyphe écrit par Albert Camus en 1942, éd. Gallimard, coll. « folio », 1990, p. 17). De la même façon, quand Cesare Pavese écrit dans Le Métier de vivre, son journal publié deux ans après son suicide et traduit en français en 1958, que « tout le problème de la vie consiste à savoir comment rompre sa solitude et comment communiquer avec les autres » (opus cité, p. 186), il énonce subtilement ce qui, chez Michelangelo Antonioni, a été longtemps résumé à un seul mot (la fameuse « incommunicabilité ») devenu depuis un incontournable cliché que même Stig Björkman dans son ouvrage précédemment cité reprend à son compte sans vraiment discuter ce lieu commun. Peut-être faudrait-il reprendre ici le fil de la critique de ce cliché notamment proposé par Gilles Deleuze et récemment réactualisé par Dork Zabunyan dans son texte « Le nietzschéisme acharné de Michelangelo Antonioni » (in Les Cinémas de Gilles Deleuze, éd. Bayard, coll. « Logique des images », 2011, p. 123-141). Évoquant un faux problème qualifié de « débile » (ibidem, p. 124), Gilles Deleuze a préféré substituer au thème rabattu de l’incommunicabilité la problématique reliant fatigue du vieil Éros (« un symptôme, le plus simple, le plus délectable peut-être de la maladie des sentiments », ibid., p. 128) et inadaptation tout à la fois psychique, sentimentale et affective à un monde moderne dont les coordonnées auraient radicalement bouleversées, notamment à la suite de la seconde guerre mondiale (ibid., p. 134-135). L'incommunicabilité telle qu'elle avait déjà été mise en avant par Cesare Pavese (« Tout le problème de la vie consiste à savoir comment rompre sa solitude et comment communiquer avec les autres ») ne signifierait donc pas autre chose que le malheur de ce qui, vécu collectivement, échoue à se dire et se résoudre individuellement. Le malheur de Rosetta (Madeleine Fischer), qui tente de suicider au début du film et qui répète son geste en réussissant son coup la seconde fois, malheur auquel répond de différentes manières celui de ses amies Clelia (Eleonora Rossi Drago), Momina (Yvonne Furneaux), Mariella (Anna Maria Pancani) et Nene (Valentina Cortese), toutes impuissantes à prévenir cette répétition, est dans son caractère indicible (et même impensable puisqu'il fait fuir le sens comme l'aurait dit Roland Barthes) la résultante d'un désarroi fondamentalement collectif. « (…) les passions tristes dont souffrent les personnages d'Antonioni ne les concernent pas eux seuls ; elles permettent de cartographier les sentiments qui sont diffus au sein d'une communauté (ou d'une catégorie sociale) à un moment donné de son histoire » (Dork Zabunyan, op. cit., p. 128).

 

http://images.allocine.fr/r_640_600/b_1_d6d6d6/medias/nmedia/18/73/31/52/20177975.jpgA la différence de Cesare Pavese qui avait privilégié la subjectivité du personnage de Clelia (en laquelle il disait se reconnaître), au détriment des autres personnages féminins et en reléguant les personnages masculins à l'arrière-plan, Michelangelo Antonioni aidé de ses deux coscénaristes Suso Cecci d'Amico et Alba de Cespedes (deux femmes lui permettant ainsi de mieux saisir la sensibilité de ses héroïnes) filme un pur « gestus », au sens brechtien de rapports sociaux incarnés dans un complexe de propos et de gestes a priori isolés (cf. « Nouvelle technique d’art dramatique », in Écrits sur le théâtre, éd. L’Arche, 1972 [1941 pour le texte], p. 95). Pour cela, il met au point une technique de filmage qui, culminant dans Le Cri et surtout  L'Avventura, privilégie grâce à la longueur des plans (parfois ce sont des plans-séquence mais ils sont imperceptibles) et des mouvements de caméra (à peine visibles car peu appuyés) des images montrant le plus souvent trois ou quatre personnages, deux occupant l'avant-plan en train de discuter pendant que le troisième, à l'arrière-plan, les observe. A l'instar de Clelia qui observe Momina venue informer dans une galerie d'art le peintre Lorenzo (Gabriele Ferzetti, dans un rôle d'artiste malheureux qui annonce celui de l’architecte raté Sandro dans L'Avventura) de la tentative de suicide de Rosetta qui fut son modèle (elle a été et sera à nouveau pour le pire son amante), pendant que sa nouvelle compagne Nene considère également de loin la scène. Cette technique filmique induit des plans soumis à des scénographies mouvantes et compliquées semblables aux jeux de billard quand ils sont à trois, quatre, voire cinq bandes, puisque de surcroît les personnages dans le champ peuvent faire plus ou moins implicitement référence à des personnages hors-champ (on songe alors à des scénographies semblables offertes par le cinéma de Jacques Rivette, par exemple avec Hurlevent en 1985 d'après Charlotte Brontë dans lequel on trouvera significativement un billard). Rosetta occupe alors un point de « torsion symptomale » (pour le dire de manière lacanienne) qui fait de son absence dans le champ une présence hors-champ, telle une tache spectrale pesant sur ses amis. Ceci préparant d'ailleurs à la disparition sans retour du personnage d'Anna (Lea Massari) dans L'Avventura, puis celui (presque sans retour) de Mavi dans Identification d'une femme (1982), en passant encore par l'agonie du personnage de l'écrivain Tommaso au début de La Notte (1961). Sauf que cette présence-absence spectrale n'induit, contrairement à ce que le spectateur pourrait attendre, ni culpabilité (morale et collective) ni responsabilité (individuelle et éthique). C'est comme si la tentative de suicide de Rosetta n'avait jamais eu lieu, épiphénomène vite oubliable mais, comme on va le voir, dont la tache spectrale va malgré tout persister. Ainsi, à chaque personnage sa tactique d'évitement ou de déni, sauf que leur congruence va justement déterminer la répétition de l'acte suicidaire, le grossissement de la tache sous la forme d’un cadavre. Ainsi, Lorenzo renoue sur le même mode du pis-aller sentimental avec Rosetta, alors même que c'est cette façon d'être aussi inconséquent sur le plan des sentiments qui va ramener l'amoureuse malheureuse sur le rivage du suicide (elle finira par se noyer). Alors que Momina profite cyniquement de la situation pour exercer son rôle de dominante au sein du groupe, Mariella préfère rire d'un suicide dont elle croit être épargnée en préférant la légèreté ludique des libertinages à la gravité inutilement cérémonieuse de l'amour. Quant à Nene, cette situation lui profite objectivement puisqu'elle lui permet de récupérer Lorenzo, l'homme qu'elle aime dont l'amour lui coûtera le prix du sacrifice de sa propre carrière artistique. Seule Clelia qui a découvert le corps inanimé de Rosetta dans une chambre d'hôtel jouxtant la sienne au début du film tentera de tout faire pour extirper du cercle infernal du malheur amoureux une jeune femme dont elle sent confusément qu'elle pourrait facilement y retomber. Femmes entre elles ne raconte alors pas d'autre histoire que celle des effets de rebond qui, entre les atermoiements égoïstes des uns et la douleur impartageable des autres, assurent au mauvais infini de la répétition mortifère sa pleine reconduction. Dans ce monde bourgeois aliéné où personne ne veut endosser ni responsabilité ni culpabilité, un suicide manqué précède, annonce et prépare un suicide réussi en venant confirmer à tous qu'il est l'indicible et bien réel, la tache impossible produite par leur absence à eux-mêmes, ainsi qu'aux autres.

 

http://images.allocine.fr/r_640_600/b_1_d6d6d6/medias/nmedia/18/73/31/52/20177974.jpgLe cinéaste originaire de Ferrare parti filmer dans la ville (Turin) de l'écrivain piémontais n'a pas oublié l'héritage pictural de l'école de Ferrare où, à l'époque de la Renaissance italienne, dominaient les portraits désaffectés du peintre Cosmè Tura (on pense en particulier ici aux visages de Momina, dur, et de Nene, lointain) et les tableaux sur-cadrés de son pair Francesco del Cossa (quand Michelangelo Antonioni disperse par exemple dans le cadre ses personnages tous reliés, entre l'avant-plan et l'arrière-plan, par plusieurs lignes de cadrage géométriques). C'est qu'il est nécessaire de mobiliser les ressources plastiques d'un tel héritage pour exprimer, au-delà des mots qui manquent et des esprits qui sont désorientés, un mal de vivre qui ne s'incarne ici (un suicide répété, la première fois raté, la seconde fois réussi) que pour autant qu'il concentre et répercute, diffracte et réfracte celui de tous. Il faut par exemple considérer la séquence de la sortie au bord de la plage, sorte d'esquisse à de nombreuses séquences similaires à venir dans d'autres films du cinéaste (de l'île de L'Avventura à la cabane de la plaine du Pô dans Le Désert rouge en passant par le désert de Mojave de Zabriskie Point), pour y reconnaître le fameux motif nietzschéen de la croissance du désert. « Le désert croît. Malheur à qui protège le désert » : cette phrase de l'ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) qui est au cœur de la conférence en deux cours de Martin Heidegger intitulée Qu'appelle-t-on penser ? (1951-1952) pourrait largement aider à commenter l’œuvre entière de Michelangelo Antonioni. Et la séquence en question au bord de la plage contient en elle-même tout un désert virtuel protégé par ceux qui, en s'adonnant aux plaisirs qui sont des tromperies (quand Mariella flirte avec l'amant de Momina, Cesare, joué par Franco Fabrizi), ne voient pas que Rosetta, pour sa première sortie après sa tentative de suicide, est attirée par une étrange boîte noire enroulée dans les vagues qui valent déjà tragiquement comme l’annonce de son futur linceul. Femmes entre elles multiplie ainsi les moments d'étrangeté cinématographiques, investissant les interstices (ce que disent mieux le titre original de la nouvelle, ainsi que le titre français du film) dans lesquels se nichent, tels les grains de sable de la plage, les petits événements qui offrent les variations d'une même « torsion symptomale » selon laquelle la pulsion de mort qui a emporté Rosetta est la pulsion de mort propre au groupe social auquel elle a appartenu. Ainsi, quand Momina apparaît devant la porte de la chambre de Clelia pour s'entretenir avec le fonctionnaire de police, l'ombre de la seconde apparaît sur la porte ouverte par la première, comme si se fondaient, fugitivement et virtuellement, leurs images respectives. Ainsi, quand le groupe se pose dans un restaurant populaire de Turin, il est rejoint peu après par Cesare et le nouvel amant de Mariella qui, derrière la vitre où ils passent, semblent par un curieux reflet pénétrer dans un restaurant voisin, juste en face de celui où la caméra inscrit spatialement cette perception. Avec la boîte noire sur la plage et ce sable qui vient souiller les vêtements des bourgeois libertins en balade au bord de la plage (avant les couples de L'Avventura et de La Notte dont la relève sera symbolique offerte par la dissémination partouzarde et édénique de Zabriskie Point), ces nœuds étranges forment une constellation de taches obscures qui, du cadavre de Blow-Up à l'étrange concrétion végétale de Identification d'une femme, exposent peut-être le traumatisme de ce que Jacques Lacan nommait la « jouissance de l'Autre » : «(...) alors que l'on pourrait prétendre que, pour Lacan aussi, le ''lieu de naissance'' de la psychanalyse réside dans l'expérience traumatique que fait l'enfant de l'impénétrable ''tache obscure'' qu'est la jouissance de l'Autre, qui vient perturber le calme de son homéostasie psychique, Lacan détermine le fantasme comme une réponse à l'énigme de cette ''tache obscure'' (désignée, dans son ''graphe du désir'', par la question ''che vuoi ?'' – ''que veut l'Autre de moi ? Que suis-je [en tant qu'objet] pour l'Autre, pour son désir ?'') » (Slavoj Zizek, Le Sujet qui fâche, éd. Flammarion, 2007 [1999 pour la première édition], p. 387). La réponse fantasmatique à cette question de savoir ce que veulent les autres de moi consiste alors en un violent passage à l'acte au terme duquel le réel d'un cadavre vient symboliser le caractère collectif d'une pulsion de mort qui, au-delà de la répétition du geste suicidaire de Rosetta, tache tout le groupe. Car la pulsion induisant de trouver « satisfaction dans le mouvement circulaire de manquer son objet de façon répétée » vient clore « l'écart constitutif du désir : la boucle close sur soi d'un mouvement répétitif circulaire remplace un effort infini », la visée élémentaire de tout désir consistant alors dans le fait «de se soutenir (…) dans son état de non-satisfaction » (Slavoj Zizek, op. cit., pp. 400-401).

 

http://images.allocine.fr/medias/nmedia/18/73/31/52/20177973.jpgEntre Rosetta dont le suicide répété et la mort accomplie affirment conjointement la violence pulsionnelle des échanges symboliques soudant le groupe social dont elle relève et Clelia dont le refus de l'amour de Carlo (l'assistant de l'architecte Cesare) au nom de la poursuite de sa carrière professionnelle assurant son autonomie matérielle, autrement dit entre d’une part la figure suicidaire dont l'acte impossible parachève la perpétuelle répétition pulsionnelle en même temps qu’il rompt subjectivement avec elle et d’autre part la figure qui ne cède pas sur son désir d'autonomie se glissent les autres figures grises, du renoncement à la carrière artistique au nom de la jouissance de l'autre (Nene par rapport à Lorenzo), du cynisme protecteur en regard de la mollesse et la bêtise des autres (Momina par rapport à Cesare), et de l'hédonisme inconséquent car sans conscience (Mariella). L'exercice minutieux de cartographie de la faillite sentimentale contemporaine (bourgeoise ici en attendant sa déclinaison prolétaire dans Le Cri) se clôt sur une image d'une remarquable modernité, en ce sens complètement optimiste malgré la tristesse relative à la mort de Rosetta et au retour de Clelia à Rome (son passage par Turin, ville de son enfance pauvre, n'ayant alors eu pour seul effet que de lui rappeler fortement la nécessité répétée de la rupture avec cette même ville). Alors que Clelia monte dans le train nocturne l'emmenant à Rome, espérant secrètement que Carlo vienne quand même lui faire ses adieux, ce dernier se présente bien mais, caché derrière un vendeur de journaux, observe le départ du train sans se montrer à celle qu'il a en toute sincérité aimée (il représente en ce sens aussi l'antithèse de l’obscur Lorenzo et du falot Cesare). Le train parti (avec Clelia dans la profondeur de champ), Carlo sort alors du champ (par la droite du cadre) : ce dernier plan amorce l'horizon ultimement moderne du cinéma antonionien selon lequel les femmes, désormais maîtresses de leur destin, n'ont définitivement plus besoin des hommes pour vivre une vie accomplie. Malgré l’aliénation spécifique des femmes originaires de la bourgeoisie, la fin du modèle hétéro-patriarcal se devine déjà dans la fin du film Femmes entre elles

 

 

2/ Hanyo – La Servante (1960) de Kim Ki-young : 

dialectique de la domination, virevoltes de l’oppression 

 

http://images.allocine.fr/r_640_600/b_1_d6d6d6/medias/nmedia/18/89/91/91/20120410.jpgEn 1945, la Corée est libérée de la domination militaire japonaise. Les deux grands vainqueurs de la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis d’un côté et de l’autre l’URSS, se partagent le gâteau coréen en 1948 : le nord reviendra au second, le sud aux premiers. Il faut la guerre de Corée entre 1950 et 1953 pour entériner militairement un partage de la péninsule coréenne qui se perpétue encore aujourd’hui. Membre du mouvement nationaliste, Syngman Rhee devient le premier président de la République de Corée à partir de 1948 et, jusqu’à sa démission en 1960, établit un gouvernement autoritaire inféodé aux intérêts économiques et géopolitiques étasuniens. Réélu en 1952 puis et 1956, son impopularité grandissante alimente de nombreux mouvements sociaux qui prennent appui sur les irrégularités constatés lors du dernier scrutin présidentiel afin d’exiger l’arrêt de la dérive politique autocratique constatée. Démissionné grâce à la forte mobilisation étudiante d’avril 1960, Syngman Rhee s’efface (en s’exilant à Hawaï) au profit de Yun Po-sun, un ancien proche du président démissionnaire qui rejoint l’opposition et participe en 1955 à la fondation historique du parti démocrate. Les élections de juillet 1960 consacrent la victoire de ce parti, et Yun Po-sun est élu au mois d’août suivant premier président de la seconde République de Corée. L’état de grâce du nouveau régime parlementaire ne durera pas : en mai 1961, le général Park Chung-hee dirige un putsch qui neutralise politiquement le président, ce dernier ne le restant formellement que jusqu’à sa démission en mars 1962. Avec ce coup d’Etat militaire largement surdéterminé par la « Realpolitik » étasunienne, le général Park Chung-hee instaure l’interruption de la démocratisation du régime afin de lui substituer un état d’exception formalisé en 1971 et qui durera plusieurs années après son assassinat en 1979, et ce jusqu’au retour des élections libres et du parlementarisme en 1987. Le texte de Hubert Niogret intitulé « La Servante » et paru dans le numéro d’été de la revue de cinéma Positif (n° 617/618, juillet-août 2012) a parfaitement raison d’insister sur l’originalité de Hanyo comprise en relation avec l’importance historique du contexte, autrement dit la période comprise entre l’été 1960 et le printemps 1961. Cet intervalle aura été effectivement profitable à un cinéaste, Kim Ki-young, qui a décidé d’investir la libéralisation politique en cours pour mettre en œuvre un projet radical : Hanyo (La Servante en français). Ce film représente pour son auteur un moment à ce point important (on aurait presque envie de dire matriciel si la fiction n’appelait pas une critique aussi violemment radicale de la famille hétéro-patriarcale et de sa reproduction) qu’il en réalisera plusieurs remakes : Woman On Fire (1971), The Insect Woman (1972) et The Insect Woman (1982). Contemporain du grand cinéaste japonais naturaliste Shohei Imamura (qui réalise en 1963 un film intitulé La Femme insecte !), Kim Ki-young est l’autre grand cinéaste sud-coréen avec Im Kwon-taek, même si ce dernier bénéficie d’une plus grande reconnaissance internationale (et notamment française depuis les sorties à succès de La Chanteuse de Pansori en 1993, du Chant de la fidèle Chunyang en 2000 et de Ivre de femmes et de peinture en 2001). Alors qu’ils ont commencé à tourner des films à peu près au même moment, aux alentours des années 1950 (La Province de Yanksiang en 1955 pour Kim Ki-young et Adieu fleuve Duman d’Im Kwon-taek en 1956 sont leur premier long-métrage), Im Kwon-taek dispose d’un œuvre forte d’une centaine de titre (jusqu’à Souvenir en 2007), quand Kim Ki-young n’a réalisé qu’une douzaine de longs-métrages jusqu’à Carnivore en 1984. Son décès accidentel avec son épouse dans l’incendie de sa maison en février 1998 n’a pas à l’époque aidé une entreprise légitime de reconnaissance. Pourtant, ce cinéaste est adulé depuis de plusieurs années par de nombreux réalisateurs plus jeunes qui, de Park Chan-wook à Bong Joon-ho en passant par Kim Ki-duk et Im Sang-soo, n’ont jamais cessé de clamer que Hanyo représentait aujourd’hui le manifeste classique d’un désir de cinéma alors brutalement moderne et radicalement transgressif. D’ailleurs, Im Sang-soo a lui-même initié en 2010 son propre remake du film-phare de Kim Ki-young intitulé The Housemaid et projeté en compétition officielle du Festival de Cannes (cf. Des nouvelles du front cinématographique (35) : panorama non exhaustif des films de la rentrée 2010).

  

http://images.allocine.fr/r_640_600/b_1_d6d6d6/medias/nmedia/18/89/91/91/20120415.jpgLa rétrospective de l’œuvre ici méconnue de Kim Ki-young à la Cinémathèque française en décembre 2006, et surtout la restauration de Hanyo en partenariat avec la Korean Film Archive et la World Cinema Foundation de Martin Scorsese autorisent enfin la nouvelle visibilité d’un film proprement hallucinant. Il l’est probablement davantage d’ailleurs que son remake sud-coréen de 2010, ainsi que des films pouvant légitimement lui être rapprochés, comme The Servant (1963) de Joseph Losey, Les Abysses (1963) de Nico Papatakis à partir de l’histoire des sœurs Papin dont s’était déjà inspirée Jean Genet pour sa pièce Les Bonnes (1947), voire Roulette chinoise (1976) de Rainer Werner Fassbinder ou encore La Cérémonie (1995) de Claude Chabrol. Sait-on que l’actrice qui incarne la servante dans le film de Kim Ki-duk, autrement dit Lee Eun-shim dans le rôle de Myeong-sook, a été à ce point identifiée à son personnage hué par un public hystérique lors des projections du film dans la Corée du sud de 1960-1961 que sa carrière en a été irrémédiablement brisée ? Pourtant, Hanyo ne ressemble vraiment pas, loin s’en faut, au lynchage en règle d’une domestique dont les fantasmes sexuels débridés et la méchanceté diabolique finissent par nuire et même détruire une petite famille bourgeoise modèle qui, dans son grand cœur, lui aurait donné la possibilité généreuse de travailler dans de bonnes conditions. Au contraire, le film de Kim Ki-young fait preuve d’un sens obstinément rigoureux et conséquent de la dialectique qui, multipliant thèses et antithèses, ou mieux négations et négations de la négation, lui permet de tordre et vriller sur lui-même son sujet afin de lui faire cracher tout son jus. Radicalement hégélien, Hanyo consiste en effet en une puissante représentation allégorique de la dialectique du maître et de l’esclave qui, à chaque séquence, monte d’un cran ou même mieux se tord autour de son axe comme autant de tours d’écrou afin d’entortiller l’objet du film (et lui tordre le cou comme tente de le faire l’époux sur celui de la servante), aussi fascinant que viscéralement haï : la famille hétéro-patriarcale sud-coréenne. Monter d’un cran : c’est alors l’importance de l’escalier et de ses marches structurant la verticalité ascendante (symbolisant le désir d’ascension sociale) ou descendante (manifestant l’angoisse de la régression et de la chute) de la maison dans laquelle vient se lover la folie individuelle et collective de protagonistes dont la bêtise respective alimente structurellement le chaos pulsionnel général. Tour d’écrou : c’est alors l’importance des travellings, ou bien latéraux qui, de droite à gauche comme de gauche à droite (comme une écriture en boustrophédon), glissent le long du balcon pour relier par-delà l’escalier qui sépare les deux espaces la chambre des époux à celle de la domestique. L’investissement cinématographique de la maison, à partir de son escalier central, conduit à proposer une série de plongées (selon que la caméra est située en haut) et de contre-plongées (selon qu’elle est située en bas) qui dialectise le positionnement des personnages, tantôt dominants, tantôt dominés, le rapport de domination ne cessant donc de se traduire en interchangeabilité positionnelle. Ce sont encore ces séries articulant d’autres travellings, avant comme arrière, qui s’éloignent des fenêtres (et des vitres sur lesquelles coule une pluie abondante et quasiment ininterrompue), ou bien qui reviennent afin d’instruire une dynamique faite d’alternance entre contraction et dilatation, grossissement et écrasement. Comme si la perception filmique elle-même plongeait dans une vision (au moins autant organique que mentale ou psychique) d’une maison subjectivée par le délire (notamment sexuel) de ses propres habitants. Tous éléments stylistiques qui font donc système en même temps qu’ils relaient ou font rebondir la dynamique dialectique générale que peut encore exprimer le plan sur lequel s’imprime le générique-début, soit les mains des deux enfants de la famille qui s’amusent en créant et s’échangeant des figures géométriques avec un élastique. A chaque passation de l’élastique entre les deux joueurs, c’est une nouvelle figure géométrique proposée qui vient à son tour symboliser la perpétuelle reconfiguration diabolique des relations nouées entre la servante, le mari, son épouse et leurs deux enfants (un jeune garçon mesquin et son aînée, une jeune adolescente handicapée affligée de deux béquilles). A mesure que le récit monte d’un cran en termes de tension relative à la promiscuité de personnages qui se méfient les uns des autres pour finir par se haïr et se souhaiter la mort (en tentant même de l’infliger), la narration propose à chaque fois un nouveau tour d’écrou dialectique afin de rendre manifeste le caractère d’oppression générale propre aux rapports de domination et auxquels ni les dominés bien sûr, mais ni les dominants non plus, ne peuvent échapper. Jusqu’à ce que le final de Hanyo, véritable twist digne de The Woman In The Window (1945) de Fritz Lang (et plus récemment Audition du cinéaste japonais Takashi Miike en 1999), offre l’ultime tour (d’écrou : pourquoi pas, au vu d’une narration qui rétrospectivement projette le doute sur son récit, ne pas penser alors au Tour d’écrou écrit par Henry James en 1898 ?) du film sous la forme d’une virevolte dont le spectateur ne sait pas d’abord, tant il est sonné, si elle est virtuose ou révoltante. Si elle est scandaleuse parce que déniée et inassumée. Ou bien, mieux, si, en étant totalement assumée, elle désire en fait scandaliser.

 

http://images.allocine.fr/r_640_600/b_1_d6d6d6/medias/nmedia/18/89/91/91/20120414.jpgAu bout du dernier tiers, la tension dans Hanyo a atteint son paroxysme. En effet, la servante devenue la maîtresse de l’époux contraint par sa conjointe à s’exécuter en suivant les ordres de la première afin d’éviter que la révélation publique de leurs turpitudes ne jette le discrédit sur leur famille décide de se suicider avec l’homme qu’elle aime follement. Tous deux boivent, l’un après l’autre, une eau mêlée de poison (la mort-aux-rats ayant servi à exterminer les rongeurs tapis dans les recoins de la maison nouvellement agrandie) qui vient à bout de leur vie. On relèvera que, en toute logique systémique, le recours au poison aura été lui aussi dialectisé à plusieurs reprises : Myeong-sook fait semblant d’en donner au garçon qui ne cessait pas de la moquer au début, et ce dernier qui croit avoir été empoisonné meurt accidentellement en tombant de l’escalier ; sa sœur tentera pour se venger d’empoisonner pour de vrai la domestique mais échouera, ainsi que sa mère qui croit avoir versé le produit dans le plat destiné à la servante alors qu’en fait celle-ci l’a remplacé par de l’eau sucrée afin de confondre toute tentative de meurtre à son encontre. Pendant que la servante meurt allongée sur les marches du fameux escalier (telle une portée musicale à l’image de celle feuilletées par le pianiste), ce dernier agonise aux pieds de sa compagne qui, jetée dans le travail de la couture afin de gagner le salaire que son mari ne touche plus depuis qu’il a progressivement abandonné son poste de professeur de musique à l’usine, ne le voit presque pas mourir à ses pieds. Cut. Nous comprenons alors que ce récit est la transposition subjective, à forte teneur fantasmatique, d’une lecture d’un fait divers faite par l’épouse à son mari pendant que les enfants s’amusent avec leur élastique, et que la servante remplit discrètement ses fonctions domestiques. Le dernier plan consistant alors en une adresse directe et frontale aux spectateurs (particulièrement masculins) effectuée par le personnage masculin expliquant, l’air incroyablement enjoué, qu’il faut toujours se méfier des choses du sexe si l’on veut préserver sa famille de la honte, de la dégradation et du chaos. Si ce rappel à l’ordre semble représenter à première vue un geste de déni hypocrite par rapport au reste du film (sur le mode : « rien n’a eu lieu, ce n’était qu’un mauvais rêve, rentrez chez vous et dormez tranquilles »), son ressort comique (le personnage est hilare en s’adressant aux spectateurs) le rend totalement non-crédible. Ultime tour d’écrou dialectique qui parachève la puissance de grotesque et de bouffonnerie dont a puissamment témoigné Hanyo, mais qui appartient aussi à tout le cinéma sud-coréen. Cette passion sud-coréenne du grotesque et du bouffon, autrement dit du rire à partir du pire (l’humour permettant ainsi de faire passer la pilule de l’obscène, comme du sucre par-dessus du poison), est lors de cette dernière séquence inséparable du trouble quant à l’origine du déploiement fantasmatique d’un cauchemar retraduisant dans la famille du film le cauchemar vécu par la famille du faits divers (et en cela d’ailleurs, Hanyo se distingue tant de The Woman In The Window et Audition que de son propre remake réalisé par Im Sang-soo). En effet, ce délire prend-il sa source dans l’oreille du personnage qui écoute (le mari) ou bien dans l’oreille du personnage qui lit (l’épouse), dans l’oreille des enfants qui jouent à côté tout en écoutant distraitement ce que se disent leurs parents ou bien dans celle de la servante qui apparaît derrière la porte afin d’effectuer son service ? Cette indistinction du point d’origine à partir duquel se branche la perspective narrative est riche de significations possibles ou équivalentes. Le délire est-il le fait d’un personnage ou bien de plusieurs ? Telle séquence appartiendrait-elle à ce personnage et telle autre séquence appartiendrait-elle à un autre ? La mort du cadet résulte-t-elle du fantasme inavoué de la sœur dont elle est le souffre-douleur ? La liaison adultère de l’époux avec la servante (déjà chauffé par deux de ses élèves ouvrières de l’usine, la première se suicidant pendant que la seconde est celle qui lui présente Myeong-sook) relève-t-elle de l’espace fantasmatique de l’époux ? Le sens de l’abnégation prend-il son origine dans la tête de l’épouse, pendant que le pouvoir de la servante sur cette famille bourgeoise est-il le fruit de son délire à elle ? S’il est rigoureusement impossible de trancher entre toutes ces versions possibles, et si cette impossibilité donne au film de Kim Ki-young un côté perspectiviste nietzschéen (bien que la question de la morale des maîtres et des esclaves paraisse ici devoir davantage s’inspirer de la philosophie hégélienne) qui n'a pas été conservé par Im Sang-soo dans son remake de Hanyo, il n’en demeure pas moins passionnant que Hanyo ait su déployer un étrange espace cinématographique à la fois subjectif-fantasmatique et pluri-individuel. Sans compter qu’il est particulièrement difficile de marquer nettement le passage narratif entre la situation objective de la famille de Hanyo et le délire fantasmatique qui en révèle les démons refoulés. Plus précisément, le film a réussi à inventer et mettre en place une machine grotesque et effrayante, fascinante et délirante, car branchée dans la subjectivité de ses personnages afin de rendre compte du plus profond de leur être (social ou symbolique tout autant que mental ou psychique) de leur accord complexe, compliqué car contradictoire, avec les rapports sociaux de domination qui les déterminent à la fois objectivement et subjectivement. Car, comme l’affirme le constructivisme structuraliste du sociologue Pierre Bourdieu, les structures objectives n’apparaissent légitimes et pertinentes que pour autant qu’elles se doublent et se dédoublent en structures subjectives. C’est bien dans les institutions et dans les têtes que la domination se fonde en fondant, en même temps et dialectiquement, sa légitimité.

 

http://fr.web.img1.acsta.net/r_640_600/b_1_d6d6d6/medias/nmedia/18/89/91/91/20120413.jpgLa dialectique du maître et de l’esclave : tel serait donc exemplairement le récit allégorique proposé par les films précédemment cités de Kim Ki-young, mais aussi de Joseph Losey, Nico Papatakis, Rainer Werner Fassbinder, Claude Chabrol, Takahi Miike et Im Sang-soo (mais on aurait pu citer tant d’autres films consacrés à ce sujet, de la version de l’ouvrage d’Octave Mirbeau Le Journal d’une femme de chambre réalisée par Luis Buñuel en France en 1964 à celle mise en scène par Jean Renoir à Hollywood en 1946 – cf. Des nouvelles du front cinématographique (44) : Lang et Renoir, à l'épreuve de la guerre et de l'exil hollywoodien). Car, dès qu’il y a de la domesticité entendue à l’époque moderne comme rapport social de subordination salariée du travail domestique externalisé ou sous-traité de l’épouse (qui l’accomplissait jusque-là gratuitement et au bénéfice de son conjoint et de ses enfants) à une personne extérieure (payée pour faire office de servante), il y a la reproduction de rapports de servitude résultant de la conjonction du salariat et du patriarcat. Envisagée dans une perspective dialectique, cette reproduction de la domination se complique quand le maître découvre qu’il est l’esclave de son esclave, ce dernier se découvrant alors lui-même comme maître de son maître. Du monde antique au monde féodal en passant par le monde bourgeois, l’aliénation de l’esclave ne cesserait par conséquent pas de toujours cacher celle du maître, déniant pour lui ce qu’il affirme pour l’autre qu’il domine dans un jeu tordu de miroirs, de reflets dans d’autres reflets et d’images inversées. On le sait, la « dialectique du maître et de l’esclave » n’est pas qu’une formule proposée par le philosophe G. W. F. Hegel dans sa Phénoménologie de l’esprit en 1807 (section B, IV, A). Elle en constitue le passage le plus fameux, commentée et discutée par plusieurs générations de philosophes (de Jean Hyppolite à Alexandre Kojève qui, dans son Introduction à la lecture de Hegel en 1947, en fait le point névralgique de tout l’hégélianisme au point que cette lecture influencera profondément le marxisme français d’après-guerre). Certes, s’il ne faut pas se méprendre sur les notions hégéliennes de « maître » et d’« esclave » qui désignent moins des « entités socio-symboliques » que des « figures opposées de la conscience » (Olivier Tinland, Maitrise et servitude. Phénoménologie de l’esprit B, IV, A de Hegel, éd. Ellipses, 2003, p. 63), il n’est pas non plus interdit de vérifier dans le particularisme de la situation décrite par le film de Kim Ki-young sa valeur d’universalité telle qu’elle se réfléchit dans la valeur d’universalité appartenant à ce moment de la pensée hégélienne. En effet, la conclusion de cette dernière (rassemblée dans cette phrase du philosophe : « La vérité de la conscience autosubsistante est par conséquent la conscience servile ») signifierait ceci. D’abord, « le fait que le maître ne travaille pas pour lui-même le rend dépendant du serviteur, dans la mesure où il a besoin de lui pour pouvoir jouir de la chose : la maîtrise s’avère comme dépendance à l’égard de la servitude ». Ensuite, « l’être-reconnu du maître par le serviteur ne s’accompagne pas d’une reconnaissance en retour du serviteur par le maître : la condition de possibilité d’un authentique être-reconnu – la stricte réciprocité de la reconnaissance – fait défaut, et le maître, au-delà de son illusoire certitude d’être autosubsistant, ne peut se reconnaître en sa vérité que dans l’objectivité décevante du serviteur ». Enfin, « la conscience servile constitue bien la vérité de la conscience maîtresse, au sens où elle va s’affirmer comme le dépassement de l’impasse de la maîtrise : à la faveur d’un retournement de perspective, le serviteur va réussir là où le maître a échoué, en s’appuyant sur le travail de la chose pour compenser les insuffisances structurelles du rapport de maîtrise et de servitude » (Olivier Tinland, opus cité, p. 41). La sexualisation de la dialectique du maître et de l’esclave proposée par Hanyo extériorise le contenu libidinal d’une « lutte pour la reconnaissance » (pour citer le titre d’un ouvrage du philosophe allemand contemporain Axel Honneth cherchant à renouveler l’héritage hégélien : La Lutte pour la reconnaissance, éd. Le Cerf, 2000) qui s’exerce à l’intersection des rapports sociaux de classe (la prolétaire Myeong-sook issue de la campagne et le couple bourgeois et citadin) et de sexe (les deux femmes d’un côté et l’homme de l’autre). Cette « intersectionnalité » doit en réalité se comprendre structurellement comme congruence de rapports sociaux par ailleurs spécifiques (la sociologue Danièle Kergoat parle à leur sujet de « coextensivité » et « consubstantialité » dans son ouvrage intitulé Se battre, disent-elles..., éd. La Dispute, 2012). Plus radicalement encore, la procréation en tant qu’appropriation du corps des femmes par les hommes accompagne la sexualisation des rapports domination au point où la grossesse de l’une (celle de la servante devenue compagne illégitime) va être sacrifiée (sous la forme d’un avortement) au bénéfice de la préservation de la grossesse de l’autre (celle de l’épouse socialement légitime). Alors commence le chantage manifestant l’essence dialectique des rapports entre les maîtres et les esclaves. D’abord, la servante fait chanter l’époux qui, ayant couché avec elle, refuse de l’avouer à son épouse. Ensuite, l’avortement (alors interdit en Corée) de la servante lui permet de peser d’un pouvoir encore plus grand sur une famille qui, sur le plan domestique, est dominée par les valeurs maritales et genrées d’abnégation de l’épouse au point où le refus du scandale public bénéficie donc au chantage exercé par la première. Enfin, après plusieurs tentatives de meurtres, le double suicide de l’époux et de la servante manifeste symboliquement le triomphe contradictoire de la femme au foyer dont la légitimité dans l’abnégation lui aura quand même coûté la vie de son fils cadet, ainsi que celle de son mari. Le mari qui domine son épouse et sa servante parce qu’elles sont des femmes se voit ainsi dominé par elles, la première parce qu’elle incarne les valeurs domestiques et familiales propres à une sphère privée qui doit être censément préservée de toute intrusion par la loi, la seconde parce qu’elle le fait chanter en usant des prescriptions explicites et implicites concernant l’ordre symbolique hétéro-patriarcal réglementant les rapports sexuels.

 

http://images.allocine.fr/r_640_600/b_1_d6d6d6/medias/nmedia/18/89/91/91/20120412.jpgOn l’a compris, Hanyo multiplie les vrilles et les torsions : comme le film de Kim Ki-young passe du constat clinique de l’intrication des rapports sociaux de domination dans la sphère domestique au film d’horreur (voire le film fantastique comme l’a fait remarquer le critique Jean-Baptiste Thoret : lien) en finissant par la farce grotesque, la domination se comprend en se dédoublant en domination des dominés et domination des dominants pour déboucher sur la relève finale et frontalement exposée du déni et du refoulement collectif. Entre Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock (comment ne pas y penser en effet devant sa maison quasi-gothique, son e

scalier mortel et sa « folle du logis » ?) et Susana la perverse (1951) de Luis Buñuel (deux films marqués par une même folie bourgeoise momentanément déniée dans un semblable final amnésique), Hanyo dispose d’une radicalité dialectique au terme de laquelle se trouve particulièrement reposer la question hégélienne de l’« Aufhebung ». Autrement dit la « suppression d’un terme qui se trouve en même temps conservé comme moment de l’élévation à un terme supérieur, lequel  constitue la vérité du premier » (Olivier Tinland, op. cit., p. 65). En quoi consiste ici cette relève ou ce surpassement ? Car, si d’un côté la famille de Hanyo se reconnaît dans celle du fait divers dont elle se fait la lecture propice à lever en elle la pâte des fantasmes, de l’autre elle dénie aussi par le fantasme avoir vécu ce que nous avions cru jusque-là qu’elle l’avait objectivement vécu. Le fantasme devient alors le lieu subjectif d’une reconnaissance paradoxale : les personnages de Hanyo ne sont réellement monstrueux que pour autant qu’ils décident d’être aveugles aux mécanismes de la domination en même temps qu’ils comprennent imaginairement le caractère fallacieux de leur cécité. La cécité est donc autant le signe d’une reconnaissance que de son refoulement. La reconnaissance réciproque de la folie de l’autre comme reflet de sa folie propre (la reconnaissance de la folie de la servante induit donc la reconnaissance de celle du mari, de son épouse et de leurs enfants) jouit d’un refoulement qui ne fait que retarder le retour dans un réel toujours plus violent du refoulé traumatique. Le refus du réel de la domination pour les personnages du film de Kim Ki-young signifie donc a minima sa reconnaissance fantasmatique et subjective, au moins sa subjectivation. En attendant d’autres torsions, d’autres négations de la négation, pour une autre « Aufhebung » qui alors représenterait le moment (politique) de l’objectivation. Entre Hanyo et L’Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima par exemple, pourrait être tracée la ligne moins de démarcation que de passage entre le fantasme comme lieu subjectif du refoulement et le passage à l’acte comme défoulement par la réalisation du fantasme jusque dans la mort (du maître domestique acceptant dans le film de Nagisa Oshima l’ultime dépossession phallique en se séparant de son reste offert sous la forme de son pénis à son ancienne servante devenue son amante, Sada Abe). Il n’y a donc pas d’avenir pour la famille bourgeoise hétéro-patriarcale, sinon sous la forme négative du refoulement par ses dominants et ses dominés des rapports sociaux qui fondent leur aliénation mutuelle, leur étranglement commun.   

 

3/ Lola (1961) de Jacques Demy : une héroïne divisée entre le réel et le possible 

 

« Mais s'il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu'il ait son droit à l'existence, il doit bien y avoir quelque chose que l'on pourrait appeler le sens du possible. L'homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s'est produit, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ;

et quand on lui dit d'une chose qu'elle est comme elle est, il pense qu'elle pourrait aussi bien être autre »

(Robert Musil, L’Homme sans qualités, nouvelle éd. Seuil, 2004 [1930 pour l’édition originale], tome 1, § 4, p. 34-35)

http://fr.web.img1.acsta.net/r_640_600/b_1_d6d6d6/medias/nmedia/18/91/04/14/20126855.jpgLe premier long-métrage de Jacques Demy est probablement l'un des plus beaux films de la Nouvelle Vague principalement dominée par les critiques des Cahiers du cinéma désormais passés à la mise en scène, tels Claude Chabrol (Le Beau Serge en 1957), François Truffaut (Les 400 coups en 1959), Jean-Luc Godard (A bout de souffle en 1959 également), Jacques Rivette (Paris nous appartient tourné à partir de 1958 et sorti en 1961), Éric Rohmer (Le Signe du Lion réalisé en 1959 et sorti en 1962). Produit par Georges de Beauregard (le producteur A bout de souffle qui avait été convaincu par Jean-Luc Godard de s'intéresser au projet de Jacques Demy), Lola est loin pourtant de ressembler à l'idée que ce dernier s'en avait préalablement faite, quand il rêvait encore d'une comédie musicale en couleurs et en cinémascope. En 1964, Les Parapluies de Cherbourg, le premier film français entièrement chanté dont l’originalité fut récompensée par une Palme d’or, saura se rapprocher de cet idéal en réussissant dans la foulée à acclimater dans le paysage du cinéma français le genre exemplairement étasunien de la comédie musicale. Il n'empêche que Lola, bénéficiant aujourd'hui d'une magnifique restauration numérique réalisée sous la houlette d'Agnès Varda (la compagne du cinéaste décédé en 1990) et les auspices de Raoul Coutard (le chef opérateur de Lola comme de A bout de souffle), représente une œuvre absolument essentielle pour comprendre l'esprit du temps « Nouvelle Vague ». Film paradigmatique, Lola représente en effet la synthèse cinématographique idéale entre, d’une part, la représentation sensible d'une jeune génération désœuvrée incarné par le beau Marc Michel dans le rôle du mélancolique Roland Cassard et par la belle Anouk Aimée dans celui tout aussi mélancolique de Cécile, une danseuse qui sous le nom de Lola est contrainte à la prostitution. Et, d’autre part, l'expression moderne d'un art du cinéma qui sait se nourrir à la source de deux histoires bien distinctes (la dédicace à Max Ophüls et la référence déjà bien présente à la comédie musicale hollywoodienne). Cet effort synthétique servant alors à dynamiser le présent quand se combinent en un kaléidoscope les captations documentaires de fragments autobiographiques de la ville de Nantes, du cinéma le Katorza au théâtre Graslin en passant par le passage Pommeraye et la brasserie La Cigale.

http://www.dvdclassik.com/upload/images/galeries/film-lola4.jpgLe premier long-métrage de Jacques Demy contient également en puissance la plupart des films qu'il réalisera durant les années 1960, tant le jeune cinéaste rêvait à cette époque d'une œuvre peuplée de personnages récurrents sur le modèle esthétique du cycle romanesque La Comédie humaine (1830-1856) de Honoré de Balzac, alors l’influence littéraire majeure partagée par la Nouvelle Vague. En effet, le personnage de Lola revient dans Model Shop (1969) tourné à Los Angeles ; on retrouve Roland Cassard enrichi dans Les Parapluies de Cherbourg et y épouse Geneviève (Catherine Deneuve) qui pour sa part dit fréquenter Cécile Desnoyers (Annie Duperoux) ; une conversation du film Les Demoiselles de Rochefort (1967) évoque la mère de la jeune Cécile, Madame Desnoyers (Elina Labourdette) qui avoue ici à Roland avoir été heureusement préservée de l'amour d'hommes aimant jouer, ce qui ouvre tout un espace au long-métrage suivant intitulé La Baie des anges (1963) et consacré à l'univers des casinos à Nice ; une référence dans la bouche de Roland Cassard au conte de fées invite également à faire le rapprochement avec Peau d'âne (1970) d'après Charles Perrault ; et même Une chambre en ville (1982) fait un rapide clin d'œil à Lola par le biais d’une note de réparation d'un téléviseur dans le magasin tenu par le personnage de Michel Piccoli. Si Lola est un film central et décisif en regard de toute l'œuvre de Jacques Demy, il l’est également rapporté à la détermination de la vocation cinématographique de ses héritiers, Christophe Honoré (cf. Des nouvelles du front cinématographique (62) : les heurts du romanesque, une étude en trois cas), mais aussi Valérie Donzelli, mais déjà Oliver Ducastel et Jacques Martineau auteurs de Jeanne et le garçon formidable (leur premier long-métrage tourné en 1997 en forme de comédie musicale avec Matthieu Demy), mais encore avant eux André Téchiné, Paul Vecchiali et Jean-Claude Guiguet. Film idéal en regard de la Nouvelle Vague, Lola l’est en effet parce qu’il se situe à la fois complètement dedans et un peu en dehors aussi. D’une part, parce que son auteur ne vient pas des Cahiers du cinéma mais, comme Alain Cavalier et Louis Malle, de l'IDHEC, l'école du cinéma devenue la Fémis en 1986. D’autre part, parce que le film a été tourné à Nantes et non pas à Paris, même si Roland Cassard fait mention d'un copain abattu du nom de Poiccard… autrement dit Michel Poiccard, le héros de A bout de souffle. Lola est enfin le film cinéphile parfait, en ce sens qu'il a su parfaitement combiner influences hollywoodiennes (les comédies musicales réalisées par Stanley Donen et produites pour la MGM par Arthur Freed, comme On The Town en 1950 avec ses trois marins interprétés par Frank Sinatra, Gene Kelly et Jules Munchin) et références européennes. On pense par exemple à son effort subtil d’appropriation de l'archétype de la femme fatale formalisé dans La Boîte de Pandore de Frank Wedekind en 1894, et dont se sont plus ou moins directement inspirés Georg W. Pabst avec l’héroïne éponyme de Loulou (1929), Josef Von Sternberg avec la Lola-Lola de L'Ange bleu (1930) et Jean Renoir avec la Lulu de La Chienne (1931). Evidemment aussi Max Ophüls avec Lola Montès (1955) et même Lolita de Vladimir Nabokov édité à Paris en 1955 avant son adaptation cinématographique par Stanley Kubrick en 1962 (en attendant Lola, une femme allemande de Rainer Werner Fassbinder réalisé en 1981).

http://www.cinema-francais.fr/images/affiches/affiches_d/affiches_demy_jacques/photos/lola06.jpgMais la perfection du film de Jacques Demy ne réside pas seulement dans son idéale situation en regard de l'histoire du cinéma qui venait d'avoir lieu (le cinéma classique, européen comme hollywoodien) comme celle qui était alors en train de s'accomplir (la Nouvelle Vague et l'invention du cinéma moderne). Elle vaut surtout pour le film lui-même, bénéficiant par exemple d'un haut degré de précision dans la construction diégétique. La présence en arrière-plan des grues des chantiers navals participe bien sûr de l'inscription topographique, documentaire et autobiographique de la fiction, comme elle sert aussi à marquer significativement un désir « constructiviste » dont on trouvera une nouvelle expression, par exemple avec la séquence d'ouverture du film Les Demoiselles de Rochefort et son pont transbordeur. Lola réussit en fait le tour de force d'agencer et constituer ensemble des éléments a priori éloignés, voire antinomiques. Par exemple la spontanéité (avec les acteurs – même si les dialogues ont été postsynchronisés) et la structure (la rigoureuse série de rimes et d'échos à partir desquels s'organise sur le plan narratif le récit) ou bien la légèreté (des personnages quand ils ne veulent jouir de rien d'autre que du présent qui s'offre à eux) et la gravité (de ces derniers quand ils savent que leur destin vient dans la seconde de se jouer). Pas un hasard alors si de nombreux films de Jacques Demy, peut-être sur l'inspiration des films à l’humeur océanique de Jean Grémillon, plantent leur fiction respective dans des villes côtières. Ainsi, Nantes avec Lola et Une chambre en ville, Nice pour La Baie des anges, Cherbourg avec Les Parapluies de Cherbourg, Rochefort pour Les Demoiselles de Rochefort, Los Angeles avec Model shop, Saint-Tropez pour La Naissance du jour (1980) d'après Colette, Marseille avec son ultime long-métrage Trois places pour le 26 (1988) sont ces sites urbains qui réitèrent un même désir d’ici ouvert sur ailleurs. Au-delà donc de seulement proposer le raccord entre influences d'ici (l'Europe) et d'ailleurs (Hollywood), la ville côtière comprise dans sa dimension double ou plutôt biface (derrière c’est la stabilité du continent, devant ce sont les mobilités promises par la mer ou l'océan) représente dès lors le lieu privilégié articulant les opposés afin de faire saillir dans l'unité de façade (des personnages et des situations) les mouvements contradictoires qui, en coulisses, en nourrissent les douloureux tiraillements. Déjà, le proverbe chinois peut-être fictif qui introduit Lola, entre conte moral à la Éric Rohmer (cf. Des nouvelles du front cinématographique (31) : Rohmer, le topographe du sentiment) et parabole à la Jean-Pierre Melville, indique d'entrée de jeu les élans contradictoires des affections quand il s'agit pour les personnages de distinguer ce qui relève de leur vouloir et ce qui appartient à leur pouvoir : « Pleure qui peut / Rit qui veut ».

http://www.ouest-france.fr/photos/2012/07/18/120717152652072_55_000_apx_470_.jpgSi les miroirs (comme chez Max Ophüls) et les fenêtres (comme chez Jean Renoir) abondent ici, c'est bien pour soutenir un geste esthétique (Gilles Deleuze aurait à juste titre parlé d’« images-cristal » lorsque « le passé ne succède pas au présent qu’il n’est plus [puisqu’] il coexiste avec le présent qu’il a été » : Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 106 : cf. Des nouvelles du front cinématographique (54) : Jerzy Skolimowski, cinéaste réfractaire) dont la dynamique fondamentalement relationnelle, reliant les séquences en fonction d'un jeu serré de rimes visuelles et d'échos sonores (d'images actuelles comme virtuelles aurait encore dit Gilles Deleuze), appelle autant de rebondissements qu’elle promet d'ouvertures. Et si le rebondissement induit l'idée de bifurcation insoupçonnée, l'ouverture marque sa possibilité en tant qu’elle pèse sur la réalité des trajectoires accomplies. Légèreté intempestive du présent quand il bifurque d’un côté, et de l’autre lourdeur tragique du réel quand pèse en lui son rival mimétique, autrement dit le possible. C’est que, chez Jacques Demy, le « constructivisme » sur le plan de la structure narrative ne cesse jamais d’induire sur le plan diégétique un « possibilisme » relatif à la situation de personnages qui, dans le même mouvement, sont et auraient pu être. Ainsi, le marin étasunien Frankie fait rebondir chez Lola/Cécile l'image de son ancien amour parti (Michel dont elle ignore qu'il est revenu riche d'Amérique), pendant que cette même image rebondit sur la montée du désir de la jeune Cécile Desnoyers pour ce même marin, au point où sa fuite finale en direction de Cherbourg induira (hors-champ) la révélation d'un roman familial truqué par sa mère (l'oncle que la petite Cécile retrouvera est en réalité son père). Ainsi, le départ de Roland pour l'Afrique du sud (il en reviendra riche dans Les Parapluies de Cherbourg) provoqué par le retour de Michel réitérera pourtant la figure du retour du fils prodigue (Michel est le fils de la mère de la propriétaire de la chambre de Roland). En même temps que les imprévisibles retrouvailles de Michel avec Cécile/Lola pèseront sur les ultimes inflexions de sa destinée, lorsqu'elle finit par retomber sur ses pieds en retrouvant l'homme qu'elle aime, le père de son fils, Yvon, dont elle découvre qu'il est en plus devenu riche. Ou bien encore, l'invitation à dîner par la mère de Cécile Desnoyers à Roland avant son départ pour des aventures inconnues laisse deviner, autant chez la mère que chez sa fille, des espérances sentimentales qui ont été autant déçues pour la première qu'elles se formuleraient plutôt sur le mode de l’avenir pour la seconde.

http://image.toutlecine.com/photos/l/o/l/lola-11-1960-2-g.jpgLa ronde ophülsienne à laquelle nous convie donc Jacques Demy est servie par une maestria probablement inégalée. Déjà parce que cette ronde sentimentale semble d’ailleurs toujours au bord de sa transmutation virtuelle en comédie musicale. Les corps bougent comme s'ils se préparaient à danser, les paroles se disent en rimant comme si elles allaient servir le texte d'une chanson de la même façon que les voix se tiennent prêtes comme si elles allaient se mettre à chanter (la participation musicale de Michel Legrand au film, la première du duo qu'il a longtemps formé avec Jacques Demy, se traduit en particulier ici au titre-phare Lola interprétée par Agnès Varda). La bordure entre la prose (le mélodrame) et la poésie (la comédie musicale) relaie ainsi les jeux de rimes (dans l'image) et d'écho (dans le son), comme elle relie et transcende les oppositions habituelles (entre légèreté et gravité, autrement dit entre constructivisme dans la narration et spontanéisme dans l'expression). C’est cette bordure qui traverse ainsi le théâtre urbain significatif de la ville côtière (parce que biface) en l'innervant des circuits cristallins de l'actuel et du virtuel tels qu'ils permettent que le présent, en s'ouvrant sur d'imprévisibles bifurcations et en se gonflant de l'image tous les possibles sur lesquels a triomphé le réel, devienne un destin. Quand la jeune Cécile va s’amuser à la fête foraine avec Frankie, comme enivrée par les notes en cascade de clavecin du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach, un inoubliable frisson parcourt l'image qui ne se réduit pas seulement au trouble érotique vécu par une adolescente soudainement devenue femme (il faut d'ailleurs un magnifique ralenti pour saisir après-coup la fulgurance de cette transformation dont on se dit qu'il offre probablement le soubassement stylistique des ralentis propres au cinéma de Wes Anderson : cf. Des nouvelles du front cinématographique (72) : Le cinéma à l'épreuve du Festival de Cannes). C'est que son destin pourrait ressembler à celui de sa moins jeune homonyme (que Roland compare à cette dernière à l'époque où elle avait justement son âge), qui a couché avec Frankie parce qu'il lui rappelait Michel, qui devint enceinte de ce dernier avant qu'il ne disparaisse dans la nature, et qui dès lors fut contrainte à la prostitution pour survivre. La possibilité de la prostitution, doublant cette autre possibilité déjà évoquée consistant en une des hantises de tout le cinéma de Jacques Demy, à savoir l'inceste (de Peau d'âne au film Les Demoiselles de Rochefort en passant par Trois places pour le 26), est ce qui précisément effraie Madame Desnoyers. Mais cette possibilité détermine en même temps l’émancipation et la fuite de sa fille (selon un schéma déjà envisagé dans le court-métrage La Mère et l’enfant produit en 1959 par le ministère de la santé), alors même qu’elles ignorent l'existence de l'autre Cécile. Cette femme qui hante Roland depuis qu'il est par hasard tombé sur elle dans ce dédale urbain offert par le passage Pommeraye, cet espace urbain paradigmatique dévolu à l’exposition de la fantasmagorie de la marchandise (comme l’a montré Walter Benjamin dans Paris, capitale du XIX siècle entre 1927 et 1929) accueillant la rencontre (vécue sur le mode d’un retour cher à Maurice Blanchot) de Cécile (qui se prostitue sous le nom de Lola) et de Roland (qui deviendra diamantaire dans l’intervalle séparant Lola des Parapluies de Cherbourg). Des existences grosses de l'image des autres, même inconnues (la jeune Cécile par rapport à Cécile/Lola) ; des personnages ignorant que leur trajectoire répète celle d'autres personnages, mêmes connus d'eux (comme Roland par rapport à Michel, le premier rêvant même d'une île du Pacifique où échoua un temps le second). Lola est ainsi tissé d'une trame situationnelle et relationnelle qui finit par doubler le monde objectif des personnages d'un autre monde, spectral et mental, fait de coïncidences quasi-télépathiques (on retrouverait là le caractère merveilleux et magique propre aux contes de fées). Un monde formé par l'impensable rencontre de ce que ces êtres furent, sont, seront et pourraient tout à la fois devenir. Cette densité temporelle assure ainsi une consistance supra-individuelle (et inconsciemment collective) à des personnages qui vivent une vie bien plus intense qu'ils ne peuvent l'imaginer. Et d'autant plus complexe qu'est grande la perspective « possibiliste » privilégiée par le cinéaste, dans la continuité intellectuelle de la philosophie de Sören Kierkegaard et de la littérature de Robert Musil par exemple.

http://www.cine-tamaris.com/IMG/jpg/LOL_03.jpgC'est d'ailleurs cette densité qui arrache in fine le personnage de Lola de la série archétypale et fantasmatique déclinant le cliché de la femme facile et fatale inscrite dans la série genrée des Lulu, Loulou, Lola-Lola et autres Lolitas. Au contraire, Lola est le nom fictif affirmant la réelle division constitutive d'une femme aliénée qui sait bénéficier sur la scène de la prostitution de l'attention des hommes, qui n'ignore pas non plus être totalement dépendante d'eux en privé, mais qui n'en reste pas moins attachée à cette liberté minimale grâce à laquelle son désir de départ de Nantes demeure matériellement préservée de toute attache masculine, son fils Ivon excepté. C'est alors que s'accomplit la fin de Lola, chef-d'œuvre dans le chef-d'œuvre, bouleversant d'intelligence et de sensibilité. Alors que Cécile affirme à Roland qu'elle veut partir de Nantes, mais seule parce qu'elle ne désire plus, depuis sa première histoire d'amour interrompue, faire sa vie avec un homme, refusant ainsi en toute sincérité l'offre tout aussi sincère de son ami d'enfance, l'inespéré Michel revient alors dans son existence, prêt à faire de sa nouvelle richesse la matière d'un nouveau départ pour la femme et l'enfant dont il dit qu'il n'a jamais cessé, tout le temps de son absence, de les aimer. Cécile aurait-elle donc été, à l'instar d'une héroïne rohmérienne (telle celle de Conte d'hiver réalisé en 1992), récompensée de sa persévérance et de sa ténacité, de sa fidélité et de sa croyance dans un premier amour dès lors comme ressuscité ? Oui et non est la réponse doublement possible et infiniment subtile d'un film qui propose ainsi un original happy-end affecté de cette « torsion symptomale » (pour employer une formule lacanienne) selon laquelle le bonheur est irrémédiablement malheur, dans le même temps cristallin. En effet, alors que Michel emmène dans sa voiture américaine (elle lui donnait au tout début du film des faux airs du Jean-Pierre Melville de A bout de souffle) sa compagne et son fils retrouvés, Cécile qui aura donc réussi à se séparer de Lola, son autre identité sociale faute de mieux, se retourne en voyant Roland le long des quais de Nantes en direction du bateau qui l'emmènera via Amsterdam en Afrique du sud. Ce que l'héroïne comprend de manière fulgurante, c'est que le premier amour conservé n'est peut-être plus l'amour du moment présent, c'est que la possibilité du vrai amour avec Roland va probablement peser de tout son poids présent et à venir sur la réalité de sa petite famille reconstituée, c'est que sa joie relative aux retrouvailles avec l'homme qu'elle croit avoir continué d'aimer paraît devoir se redoubler et se charger de la tristesse propre à la séparation avec un homme dont elle semble découvrir, trop tard, qu’elle l’aimait vraiment. Le plus grave peut-être est d'imaginer le contrechamp (par pudeur probablement, Jacques Demy ne le filme pas mais n'en suggère pas moins la virtualité) du regard de Cécile dans celui de Roland qui aurait quant à lui pu reconnaître la femme aimée dans la voiture filante de Michel. On se souvient que, avant son départ, celui-ci a entendu de la bouche de sa mère et de sa sœur que Michel, le premier amour de Cécile, est enfin revenu en ville. Il est alors probable que Roland, en apercevant Cécile en compagnie de Michel, comprenne à tort qu'elle lui a menti en affirmant qu'elle partait seule (ce qui était pourtant vrai au moment de sa déclaration). Entre la possibilité pour Cécile d'une histoire d'amour sacrifiée au nom d'une plus ancienne et qui n'est plus et la fausse perception pour Roland d'une femme qui aurait pu l'aimer si les circonstances avaient été différentes, c'est la plus totale incompréhension, la plus absolue méprise, le faux-raccord radical, aussi radical que celui s'affirmant lors du dernier regard échangé, à la fin de A bout de souffle, entre Michel Poiccard agonisant et Patricia le regardant mourir.

http://www.keris-studio.fr/blog/wp-content/clip_image0104.jpgIl faut donc la légèreté intempestive du présent qui bifurque (et la bifurcation pourrait dès lors rédimer tout le passé) et la pesanteur tragique sur le réel du possible (et l’avenir probable est alors plombé par un autre avenir seulement possible) pour faire des existences dans les films de Jacques Demy des destins qui, frappant les spectateurs s’étant en eux reconnus, infiniment bouleversent par leur universelle exemplarité. « Du possible, sinon j’étouffe » disait Sören Kierkegaard. Chez Jacques Demy, le possible (une autre vie, bien meilleure que celle-là), en étouffant le réel (cette vie-là, la seule vécue), charge l’existence d’une angoisse toute destinale (pour user ici d’un langage heideggerien) : le possible, c’est la vie devenue destin parce qu’elle est ainsi tout en étant en même temps grosse de la promesse non exaucée d’une autre bifurcation seulement possible. Le destin ne désigne donc plus la vie telle qu’en étant il ne pouvait en être autrement, mais la vie telle qu’en étant il aurait pu en être autrement. D’où que la mélancolie domine l’esprit d’une œuvre cinématographique pour laquelle la vie comprise comme destin est inséparable dans son devenir réel de l’étroite compréhension d’autres devenirs possibles. A la mesure des films suivants (la trajectoire de Roland répétant sans bonheur celle de Michel dans Les Parapluies de Cherbourg, Cécile à nouveau seule, même privée de son enfant et retombant dans une situation quasi-prostitutionnelle dans Model Shop), on se dit alors que, pour Jacques Demy, la légèreté est le masque pudique ou le mode éthique privilégié pour exprimer, différemment mais tout aussi puissamment que le deuxième mouvement dit « Allegretto » de la 7ème Symphonie (1811-1812) de Ludwig Von Beethoven qui scande Lola, l’affect signant le destin quand il est certain que l’existence vient d’être frappée du coin de la possibilité. Cet affect est celui dont aurait parlé de manière apocryphe Vincent Van Gogh et tel qu’il se formule dans A nos amours de Maurice Pialat (1983) : à savoir que « la tristesse durera toujours ». L’œuvre de Jacques Demy serait alors comme l’équivalent cinématographique des Regrets (1553-1557) de Joachim du Bellay.

 

« Le fait est que ce sacrifice paraît aux hommes singulièrement lourd ; il en est peu pour souhaiter du fond du cœur que la femme achève de s’accomplir ; ceux qui la méprisent ne voient pas ce qu’ils auraient à y gagner, ceux qui la chérissent voient trop ce qu’ils ont à y perdre » (Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe 2. L’expérience vécue, éd. Gallimard-coll. « folio », 1976, p. 660). Duplicité masculine et déchirements féminins, en tant qu’ils forment l’expression des contradictions du rapport social sexiste, puisque la classe dominante des hommes est elle-même dominée par le rapport de domination qui détermine la subordination de la classe des femmes, offrent la matière cinématographique diversement explorée par les films de Michelangelo Antonioni, Jacques Demy et Kim Ki-young entre le milieu des années 1960 et le début des années 1960. Dans Femmes entre elles et dans Hanyo (La Servante), la fraction de la bourgeoisie (petite pour le film de Kim Ki-young, moyenne pour celui de Michelangelo Antonioni) pour laquelle, comme l’aurait dit Pierre Bourdieu, la composition organique de capital exige un fort taux de capital culturel (les personnages sont pianiste et modiste, architecte et décorateur, peintre et sculptrice) propose un modèle particulièrement schizoïde de rapports sociaux de genre. Ainsi, l’encouragement masculin à l’autonomie des femmes se paie dans Hanyo (La Servante) par l’institution, au sein même de la classe des femmes, d’une hiérarchie entre la maîtresse de maison citadine et son employée domestique originaire de la campagne, Myeong-sook. Puisque le travail domestique ne paraît pas pouvoir se partager entre l’épouse (jamais nommée) du pianiste Dong-sik et ce dernier, la première refuse alors la hausse de sa charge de travail domestique induite par l'agrandissement de la maison familiale pendant que la seconde, comprenant que sa salarisation a été initiée afin de compenser cette surcharge, n’envisage, au risque de la psychose, rien d’autre que la voie psychotique d’une « rivalité mimétique » (René Girard) afin de lui permettre de s’imaginer l’égale de sa patronne. Ainsi, un semblable appel de la classe des hommes à l’autonomie féminine se traduit dans Femmes entre elles par le suicide de Rosetta, le modèle du peintre Lorenzo dont les atermoiements professionnels et sentimentaux ne se suspendent que parce que sa nouvelle compagne, Nene (en tout point l’antithèse de Clelia), lui sacrifie la promesse d’une carrière artistique propre. Enfin c’est, dans Lola, la femme divisée, qui tantôt se prénomme Lola quand elle habille la contrainte prostitutionnelle des mousses froufrouteuses du chant et de la danse (Lola ressemble alors un peu à Rita Hayworth dans le rôle éponyme de Gilda de Charles Vidor en 1948), tantôt se prénomme Cécile quand elle élève seule l’enfant de l’homme dont l’absence confine à l’abandon conjugal. En regard de la situation déchirée vécue par cette dernière, sa jeune homonyme, Cécile Desnoyers qui ne la connaît pas se projette pourtant dans un avenir indistinct pouvant tout autant répéter le destin de son aînée qu’il peut aussi le rédimer. Entre l’hétéronomie concrète et l’autonomie abstraite, entre les divisions interclassistes (entre les classes de sexe) et les clivages intra-classistes (internes aux classes, en particulier ici entre femmes), entre les doubles injonctions contradictoires (à la ressemblance humaine et à la différence des sexes) que la duplicité masculine maquille en considérations égalitaires, les femmes n’ont alors pas d’autre marge de manœuvre que le refus conscient de l’impossible intériorisation de normes schizoïdes si elles veulent en effet éviter de devoir affronter leurs résultantes possibles sous la forme du suicide et du sacrifice de soi ou de la psychose et de la prostitution. Comment cela ? Par l’extériorisation consciente et politisée d’un désir d’émancipation en regard duquel l’égalité ne serait plus une formalité conditionnelle mais l’inconditionnelle réalité.

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14 août 2012 2 14 /08 /août /2012 23:38

http://ts3.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=5064596039663818&id=223fd368eafb46114797589393e753c3Communiqué du site du MRAP (ici)

 

C'est avec une profonde tristesse que le MRAP annonce le décès de Mouloud Aounit survenu le vendredi 10 août 2012 à l'âge de 59 ans.


Né le 23 février 1953 à Timezrit en Algérie, Mouloud Aounit arrive très jeune en France où sa famille s'installe à Aubervilliers en Seine-Saint-Denis. Il restera toujours un enfant d’ « Auber », profondément enraciné dans le tissu humain et social de la ville.

 

Il adhère au MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples) en 1979. Il assume tout d’abord la présidence de la fédération de Seine-Saint-Denis du MRAP, puis participe en novembre 1983, à la « Marche des Beurs » Marseille-Paris, « pour l'égalité et contre le racisme ».

 

En 1989, il succède à Albert Lévy – l’un des membres fondateurs du MRAP avec en particulier Charles Palant - au poste de secrétaire général du Mouvement dont il devient le Président en 2004, puis membre de la présidence collégiale en 2008. Le Congrès national de 2011 le nomme à l 'unanimité, par ovation, Président d'honneur, en reconnaissance de son engagement.

 

Il avait, en 1993, été nommé membre du Conseil National pour l'intégration des populations immigrées, promu Chevalier de l'Ordre national du mérite en 2000 puis Chevalier de la Légion d'honneur en 2003.

 

Mouloud Aounit a consacré toute sa vie au combat contre le racisme, quels qu'en soient les victimes ou les auteurs. Il aura marqué de manière profonde l'identité de notre Mouvement antiraciste par son intense intérêt pour la vie et pour les gens, par sa curiosité intellectuelle, une vaste culture, une grande capacité de travail et un inlassable dévouement. Il aura été, sans hésiter et sans faillir, de tous les combats pour le droit, la justice, la paix et l'émancipation humaine, aussi bien en France que partout dans le monde.

 

Frappé par une terrible maladie, il fait montre d'un courage remarquable et sans faille, continuant inlassablement, jusqu'au bout, son combat pour la dignité humaine en même temps que celui contre le mal qui le mine mais n’abat pas sa volonté de témoignage et de lutte.

 

Mouloud laissera à tous ses compagnons et compagnes de militance le souvenir fort de celui qui aura jusqu’au bout refusé de renoncer.

 

Dans le respect de cette mémoire, le MRAP exprime aujourd’hui à son épouse, toujours si présente à ses côtés, ainsi qu' à ses enfants, l'affection, la solidarité et l’amitié fraternelle des militants et compagnons de lutte antiraciste de toute la France.

 

Le MRAP lui rendra, prochainement, un hommage à la hauteur de ses engagements mais d'ores et déjà il s'engage à honorer sa mémoire en continuant son combat inachevé.

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12 août 2012 7 12 /08 /août /2012 10:43

http://ts3.mm.bing.net/images/thumbnail.aspx?q=4667513450727530&id=126094fbd0de4eddfc04e1d3ffdea0efLe texte de Giorgio Agamben intitulé "L'état d'exception" qui fut publié dans Le Monde (12 décembre 2002) et traduit de l'italien par Martin Rueff est une bonne introduction à l'un des gestes philosophiques les plus importants de notre temps (cf. Des nouvelles du front cinématographique (48) : Essential Killing de Jerzy Skolimowski ; Des nouvelles du front cinématographique (52) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (seconde partie)). En effet, il s'agit moins chez le philologue Giorgio Agamben de révéler de manière archéologique les soubassements historiques (le droit romain et médiéval par exemple) des philosophies juridiques déterminant le fonctionnement des Etats occidentaux d'hier et d'aujourd'hui, que d'insister sur la part obscure ou maudite des juridictions étatiques. Cette part peut se lire dans l'aporie suivante, celle qui expose "la forme légale de ce qui ne peut avoir de forme légale". En effet, l'état d'exception désigne ce moment décisif de la souveraineté juridique d'un Etat au cours duquel le droit qui inclut les individus en tant que formes de vie peut en même temps les exclure, tout en faisant de cette inclusion-exclusion une suspension du droit par lui-même. L'inclusion suspensive de l'état d'exception signifie la radicale exclusion des vivants des juridictions élémentaires qui les préservent en soutenant objectivement leur dignité. Inclusion suspensive et exclusive : l'aporétique état d'exception inclut juridiquement le vivant dans une zone exclusive, ce "no man's land" où, la norme étant suspendue, le pire reste toujours possible. Pas un hasard si les juridictions d'exception se sont multipliées durant l'entre-deux-guerres, concernant d'ailleurs symptomatiquement autant l'Etat allemand nazifié que le reste des Etats occidentaux. "Etre à l'extérieur et cependant appartenir : telle est la structure topologique de l'état d'exception" explique Giorgio Agamben qui en repasse par les textes du théoricien le plus important de l'état d'exception (le conservateur allemand Carl Schmitt) et les réponses qui lui furent à l'époque opposées par Walter Benjamin (dans sa Critique de la violence) pour comprendre, par exemple, la "détention illimitée" pratiquée à l'encontre des prisonniers jamais jugés du camp de Guantanamo.

 

Car l'état d'exception est devenue la règle qui détermine depuis la seconde guerre mondiale notre présent (que l'on se souvienne de la symptomatique réactivation de l'état d'urgence, créé pendant la guerre d'indépendance des Algérien-ne-s, lors des révoltes urbaines de novembre 2005). La confusion entre les pouvoirs législatif et exécutif (avec la production des lois par décrets gouvernementaux ratifiés ensuite par le parlement) représente une autre caractéristique de l'état d'exception au nom duquel les républiques finissent par être moins parlementaires que gouvernementales. Pas ou plus besoin alors d'instaurer un ordre dictatorial, puisque le droit, dans la règle juridique de l'état d'exception, peut induire un espace vide de droit, littéralement anomique, et dont Giorgio Agamben affirme que son expression privilégiée est le camp, de concentration hier, de rétention aujourd'hui (cf. Des nouvelles du front cinématographique (70) : si loin l'étranger, si proche le migrant sans-papiers). "La tradition des opprimés nous enseigne que l'état d'exception dans lequel nous vivons est la règle" a dit un jour Walter Benjamin. La tâche impérative des révolutionnaires doit alors instaurer l'exceptionnelle rupture politique qui empêchera la reconduction juridique de l'état d'exception. A la lumière de cette partie de la pensée philosophique de Giorgio Agamben, une politique d'émancipation libertaire et anti-étatique n'en est alors que plus urgente.

 

C'est dans Théologie politique (1922) que Carl Schmitt (1888-1985) a établi la contiguïté essentielle de l'état d'exception et de la souveraineté. Pourtant, quand bien même sa définition célèbre du souverain comme « celui qui décide de l'état d'exception » a été maintes fois commentée, une véritable théorie de l'état d'exception manque toujours dans le droit public. Pour les juristes comme pour les historiens du droit, il semble que le problème soit davantage une question de fait qu'un authentique problème juridique.

 

La définition même du terme est rendue difficile parce qu'il se trouve à la limite du droit et de la politique. Selon une opinion répandue, en effet, l'état d'exception se situerait dans une « frange ambiguë et incertaine à l'intersection du juridique et du politique », et constituerait donc un « point de déséquilibre entre le droit public et le fait politique ». La tâche de déterminer ces lignes de confins n'en est que plus urgente. De fait, si les mesures exceptionnelles qui caractérisent l'état d'exception sont le fruit de périodes de crise politique et si, pour cette raison, il faut bien les comprendre sur le terrain de la politique et non sur le terrain juridique et constitutionnel, elles se trouvent dans la situation paradoxale d'être des mesures juridiques qui ne peuvent être comprises d'un point de vue juridique, et l'état d'exception se présente alors comme la forme légale de ce qui ne peut avoir de forme légale.

 

Par ailleurs, si l'exception souveraine est le dispositif original à travers lequel le droit se réfère à la vie pour l'inclure dans le geste même où il suspend son exercice, alors une théorie de l'état d'exception est la condition préliminaire pour comprendre la relation qui lie le vivant au droit. Lever le voile qui couvre ce terrain incertain entre le droit public et le fait politique, d'une part, et entre l'ordre juridique et la vie, d'autre part, est la condition pour saisir l'enjeu de la différence, ou de la prétendue différence, entre le politique et le juridique et entre le droit et la vie.

 

Parmi les éléments qui rendent difficile la définition de l'état d'exception, on doit compter la relation qu'il entretient avec la guerre civile, l'insurrection et le droit de résistance. En effet, dès lors que la guerre civile est le contraire de l'état normal, elle tend à se confondre avec l'état d'exception qui se trouve être la réponse immédiate de l'Etat face aux conflits internes les plus graves. Ainsi, au XXe siècle, on a pu assister à ce phénomène paradoxal qui a été défini comme une « guerre civile légale ».

 

Soit le cas de l'Etat nazi. A peine Hitler a-t-il pris le pouvoir (ou plutôt, comme il serait plus exact de le dire, à peine le pouvoir lui est-il offert) qu'il proclame, le 28 février 1933, le décret pour la protection du peuple et de l'Etat. Ce décret suspend tous les articles de la Constitution de Weimar garantissant les libertés individuelles. Il ne fut jamais révoqué si bien que, du point de vue juridique, on peut considérer l'ensemble du IIIe Reich comme un état d'exception qui dura douze ans. En ce sens, on peut définir le totalitarisme moderne comme l'instauration, à travers l'état d'exception, d'une guerre civile légale qui permet l'élimination non seulement des adversaires politiques, mais aussi de catégories entières de la population qui semblent ne pas pouvoir être intégrées au système politique. Depuis, la création délibérée d'un état d'urgence permanent est devenue une des pratiques essentielles des Etats contemporains, démocraties comprises. Il n'est pas nécessaire d'ailleurs que l'état d'urgence soit déclaré au sens technique du mot.

 

Du reste, c'est au moins à partir du décret de Napoléon du 24 décembre 1811 que la doctrine française oppose un état de siège « fictif ou politique » à l'état de siège militaire. La jurisprudence anglaise parle à ce propos d'une fancied emergency ; quant aux juristes nazis, ils parlaient sans réserve d'un « état d'exception voulu » pour instaurer l'Etat national-socialiste. Pendant les deux guerres mondiales, le recours à l'état d'exception se généralise dans tous les Etats belligérants.

 

Aujourd'hui, face à la progression continue de ce qui a pu être défini comme une « guerre civile mondiale », l'état d'exception tend toujours plus à se présenter comme le paradigme de gouvernement dominant dans la politique contemporaine. Une fois que l'état d'exception est devenu la règle, il est à craindre que cette dérive d'une mesure provisoire et exceptionnelle en technique de gouvernement n'entraîne la perte de la distinction traditionnelle entre les formes de Constitution.

 

La signification foncière de l'état d'exception comme une structure originale par laquelle le droit inclut en soi le vivant à travers sa propre suspension est apparue dans toute sa clarté avec le military order que le président des Etats-Unis a décrété le 13 novembre 2001. Il s'agissait de soumettre les non-citizens suspects d'activités terroristes à des juridictions spéciales qui incluaient leur « détention illimitée » (indefinite detention) et leur traduction devant des commissions militaires. L'USA Patriot Act du 26 octobre 2001 autorisait déjà le general attorney à détenir tout étranger (alien) suspecté de mettre en danger la sécurité nationale. Il fallait cependant que, sous sept jours, cet étranger fût expulsé ou bien qu'il fût accusé d'avoir violé la loi sur l'immigration ou d'avoir commis un autre délit. La nouveauté de l'ordre du président Bush fut d'effacer radicalement le statut juridique de ces individus et de produire par là même des entités que le droit ne pouvait ni classer ni nommer. Non seulement les talibans capturés en Afghanistan ne peuvent pas jouir du statut de prisonniers de guerre défini par la Convention de Genève, mais encore ils ne correspondent à aucun cas d'imputation fixé par les lois américaines : ni prisonniers ni accusés, mais simple detainees, ils se trouvent soumis à une pure souveraineté de fait, à une détention qui n'est pas seulement indéfinie en un sens temporel, mais bel et bien par sa nature puisqu'elle échappe complètement à la loi et à toute forme de contrôle judiciaire. Avec le detainee de Guantanamo, la vie nue rejoint son indétermination la plus extrême.

 

La tentative la plus rigoureuse pour construire une théorie de l'état d'exception est l'oeuvre de Carl Schmitt. On la trouve pour l'essentiel dans son livre La Dictature ainsi que dans sa Théologie politique publiée un an plus tard. Comme ces deux livres, parus au début des années 1920, décrivent un paradigme qui n'est pas seulement actuel, mais dont on peut dire qu'il n'a trouvé qu'aujourd'hui son véritable aboutissement, il est nécessaire d'en résumer les thèses fondamentales.

 

L'objectif des deux livres est d'inscrire l'état d'exception dans un contexte juridique. Schmitt sait parfaitement que l'état d'exception, en tant qu'il met en oeuvre une « suspension de l'ordre juridique dans son ensemble », semble se « soustraire à toute considération de droit » ; mais il s'agit précisément pour lui d'assurer une relation quelle qu'elle soit entre l'état d'exception et l'ordre juridique : « L'état d'exception se distingue toujours de l'anarchie et du chaos et, dans un sens juridique, on y trouve encore un ordre, quand bien même il ne s'agit pas d'un ordre juridique. »

 

Cette articulation est paradoxale dès lors que ce qui doit être inscrit à l'intérieur du droit se révèle lui être essentiellement extérieur puisqu'il ne correspond à rien moins qu'à la suspension de l'ordre juridique lui-même. Quel que soit l'opérateur de cette inscription de l'état d'exception dans l'ordre juridique, il s'agit de montrer que la suspension de la loi relève encore du domaine du droit, et non de la simple anarchie. Ainsi, l'état d'exception introduit dans le droit une zone d'anomie qui selon Schmitt rend possible la mise en ordre effective du réel. On comprend alors pourquoi, dans Théologie politique, la théorie de l'état d'exception peut être présentée comme une doctrine de la souveraineté. Le souverain, qui peut décider de l'état d'exception, garantit son ancrage dans l'ordre juridique. Mais précisément parce que la décision concerne ici l'annulation de la norme, parce que, donc, l'état d'exception représente la saisie d'un espace qui n'est ni à l'extérieur ni à l'intérieur, « le souverain reste à l'extérieur de l'ordre juridique normalement valide et, cependant, il lui appartient, parce qu'il est responsable pour la décision de savoir si la Constitution peut être suspendue in toto ». Etre à l'extérieur et cependant appartenir : telle est la structure topologique de l'état d'exception, et c'est parce que le souverain, qui décide de l'exception, se trouve défini logiquement dans son être par cette structure même, qu'il peut aussi être caractérisé par l'oxymore d'une extase-appartenance.

 

En 1990, Jacques Derrida tenait à New York une conférence intitulée : Force de loi : le fondement mystique de l'autorité. La conférence, qui consistait en fait en une lecture de l'essai de Benjamin, Pour une critique de la violence, suscita un vaste débat chez les philosophes comme chez les juristes. Que personne n'ait proposé d'analyser la formule apparemment énigmatique qui donnait son titre à la conférence n'est pas seulement le signe de la séparation consommée de la culture philosophique et de la culture juridique, mais aussi de la décadence de cette dernière. Le syntagme « force de loi » s'appuie sur une longue tradition du droit romain et médiéval où il signifie de manière générale, « efficacité, capacité d'obliger ». Mais c'est seulement à l'époque moderne, dans le contexte de la Révolution française, que cette expression s'est mise à désigner la valeur suprême des actes exprimés par l'assemblée représentative du peuple. Dans l'article 6 de la Constitution de 1791, force de loi désigne ainsi le caractère intangible de la loi, que le souverain lui-même ne saurait ni abroger ni modifier.

 

Il est cependant décisif que, d'un point de vue technique, dans la doctrine moderne comme chez les anciens, le syntagme force de loi se réfère, non pas à la loi elle-même, mais aux décrets ayant, comme le dit justement l'expression, force de loi, décrets que le pouvoir exécutif peut être autorisé à formuler dans certains cas, et notamment, dans celui de l'état d'exception. Le concept de force de loi, comme terme technique du droit, définit ainsi une séparation entre l'efficacité de la loi et son essence formelle, séparation par laquelle les décrets et les mesures qui ne sont pas formellement des lois en acquièrent cependant la force.

 

Une telle confusion entre les actes du pouvoir exécutif et ceux du législatif est une des caractéristiques essentielles de l'état d'exception. (Le cas limite en est le régime nazi, dans lequel, comme Eichmann ne cessait de le répéter, « les paroles du Führer ont force de loi ».) Et, dans les démocraties contemporaines, la production des lois par décrets gouvernementaux, qui sont ratifiés après-coup par le Parlement, est devenue une pratique courante. Aujourd'hui la République n'est plus parlementaire. Elle est gouvernementale. Mais, d'un point de vue technique, la particularité de l'état d'exception n'est pas tant la confusion des pouvoirs que l'isolement de la force de loi de la loi. L'état d'exception définit un régime de la loi dans lequel la norme vaut mais ne s'applique pas (parce qu'elle n'a pas de force), et des actes qui n'ont pas valeur de loi en acquièrent la force.

 

Cela signifie que, dans le cas limite, la force de loi fluctue comme un élément indéterminé qui peut être revendiqué tantôt par l'autorité de l'Etat, tantôt par l'autorité d'une organisation révolutionnaire. L'état d'exception est un espace anomique, dans lequel l'enjeu est une force de loi sans loi. Une telle force de loi est à coup sûr un élément mystique, ou, plutôt, une fiction par laquelle le droit tente de s'annexer l'anomie. Mais comment comprendre un tel élément mystique, par lequel la loi survit à son propre effacement et agit comme une pure force dans l'état d'exception ?

 

Le propre de l'état d'exception apparaît clairement à travers l'examen d'une mesure du droit romain qui peut être considérée comme son véritable archétype, le iustitium.

 

Dès que le Sénat romain était averti d'une situation qui semblait menacer ou compromettre la République, il prononçait un senatus consultum ultimum par lequel il demandait aux consuls (à leurs substituts, à chaque citoyen) de prendre toutes les mesures possibles pour assurer la sécurité de l'Etat. Le senatus consultum impliquait un décret par lequel on déclarait le tumultus, c'est-à-dire un état d'urgence causé par un désordre intérieur ou une insurrection qui avait pour conséquence la proclamation d'un iustitium.

 

Le terme ius-titium - qui est construit exactement comme sol-stitium - signifie littéralement « arrêter, suspendre le ius, l'ordre juridique ». Les grammairiens romains expliquent ainsi le terme : « Quand la loi marque un point d'arrêt, tout comme le soleil à son solstice. »

 

Ainsi, le iustitium n'était pas tant une suspension dans le cadre de l'administration de la justice, qu'une suspension du droit comme tel. Si nous voulons saisir la nature et la structure de l'état d'exception, il nous faut d'abord comprendre le statut paradoxal de cette institution juridique qui consiste tout simplement à produire un vide juridique, à créer un espace entièrement privé de ius. Soit le iustitium mentionné par Cicéron dans une de ses Philippiques. L'armée d'Antoine est en marche sur Rome et le consul Cicéron s'adresse au Sénat en ces termes : « J'estime nécessaire de déclarer le tumultus, de proclamer le iustitium et de se préparer au combat. » La traduction convenue de iustitium par « vacance juridique » n'aurait ici aucun sens. Au contraire, il s'agit, face à une situation de danger, de supprimer les restrictions que les lois imposent à l'action des magistrats - c'est-à-dire, pour l'essentiel, l'interdiction de mettre à mort un citoyen sans recourir à un jugement populaire.

 

Face à cet espace anomique, qui vient brusquement coïncider avec celui de la Cité, les auteurs anciens et modernes semblent osciller entre deux conceptions contradictoires : faire correspondre le iustitium avec l'idée d'une complète anomie dans laquelle tout pouvoir et toute structure juridique se trouvent abolis, ou le concevoir comme la plénitude même du droit dans laquelle il coïncide avec la totalité du réel.

 

D'où la question : quelle est la nature des actes commis durant le iustitium ? A partir du moment où ils sont commis dans un vide juridique, ils devraient être considérés comme de purs faits, sans la moindre connotation juridique. La question est d'importance, car on envisage ici la sphère d'action qui implique avant toutes choses la possibilité de tuer. Ainsi, les historiens du droit se demandent si un magistrat qui tuait un citoyen durant le iustitium pouvait être soumis à un procès pour homicide une fois que le iustitium prenait fin. On se trouve ici face à un genre d'actions qui semblent excéder la classification juridique traditionnelle entre législation, exécution et transgression. Le magistrat qui agit pendant le iustitium, tout comme l'officier pendant l'état d'exception, n'accomplit ni ne transgresse la loi, pas plus, bien sûr, qu'il n'est en train d'en créer une nouvelle. On pourrait dire, en utilisant une expression paradoxale, qu'il est en train d'inexécuter la loi. Mais qu'est-ce que cela signifie que d'inexécuter la loi ? Comment concevoir cette classe particulière à l'intérieur des actions humaines ?

 

Essayons maintenant de développer dans la perspective d'une théorie générale de l'état d'exception les résultats de notre enquête généalogique sur le iustitium.

 

1. L'état d'exception n'est pas une dictature mais un espace vide de droit. Dans la Constitution romaine, le dictateur était une figure spécifique de magistrat qui recevait son pouvoir d'une loi votée par le peuple. Au contraire, le iustitium, tout comme l'état d'exception moderne, n'implique la création d'aucune magistrature nouvelle, mais uniquement celle d'une zone d'anomie dans laquelle toutes les déterminations juridiques se trouvent désactivées. Au reste, en dépit d'un lieu commun, ni Mussolini ni Hitler ne peuvent être définis techniquement comme des dictateurs. Hitler, en particulier, était le chancelier du Reich, légalement nommé par le président. Ce qui caractérise le régime nazi, et en rend aussi le modèle si dangereux, c'est qu'il laissa subsister la Constitution de Weimar, en la doublant d'une seconde structure, juridiquement non formalisée, et qui ne pouvait subsister à côté de la première que grâce à la généralisation de l'état d'exception.

 

2. Cet espace vide de droit semble, pour une raison ou une autre, si essentiel à l'ordre juridique lui-même, que ce dernier doit tenter, par tous les moyens, de s'assurer une relation avec le premier, comme si, pour garantir son fonctionnement, le droit devait nécessairement entretenir une relation avec une anomie.

 

C'est précisément dans cette perspective qu'il nous faut lire le débat qui opposa de 1928 à 1940 Walter Benjamin et Carl Schmitt sur l'état d'exception.

 

On considère généralement que le point de départ du débat est la lecture que Benjamin fit de Théologie politique en 1923, ainsi que l'ensemble des citations de la théorie de la souveraineté de Schmitt dans son livre sur le Drame baroque. La reconnaissance par Benjamin de l'influence de Schmitt sur sa pensée a toujours été considérée comme scandaleuse. Sans entrer ici dans le détail de la démonstration, je crois pouvoir inverser la charge du scandale en suggérant de lire la théorie schmittienne de la souveraineté comme une réponse à la critique que Benjamin fait de la violence. Quel est le problème que Benjamin se pose dans sa Critique de la violence ? Il s'agit pour lui d'établir la possibilité d'une violence à l'extérieur ou au-delà du droit, d'une violence qui puisse, en tant que telle, briser la dialectique entre la violence qui pose et celle qui conserve la loi. Cette autre violence, Benjamin l'appelle « pure », « divine » ou « révolutionnaire ». Ce que la loi ne peut supporter, ce qu'elle ressent comme une menace intolérable, c'est l'existence d'une violence qui lui soit extérieure, et ce, non seulement parce que les finalités en sont incompatibles avec les fins de l'ordre juridique, mais par le « simple fait de son extériorité ».

 

On comprend désormais en quel sens la doctrine schmittienne de la souveraineté peut être considérée comme une réponse à la Critique de Benjamin. L'état d'exception est précisément l'espace dans lequel Schmitt tente de saisir et d'incorporer la thèse d'une violence pure existant à l'extérieur de la loi. Pour Schmitt, il n'y a rien de tel qu'une violence pure, il n'y a pas de violence absolument extérieure au nomos parce qu'avec l'état d'exception la violence révolutionnaire se retrouve toujours incluse dans le droit. L'état d'exception est donc le moyen inventé par Schmitt pour répondre à la thèse de Benjamin d'une violence pure.

 

Le document décisif du dossier Benjamin-Schmitt est certainement la 8ème des Thèses sur le concept d'histoire : « La tradition des opprimés nous enseigne que l'état d'exception dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l'histoire qui soit à la hauteur de ce fait. Nous apercevrons alors clairement que notre tâche est de produire l'état d'exception effectif et ceci améliorera notre position dans la lutte contre le fascisme. »

 

Que l'état d'exception soit désormais devenu la norme ne signifie pas seulement le passage à la limite de son indécidabilité, mais aussi qu'il n'est plus en mesure de remplir la fonction que Schmitt lui avait assignée. Selon lui, le fonctionnement de l'ordre juridique repose en dernière instance sur un dispositif, l'état d'exception, qui a pour but de rendre applicable la norme en en suspendant de manière temporaire l'exercice. Mais si l'exception devient la règle, le dispositif ne peut plus fonctionner et la théorie schmittienne de l'état d'exception est mise en échec.

 

Dans cette perspective, la distinction proposée par Benjamin entre un état d'exception effectif et un état d'exception fictif est essentielle quoique rarement aperçue. Elle se trouvait déjà chez Schmitt, qui l'empruntait à la doctrine juridique française ; mais ce dernier, conformément à sa critique de l'idée libérale d'un Etat de droit, appelle fictif un état de siège qu'on prétend réglé par la loi.

 

Benjamin reformule l'opposition pour la retourner contre Schmitt : une fois tombée toute possibilité d'un état d'exception fictif dans lequel l'exception et la norme sont temporellement et localement distincts, ce qui est désormais effectif, c'est l'état d'exception dans lequel nous vivons et que nous ne saurions plus distinguer de la règle. Ici, toute fiction d'un lien entre violence et droit disparaît : il n'y a plus qu'une zone d'anomie où prévaut une pure violence sans aucune couverture juridique.

 

On saisit mieux désormais l'enjeu du débat qui oppose Schmitt et Benjamin. La dispute se joue dans cette zone d'anomie qui pour Schmitt doit être maintenue à tout prix en relation avec le droit, tandis que, pour Benjamin, elle doit être au contraire dégagée et libérée de cette relation. Ce qui est en question ici c'est bien la relation entre violence et droit, c'est-à-dire le statut de la violence comme chiffre de l'action politique. Cette logomachie sur l'anomie semble être pour la politique occidentale tout aussi décisive que cette « lutte de géants autour de l'être » qui définit la métaphysique occidentale. A l'être pur comme enjeu ultime de la métaphysique correspond la violence pure comme enjeu ultime du politique ; à la stratégie onto-théologique qui entend se saisir de l'être pur dans les mailles du logos, correspond la stratégie de l'exception qui doit assurer la relation entre violence et droit. Tout se passe ainsi comme si le droit et le logos avaient besoin d'une zone anomique ou alogique de suspension pour pouvoir fonder leur relation à la vie.

 

La proximité structurelle entre le droit et l'anomie, entre la pure violence et l'état d'exception possède aussi, comme c'est souvent le cas, une figure inversée. Les historiens, les ethnologues et les spécialistes de folklore sont coutumiers de ces fêtes anomiques comme les Saturnales romaines, le charivari et le carnaval du Moyen Age, qui suspendent et inversent les relations juridiques et sociales qui définissent l'ordre normal. Les maîtres passent au service de leurs valets, les hommes s'habillent et se comportent comme des animaux, les mauvaises moeurs et les crimes qui tomberaient sous le coup de la loi se trouvent tout d'un coup autorisés. Mais Karl Meuli fut le premier à souligner le lien entre ces fêtes anomiques et les situations de suspension du droit qui caractérisent certaines institutions pénales archaïques. Là, comme dans le iustitium, on peut tuer un homme sans procès, détruire sa maison, ou se saisir de ses biens. Loin de reproduire un passé mythologique, le désordre du carnaval et les destructions tumultueuses du charivari réactualisent une situation historique réelle d'anomie. Le lien ambigu entre le droit et l'anomie est ainsi mis en pleine lumière : l'état d'exception est transformé en une fête sans restriction où l'on exhibe la violence pure pour en jouir en toute liberté.

 

Ainsi, le système politique de l'Occident semble être une machine double, fondée sur la dialectique entre deux éléments hétérogènes et, en quelque manière, antithétiques : le nomos et l'anomie, le droit et la violence pure, la loi et les formes de vie dont l'état d'exception a pour vocation de garantir l'articulation. Tant que ces éléments restent séparés, leur dialectique peut fonctionner, mais quand ils tendent à l'indétermination réciproque et à coïncider dans un pouvoir unique à deux faces, quand l'état d'exception devient la règle, alors le système politique se transforme en un appareil de mort. On demande donc : pourquoi le nomos a-t-il besoin de manière aussi constitutive de l'anomie ? pourquoi la politique occidentale doit-elle se mesurer à ce vide intérieur ? quelle est donc la substance du politique s'il est comme par essence assigné à ce vacuum juridique ? Tant que nous ne serons pas en mesure de répondre à ces questions, nous ne pourrons pas non plus répondre à cette autre dont l'écho traverse toute l'histoire de la politique occidentale : qu'est-ce que cela signifie que d'agir politiquement ?

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24 juillet 2012 2 24 /07 /juillet /2012 22:28

le 15 juillet 2012 (article du site de L'Observatoire des inégalités)

 

Un peu plus de 40 % des ouvriers partent en congés chaque année, contre 70 % des cadres supérieurs. Et encore, entre catégories, on ne part ni aussi souvent, ni aussi longtemps, ni dans les mêmes conditions. 47 % de la population n’est pas partie en vacances en 2010 selon les données du Crédoc Vacances 2010 : Les contraintes financières favorisent de nouveaux arbitrages. Le taux de départ en vacances a légèrement augmenté du milieu des années 1980 jusqu’à la fin des années 1990. Depuis, il s’est sensiblement réduit.

 

 

 

 

Qu’est-ce que partir en vacances ?

Les données présentées ici considèrent que l’on part en vacances quand on part pour au moins quatre nuits consécutives hors de chez soi pour des raisons non-professionnelles. Du coup on englobe dans le même mot des congés très différents : une semaine à la campagne vaut autant que quatre semaines aux Seychelles.

 

Des inégalités qui se creusent

Depuis la fin des années 1990, les écarts se creusent selon les niveaux de vie. Parmi les couches aisées, on a assisté à une baisse de 13 points entre 1998 et 2001, mais sur l’ensemble de la période le taux de départ reste de l’ordre de 80 %. Pour les familles modestes le taux baisse et ne remonte pas ensuite : il a perdu 14 points entre 1998 et 2009, de 46 à 32 %.

 

Pourquoi on ne part pas

la moitié des personnes ne sont pas parties en vacances car elles n’en avaient pas les moyens financiers. Il faut dire qu’une semaine de location équivaut souvent à un demi-Smic. D’autres ne partent pas pour des raisons de santé (13 %), familiales (11 %) ou professionnelles (11 %). Moins d’une personne sur dix n’est pas partie par choix.

 

Taux de départ en vacances selon la catégorie sociale

71 % des cadres supérieurs partent en congés contre 41 % des ouvriers. Plus on monte dans l’échelle sociale, plus on a de chances de partir en vacances.


Taux de départ en vacances selon la catégorie sociale
Unité : %

 
Indépendants 52
Cadres, professions intellectuelles supérieures 71
Professions intermédiaires 70
Employés 51
Ouvriers 41
Restent au foyer 40
Retraités 48
Etudiants 62
 
Ensemble de la population 53
 
Source : Crédoc. Année des données : 2010

 

Taux de départ en vacances selon les revenus

Le niveau des revenus détermine en grande partie le fait de partir en vacances ou non : seuls 35 % des foyers aux revenus inférieurs à 900 euros mensuels sont partis en 2010, contre 78 % de ceux qui disposent de plus de 3 100 euros. De fait, un "budget vacances" pour une famille peut représenter plusieurs milliers d’euros : impossible pour la majorité des bas salaires.


Taux de départ en vacances selon les revenus mensuels du foyer
Unité : %

 
Moins de 900 € 35
De 900 à 1 500 € 35
De 1 500 à 2 300 € 49
De 2 300 à 3 100 € 57
Supérieurs à 3 100 € 78
 
Ensemble de la population 53
 
Source : Crédoc. Année des données : 2010

 

Ceux qui partent plusieurs fois

Partir est une chose, mais les vrais privilégiés sont ceux qui peuvent le faire plusieurs fois par an. C’est le cas pour 22 % de la population. Les cadres sont 43 % à être dans ce cas, mais les ouvriers quatre fois moins nombreux. Pouvoir s’offrir des congés hors de l’été reste un luxe pour la grande majorité.


Ceux qui partent plusieurs fois par an
Part de chaque catégorie sociale qui part plusieurs fois en vacances chaque année
Unité : %

Part de ceux qui partent plusieurs fois
Indépendants 18
Cadres supérieurs 43
Professions intermédiaires 34
Employés 17
Ouvriers 10
 
Source : Crédoc. Année des données : 2009
Prendre l’avion reste un privilège
Prendre l’avion pour ses déplacements personnels ou professionnels est loin d’être une pratique démocratisée. La moitié des voyages sont réalisés par les 2 % des personnes les plus riches. En 2008, les 10 % des habitants les plus riches ont fait en moyenne 1,3 voyage aérien, alors que jusqu’aux 50 % les plus pauvres, le nombre moyen de vols est proche de zéro (moins de 0,2, soit un voyage tous les 5 ans). Pour la grande majorité des personnes, prendre l’avion est impossible financièrement, même avec le développement des compagnies à bas prix.
Source : La mobilité des Français, panorama issu de l’enquête nationale transports et déplacements 2008, ministère des transports, décembre 2010.

 

- En savoir plus : Crédoc, enquête « Conditions de vie et Aspirations des Français »

Vacances 2010 : Les contraintes financières favorisent de nouveaux arbitrages, octobre 2010.

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Article mis à jour le 11 février 2011

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16 juillet 2012 1 16 /07 /juillet /2012 18:11

Holy Motors (2012) de Leos Carax


 

L’homme aux mille vies possibles


 

« Comme le ciel de la théologie catholique qui se compose de plusieurs ciels superposés, notre personne, [dans] l'apparence que lui donne notre corps avec sa tête qui circonscrit à une petite boule notre pensée, notre personne morale (…) se compose de plusieurs personnes superposées. Cela est peut-être plus sensible encore pour les poètes qui ont un ciel de plus, un ciel intermédiaire entre le ciel de leur génie, et celui de leur intelligence, de leur bonté, de leur finesse journalières, c'est leur prose » (Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 249).

 

« On voudrait revivre / Mais ça veut dire / On voudrait vivre encore / La même chose / Refaire peut-être encore le grand parcours / Toucher du doigt le point de non-retour / Et se sentir si loin, si loin, de son enfance » (Gérard Manset, Revivre, 1991).

 

affiche-du-film-holy-motors-10716259pzxiDans son fameux Paradoxe du comédien qui a été rédigé sous forme de dialogues par Denis Diderot entre 1773 et 1777 et qui a été publié de manière posthume en 1780, est posée la distinction heuristique et typologique entre deux sortes de jeux d’acteurs. Existeraient ainsi selon le philosophe d'une part le « jouer d’âme » qui privilégie l’action de ressentir les émotions jouées et d'autre part le « jouer d’intelligence » qui valorise au contraire le fait de ne justement pas ressentir les émotions simulées sur scène. Si Denis Diderot explique, à l’encontre de l’opinion générale (tant à son époque qu’à la nôtre d’ailleurs), que sa préférence va au second type dégagé, c’est que le « jouer d’intelligence » prescrit la préservation, nécessaire à la représentation théâtrale, de l’écart entre les expressions du corps agissant et l’esprit qui l’agite et le motive en déterminant et manipulant de manière instrumentale et rationnelle la production expressive du comédien. Le rationalisme comique (au sens de l'« illusion comique » de Corneille) défendu par Denis Diderot au nom duquel, paradoxalement, moins le comédien sent et plus il est capable de faire sentir, vise précisément à combattre les possibles emportements confusionnistes du comédien qui, en s’identifiant complètement à son rôle, produit un mensonge (celui d'une adéquation totale et sans reste, donc fallacieuse, entre le comédien et son personnage) qui, loin de le supplémenter, contreviendrait plutôt au jeu réglé des écarts présidant à la représentation théâtrale. Le pouvoir mimétique du comédien, au lieu de rechercher l'effacement problématique des distances séparant le vrai (« C'est çà ! ») du vraisemblable (« Ça pourrait être çà... »), doit donc discerner la pluralité des rôles possibles qu'il destine à la communauté clairvoyante des spectateurs. Et ceci afin d'éviter à la fiction représentée à la fois de servir de matière première à l’ego du comédien qui voudrait convaincre qu'il joue sur scène et sans rire sa propre vie, comme d'aboutir aux impasses catastrophiques de l'identification totale de la fiction et du leurre.

 

route-604x393.jpg« Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l’art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à jouer toutes sortes de caractères et de rôles » peut ainsi écrire Denis Diderot (in Paradoxe du comédien, éd. Gallimard, 1994, coll. « Folio », p. 39). Parce que la sensibilité doit être rationnellement subordonnée à la capacité de pouvoir mimer le plus grand nombre d’émotions sans que celles-ci soient parasitées par la vanité du comédien qui, pour rendre crédible auprès des spectateurs le personnage qu'il joue, se prendrait lui-même à son propre jeu. En l’absence de pareille subordination (qui anticiperait pour partie les pratiques brechtiennes en termes de distanciation), ce serait donc la domination de la seule  sensibilité qui, dès lors, n’apporterait que confusion entre le rôle et le comédien, entre le personnage fictionnel et son incarnation sur scène, entre les expressions nécessairement simulées au nom de la crédibilité du rôle et de sa puissance émotionnelle auprès des spectateurs et celles seulement exprimées afin de prouver la véracité narcissique, voire solipsiste, d'un jeu censé se confondre avec la réalité existentielle ou biographique du comédien : « S’il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui ? S’il veut cesser d’être lui, comment saisira-t-il le point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête ? » (idem). Le privilège du « cerveau » contre les « entrailles », privilège par ailleurs parfaitement conforme à l’esprit des Lumières dont Denis Diderot fut l'une des incarnations parmi les plus exemplaires, servirait d’ailleurs aujourd’hui à contredire l’usage inflationniste par tous les acteurs hollywoodiens (et ceux qui veulent plus ou moins servilement les imiter, en France et ailleurs) de la fameuse « Méthode » de Lee Strasberg inspirée des thèses de Constantin Stanislavski et au fondement théorique et pratique de la création de l’Actors Studio en 1947. Pourquoi ? Parce que « c’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes » (opus cité, p. 46). Si le texte de Denis Diderot possède aujourd’hui une quelconque actualité, c’est bien du côté du nouveau long-métrage tant attendu de Leos Carax, réalisé treize ans après Pola X (1999), qu’on la retrouvera, mais dans une stratégie esthétique de complication équivalant à une complexification des principes avancés dans le Paradoxe du comédien. Ou bien à leur « problématisation » au sens de Michel Foucault, soit « l’ensemble des pratiques discursives ou non-discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée » (« Le souci de la vérité », Magazine Littéraire, n° 207, mai 1984, in Dits et écrits II. 1976-1988, éd. Gallimard, coll. « Quarto », 2001, texte n° 350, p. 1489). En effet, Holy Motors se présente d’abord comme un feu d’artifice actoral dont seul Denis Lavant, complice du cinéaste à l’époque de ses trois premiers films (Boy meets Girl en 1984, Mauvais sang en 1987 et Les Amants du Pont-Neuf en 1991), semblait capable. Le retour de Leos Carax se comprend donc d'emblée comme celui de Denis Lavant chez ce cinéaste, comme tout simplement au cinéma. Et l'on va voir comment les paradoxes de l'acteur (si l'on veut bien considérer que le comédien est au théâtre ce que l'acteur est pour le cinéma, même si les deux ne s'équivalent pas totalement) sont aussi les paradoxes du démiurge qui les met en scène, sur la scène d'un théâtre insolite qui n'existerait donc pas ailleurs qu'au cinéma.

 

L'étrange Monsieur Oscar

 

holy-motors-11.jpgDans un entretien mené par Jean-Michel Frodon à destination du dossier de presse de son nouveau film, Leos Carax explique la chose suivante : « Si Denis avait refusé le film, j'aurais proposé le rôle à Lon Chaney, ou à Charlie Chaplin. Ou à Peter Lorre, Michel Simon » (http://www.cinemovies.fr/fiche_info-23145-prod.html). La multiplication des noms pourrait déjà justifier la pluralité des rôles tenus par Denis Lavant. Surtout, le cinéaste confirme ainsi une des façons (mais il y en a tant comme on va s’en apercevoir) de considérer son film, autrement dit à l'aune ou la lumière de l'acteur au travail d'une multitude de rôles exprimant l'ampleur et la variété de ses talents. Holy Motors consisterait d'emblée moins en une démonstration qu'en une « dé-monstration » des paradoxes d'un acteur littéralement monstrueux (si « monstro » signifie montrer, « monstrum » signifie tantôt présage, tantôt merveille, tantôt fléau ou crime), comme l'ont été à des titres divers d'autres monstres tels Lon Chaney, Peter Lorre et Michel Simon. Un monstre d'acteur qui serait ainsi capable d'accéder à la puissance 10 de la gloire actorale. En effet Denis Lavant interprète ici un bien étrange Monsieur Oscar, un homme à qui sont confiées à intervalles réguliers et limités des missions d’interprétation réceptionnées sous forme de dossiers secrets (comme dans la série télévisée Mission : Impossible !) dans une limousine blanche conduite par Céline (Edith Scob). La mission serait réussie si, hors-champ, dans la salle, le spectateur marchait, roulait pour l'acteur véhiculé dans sa grande limousine, décidant de suivre vaille que vaille un acteur qui, jeté sans transition d'un rôle à un autre, arriverait malgré tout à rendre la situation et son personnage crédibles, mais arriverait aussi (c'est peut-être encore plus dur) à permettre à ce que ses rôles autonomes et successifs puissent entrer en résonance organique et relation supérieure les uns avec les autres. Ainsi, Monsieur Oscar commence par se présenter sous la défroque lamée d’un banquier huppé qui quitte à l'aube sa petite famille installée dans une maison conçue par Robert Mallet-Stevens (la Villa Paul Noiret dans les Yvelines, inachevée au milieu des années 1920 pour raison de faillite de son propriétaire, et qui pourrait avoir inspiré la Villa Arpel de Mon oncle de Jacques Tati en 1958), pour aller ensuite travailler à faire tourner la machine financière (comme il y a quelque temps encore avant sa disgrâce Dominique Strauss-Kahn, à qui Monsieur Oscar ressemble explicitement). Puis il se transforme, à l'aide de tout le matériel (postiches, perruques, maquillages, déguisements, etc.) disponible dans la voiture, en une pauvre mendiante roumaine qui fait la manche sur le Pont Alexandre III (comme il y eut à chaque fois un Alex différent dans les trois premiers films de Leos Carax !), et dont l’invalidité partielle semblerait devoir symboliquement répondre aux Invalides qui se situent de l’autre côté de ce pont. Le banquier devenu dans l'intervalle gueuse exprime aussi, via le grand écart des langues (le romani succède au français) et des genres (le féminin se substituant au masculin), l'autre face de la limousine, signe extérieur de richesses qui, en son intérieur, ressemble à une roulotte de romanichels, une baraque foraine digne d'un film de Tod Browning.

 

Holy-Motors-Michel-Piccoli.jpgEnsuite, Monsieur Oscar, revêtu d’une combinaison noire munie de capteurs électroniques en forme de pustules, entre dans une sorte d'usine High-tech, en réalité un studio d’animation pour y accomplir, notamment en compagnie d’une femme revêtue de rouge, plusieurs exercices gymniques et contorsionnistes qui, numériquement retraduits par le biais technologique de la motion-capture, servent à alimenter l’animation de créatures fantastiques dignes d’un jeu vidéo inspiré par l’univers de la fantasy (avec ce gag qui veut que les corps réels soient plus effrayants que leur projection vidéo, un peu cheap). Puis survient Merde, le personnage de sauvage intraitable et poétique éructant une langue inconnue, qui avait déjà fourni cinématographiquement l’occasion à Leos Carax et Denis Lavant de se retrouver ensemble pour le film collectif Tokyo ! (2008). Ici Merde décide de ravir dans tous les sens du terme (enlever et séduire) une mannequin interprétée par Eva Mendes posant lors d’une séance de photographies au cœur du cimetière du Père-Lachaise, et de l'emmener dans d'obscures catacombes afin d'y jouer d'étranges scénographies fortement chargées sur le plan iconographique. Après cette prestation furibarde (éreintant au passage la vision consensuelle et molle du travail photographique de Diane Arbus), Monsieur Oscar incarne un simple père de famille qui vient récupérer en voiture sa fille, une adolescente sortant d’une soirée chez des amis, et expérimenter (sur le mode mineur mais pas négligeable selon lequel l'émotion contenue se substitue à l'extraversion explosive du performer) lors d'une conversation en voiture l'inévitable et définitive scène de l'éloignement des enfants et des parents. Le cinquième rendez-vous est présenté comme l’entracte du film : se déroulant dans l'église gothique Saint-Merri (cette église accueille le Centre pastoral Halles Beaubourg qui, en plus de faire le raccord culturel avec le Centre Pompidou, travaille notamment avec la Cimade et le Réseau Chrétiens-Immigrés afin d'aider les migrants sans papiers : cf. Des nouvelles du front cinématographique (70) : si loin l'étranger, si proche le migrant sans-papiers), il montre Monsieur Oscar rejoignant un orchestre formé de plusieurs accordéonistes (et un harmoniciste joué par Bertrand Cantat). Le héros aux multiples visages et identités participe ensuite à un cauchemardesque règlement de compte entre deux truands prénommés Alex et Théo que l'acteur incarne tous les deux, en champ et en contrechamp, le premier poignardant le second qui surine en retour le précédent après avoir été habillé et rasé pour lui ressembler. Après avoir discuté de sa situation professionnelle et de la lassitude qui vient avec l'âge en compagnie d'un personnage au statut incertain interprété par Michel Piccoli, on voit soudainement Monsieur Oscar se jeter hors de la limousine et, revêtu d’une cagoule rouge entourée de barbelés, décider d’assassiner par balles le personnage du banquier qu’il interprétait au tout début du film et qui dîne en bonne compagnie sur la terrasse du Fouquet’s, avant d'être lui-même abattu, puis se relever avec l'aide de Céline pour repartir vers de nouvelles aventures. Monsieur Oscar se glisse par la suite dans la peau tannée d'un vieil homme probablement d’origine russe qui, agonisant dans son lit d'occasion (sa chambre est située à l'hôtel Raphaël), est assisté par Léa, une jeune femme victime d’un pied-bot interprétée par Elise Lhomeau. Avant le huitième et dernier rendez-vous qui voit le personnage aux mille vies (et autant de morts) hésiter à rentrer chez lui dans un modeste pavillon de la banlieue parisienne (à Trappes) pour y retrouver sa petite famille étonnamment formée par des singes bonobos, Monsieur Oscar rencontre par hasard, à la suite d’un choc entre deux limousines, une autre actrice (jouée par Kylie Minogue) qu’il a autrefois connue et aimée. La balade dans les espaces désaffectés de la Samaritaine (fermée pour cause de travaux de mise en conformité avec les règles en vigueur de sécurité) sera le moment privilégié pour les anciens amants de faire lever et revenir trois petits tours les spectres qu'ils ont en partage, avant une séparation qui prend la forme du saut de l’ange suicidaire de l’aimée dans le rôle de l'hôtesse de l'air Eva Grace morte dans les bras de son compagnon du moment.

 

64455_1_holy-motors_6066.jpgSoit neuf rôles (dix avec l’entracte, onze avec la séquence de l’assassinat du banquier) qui expriment dans sa diversité et sa multiplicité la puissance d’incarnation actorale plurielle dont est capable Denis Lavant. Qui, comme l'a donc écrit Denis Diderot, possèderait donc « l’art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à, toutes sortes de caractères et de rôles ». Après la série des « Alex » composés à l’occasion des trois premiers films de Leos Carax, est donc venu aujourd’hui le temps du triomphe de l'étrange Monsieur Oscar pour qui, comme le personnage de Raimu dans L’Étrange Monsieur Victor (1938) de Jean Grémillon, une vie ne suffit pas pour vivre sa vie. Et, puisque les prénoms Oscar et Alex donnent ensemble les lettres du pseudonyme de celui qui, dans une vie antérieure au cinéma, s’appelait Alex Christophe Dupont, le triomphe de l’acteur doit dès lors se comprendre comme étant aussi celui du réalisateur. Le geste visionnaire et démiurgique de ce dernier aura donc déjà consisté, humblement, à rendre hommage, grâce et justice aux pouvoirs créateurs d'un acteur sous-employé par le cinéma qui, tel un dieu polymorphe, aura mis en retour à disposition son corps afin de supporter matériellement, et donc d'incarner les visions de celui qui, généreusement et littéralement, le filme sous toutes les coutures comme pour rattraper une absence imposée et longue de plusieurs années. « Avoir trouvé l'alter ego, le "bon autre", donne seul le droit d'hériter de tout et de tout recommencer » disait déjà Serge Daney à l'époque de Mauvais sang (Libération, 26 novembre 1986 in La Maison cinéma et le monde 3. Les Années Libé 1986-1991, éd. P.O.L/Trafic, 2012, p. 84). 

 

Un acteur aux mille visages, un film dans tous ses états

 

holy-motors-leos-carax-lacomedie-humaineCette virtuosité, monstrueuse parce que schizophrène et polymorphique, a peut-être dans son excès même à ce point dérangé le jury du dernier Festival de Cannes que celui-ci a décidé d'attribuer le prix du meilleur acteur à Mads Mikkelsen dans La Chasse de Thomas Vinterberg (cf. Des nouvelles du front cinématographique (72) : Le cinéma à l'épreuve du Festival de Cannes). Et plus généralement pour qu'il refuse au film l'attribution d'une Palme d’or qui aurait pu légitimement lui revenir (à Cannes, Holy Motors a reçu un Prix de la Jeunesse qui lui va comme un gant, quand par ailleurs son auteur a reçu un Léopard d'or pour l'ensemble de sa carrière au dernier Festival de Locarno). Cette virtuosité induit de voir dans Holy Motors un film généreusement total, tant du point de vue du travail de l'acteur que du point de vue des références internes à l’œuvre de Leos Carax que ce travail mobilise, comme enfin du point de vue des références extra-cinématographiques avec lesquelles les citations internes et le travail actoral entrent en rapport d'étroite connivence. C'est l'évidence, Denis Lavant paraît devoir tout jouer. Tant il est capable d'un jeu minimal (le banquier) ou d'un autre plus expressif (l'agonisant). Tant il est capable de jouer de l'accordéon (lors de l'entracte filmé en son direct et en plan-séquence – un travelling-arrière circulaire) et d'éprouvantes contorsions (l'homme aux capteurs blancs) rappelant les origines foraines du cinéma. Tant il est capable d'un jeu psychologique tout en rétention (le père avec sa fille, l'homme qui rentre le soir chez lui après une longue journée de travail) comme d'une manière plus physique, délirante et ravageuse (le priapique Merde). Tant il est capable d'un transformisme (la mendiante roumaine) qui est aussi un frégolisme schizoïde (Alex et Théo) pouvant seulement être égalé par les numéros de Pierre Arditi et Sabine Azéma dans Smoking/No Smoking (1993) d'Alain Resnais. Naviguant entre les langues (le français bien sûr mais également le romani, le chinois et probablement le russe) et les positions sociales les plus hétérogènes, Denis Lavant se présente ainsi comme le corps conducteur d'une énergie de cinéma convoquant, pour les rapprocher en les électrisant, les codes et les genres les plus éloignés, mais sans pour autant que le style général du film change constamment, évitant ainsi son principal piège : le zapping. On verra en effet que Holy Motors représente moins l'idéal best-of du cinéma de Leos Carax pour spectateurs pressés, que la « synthèse disjonctive » (autrement dit une « synthèse affirmative de disjonction » ou une « disjonction synthétique affirmative » dont le mode est celui du « ou bien » : Gilles Deleuze, Logique du sens, éd. Minuit, coll. « Critique », 1969, pp. 204 et 389) de films qui n'existent pas. Ou bien que comme pures possibilités. Et sur le mode spectral d'un cinéma permanent qui ouvrirait ses portes au public une fois par décennie, quand les producteurs et autres financiers veulent bien en autoriser enfin l'accès.

 

holy-motors604.jpgAinsi, M. Merde figure un mixte combinant les souvenirs de Charlot et de King-Kong (et de Godzilla, puisque la marche du film de Ishiro Honda composée par Akira Ifukube en 1954 accompagne aussi sa course inaugurale), les images d'un gnome originaire d'imaginaires diamétralement opposés (les cheveux roux et les vêtements verts d'un lutin irlandais, les ongles longs et la barbichette arrondie d'un cruel Oriental) et d'Opale (le double cruel du héros du film télévisé LeTestament du docteur Cordelier réalisé en 1959 par Jean Renoir et inspiré par l’œuvre de Charlie Chaplin en général et par la nouvelle L'Etrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde écrite en 1886 par Robert Louis Stevenson en particulier). Ainsi, le masque final porté par Céline est un clin d’œil à son rôle célèbre dans Les Yeux sans visage (1959) de Georges Franju (il se trouve aussi qu’Édith Scob avait joué dans Les Amants du Pont-Neuf, mais ses séquences avaient disparu du montage final), comme si l'actrice ne pouvait sortir du film de Leos Carax qu'en rejoignant le monde spectral d'une cinéphilie immobile. Ainsi, la séquence en motion-capture trouve à se brancher sur l'imaginaire des jeux vidéos et de la fantasy, en même temps que Leos Carax lui-même admet que l'ouvrier spécialisé incarné par Denis Lavant représente pour l'époque contemporaine dédiée à la troisième révolution industrielle (électronique) l'O.S. de la deuxième révolution industrielle (machinique) figuré dans Modern Times (1936) de Charlie Chaplin (« Dans la séquence où Denis Lavant a le corps recouvert de capteurs blancs, il est comme un ouvrier spécialisé de la motion capture. Pas si éloigné du Chaplin des Temps modernes – sauf que l'homme n'est plus coincé dans les rouages d'une machine, mais dans les fils d'une toile invisible » : http://www.cinemovies.fr/fiche_info-23145-prod.html). Alors que la séquence en motion-capture s'inspire de dessins d'Odilon Redon (comme La Sirène en 1882 ou Femme à l'aigrette en 1898), et que la toile Vampyr (1893) d'Edward Munch mise en relation avec une scène de Portrait de femme (1881) de Henry James inspire celle de l'agonie, la sensation visuelle de liquéfaction de l'image (un travelling-avant dans un cimetière) a été obtenue par la technologie numérique dite du « datamoshing ». Le terme du double meurtre en miroir du couple « schizo » Alex/Théo, digne d'un film noir qui virerait au fantastique, fait lointainement songer à la nouvelle d'Edgar Allan Poe intitulée William Wilson (1839). La séquence de la mendiante repose quant à elle sur le vieux principe (depuis Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir en 1932 !) de la caméra cachée (Denis Lavant déguisé semble véritablement faire la manche, ignoré des réels passants du pont Alexandre III comme un clin d’œil à l'Alex clochardisé du film Les Amants du Pont-Neuf). La balade spectrale dans les espaces vides de la Samaritaine est quant à elle hantée par le souvenir de la comédie musicale (la chanson a été composée par Neil Hannon du groupe The Divine Comedy), et particulièrement par sa relecture moderniste effectuée par Jacques Demy (amateur comme Leos Carax de l'univers merveilleux et orphique de Jean Cocteau). Alors que le prologue montre le cinéaste lui-même en train d'émerger d'un étrange sommeil lynchien qui lui permet de découvrir, le doigt muni d'une clé (il ressemble alors aux monstres hybrides du plasticien Matthew Barney), et derrière un papier peint en forme de forêt, une porte dérobée menant à une salle de cinéma en train de projeter hors-champ un vieux film, cette séquence inaugurale lui permet d'emblée de combiner un dense réseau de subtiles citations. Par exemple ici une citation implicite de Franz Kafka : « Il y a dans mon appartement une porte que je n'avais jamais remarquée jusqu'ici », une évocation d'une nouvelle fantastique d'E. T. A Hoffmann intitulée Don Juan (1812), la masse endormie des spectateurs face à l'écran qui lorgne du côté du dernier plan de The Crowd de King Vidor (1932), enfin l'inépuisable référence à La Petite Lise de Jean Grémillon, ce premier long-métrage parlant également réalisé en 1932 et déjà cité par le biais de sa ritournelle dans Mauvais sang.

 

holy-motors002-285x280.jpgCe réseau serré de signes qui brillent dans la nuit, telles les étoiles du nocturne Boy meets Girl ou les paillettes recouvrant les cheveux de la fille de Monsieur Oscar, et qui se voit plastiquement relayé lors de la séquence en motion-capture montrant des arrière-plans numériques en forme de fonds verts et quadrillés, induit le dédoublement des références qui peuvent donc autant indiquer la situation du film de Leos Carax par rapport au cinéma d'avant-hier (le pré-cinéma à vocation scientifique d'Etienne-Jules Marey dont les images archéologiques ouvrent et ferment le film), d'hier (Jean Grémillon et Jean Cocteau, Charlie Chaplin et Jean Renoir, Louis Feuillade et Georges Franju, Jean-Luc Godard et Jacques Demy) et d'aujourd'hui (l'animation numérique, les trucages informatiques). La volonté titanesque portée par Holy Motors de relève dialectique de l'opposition schématique Lumière/Méliès, comme d'articulation du cinéma avec le hors-cinéma ancien (le cirque) et nouveau (le jeu vidéo) induit aussi de penser ce nouveau long-métrage en regard dialectique avec les autres films précédemment réalisés par Leos Carax. La Samaritaine qui est située en face du Pont-Neuf avait déjà été montrée dans le nocturne Boy meets Girl, quand le tournage du film Les Amants du Pont-Neuf avait nécessité la reconstruction du pont et d'une partie du quartier aux alentours de Montpellier. La séquence en motion-capture autorise ainsi la recréation analytique ou abstraite des grandes agitations physiques des films précédents, de la course filmée en travelling latéral dans Mauvais sang (déjà retrouvée en plan fixe à la fin de Beau travail en 2000 de Claire Denis saluée comme il se doit dans le générique-fin) à l'étreinte sexuelle de Pola X. Le meurtre public du banquier peut autant rappeler la fin de ce dernier film que la fin de La Petite Lise, pendant que le pied-bot de la jeune femme de la séquence de l'agonie fait songer, plus qu'à Luis Buňuel, aux boitements du héros de Pola X interprété par Guillaume Depardieu qui, quelques années auparavant (en 1995) avait été victime d'un accident de moto qui allait lui coûter une jambe quelques années plus tard (en 2003). Enfin, le personnage de Merde revient du segment intitulé Merde du film Tokyo ! qui, parce qu'il aurait dû être suivi d'un long-métrage intitulé Merde in USA (en clin d’œil à Made in USA de Jean-Luc Godard en 1966) avec la mannequin Kate Moss, explique alors pourquoi le personnage incarné par Eva Mendes s'appelle dans le générique-fin KM. Il se trouve aussi que ces deux lettres annoncent sur les initiales de Kylie Minogue dont on entend l'une des chansons lors d'une soirée entre jeunes (Can't get you out of my Head) et qui, pour sa part, a repris un rôle initialement dévolu à Juliette Binoche afin de rappeler le souvenir du film Les Amants du Pont-Neuf. Son personnage prénommé Jean et sa coupe masculine font immanquablement penser à l'actrice Jean Seberg morte suicidée, quand son rôle de l'hôtesse de l'air suicidaire qu'elle interprète dans un changement de perruque très hitchcockien se prénomme Eva Grace, en hommage probable à deux actrices du cinéma d'Alfred Hitchcock, Eva Marie-Saint et Grace Kelly. La terrasse de la Samaritaine remplie d'herbes folles et surplombant Paris la nuit possède enfin une allure immanquablement rivettienne. On pourrait encore évoquer l'ambiance de film d'espionnage ou de science-fiction de la séquence de motion-capture qui, avec le juste-au-corps noir de Denis Lavant, rappelle aussi le feuilleton Les Vampires (1915) de Louis Feuillade. Ailleurs, l'insistance sur l’œil (par exemple la tache de vin entourant l’œil du personnage de Michel Piccoli comme revenant de Mauvais sang) et la hantise plus générale de la cécité (encore sensible dans la vue diminuée des héros des films Les Amants du Pont-Neuf et Pola X, mais également dans l’œil droit blanc de Merde qui n'hésite pas à bousculer un aveugle dans sa course au Père-Lachaise) pourraient notamment trouver leur origine dans la vieille passion pour le cinéma d'Abel Gance, l'auteur de Venus aveugle (1941). On peut enfin se demander si le dernier plan, montrant les limousines rangées en rang d'oignons la nuit dans un hangar et discutant ensemble, en anglais et en français (on retrouve parmi les voix celles de Leos Carax, du critique Michel Delahaye et de l'acteur Laurent Lacotte), des lubies de leur locataire respectif, ne représente pas un lointain et merveilleux écho aux chambrées agitées de Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo, après la fin du film Les Amants du Pont-Neuf qui s'adjoignait déjà la référence à L'Atalante (1934) pour sauver la péniche du film d'un naufrage financier qu'il n'aura malgré tout pas su entièrement éviter.

 

Contre   l'« inexistance  » de Leos Carax, l'existence du corps donné de Denis Lavant

 

holy-motors-04-07-2012-26-g.jpgFaudrait-il donc faire de Holy Motors un film riche d'une virtuosité seulement narcissique ? Faut-il pour autant réduire et figer le geste esthétique propre au film de Leos Carax dans la seule posture de la révérence et de la référence contre la défiance que son nom a longtemps suscité dans les arrière-cours de la production du cinéma français, alors même que l'hommage est d'abord adressé à la puissance plurielle d'un acteur soutenant aussi l'hommage à l'actualité d'un art effectué par le plus inactuel, mais aussi le plus intempestif des cinéastes français contemporains ? « Une démonstration fascinante de virtuosité, mais boursouflée de vanité » peut-on lire ici (http://blogs.lesechos.fr/annie-coppermann/holy-motors-une-demonstration-fascinante-de-virtuosite-mais-a11259.html), quand ailleurs il est sottement question des « Amants du poncif » (http://www.lefigaro.fr/festival-de-cannes/2012/05/23/03011-20120523ARTFIG00684-les-amants-du-poncif.php). Certes, l'ensemble des critiques est plutôt favorable au film de Leos Carax, mais il est légitime de poser la question d'un geste démiurgique qui semble proposer, sans liaison narrative forte (hormis l'idée saugrenue des missions adressées à Monsieur Oscar par une nébuleuse autorité supérieure), des visions ayant pour ambition de rattraper le temps perdu en proposant autant de films possibles qui auraient pu être réels si le marché cinématographique n'était pas parfois aussi brutal avec ses créateurs les plus originaux. C'est l'occasion de dire ici à quel point il est remarquable que la sélection officielle du dernier Festival de Cannes ait pour une fois fait œuvre de montage (au sens godardien du terme) en proposant la coexistence de films si loin mais tellement proches par ailleurs, comme Holy Motors, Cosmopolis de David Cronenberg (cf. Des nouvelles du front cinématographique (71) : Le cinéma à l'épreuve du Festival de Cannes) et Vous n'avez encore rien vu d'Alain Resnais. Preuve de l'actualité du film de Leos Carax qui littéralement répond au film de David Cronenberg dans lequel joue d'ailleurs Juliette Binoche, dont la narration est elle aussi entièrement soumise aux déambulations d'une limousine de la matinée à la tombée de la nuit, et qui demande en effet où les limousines passent leur nuit une fois leur mission accomplie. Quant au film d'Alain Resnais, il semble avoir a minima en partage avec Holy Motors la perspective allégorique et fantomatique similaire selon laquelle un auteur absent (c'est un défunt chez Alain Resnais, c'est un artiste impossible à localiser chez Leos Carax) adresse à son actorat (un acteur fétiche chez le second, une troupe d'habitués chez le premier) une ultime mission, lazaréenne ou orphique, le conduisant à un travail de démultiplication et de déconstruction de la comédie (au sens cornélien du terme). Mais, revenons surtout à Cosmopolis dans lequel le héros (un trader interprété par Robert Pattinson, double possible ou avatar du banquier du début de Holy Motors) explique qu'il a « prousté » (« prousted » en version originale et dans le texte de Don DeLillo) sa limousine. Autrement dit qu'il l'a faite tapisser de liège, à l'instar de ce que fit l'écrivain s'agissant de son cabinet d'écriture. Il est pourtant irrésistible de se saisir de ce beau néologisme afin d'en tirer suggestivement la métaphore suivante : la limousine aurait été également « proustée », au sens où elle aurait été étirée ou allongée à l'image des phrases de l'auteur de A la recherche du temps perdu (1913-1927). Cette recherche du temps perdu induirait par conséquent l'idée d'un film à la fois total et spectral, titanesque et pourtant si fragile, au sens où il revisite tous les spectres artistiques (cinématographiques, mais aussi littéraires et picturaux) qui sont chers au cinéaste, au sens aussi où ce film en repasserait par toutes les cases d'une trajectoire soumise aux vicissitudes financières du marché cinématographique afin de combler les vides indiquant en creux les films jamais tournés. Holy Motors serait une synthèse idéale qui, en rattrapant le temps perdu, le rattraperait aussi pour son acteur principal si peu filmé par des réalisateurs autres que Leos Carax, mais pour autant que la synthèse se présente, comme on l'a préalablement dit, sous la forme réelle d'une « synthèse disjonctive » qui montrerait tragiquement que le temps retrouvé ne l'est qu'à partir du moment où il est aussi irrémédiablement perdu.

 

120523_u94vg_mediumlarge_holymotors_sn63S'il est évident que le film est une allégorie du temps perdu-retrouvé-perdu, celle-ci ne saurait se réduire au seul hommage adressé aux paradoxes de l'acteur Denis Lavant jouant autant de rôles qu'il sait intelligemment discerner entre eux ce qui appartient à tel un et ce qui revient à tel autre, en même temps qu'il sait jouer l'accumulation de fatigue résultant de la succession durant la journée des différentes compositions. L'hommage prend d'ailleurs des tournures à la fois esthétiques et politiques, quand la valorisation de la visibilité des machines de vision (des caméras aux limousines) sert la critique de l'invisibilité des machines de contrôle (des petites caméras de vidéosurveillance aux industries des biotechnologies et des nanotechnologies). Ailleurs, le raccord entre le banquier et la mendiante exprime l'idée qu'une seule et même réalité socio-économique unit pour le pire riches et pauvres, la richesse des uns n'existant qu'en proportion relative de la misère des autres. Ailleurs encore, la visibilité des femmes peut subir elle aussi de multiples métamorphoses déterminées par le regard érotique des hommes. C'est par exemple Eva Mendes qui, de déesse de la chasse, Artémis pour les Grecs et Diane pour les Romains, se voit soumise par Merde au voile intégral qui, retourné, lui donne dès lors des airs de Vierge Marie (après Diane/Artémis, la chaste perpétuelle) posant dans une Piéta avec, la tête sur ses cuisses, le satyre anarchiste Merde en train de bander, figurant ainsi une insolite et transgressive figure christique. Métamorphoses au terme desquelles la visibilité (médiatique et obscène – au sens de sale et dégoûtant, mais au sens aussi de mauvais augure comme signifie étymologiquement le terme de monstre) des unes est à considérer en relation structurale (c'est-à-dire non pas en termes d'opposition exclusive mais de complémentarité logique) avec l'invisibilité (les musulmanes stigmatisées parce qu'elles portent le foulard islamique) des autres. La différence des rôles et l'unicité du corps de celui qui les incarne manifesteraient donc que, derrière les rapports entre l'un et le multiple, s'expose la complexité relationnelle et (multi)dimensionnelle d'un monde au sein duquel chaque individu, saisi dans la pluralité des perspectives se présentant à lui ou bien prolongeant le regard d'autrui, est objectivement une multiplicité dérogeant à la règle juridique, contractualiste et individualiste, imposée par l'idéologie libérale. Marcel Proust cité plus haut imaginait déjà pour sa part dans son Contre Sainte-Beuve (un ouvrage posthume seulement édité en 1954) un être humain fait de « plusieurs personnes superposées » qui, selon le sociologue Bernard Lahire, préfigurerait sa propre théorie de l'homme pluriel (L'Homme pluriel. Les ressorts de l'action, éd. Nathan, 1998 [réédition Hachette Littératures, 2001], p. 65). La pluralité allégorique des rôles et des personnages montrerait donc radicalement dans Holy Motors que nous sommes toutes et tous « des abrégés d'expériences incorporés – au sein d'une seule et même personne biologique » (op. cit., p. 66) manifestant la « diversité des soi » (George Herbert Mead cité par Bernard Lahire, idem) et prouvant encore qu'« il y a en chacun de nous des tendances de toutes sortes, tous les contraires possibles, et entre ces contraires toutes les nuances intermédiaires, et entre ces tendances toutes les combinaisons » (Théodule Ribot cité par Bernard Lahire, idem). C'est cette perspective sociologique visant à complexifier la notion abstraite de l'individu valorisée par le sens commun libéral qui explique notamment comment Bernard Lahire, désirant également dépasser les intuitions d'Emile Durkheim, veut passer de la vision d'un « homo duplex » à celle d'un « homo multiplex » ou « homo pluralis » (in La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, éd. La Découverte, coll. « Textes à l'appui », 2004, p. 710-712). Le privilège du « moi unitaire » (Mary Douglas citée par Bernard Lahire, op. cit., p. 54), au nom de la responsabilité individuelle naguère défendue par le juridisme libéral d'un John Locke par exemple, ne doit donc pas plus longtemps dénier l'existence d'une « personnalité multiple et fragmentaire » (idem) qui ne saurait dès lors plus se réduire aux seuls diagnostics cliniques concernant les maladies mentales et la schizophrénie (cf. Des nouvelles du front cinématographique (21) : voir (le) double au cinéma ; Des nouvelles du front cinématographique (40) : Lost Highway de David Lynch ; Des nouvelles du front cinématographique (43) : Black Swan de Darren Aronofsky). En ce sens, on pourrait dire, pour autant que Holy Motors est un film deleuzien, que Monsieur Oscar serait un personnage pirandellien dans un espace-temps borgésien. Autrement dit, un monde soumis « à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent ou s'ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités (…) Le temps bifurque perpétuellement vers d'innombrables futurs » qui font que les mêmes personnes sont « multiformes dans d'autres dimensions du temps » (Jorge Luis Borges, « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent » in Fictions, éd. Gallimard, coll. « folio », 1983, p. 103). Autrement dit aussi un personnage semblable à Vitangelo Moscarda, le héros de Un, personne et cent mille (1909-1926) de Luigi Pirandello qui, comme il se l'avoue lui-même, lui « paraissait odieux et stupide d'être ainsi étiqueté, une fois pour toutes, et de ne pouvoir [se] donner un autre nom, des noms à volonté, pouvant tour à tour s'accorder avec les diverses phases de [ses] sentiments et de [ses] actes (…) » (cité par Bernard Lahire in La Culture des individus, op. cit., p. 119).

 

critique-holy-motors.jpgAu-delà donc des prescriptions avancées par le Paradoxe du comédien de Denis Diderot, l'intelligence rationnelle dans la diversité et la multiplicité des compositions actorales accède quand même à une forme de sensibilité ravageuse qui doit se comprendre en relation réciproque avec l'extrême émotion qui nourrit le recours réticulaire aux références. Alors, Holy Motors peut produire une force rare de bouleversement, parce que sa virtuosité ne se comprend enfin que comme le masque multiple mais toujours pudique d'un malheur multiforme rongeant par tous les bouts, réels et possibles, la vie multiforme de Leos Carax. Ce cinéaste qui, par le biais de la mendiante roumaine comme de Merde, avoue occuper symboliquement la position structurale de l'excrément (de « l'hétérogène » aurait dit Georges Bataille, de l'« homo sacer »dirait aujourd'hui Giorgio Agamben : cf. Des nouvelles du front cinématographique (48) : Essential Killing de Jerzy Skolimowski ; Des nouvelles du front cinématographique (61) : L'Apollonide de Bertrand Bonello) dans la production cinématographique actuelle. Cet artiste pauvre condamné à faire peu de films pourtant coûteux et qui demanderait à Denis Lavant de lui prêter le corps nécessaire à rendre cinématographiquement consistante une vie qui n'existerait que pour le cinéma, et qui, sans films réalisés, n'existerait donc simplement pas (ce sont par exemple ces lunes qui, du troisième O du titre à l'arc lumineux à l'intérieur de la limousine, disent les ellipses et donc les éclipses vécues par Leos Carax). Cet homme qui dirait vivre dans les déserts, cimetières, hangars vides et autres cales du grand navire Cinéma paumé en pleine mer audiovisuelle et qui, hanté par le fantasme du meurtre de tous les banquiers qui l'ont empêché de tourner, laisserait affleurer à l'écran d'autres spectres encore plus terribles. Ce père qui dirait être horrifié de reconnaître dans sa fille (c'est la sienne, Nastya Golubeva Carax, lors de la séquence de la voiture) la même pulsion autiste (d'où le don d'une pâtisserie appelée religieuse) et préférer l'éloignement, parce que, peut-être, son image contracterait celle, incestueuse, de sa mère défunte (Katerina Golubeva, décédée le 14 août 2011, enterrée au cimetière du Père-Lachaise où surgit Merde, et dont une photographie marque la fin du générique de Holy Motors). Leos Carax, cet ancien amant qui laisserait entendre que l'amour avec l'actrice du temps du tournage du film Les Amants du Pont-Neuf a fini dans les ruines de la production commerciale de cet ambitieux projet, un projet coulé dans les eaux létales sur lesquelles miroitent parmi toutes ses virtualités la double image interdite d'une tentative de suicide et de la mort d'une enfant. Cet homme qui dirait, simplement et terriblement, que le retour le soir à la maison, même en compagnie de singes, est un bonheur familial élémentaire dont il serait exclu. Revivre chanté par Gérard Manset dirait ainsi une vie zombique, une vie de saint maudit et reclus dans les marges du cinéma d'auteur à laquelle le cinéma comme pratique vitale serait refusé au nom d'intérêts financiers arbitraires. Une vie spectrale dont l'incarnation ultime serait donnée par Denis Lavant, une vie fantomatique qui, solitude peuplée des souvenirs cinéphiles et des films jamais tournés (peut-être plus nombreux que les autres), frôlerait l'inexistence. « C’était comme si j’avais dormi pendant dix-sept ans et que, au réveil, j’avais trouvé mon pays » disait Leos Carax dans un entretien donné aux Inrockuptibles en 1991 (https://www.lesinrocks.com/1991/11/28/cinema/actualite-cinema/a-limpossible-on-est-tenu-11223353/). Déjà, à l'époque où Boy meets Girl était présenté au Festival de Cannes, Serge Daney évoquait dans sa critique un « frêle fantôme », ainsi qu'un « jeune vieillard qui ne pourra que rajeunir » (Libération, 17 mai 1984 in La Maison cinéma et le monde 2. Les Années Libé 1981-1985, éd. P.O.L./Trafic, 2002, p. 738-740). Le jeune vieillard est donc devenu un vieux garçon qui, si avait fait défaut le corps de Denis Lavant, n'aurait peut-être pas émergé des limbes ou de cette zone orphique à la Jean Cocteau où flotte sa vie malheureuse en cinéma confondue avec sa vie hors cinéma (on peut ici penser au cinéma tout aussi rare et orphique de F. J. Ossang : cf. Des nouvelles du front cinématographique (45) : Un astre solitaire, F. J. Ossang).

 

holy_motors_2-e1341796477392.jpgDans son hommage à Jacques Derrida, Alain Badiou avance le concept d'« inexistant » : « exister le moins possible, cela veut dire, du point de vue du monde, ne pas exister du tout. C'est pourquoi nous appelons cet élément "l'inexistant» (in Petit panthéon portatif, éd. La Fabrique, 2008, p. 121). Si Leos Carax valorise à ce point l'héritage d’Étienne-Jules Marey (dans la déconstruction analytique du mouvement humain) au point de l'actualiser dans les nouvelles images numériques de la motion-capture et du jeu vidéo, c'est précisément pour faire du mouvement du corps de Denis Lavant l'alpha et l'oméga du corps qui lui manque pour vivre les rôles que la vie lui a ôtés. Des rôles qui alors n'existeraient que sous la forme des fantômes d'un cinéma permanent voué à célébrer dans toutes ses dimensions performatives la puissance actorale de Denis Lavant. « Donne-moi un corps » aurait ainsi amicalement demandé ainsi Leos Carax à Denis Lavant, afin de l'aider à passer de l'« inexistant » à l'existence, du virtuel à l'actuel, du possible au réel. « On voudrait revivre / Mais ça veut dire, on voudrait vivre encore / La même chose / Refaire peut-être encore le grand parcours / Toucher du doigt le point de non-retour / Et se sentir si loin, si loin de son enfance » chante Gérard Manset. Ailleurs, la chanson composée par Neil Hannon et co-écrite avec Leos Carax demande : « Who were We / When We were / Who We were / Back then ? ». Autrement dit : « Qui étions-nous quand nous étions ce que nous étions alors ? ». Mille vies de fiction, mille existences virtuelles, mille films possibles, et une « synthèse disjonctive » pour n'en rien louper. Le geste démiurgique de Leos Carax n'a donc pas consisté, contrairement à Alexandre Sokourov dans Faust (cf. Des nouvelles du front cinématographique (73) : Faust d'Alexandre Sokourov (démiurgie, I)), à distinguer et séparer la bonne démiurgie (celle de l'artiste) de la mauvaise (celle de la figure du savoir qui veut s'identifier à la figure totalitaire du pouvoir). Elle aura plus simplement consisté en la demande de pouvoir revivre, autrement dit de vivre encore, la puissance démiurgique ayant alors pour fonction de symboliquement rédimer l'impouvoir en lequel peut être confinée la vie (cf. Des nouvelles du front cinématographique (60) : figures de l'impouvoir dans Melancholia et Habemus Papam). Dans l'intervalle nouant la « beauté du geste » valorisée par Monsieur Oscar et la beauté située « dans l’œil de celui qui regarde » selon la réponse du personnage interprété par Michel Piccoli, entre les échanges (comme au tennis pour reprendre la métaphore chère à Jean-Luc Godard et Serge Daney) de Denis Lavant au travail de faire et de Leos Carax à celui de regarder, entre l'acteur qui occupe la place de l'actuel ou du réel et le cinéaste qui tient celle du virtuel et du possible, la vision démiurgique signalerait donc in fine le désir d'une lutte en relation avec l'« inexistance » (Alain Badiou, op. cit., p. 133) qui caractériserait l'existence difficile du cinéaste. Notre semblable éclaté, notre frère fragmentaire à tous. Un homme malade de solitude mais fortement peuplé à l'intérieur de lui-même, et qui privilégierait la déconstruction pour ne pas être détruit. « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui » (Jean-Paul Sartre, Les Mots, éd. Gallimard, 1964, p. 206). Mais c'est aussi, la relation étant dialectique, que l'« inexistance » contient une promesse : « Nous ne sommes rien. Soyons. C'est l'impératif de l'inexistance. On ne sort pas de là » (Alain Badiou, idem).

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11 juillet 2012 3 11 /07 /juillet /2012 08:16

1/ Dans le privé : Généris-Véolia à Sevran   

 

 

Au début du mois de juin (le 06 précisément), 40 % des salarié-e-s du centre de tri sélectif Généris (une filiale de Véolia propreté) de Sevran ont initié un mouvement de lutte qui s’est étendu à d’autres sites du groupe (Vaux le Penil, Rungis, Chelles, Nanterre). Les raisons de la grève sont, comme toujours, plus que légitimes : pauses pipi décomptées du temps de travail, pauses repas d’un quart d’heure limitées à cinq minutes, gants de travail usés, sacs éventrés répandant des poussières peut-être dangereuses, seringues trouvées sur le tapis roulant des déchets qui ne s’arrête pas quand un ouvrier se pique dessus, etc. C’est le 19ème siècle ! C’est Zola au 21ème  siècle ! Mohamed El Ghali, représentant CGT aux transports, évoque à juste titre un triste exemple d’esclavagisme moderne !  

 

 

La rencontre le 15 juin avec la direction de la SYCTOM (le syndicat intercommunal regroupant Paris et les départements de la couronne, qui est le donneur d’ordre) qui s’est engagée à interpeller Généris-Véolia a obligé la direction à céder à un certain nombre de revendications des salariés. Après la signature du protocole de fin de conflit, les salariés oint obtenu 25% d’augmentation du salaire de base et le versement immédiat d’une prime de 500 euros. Concernant le site de Sevran, la fin des retenues de salaire pour raison de pause pipi a été actée. Ainsi que l’engagement d’une visite à la direction régionale de Véolia-Généris sur le site pour notifier le respect des normes d’hygiène et de sécurité, de l’intégrité des salariés, du recours (visiblement abusif) du contingent de salariés intérimaires. Un rassemblement départemental le mercredi 27 juin à 12 heures devant le site de Sevran a été organisé par l’UD CGT 93 pour signifier la vigilance des salariés et de leurs représentants syndicaux s’agissant de l’application stricte des termes du protocole. 

 

 

2/ Dans le public : la Bourse du travail de Noisy-le-Grand  

 

 

La mise en place de la nouvelle bourse du travail à Noisy-le-Grand est soumise à de bien étranges difficultés qui ralentissent sa pérennisation. En effet, une lettre ouverte exceptionnelle signée des secrétaires généraux de l’UD CGT 93, de l’UD CFDT 93, de l’UD FO 93 et de la FSU 93 et à l’adresse du maire PS Michel Pajon, rend compte de l’existence de deux nœuds conflictuels. D’abord le fait de nommer cette bourse « maison des syndicats ». Ensuite le fait que la mairie veuille signer avec chaque syndicat l’occupant une convention. De plus, la municipalité a demandé à ce que les syndicats de territoriaux soient accueillis dans les murs du nouvel établissement. Ce qui devait évidemment être le cas, et cela d’autant plus que les syndicats des territoriaux ne disposaient pas jusqu’ici de locaux, alors même que c’est une obligation de l’employeur municipal.  

 

 

Le lundi 23 avril, l’état des lieux devait être effectué. Et depuis, tout est bloqué de la part d’une municipalité qui fait la sourde oreille, arguant de son refus du déblocage de la situation au seul titre que les conventions individuelles « maison des syndicats » n’ont toujours pas été signées. Malgré les multiples incitations et sollicitations des syndicats, la municipalité ne bronche pas. Le problème, c’est que les missions syndicales d’accompagnement et de protection des salariés se trouvent forcément pénalisées par pareille situation. Il faut désormais que les salariés travaillant ou habitant sur Noisy-le-Grand puissent enfin disposer d’une bourse du travail conforme au travail syndical qui s’y fait habituellement. Sinon, c’est une perte de temps qui lèse majoritairement les salariés en souffrance et leurs militants syndicaux souffrant de ne pouvoir leur venir en aide.

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11 juillet 2012 3 11 /07 /juillet /2012 07:30

Un rassemblement à l’initiative de plusieurs syndicats, dont l’UD CGT 93, a réuni 150 personnes le 12 juin dernier afin de signifier à M. Leray, le directeur de l’union territoriale (UT) de la DIRECCTE (Direction Régionale des Entreprises de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi), le refus de la réduction par deux du nombre de conseillers du salarié lors de leur renouvellement en septembre prochain. S’agissant de la CGT, les conseillers du salarié passeraient de 116 à 57 par rapport à l’année 2009 ! Le département de la Seine-Saint-Denis qui concentre un large tissu de PME et TPE serait particulièrement victime de cette réduction qui succède à la fermeture de 63 Conseils des prud’hommes sur toute la France, à l’acquittement prescrit par la loi de la somme de 35 euros pour engager depuis cette année une procédure prud’homale, ainsi qu’à l’annonce de la fermeture des sites de l’inspection du travail de Saint-Denis et Montreuil.

 

Conseillers du salarié : une division par deux des effectifs

 

Dans les entreprises dépourvues d’institution représentative du personnel (comité d’entreprise, délégués du personnel, délégués syndicaux), le salarié convoqué à un entretien préalable au licenciement a la faculté de se faire assister lors de cet entretien par un conseiller du salarié. Celui-ci exerce sa mission à titre militant, puisque l’Etat et les syndicats ont décidé à la fin des années 1980 que ces derniers pouvaient mandater leurs militants afin d’y accomplir une mission réglementée et protégée par la préfecture et, par extension, le ministère du travail. Les conseillers du salariés sont donc la plupart du temps des militants syndicaux qui profitent de la législation (15 heures de délégation mensuelle rémunérées par leur employeur quand elles sont prises sur le temps de travail) pour pouvoir pénétrer dans les petites boîtes, y aider les salariés, les syndiquer en les inscrivant dans la démarche générale selon laquelle la lutte individuelle peut en puissance déboucher sur la lutte des classes générale. Le juridique ne doit être qu’un moyen dont la fin est la conscientisation militante, sociale et syndicale.

 

 

   Effections de la DIRECCTE qui fondent comme neige au soleil...

 

Cette diminution du nombre de conseillers du salarié, dont le travail consiste à assister un-e salarié-e lors d’un entretien préalable à licenciement lorsque l’entreprise est dépourvue d’IRP, s’inscrit dans une perspective générale de réduction des effectifs dans la fonction publique au nom de la RGPP (révision générale de la fonction publique), d’austérité payée sur le dos des services publics, comme de destruction du droit social. Si l’on considère les effectifs de l’UT 93 de la DIRECCTE, on comptait 175 agents à la fin 2010 : ils ont 22 de moins à la fin 2011 ! Pour les 18 sections d’inspection existantes, l’effectif se monte à 68 agents alors qu’il devrait se monter à hauteur de 90 (puisque une section est égale 1 inspecteur du travail plus deux contrôleurs et deux secrétaires). Il n’y a pas meilleure façon de laisser les tauliers faire la loi dans les entreprises au nom de leur intérêt privé. Quant aux agents restants, ils sont victimes d’un management producteur de concurrence et de stress visant à soustraire l’inspection du travail à la sphère sociale et syndicale pour la soumettre encore plus durement à la sphère étatique et, par voie de conséquence, politique.

 

Procès verbaux classés sans suite...

 

Et si la politique est entièrement dévouée à l’idéologie néolibérale qui considère le droit social comme un frein à l’innovation et la compétitivité (autrement di une barrière à l’exploitation de la force du travail du salariat), alors sonne le triomphe de la délinquance patronale. Ainsi, 377 procès verbaux de l’inspection du travail ont été transmis au Parquet en 2011. Seules 42 procédures ont été « audiencées ». Ce qui représente un total de 11 % ! Et l’on sait déjà que 64 PV ont été classés sans suite ! Et que dire du niveau dérisoire de la plupart des condamnations ! Que dire enfin du nombre de classements sans suite décidé par le Parquet, s’agissant des atteintes aux droits des représentants du personnel (33 % en 2011), et concernant le travail illégal (14 %) ? Le droit social est un front de lutte parmi les plus stratégiques de la lutte des classes. Et c'est pourquoi les équipes militantes des syndicats combatifs ne doivent rien céder des instruments existants pour fourbir des armes aux salarié-e-s qui ne doivent pas simplement être protégé-e-s et résister, mais également contre-attaquer ! 

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9 juillet 2012 1 09 /07 /juillet /2012 11:35

Faust (2011) d’Alexandre Sokourov

Bataille dans le ciel


« Chez tout auteur qui déploie ce que Kant appelait son "génie", c’est-à-dire son pouvoir de mettre au monde, de faire voir ou faire entendre les formes de la surabondance qui l’excède, il y a une sorte de divinité solitaire du lieu fantasmatique qu’il prend le risque d’occuper. Ce site inassignable qui est celui de la puissance mélancolique d’un sujet "capable de tout " et menacé par le "n’être rien" trouve son écho dans les paroles et les écrits des créateurs qui désignent leur exil du monde aussi bien sous le signe de la déréliction que sous celui de la démesure de leur pouvoir »

(Marie-José Mondzain, Homo spectator, éd. Bayard, 2007, p. 244)

La question démiurgique dans le cinéma pratiqué par Alexandre Sokourov depuis le milieu des années 1970 se décline d’emblée en termes plastiques. Le cinéaste russe est un artiste démiurgique au sens où il est un cinéaste visionnaire. Visionnaire au sens où le cinéma ne l’intéresse pas pour rendre visible (ou audible, Gilles Deleuze parlant à juste titre d’« image sonore » in Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 327) ce qui dans le monde visible ou audible serait peu ou pas visible ou audible en tant que tel, mais bien pour déployer une vision personnelle dont la puissance audiovisuelle rompt avec le jeu consensuel des représentations collectives réglant normativement les perceptions individuelles. Le démiurge ou visionnaire n’est pas celui qui voit ou entend dans le monde existant ce que la plupart n’y voient ou n'y entendent pas : il est plutôt celui qui fait le monde qu’il voit et entend, celui qui rend moins justice aux visibilités ou aux audibilités existantes qu’il ne crée des blocs supplémentaires de visibilité-audibilité. Et la démiurgie selon Alexandre Sokourov se pense en rapport particulièrement étroit avec l’art pictural. Alors que le documentaire Élégie de la traversée (2001) envisage notamment d'insuffler de la vie à partir des paysages pétrifiés de la peinture (notamment hollandaise) caressés et sondés par la caméra, la fiction Mère et fils (1997) propose le mouvement exactement contraire en soumettant l’enregistrement des paysages réels à un geste anamorphosique combinant distorsion des lignes et accentuation des couleurs dignes de l’univers tourmenté du peintre expressionniste Edward Munch. Dans les deux cas, c’est la même perspective esthétique en regard de laquelle l’image, en choisissant sans hésiter de ne jamais trancher entre la fixité comme condition technique de la pratique picturale et l’enregistrement du mouvement caractéristique de la technologie cinématographique, soutient le récit allégorique d’un esprit (un souffle, l'animus des latinistes) se déployant par-delà et emportant le binarisme des oppositions structurales de la vie et de la mort, du mouvement et de l’immobilité ou de la matière et de l’immatériel. Un esprit donc résolument incorporel, à l’instar du voyageur invisible de Élégie de la traversée ou du narrateur également invisible suivant l’écrivain français Astolphe de Custine dans L’Arche russe (2002) qui, en s’identifiant à l’œil visionnaire de la caméra, s’affirmerait souverainement comme pur mouvement de la pensée arraché à ou ayant vaincu toute pesanteur matérielle. Un mouvement qui tantôt défie la catégorisation kantienne de l’espace et du temps comme formes a priori de la sensibilité (Élégie de la traversée, L'Arche russe), tantôt éprouve la mort physique particulière dans son ressassement naturel qui est un ressaisissement perpétuel, l’« éternel retour » nietzschéen (Mère et fils). La démiurgie comme pratique artistique dont la souveraineté défie les traditionnelles catégories binaires se déclinerait donc sous son versant spiritualiste dans le cinéma d’Alexandre Sokourov. Et ce à partir du moment où l’esprit est ce qui doit souffler et fondre dans une synthèse supérieure et définitive les contradictions d’une antinature (antiphysis) dont est capable spirituellement le genre humain et d’une nature comme cosmos extrahumain auquel malgré tout ce dernier ne peut ontologiquement échapper.

Il s’agirait donc là d’un spiritualisme paradoxal, puisqu’il serait philosophiquement tout à la fois humaniste et universaliste (quand il montre la dissolution des identités nationalistes russe et tchétchène dans les affects et la tendresse génériques - « trans-génériques » dirait Marie-José Mondzain - de Alexandra en 2007) et antihumaniste (la pure voix-off de Élégie de la traversée ou d’autres documentaires appartenant à la série des élégies). Et tout à la fois naturaliste (par exemple les deux volets du documentaire Élégie paysanne que sont Last Day of a Rainy Summer en 1978 et Mariya en 1988) et antinaturaliste (comme on va présentement le voir dans Faust). Un spiritualisme qu’il faudrait par ailleurs rapprocher de l’esthétique qualifiée par nous de « surnaturaliste » propre au cinéma de Terrence Malick (cf. Des nouvelles du front cinématographique (51) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (1ère partie)), et dont l’horizon dernier chercherait à fondre dans une logique moniste les antinomies (conceptualisées par Aristote) de la puissance (ergon) et de l’acte (dynamis). Mais aussi de la dialectique et de la substance, ou encore de l’analyse et de la synthèse, et ce au nom de cette dynamique supérieure qui n’appartiendrait donc qu’à l’esprit. A l’époque où le cinéaste russe commençait, notamment sous le regard tutélaire d’Andreï Tarkovski, à peaufiner un geste cinématographique qui allait déterminer son éminente place au sein du cinéma contemporain, cette démarche a été considérée dès ses prémisses par les autorités soviétiques comme contrevenant idéologiquement aux dogmes matérialistes et dialectiques encore en vigueur. Accepté dans la prestigieuse école de cinéma soviétique VGIK en 1974, Alexandre Sokourov en sort diplômé en 1979 avant d’intégrer le studio Lenfilms, le deuxième en importance après Mosfilms. Il réalise alors son premier long-métrage, La Voix solitaire de l’homme, en 1978. Victime de la censure, le film n’aura été distribué en Russie qu’en 1987. Il faudra attendre la réalisation dix ans plus tard de Mère et fils et l’énorme bénéfice symbolique que ce film a suscité lors de sa présentation internationale pour qu’Alexandre Sokourov puisse enfin accéder au statut d’artiste russe incontournable avec lequel le pouvoir bureaucratique postsoviétique a appris à composer afin de profiter politiquement d’une aura qui peut du coup s’autoriser des vicissitudes de l’histoire déchirant les peuples tchétchène et russe pour motiver politiquement leur dépassement (Alexandra). Mais c’est le plus souvent pour se déployer dans un au-delà qui est celui, transhistorique et éternel, des Idées platoniciennes valorisées, encore aujourd’hui mais différemment, par Alain Badiou (par exemple : « Le motif de l’Idée apparaît progressivement dans mon œuvre. Il est sans doute déjà présent à la fin des années quatre-vingt, dès lors que dans Manifeste de la philosophie, je désigne mon entreprise comme un "platonisme du multiple", ce qui rend nécessaire une reprise de la méditation sur ce qu’est une Idée » cité dans L’Idée du communisme. Conférence de Londres, 2009 [sous la direction d’Alain Badiou et Slavoj Zizek], éd. Lignes 2010, p. 7). Sauf que, comme on va dorénavant s’en apercevoir, le « platonisme du multiple » professé par Alain Badiou a pour horizon politique l’avènement du communisme tel qu’il prescrit la « vraie vie » comme « vie pensée selon l’Idée » (idem), quand le platonisme moniste d’Alexandre Sokourov envisage la vie de l’Idée elle-même dans une perspective, certes spiritualiste, mais aussi politiquement anticommuniste (au sens du communisme stalinisé, d'un communisme dont la stalinisation aurait figée à jamais négativement l'identité).

Par trois fois l’histoire défaite, à chaque fois faite corps

C’est en effet tout l’enjeu du triptyque composé jusque-là par Moloch (1999), Taurus (2001, toujours inédit en France) et Le Soleil (2005) que de problématiser la présence de l’homme de pouvoir autoritaire disposant du pouvoir étatique le plus radical en tant que figure archétypale du 20ème siècle (Hitler dans le premier film, Lénine dans le deuxième et l’empereur Hiro-Hito dans le troisième). Un allégorisme anhistorique autorise dans tous les cas un resserrement diégétique en forme de personnalisation en vertu de laquelle l’horreur terrible du pouvoir s’examinerait prioritairement à partir du seul corps censé parfaitement l’incarner. Les incarnations du pouvoir autoritaire ou totalitaire (on imagine pourtant les différences réellement existantes entre ces deux adjectifs qui paraissent malgré tout interchangeables ou synonymes à la vue des trois volets du triptyque) sont ainsi confinées dans un hors-lieu asilaire (Berchtesgaden dans Moloch, l’hôpital dans Taurus, le bunker impérial dans Le Soleil), comme expression concrète du retrait hors ou loin des forces antagonistes faisant accoucher l’histoire. L’enfermement (comme motif central du cinéma d’Alexandre Sokourov : cf. Diane Arnaud, Le Cinéma de Sokourov. Figures de l’enfermement, éd. L’Harmattan, 2005) proposerait donc systématiquement un dedans à l’intérieur duquel le pouvoir en personne affronte l’immanence de ses propres limites telles qu’elles s’inscrivent dans les plis caverneux de son corps (les troubles intestinaux d’Hitler, l’effondrement mental de Lénine, le bégaiement de Hiro-Hito). Le dérèglement organique des corps comme prélude ou contrepoint logique à la désorganisation catastrophique des pouvoirs dont ils soutiennent l’incarnation, autrement dit l’articulation allégorique du naturalisme des maux corporels et de l’anti-naturalisme propre à la compréhension du caractère incorporel des pouvoirs en exercice pouvait par exemple entrer en résonance avec les remarquables conclusions de l’ouvrage d’Ernst Kantorowicz intitulé Les Deux corps du roi. Une étude sur la théologie politique au Moyen-âge (1957). Un livre qui effectivement analyse l’image de « la dualité corporelle du roi. Selon cette image, le roi posséderait deux corps, l’un naturel, mortel, soumis aux infirmités, aux tares de l’enfance et de la vieillesse ; l’autre surnaturel, immortel, entièrement dépourvu de faiblesses, ne se trompant jamais et incarnant le royaume entier » (Loïc Blondiaux, « Kantorowicz (Ernst), Les Deux Corps du roi, Paris, Gallimard, 1989 » in Politix, vol. 2, n° 6, printemps 1989, p. 85). Sauf que cette perspective allégorique faisait l’économie volontaire de la complexité sociologique des rapports politiques qui rendent légitime aux yeux de ses sujets comme de lui-même le double corps, mortel et immortel, du souverain (à l’inverse d’autres documentaires relativement récents qui, certes, visent moins l’assomption poétique que l’analyse politique : cf. Des nouvelles du front cinématographique (68) : Impasses du communisme étatisé (I)). Pour défaire la figure démiurgique et prométhéenne du souverain autoritaire ou du chef totalitaire qui aurait confisqué la puissance commune au bénéfice d’un pouvoir circonstancié noué autour de sa personne, le cinéaste démiurge a donc décidé de montrer le renversement du champ de son pouvoir incorporel en impuissance corporelle qui, hélas, s’effectue au nom de la relégation hors-champ des forces historiques ayant pourtant in fine déterminé l’impouvoir même de l’incarnation personnelle du pouvoir (cf. Des nouvelles du front cinématographique (60) : figures de l'impouvoir dans Melancholia et Habemus Papam).

Cette démarche esthétique peut malgré tout donner des résultats admirables, comme avec Le Soleil qui montre comment un empereur, soit un souverain socialement doté de ce capital symbolique particulier qu’est cette aura sacrée qui le distingue du peuple profane de ses sujets, apprend à devenir un être humain après la défaite militaire de son pays. Ce devenir induisant le passage politique de l’empire théocratique à la monarchie constitutionnelle se donne alors à se lire comme auto-profanation volontaire à même les lèvres de Hiro-Hito qui marmonnent dans le vide, bouche ouverte et vide car en avance sur les mots et les phrases qu’elles proféreraient ensuite pour justement combler symboliquement et donc signifier ce vide. Ce vide qui se fait puis se dit est celui de l'impouvoir même comme manifestation de la puissance d'un homme, rien qu'un homme qui se sait historiquement, suite à la défaite militaire de son pays parachevée par les soleils atomiques de Hiroshima et Nagasaki (lourd tribut humain et matériel payé par l'éclipse du projet impérial longtemps défendu par le pays du soleil levant), ne plus pouvoir assumer d'être un dieu. Ce déphasage peut-être imaginaire mais puissamment visionnaire, en creusant en elle-même la figure du pouvoir incarné (figure divisée entre le réel du corps et l’ordre symbolique signifiant la dynamique historique et séculière de la fin d’un régime politique et du commencement d’un autre), a offert une fantastique et inoubliable trouvaille cinématographique. Une image au sens fort et précieux du terme (cf. Des nouvelles du front cinématographique (25) : L'image, les images), qui rend ici visible les processus objectifs de transformation historique (dynamique macro-logique) comme travail sur soi-même de rééducation (de la bouche et de la gorge par où la voix passe et devient parole, phonè puis logos) et de reconfiguration organologique (dynamique micro-logique) afin de faire coïncider le langage du pouvoir sécularisé avec le corps de l’empereur désormais vidé de toute légitimité politique inférée sur la sphère divine. N’en demeure pas moins vrai que les opérations esthétiques demeurent aussi, comme le dirait Jacques Rancière, des opérations politiques. Et celles qui par exemple président au choix du même acteur (Leonid Mozgovoï) dans les deux rôles (Hitler dans Moloch et Lénine dans Taurus) du corps du pouvoir autoritaire en phase de déréliction ou d’agonie (les intestins dérangés du premier, le cerveau disloqué du second) s’inscrivent, malgré une rare et indéniable ambition formelle et plastique, dans le registre discursif et idéologique de l’antitotalitarisme compris comme anticommunisme. Un courant qui fut particulièrement bien représenté en France par l’ancien militant communiste (pendant les années 1950, soit au plus fort de la phase stalinienne du PCF) et historien voué à la défense du libéralisme, François Furet, l’auteur de l’ouvrage symptomatique publié en 1995 et intitulé Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au 20ème siècle (cf. Enzo Traverso, L'Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du vingtième siècle, éd. La Découverte, p. 48-53).

Trois plus un : le soubassement faustien de l’histoire du vingtième siècle

En proposant de ressusciter par fragrances la mémoire fluide et suspendue de la grande Russie (tsariste) avant sa disparition lors de la première guerre mondiale et, a fortiori, de la révolution d’octobre, le plan-séquence virtuose de L’Arche russe, parachève le projet d’une esthétique unaire (pas au sens lacanien de support de la différence comme l'est le « trait unaire », mais au sens d'un seul et unique plan) et donc antidialectique (il aurait donc fallu un second plan) soutenant la vision nostalgique et consensuelle d’une Russie disparue (mais peut-être aussi seulement imaginaire). Obtenu grâce à la technologie numérique haute définition, L’Arche russe tourné en steadicam dans le labyrinthe des couloirs et des salles du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg expose une Russie intangible et incorruptible qui au fond ressemble peu au fantasme maternel d’Andrei Tarkovski dont le foyer, particulièrement entretenu lorsque l’exil (avec Nostalghia en 1983) a supplanté la censure (Stalker en 1979), peut ainsi s'éloigner de toute ambiguïté nationaliste. La glorieuse Russie d’avant la déchéance soviétique selon Alexandre Sokourov (dont le plan unique s’oppose, esthétiquement et politiquement, aux exercices de montage dialectique pratiqués par Sergueï M. Eisenstein qu’il affirme détester) n’existerait plus qu’à l’état d’idée volatile et gazeuse, dès lors seulement perceptible par l’œil et le souffle du démiurge triomphant des ruines de l’histoire et dont le pouvoir incorporel sait radicalement se distinguer des limites corporelles des figures dégénérées propres à l’incarnation du pouvoir autoritairement souverain ayant brutalement marqué le siècle passé. En regard des corps (littéralement) finis des chefs et autres souverains qui ont soutenu l’incorporation du pire pouvoir étatique et bureaucratique (et du point de vue sokourovien, ce type de pouvoir aurait structurellement hérité des mêmes limitations organiques), le pouvoir infini et incorporel de l’artiste démiurge lui assure pour sa part le bénéfice du regard de l'aigle. Celui dont l’apparente puissance hégélienne (en tant que relève de l’histoire passée, cassée par l’époque soviétique, dans cette « arche russe » que serait donc L'Arche russe) débouche sur l’antidialectique vision d’un passé seulement sauvé comme passé et strictement valable pour lui-même. Hors tout enchaînement historique du passé et du présent, comme hors toute laison politique du présent et du futur. Un passé qui flotterait dans l’éternité platonicienne du ciel des idées, mais surtout des formes artistiques (ce qui, soit dit en passant, distingue Alexandre Sokourov de Platon, le second subordonnant dans La République l’artiste au philosophe quand le premier semblerait souhaiter l’inverse). On comprend évidemment qu’Alexandre Sokourov ait inscrit, en relation avec la série inachevée des élégies (par exemple Elégie de Moscou consacré à Andreï Tarkovski entre 1986 et 1987) un portrait d’Alexandre Soljenitsyne (les 188 minutes des Dialogues avec Soljenitsyne en 1998) dont l’œuvre littéraire portée par un spiritualisme nationaliste et slaviste a tant inspiré les idéologues antitotalitaires lors de la réaction contre-révolutionnaire de l'après Mai 1968 (cf. Alain Badiou, Peut-on penser la politique ?, éd. Seuil, 1985, p. 31-42). Heureusement, le spiritualisme soutenu par le geste cinématographique d’Alexandre Sokourov s’exerce par-delà les frontières russes (l’Allemagne de Moloch et Faust, le Japon du documentaire Dolce en 2000 et du Soleil), et peut même prétendre à l’exposition du caractère universel et générique des affects humains rassemblant, comme on a pu le voir avec Alexandra, par-delà les clivages identitaires, politiques et nationalistes, Russes et Tchétchènes.

Avec Faust, le cinéaste russe déboîte le bel et précieux édifice du triptyque relatif aux incarnations, humaines trop humaines, du pouvoir autoritaire ou totalitaire pendant le siècle passé afin de proposer le récit paradigmatique censé soutenir le plan d’ensemble de cet ambitieux projet cinématographique et y affirmer l’adoption d’une perspective mythologique générale. Hitler, Lénine et Hiro-Hito seraient par conséquent ainsi des figures faustiennes. Soit des mythes particuliers (au sens par exemple du « mythe nazi » déconstruit par Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe) qui auraient décliné le récit originel ayant archéologiquement commandé la première version théâtrale fixée par l’anglais Christopher Marlowe (La Tragique histoire du docteur Faust, écrite vers 1590 et publiée en 1604). Puis celle, la plus connue, de l’allemand Johann Wolfgang von Goethe (Urfaust entre 1773 et 1775, Faust I en 1808 et Faust II en 1832, le film d’Alexandre Sokourov et de son fidèle scénariste Iouri Arabov aidés ici par Marina Koreneva paraissant s'amuser avec les trois versions de la tragédie goethéenne : cf. Jacques Le Rider, « Entre Goethe, Murnau et Thomas Mann » in Cahiers du cinéma, n°679, juin 2012, p. 12-13). Ce film qui reçut des mains d’un Darren Aronofsky admiratif (lui aussi tenté par la démiurgie : cf. Des nouvelles du front cinématographique (43) : Black Swan de Darren Aronofsky) le Lion d’or lors de la Mostra de Venise de 2011 autorise un retour du cinéaste russe en Allemagne qui, après Moloch, ne s’effectue plus sur un mode personnalisant et antidialectique (donc anhistorique) du personnage comme corps du pouvoir et pouvoir fait corps dont le corps organiquement déréglé manifesterait structurellement la désorganisation du corps politique qu’il représente. Le recours à ce mythe littéraire paradigmatique de la culture allemande en sa variante romantique permet tout à la fois de poser en termes strictement idéalistes, comme de manière archéologique, la problématique du savoir (particulier : technè) du technicien transmué en pouvoir (total : hybris) du souverain telle qu’elle détermine l’imaginaire dont relèveraient les despotes, tyrans et autres dictateurs qui ont brutalisé l’histoire du 20ème siècle. En ce sens, le Faust du cinéaste russe dans les rapports structuraux qu’il entretient avec les autres films du triptyque (du coup devenu tétralogie) peut faire également songer au roman Docteur Faustus de Thomas Mann écrit pendant l’effondrement du nazisme en 1943 et publié en 1947 (cf. Jacques Le Rider, opus cité). Dans le domaine cinématographique, The Great Dictator (1940) a été ce moment ayant autorisé Charlie Chaplin à régler ses comptes esthétiques et politiques avec l’homme politique qui se serait inspiré du personnage populaire de Charlot pour appuyer sa légitimité auprès du peuple (c’est le fameux vol de moustache d’Hitler à Charlot analysé par André Bazin dans son célèbre article « Pastiche et Postiche ou le néant pour une moustache » in Qu’est-ce que le cinéma ?, éd. du Cerf, col. « 7ème art », 1958, p. 91-96). Et Le Soleil ne l’a pas oublié quand il montre l’empereur d’origine divine qui, devenu simple humain, adopte une posture et une démarche explicitement inspirées du personnage de Charlot afin d’inspirer confiance auprès des militaires étasuniens (dont le général Mac Arthur) qu’il rencontre. Faust fournira donc la grandiose occasion pour Alexandre Sokourov de discerner la puissance démiurgique de l’artiste visionnaire qui a su reconnaître le mythe faustien dans Hitler, Lénine et Hiro-Hito, puissance démiurgique qu’il distingue donc du pouvoir démiurgique que ces derniers ont voulu concentrer de manière autoritaire ou totalitaire, et dont la concentration a entraîné une déréliction dont leur corps respectif se serait fait l’écho privilégié.

Entre ciel et terre, la bataille d’Alexandre

Faust parachève donc sur le versant mythologique une interrogation philosophique entamée avec Moloch et identifiant de manière par trop réductrice les forces antagonistes qui, en luttant, font aux forceps l’histoire des peuples aux forces organiques qui, en se déchaînant dans les corps malades des figures du pouvoir autoritaire ou totalitaire, sont censées matérialiser la désagrégation générale des régimes de pouvoir que ces figures incarnent. Le « métalangage » propre aux mythes dans l’interprétation structurale qu’en a faite Claude Lévi-Strauss (cf. Anthropologie structurale 2, éd. Plon, 1973, p. 169), au sens où ils reposent sur des oppositions paradigmatiques qui, d’inconciliables, deviennent des oppositions binaires conciliables (cf. Anthropologie structurale, éd. Plon, 1958), peut aider à caractériser le caractère hautement significatif du premier raccord du nouveau long-métrage d’Alexandre Sokourov. Le premier plan, s’identifiant au « prologue dans le ciel » ouvrant le Faust de Goethe, consiste en un vaste travelling aérien, flottant dans les cieux nuageux derrière lesquels se dessine à flanc de montagne un village environné d’arbres. Ce premier plan qui peut lointainement rappeler l’ouverture aérienne de Shining (1980) de Stanley Kubrick fait surtout explicitement référence à la toile La Bataille d’Alexandre (1529) du peintre Albrecht Altdorfer qui, représentant l’affrontement de l’armée de Darius à celle d’Alexandre, hausse au niveau cosmique (avec la présence des deux corps célestes, le soleil et la lune) la victoire de la civilisation grecque sur celle des Mèdes. Sauf que le premier plan de Faust vide le paysage de toute trace de combat militaire ou de guerre (la toile d’Altdorfer avait pour enjeu, à l’époque du siège de Vienne, de justifier auprès du souverain du Saint-Empire romain germanique la guerre contre l’empire ottoman symbolisé par le croissant de lune). Substituant au cadre exposant dans le tableau la narration des faits de guerre inspirés par l’historien romain Flavius Josèphe celui montrant un miroir réfléchissant les cieux environnants, ce plan laisse flotter dans les airs une écharpe, sorte de fantasme de légèreté que l’on peut rapprocher du châle signalant la chute hors-champ de l’héroïne suicidée du film de Robert Bresson Une femme douce (1969) d'après une nouvelle de Fiodor Dostoïevski. A cette chute succède, cut, l’inquiétant gros plan d’un rouge abcès organique qui se révèle être les parties génitales sanglantes d’un cadavre disséqué par le docteur Heinrich Faust (Johannes Zeiler), aidé de son assistant exalté Wagner (Georg Friedrich). Entre le plan large et aérien du paysage et le gros plan des parties génitales d’un macchabée, entre le rêve transcendantal de légèreté soutenu par un mouvement vertical et cosmique et la basse réalité matérielle découlant de l’immobilité cadavérique, Alexandre Sokourov mène une bataille esthétique qui déjà se comprend en relation avec le titre et le sujet de la toile peinte à l'époque de la Réforme protestante par Albrecht Altdorfer. La Bataille d’Alexandre, en induisant l’idée de la bataille menée par un homme prénommé Alexandre (comme le cinéaste prénommé Alexandre portait la version masculine du prénom de l’héroïne éponyme du film Alexandra), consiste déjà à transcender le caractère structural de telles oppositions binaires a priori inconciliables. L’idée est de déployer un geste cinématographique capable en conséquence de subsumer sous le mouvement filmique une picturalité héritée de l’Ecole du Danube (à laquelle est associé le travail d’Albrecht Altdorfer, contemporain du graveur Albrecht Dürer, et inspirateur des grands peintres romantiques tel Caspar David Friedrich), et contemporaine d'un mouvement historique de sécularisation et de rationalisation général du monde occidental résumé par une fameuse formule de Max Weber : le « désenchantement du monde ».

La reconnaissance artistique de l’héritage de la peinture, réalisée avec l’aide technique du directeur de la photographie Bruno Delbonnel (qui a déjà travaillé avec les frères Coen, Jean-Pierre Jeunet et Dark Shadows de Tim Burton sorti cette année), peut ici se retraduire en images anamorphosées. Tonalités vert-de-gris et plans étirés tirent les images vers le camaïeu et le camée, à l’instar du visage de Marguerite (interprété par Isolda Dychauk), comme sculpté à partir de la sardonyx ou des coquillages dont ont été tirées les plus beaux camées. Comme si, plus que la référence au premier Faust de Goethe, Alexandre Sokourov s’était également souvenu de son Traité des couleurs (1808-1810). Envisageant la couleur comme obscurcissement de la lumière ou comme éclaircissement du noir, le traité goethéen propose de faire du jaune (tel le visage de Marguerite considéré lors d'un magnifique moment de suspens érotique par Faust) la couleur la plus proche de la lumière, le bleu étant la couleur la plus proche de la nuit (c'est l'eau du lac où Faust entraîne Marguerite), pendant que le vert représente cette couleur intermédiaire reliant ici la forêt (qui revient de Mère et fils) et la décomposition cadavérique (qui revient de Moloch et Taurus). Ces opérations citationnelles ne se suffisent pas à elles-mêmes et, loin de tout repli fétichiste visant l’absolutisation référentielle et le légitimisme culturel, cette entreprise cinématographique sait intelligemment bénéficier d’un sens du corps en mouvement et d’une richesse sonore qui définitivement triomphent de la fixité, le péché originel de l’art pictural (ici rédimé, par exemple, grâce au choix du vieux format carré 1,33:1 privilégié contre les facilités d'un format plus large comme le 2,35:1 du CinemaScope). Certes, parmi les feuilles des arbres qui paraissent comme avoir été recouverts d’une poudre faite de cuivre ou de bronze oxydé, Marguerite semble posséder le visage lumineux de la Vierge Marie dans les gravures d’Albrecht Dürer. Certes, son visage brille d’un éclat à la fois doré (ses cheveux) et laiteux qui rappelle le camée de verre appelé Vase de Portland (censé dater du premier siècle avant Jésus-Christ). Pourtant, l’impérieux souvenir que ce visage laissera dans la mémoire du spectateur subjugué est déterminé par cet étrange, et même inquiétant rictus qui affecte et resserre sa bouche au moment du premier regard qu'elle adresse à Faust. En effet, ce rictus se traduit par l'écarquillement de ses grands yeux et le pincement de ses lèvres lorsque, lors de la mise en terre de son frère, la jeune femme sent à ses côtés la présence de celui dont elle ignore qu’il est son assassin, le docteur Faust. Ce visage presque aussi effrayant que celui de Méduse (1598), la gorgone peinte par Caravage, cette surface tendue et tordue entre le masque de politesse civile envers autrui (la « persona » aurait dit Carl Gustav Jung) et le fond obscur d’une affectivité intense et irrépressible (l’« alma ») manifeste une pointe extrême de l’art pratiqué par le cinéaste (après les lèvres de Hiro-Hito dans Le Soleil). Précisément parce qu’Alexandre Sokourov rend visible une indiscernable affection qui, entre beauté et laideur, monstruosité et sublime, douleur et plaisir, Eros et Thanatos, excède, à l'instar du sourire énigmatique de La Joconde (1503-1506) de Léonard de Vinci, toute décision interprétative unilatérale qui vaudrait pour une forme définitive de clôture symbolique. Cette suspension du sens, à la fois par excès formel (un visage emporté à l’extrême du figuratif) et par défaut symbolique (un visage brouillé par une affection illisible), renvoie en miroir au personnage principal le reflet de son propre diabolisme tel qu’il est entretenu dans son dos par son ombre, l’usurier Mauricius Müller (Anton Adasinsky). Mauricius (soit le « sombre ») en regard duquel Heinrich (soit le « rempart ») ne pourra justement plus assumer la racine de son prénom. Mauricius Müller, autrement dit le jamais nommé Méphistophélès, l’un des sept princes des Enfers, le diable méphitique envoyé sur terre pour manifester l’esprit de négation. Pour citer Méphisto pendant la scène du cabinet d’étude du premier Faust de Goethe adapté par Edmond Rostand entre 1884 et 1912 : « Je suis l'Esprit qui nie, éminemment logique, / Car, puisque Rien ne vaut de durer, ici-bas, / Il vaudrait cent fois mieux que Tout n’existât pas ! / Donc, le Péché, l’Erreur, tout ce qu’enfin tu nommes / Par un seul mot, le Mal, ô faible enfant des hommes, / C’est proprement / Mon élément !  » (Faust de Goethe, éd. Théâtrales, 2007, p. 34). Alors que l’esthétique cinématographique défendue par Alexandre Sokourov consiste à dépasser les traditionnelles antinomies structurales (du ciel et de la terre, du mouvement et de la fixité, de la matière et de l’esprit, de l’art et du non-art, du sens et du non-sens, de la vie et de la mort), sa relecture du mythe faustien avalise et actualise la bataille philosophique (réactionnaire) entreprise contre la logique dialectique pour laquelle le positif ne se conçoit qu’en rapport nécessaire avec le négatif. Cette dialectique, dont l’un des termes logiques est, sur le plan théologique, le dieu créateur et l’autre le diable négateur, ne cesserait donc jamais de restaurer le jeu de balancier systématique des oppositions binaires qui, d’irréconciliables, se réconcilieraient dans de nouvelles synthèses interminablement relevées dans les ruines de l'histoire.

La dialectique du diable : savoir ou connaissance et pouvoir ou jouissance

En regard de la volonté de savoir du scientifique qui se renverse et se révèle, au contact de l’usurier méphistophélique, en volonté de pouvoir (notamment celui d’abuser sexuellement de Marguerite), il faudrait donc voir ici l’élan social de la connaissance dans son rabat sur l’élan pulsionnel de la jouissance représenté par l’association du docteur Faust (le symbole du savoir positif) et de l’usurier Mauricius (le diabolique négateur). Par ce biais, Alexandre Sokourov valorise les moments de cinéma où la lisibilité des contradictions s’abolit dans l’illisible visibilité ou audibilité des indiscernables, des affects brûlant le visage de Marguerite au chahut des corps s’agrégeant, dans la rue ou à l'intérieur d'une taverne, les uns sur et se jetant contre les autres (par exemple ces chiens qui viennent déranger un enterrement, l'odeur d'un cadavre encore frais excitant leur truffe), en passant par une rumeur sonore continue dont les bruissements étouffent la primauté du déterminée par l’origine littéraire et théâtrale du mythe. On pourrait légitimement qualifier cette primauté de « phonocentrique » pour reprendre ici le terme de Jacques Derrida (cf. De la grammatologie, éd. Minuit, 1967, p. 16-17). Ceci afin d’expliquer le choix esthétique d’un régime sonore de l’étouffement et du confiné, du cotonneux et du voilé, du caverneux et du susurré grâce auquel la voix-in (sortant de la bouche du personnage), la voix-out (sortant hors-cadre de la bouche du personnage) et la voix-off (émise à partir de la conscience intime du personnage) paraissent devoir s’équivaloir et incessamment se confondre ou, du moins, échanger les paroles dont elles soutiennent l’étrange circulation. L’égalité des voix autoriserait ainsi leur détachement des corps et le flottement des paroles circulant par-delà les corps particuliers et les consciences individuelles, par-delà toute forme d’appropriation (cf. Jacques Derrida, Trace et archive, image et art (conversation à l’INA avec le Collège iconique, 25 juin 2002), éd. INA, 2002, p. 138-139). Le caractère relativement incorporel des voix parachèverait ainsi l’émancipation spirituelle et cosmique des voix hors tout soubassement matériel et naturel. Ainsi, les voix respectives de Méphisto et de Faust ne cessent de s’enrouler l’une avec l’autre de manière ophidienne, s’entortillant de telle façon qu’elles décrivent le dialogue allégorique de soi avec cet autre que serait un soi-même inconnu et refoulé. Le dialogue du détenteur du savoir tenté par le pouvoir qu’il pourrait personnellement en tirer et du jouisseur monstrueux qui pourrait abusivement profiter de la légitimité conférée par son statut social de savant était déjà celui du couple, là encore faustien, formé par le méphistophélique Homais et le médecin Charles Bovary dans l'étonnante relecture du roman de Gustave Flaubert proposée par Sauve et protège (1989). Ce dialogue, parce qu'il est celui de l’abstrait et du concret, de la connaissance et de la jouissance, de l’intellectuel et du sexuel, institue l'horreur de toute dialectique. S’agissant enfin des corps, le cinéaste aime les situations au cours desquelles les personnages se touchent et se tournent autour, se caressent et se hument, se frottent et s’attirent, se poussent et se repoussent tout au long de quasi-danses étranges qui redoublent corporellement les doubles hélices du dialogue objectif (de Faust désorienté avec Méphisto glapissant) et du dialogue intérieur (du savant avec son autre et monstrueux lui-même). Mais il s’agirait ici de prolonger dans l’espace un mouvement affectif plus fort que toute tentative a posteriori de rationalisation et de symbolisation de tels comportements. Comme souvent chez Alexandre Sokourov, l’armée offre ce cadre paradoxal, ce corps social avec lequel l’exercice militaire de la violence légitime (pour le dire en termes wébériens) est accompagné d’inattendus moments d’affection, de douceur et de tendresse, comme on les voyait déjà, entre autres, dans Alexandra comme dans Père, fils en 2003 (même si dans ce dernier film le père porte sur ses épaules son fils, quand le père écraserait plutôt son fils dans Faust). Et comme on les voit encore dans Faust entre les femmes entre elles aux travaux domestiques ou bien entre les camarades soiffards du frère de Marguerite retrouvés dans le hors-lieu de leur mort. La mort accidentelle du frère (belle idée de cinéma à forte teneur historique pour une rare fois : la mère a du mal à reconnaître son fils puisque les guerres, probablement napoléoniennes, n’ont pas cessé de le lui soustraire durant de longues années) et l’empoisonnement de la mère (lointaine réminiscence de l'empoisonnement d'Emma Bovary dans Sauve et protège) représentent alors les deux obstacles (ou remparts) à lever afin d’atteindre l’objet du désir sexuel de Faust.

La levée de ces obstacles, matérielle mais surtout morale, engage le départ définitif de Faust sur les ailes (jamais filmées) de Méphisto qui, en un raccord à peine saisi par le spectateur envoûté, l’entraîne de lieux en lieux jusqu'aux décors naturels et fantastiques finaux, probablement trouvés en Islande. On retrouve là les paysages tourmentés imaginés par le peintre romantique Caspar David Friedrich (on pense à sa toile La Mer de glace ou Le Naufrage datant de 1823-1824) que Werner Herzog dans Fata Morgana et Philippe Garrel dans La Cicatrice intérieure retrouveront chacun de leur côté mais durant la même année (en 1971). L’eau brûlante crachée par un geyser offre une image érotique du con de Marguerite exploré par Faust avant son naufrage, lors d’une séquence fantasmagorique inaugurée par une chute des deux corps dans une eau bachelardienne combinant à la fois l’image de la mort d’Ophélia dans Hamlet (1603) de William Shakespeare et celle de la traversée du miroir de Alice au pays des merveilles (1865) de Lewis Carroll. Ce trou béant sert aussi de contrepoint structural aux pets multipliés par un diable dont le nom méphitique affirme d’emblée la puanteur que les propos d’un tavernier permettent d’identifier aux dégagements gazeux d’une comète. Flatulences qui anticiperaient les éruptions d’eau bouillante du geyser islandais, mais aussi les futures bombes qui tomberont du ciel comme on le voit dans l’ouverture fracassante du film Le Soleil. Relevons ici que le tavernier qui pose la question de la comète est interprété par l’acteur Lars Rudolph, l’idiot qui jouait au démiurge dans la taverne avant d’en être exclu par son propriétaire irascible à la fin du premier plan-séquence bouleversant ouvrant le film de Béla Tarr sorti en 2000 et intitulé Les Harmonies Werckmeister (cf. Des nouvelles du front cinématographique (32) : Les Harmonies Werckmeister de Bela Tarr). Ce clin d’œil avoué d’un démiurge à un autre (renforcé par la présence dans les deux films de l’actrice Hanna Schygulla, interprète ici de l'étrange compagne de Méphisto) ne semble devoir s’expliquer que parce que Les Harmonies Werckmeister ainsi que Faust ont en partage de ne pas (seulement) représenter l’étalage égotiste des pouvoirs démiurgiques des deux cinéastes (tous deux de grands admirateurs d’Andreï Tarkovski, autre cinéaste démiurge s'il en est). Il s’agirait plutôt dans les deux cas de proposer la problématisation de la question démiurgique, puisque son équivocité conceptuelle est autant partagée par les domaines de l’art comme de la politique (ce qu’Andreï Tarkovski avait pour sa part déjà accompli avec Nostalghia et surtout avec Le Sacrifice en 1986). Quant au corps monstrueusement ratatiné du grotesque Mauricius, il accentue par écho diabolique le désir de Faust observant Marguerite au travail (et même regardant sous ses voiles trempées la forme de ses fesses) quand il plonge dans le bain des femmes s’occupant du linge au cœur d’un immense lavoir. La fente vaginale (le sexe de Marguerite) renversée en anus masculin (les pets méphitiques) d’une part, et d’autre part le sexe mâle (celui de Mauricius) retourné pour être passé du devant au derrière et s’identifier à la queue d’un chien ou d’un gros cochon : l’érotisme hétérosexuel cacherait dialectiquement dans ses bourrelés de graisse un homo-érotisme qui est in fine un auto-érotisme, un priapisme, une impuissance sexuelle. La volonté de savoir camouflerait en son sein une volonté de pouvoir, autrement dit une « volonté de vie » (Arthur Schopenhauer) ou une « volonté de puissance » (Friedrich Nietzsche) identifiée à la sphère des « appétits » (Baruch Spinoza), des désirs humains trop humains. La connaissance scientifique, les profits apportés par l’usure (soit le « capital-argent de prêt » décrit dans Le Capital par Karl Marx : cf. Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (I)) et l’obsession sexuelle peuvent séparément ou bien même tout ensemble supporter la même dynamique de l’illimitation (hybris) synonyme d’une « naturalisation de l’esprit » décrit par Friedrich Wilhelm Joseph Von Schelling dans son opus magnum intitulé Les Âges du monde (1811-1815), et dont la figuration étatique aura été donnée par l’homme d’État autoritaire ou totalitaire durant le 20ème siècle. Les dernières paroles proférées par Faust après s’être séparé de Méphisto en l'assassinant à coup de pierres (mais c’est normal, le diable ayant accompli sa mission disparaît dans un rire au sein des plis géologiques de la matière naturelle) ne sont-ils pas « Toujours plus loin ! » ?

L’art pour l’art, la seule sphère démiurgique

Ou bien « (…) dans la nature, (…) l'Esprit se révèle progressivement, mais il reste contraint par l'inertie de la Matière qui l'enveloppe ; [ou bien] dans l'homme au contraire (…) l'Esprit devrait imposer sa mainmise et édicter directement la règle, tandis que la corporéité se débarrasserait de son inertie pour se transformer en un médium éthéré, transparent de la lumière de l'esprit » a ainsi écrit Slavoj Zizek à partir de sa réflexion sur la philosophie de Friedrich Schelling (in Essai sur Schelling. Le reste qui n’éclôt jamais, éd. L'Harmattan, 1996, p. 81). La « naturalisation de l’esprit » choisie par le démiurge faustien consiste donc à substituer à la puissance (qui est aussi, comme l’affirmerait cette fois-ci Giorgio Agamben, la puissance de ne pas faire) le pouvoir (qui n’est que celui de faire et de ne pas pouvoir faire autrement). Car, comme l’a écrit dans sa réflexion aristotélicienne le philosophe italien : « Si une puissance de ne pas être appartient originellement à toute puissance, ne sera vraiment puissant que celui qui, au moment du passage à l'acte, n'annulera pas simplement sa propre puissance de ne pas, ni ne la laissera en suspens par rapport à l'acte, mais la fera passer intégralement en lui comme telle et pourra donc ne pas ne pas passer à l'acte » in La Puissance de la pensée. Essais et conférences, éd. Payot & Rivages, 2011, p. 327). En réponse au passage à l’acte du démiurge faustien qui a la pouvoir de substituer au monde limité, non-appropriable et partagé des êtres humains un monde accordé à l’empire illimité de ses désirs propres la démiurgie artistique privilégiée dans le champ de l’art cinématographique par Alexandre Sokourov défend une « spiritualisation du naturel » (Friedrich Schelling) qui, à nouveau, le rapprocherait de Terrence Malick (cf. Des nouvelles du front cinématographique (52) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (seconde partie)). Autrement dit, l’esprit aurait remisé les heurts de la dialectique avec ses chocs du négatif et du positif qui lui sont afférents, en les remplaçant par les célestes voyages dans l’éther éternel (et politiquement inoffensif) des choses de l’art. Sinon c’est la folie, d’où la fugitive mention du nom du dramaturge Jakob Michael Lenz dont la vie a inspiré une nouvelle de Georg Büchner en 1835. Sinon, l'homo sapiens ou faber est aussi homo demens ou mythologicus d'après la formule d'Edgar Morin (in Pour et contre Marx, éd. Flammarion, coll. « Champs actuel », 2012, p. 11). C’est donc l'esprit grâce auquel la puissance (esthétique) de passer à l’acte, en s’identifiant et se fondant dans celle (moins politique qu'éthique) de ne pas passer à l’acte, et qui comblerait chez l'être humain « la plus grande béance entre possibilité et effectuation » (Slavoj Zizek, op. cit., p. 80). Si le refus du « Deux » (« un se divise en deux » dit aujourd'hui après Mao Alain Badiou) paraît ainsi devoir conjurer le risque de la pente totalitaire du démiurge puisqu’il ne peut exercer que dans la sphère artistique, l’autre risque malheureusement délaissé concerne celui que la politique se fasse sans nous, dans cet ailleurs éthéré dont ne se soucierait pas l'« Un » de l'esprit incorporel. Et non pas la politique comme cause commune des militants du commun mais celle, ontologiquement inégalitaire, relayée par les experts, les technocrates et les gestionnaires, d’une sphère bureaucratique travaillant à la reproduction consensuelle de la domination. Faust est indéniablement un chef-d’œuvre quand il affirme de manière critique l’héritage romantique (et il faudrait évidemment citer ici l’adaptation de la pièce de Goethe par Friedrich W. Murnau dans son film éponyme datant de 1926), puisque cet héritage a historiquement déterminé aussi une extrême valorisation de la « culture » allemande (opposée à la « civilisation » des Lumières alrs incarnée par les guerres napoléoniennes : cf. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, éd. Calmann-Lévy, 1973, coll. « Agora », p. 11-51), ainsi qu'une « esthétisation de la politique » à l'époque nazie analysée par Walter Benjamin (L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique rédigé en 1935), puis par Philippe Lacoue-Labarthe (La Fiction du politique. Heidegger, l’art et la politique, éd. Christian Bourgois, 1988 ; Musica Ficta. Figures de Wagner, éd. Christian Bourgois, 1991), et puis encore par ce dernier en compagnie de Jean-Luc Nancy (Le Mythe nazi, éd. L’Aube, 1991).

Faust d’Alexandre Sokourov est certes incontournable quand il propose le privilège esthétique de l’« Erfahrung » (l’expérience transmise) contre l’« Erlebnis » (l’expérience vécue). Cette affirmation est explicite et prend même une tournure ironique lors de cette séquence où l'assistant de Faust, qui veut rivaliser avec son maître Faust, hurle à plusieurs reprises son nom, qui n’est autre que celui de Wagner. On se souvient alors des critiques de Charles Baudelaire, de Friedrich Nietzsche (Le Cas Wagner suivi de Nietzsche contre Wagner, éd. Gallimard, coll. « Folio/essais », 1974) et de Martin Heidegger (« L’Origine de l’œuvre d’art » in Chemins qui ne mènent nulle part, éd. Gallimard – NRF, 1962) contre la musique emphatique de Richard Wagner qui brutalise un auditeur sonné à force de sensations intensifiées. Pour Walter Benjamin, l’art doit substituer une expérience transmise (Erfahrung) à une expérience vécue (Erlebnis) au nom du fait que son champ d’exercice ne ressortit pas seulement de la psychologie individuelle propre aux émotions égotistes, mais relève surtout de la vie historique des sociétés (cf. « Expérience et pauvreté » in Œuvres II, éd. Gallimard, coll. « Folio-essais », 1990, p. 364-373). Au lieu de brutaliser et d’étourdir son spectateur, Alexandre Sokourov préfère l’enivrer et l’engourdir, l'hypnotiser (cf. Raymond Bellour, Le Corps du cinéma. Hypnoses, émotions, animalités, éd. P.O.L./Trafic, 2009) afin de l’emmener dans un monde où « le sommeil de la raison engendre des monstres » (pour reprendre le titre kantien de la toile peinte par Francisco Goya entre 1797 et 1798). Un monde où le vagin d’une femme soignée accouche d’un œuf par elle gobée, où l’assistant du docteur crée un homoncule (en bocal, comme ceux du héros du film Le Soleil), avorton ridicule et touchant censé compenser la disparition de l’âme derrière la décomposition organique des cadavres. Un monde surtout où les actes et les affects, les corps et les relations, les mots et les pensées sont étrangement emmitouflés dans une ouate ou auréolés d’une nimbe verdâtre obligeant à poser la question du sens sans jamais pouvoir la résoudre unilatéralement et définitivement, à la différence des imprécations slogandaires des chefs militaires et politiques. Un monde enfin où le geste démiurgique, créateur de ce « sublime » que Jean-François Lyotard a repris du jugement de goût kantien pour décrire un art excédant ses traditionnelles obligations esthétiques en termes d'intelligibilité et de présentation (in Leçons sur l'analytique du sublime, éd. Galilée, 1991), ne serait autorisé, seulement et strictement, que dans la sphère des œuvres d'art, là où ne règneraient entre créateurs et spectateurs ni pouvoir coercitif ni rapports hiérarchiques. Il n’en demeurera pas moins vrai que, si Faust n’est pas fait pour les masses (hier du totalitarisme hitlérien ou stalinien, aujourd’hui du consumérisme culturel), la portée politique du film est, pour momentanément conclure, deux fois problématique. D'une part, quand le film défend l’aporétique séparation de l’esthétique et la politique (si l’on adopte, comme on le fait ici, le point de vue développé par Jacques Rancière qui pense la synonymie des deux concepts, par exemple dans Le Partage du sensible. Esthétique et politique, éd. La Fabrique, 2000), au risque de la survalorisation de la première et de la relégation (qui est une volatilisation) de la seconde. Et quand le film désire faire du monde de l’art l’assomption spirituelle, apolitique et donc antipolitique du monde de la vie, au risque que cette assomption reproduise finalement une autre forme de hiérarchisation des positions (entre le créateur démiurge dominant sa matière et ses spectateurs qu'il aurait hypnotisés et subjugués). 

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