Le comité du Front de Gauche du 18ème arrondissement de Paris appelait mardi 13 mars dernier à une réunion-débat autour de la pensée d'Antonio Gramsci à l'occasion de la parution de Guerre de mouvement et guerre de position (éd. La Fabrique, 2012, 334 p.), un recueil de textes choisis et commentés par Razmig Keucheyan, maître de conférences en sociologie à l'université Paris-Sorbonne (Paris IV). Voici le texte en quatrième de couverture de l'ouvrage : « Gramsci en France : une série de contresens. Non, Gramsci n’est pas le « classique » qu’ont instrumentalisé les héritiers italiens et français du marxisme de caserne. Il n’est pas non plus, sur le bord opposé, une pure icône du postmodernisme, limité au rôle de père des subalternet autres culturalstudies. On ne peut pas le réduire aux concepts « gramsciens » toujours cités, toujours les mêmes – hégémonie, intellectuel organique, bloc historique, etc. Il faut dire que Gramsci, si prestigieux qu’il soit, reste difficile à classer, et pas si facile à comprendre : les Cahiers de prison ne sont pas un livre, ce sont des notes rédigées dans les pires conditions, et il est remarquable que cet ensemble qui s’étale sur plus de cinq ans ait tant de cohérence dans sa circularité. Dans le choix et la présentation des textes, ce livre a pour but de faire comprendre l’actualité de Gramsci, son importance dans la réflexion stratégique, dans la compréhension des crises du capitalisme, dans l’adaptation du marxisme à la crise du mouvement ouvrier et aux luttes anticoloniales, antiracistes, féministes et écologiques. On y trouvera les raisons qui font aujourd’hui de l’œuvre de Gramsci un outil révolutionnaire essentiel, de l’Argentine à l’Allemagne en passant par l’Inde et l’Angleterre. Pour la France, il était grand temps ». Si, pour la majorité des militant-e-s du Front de Gauche présent-e-s ce soir-là au bar "Aux Chiffons", occasion leur était donnée de prendre en considération le fait que la « révolution citoyenne » qu'ils et elles appellent de leur vœu par le biais des urnes et des élections présidentielles est inséparable d'une nécessaire révolution culturelle à mener dans les têtes, pour le militant d'Alternative Libertaire hyper-minoritaire mais présent parce qu'il avait été invité par l'un des organisateurs de cette soirée, il s'agissait de montrer que l'actualité politique de l'héritage gramscien permettait de montrer, en quatre points, que le Front de Gauche peinait justement à s'émanciper complètement de la tutelle de l'hégémonie culturelle néolibérale qu'il combat pourtant sincèrement.
1/ La question de l’hégémonie culturelle :
Gramsci a su renouveler la critique marxienne (celle du premier Marx et de L’Idéologie allemande en 1845) de l’idéologie en établissant le concept d’« hégémonie culturelle ». En distinguant la société politique d’un côté (avec ses institutions que l’on qualifierait aujourd’hui de régaliennes, comme la police et la justice) et la société civile de l’autre (avec d’autres institutions comme l’école, l’université, la culture etc.), Gramsci anticipe aussi la critique althussérienne des « appareils idéologiques d’Etat ». Surtout, il montre que la reproduction d’une société repose à la fois par la force (son côté politique) et par le consentement (son côté civile). L’hégémonie culturelle désigne alors comment les classes dominées ont, pour parler comme Pierre Bourdieu cette fois-ci, intériorisé la croyance selon laquelle est légitime le pouvoir qui les assujettit. C’est pourquoi, soit dit en passant, l’idéologie ne peut être qualifiée de « dominante » puisque cette formule est pléonastique : toute idéologie est par principe un ensemble structuré et structurant de discours et de représentations qui autorisent justement à ce que les idées socialement dominantes, y compris et surtout chez les dominés, soient les idées de la classe dominante (du journalisme de révérence : Les Nouveaux chiens de garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, à l'américanisme : Des nouvelles du front cinématographique (55) : Malaise dans la société étasunienne (I)).
2/ La question de l’intellectuel :
Gramsci établit une autre distinction entre l'« intelligentsia traditionnelle » qui participe à la constitution d’une hégémonie culturelle exigeant la croyance des individus qui en sont les sujets et les « intellectuels organiques » qui, issus des rangs des classes dominées, développent une culture oppositionnelle à celle de la domination. Cette distinction repose sur un postulat profondément égalitaire, digne de Joseph Jacotot (cf. Joseph Jacotot, le maître ignorant), qui rompt avec la vision capitaliste de la division verticale du travail entre manuels infériorisés et intellectuels qui leur seraient supérieurs : toute personne est un intellectuel qui, prolétaires compris, est en puissance l’intellectuel organique susceptible de constituer en opposition à l’idéologie la culture de son groupe (même dominé). Ce qu’il faut favoriser n’est donc pas, comme dans le cadre de la prison de fer capitaliste, la concentration de l’intellectualité collective (le « general intellect » de Marx qu’aime tant citer aujourd'hui Toni Negri) dans la main d’une classe séparée du reste de la société, mais sa diffusion sociale la plus large et la plus partagée parce que la plus démocratique.
3/ La critique de l’économisme :
La « philosophie de la praxis » que Gramsci a développée dans ses fameux Cahiers de prison jusqu’à sa mort en 1937 (la formule désignait en fait le marxisme en ce lieu interdit de cité et donc de citation) se veut critique d’une tendance lourde du marxisme d’alors considérant comme fondées de pseudo-lois de l’histoire faisant advenir du cœur de l’économie capitaliste la future société communiste. L’approche gramscienne est moins mécaniste que celle d’Engels par exemple et, davantage constructiviste (Razmig Keucheyan a d'ailleurs écrit en 2007 un ouvrage intitulé Le Constructivisme), elle insiste sur la question des réalités sociales construites en fonction de rapports sociaux particuliers : l’économie ne se fait donc pas toute seule de manière systémique (terrible inflation actuelle du terme de système issu de la recherche cybernétique), mais elle est le produit de rapports sociaux noués par des groupes sociaux spécifiques aux intérêts contradictoires et antagoniques. Du coup, la critique gramscienne de l’économisme permet de dire, comme le dit déjà un économiste militant au Front de Gauche comme Jacques Généreux (mais il n’est évidemment pas le seul), que l’horreur contemporaine n’est pas économique (comme le disait Viviane Forrester) mais politique. L’économisme est apolitique quand sa critique permet de réinscrire l’action politique dans un champ « praxique » (Jean-Paul Sartre) dont l’expertise et la technocratie ont voulu nous exproprier.
4/ La critique de l’hégémonie culturelle
telle qu’elle colonise les têtes des acteurs du mouvement social en général
(et du Front de Gauche en particulier) :
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Pourquoi le Front de Gauche adopte-t-il la vision keynésienne de gauche lorsque l’on dit de la crise actuelle qu’elle résulte d’un affaiblissement de la demande et de la consommation alors que cette crise résulte de la baisse du taux de profit du capital qui fait de la dette l’un des moyens pour le restaurer au niveau des Etats-Nations ?
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Pourquoi se bat-il pour plus de salaire entendu comme plus de revenus et plus de pouvoir d’achat alors que le salaire (socialisé) désigne aussi un pouvoir économique autorisant le salariat à faire (partiellement hélas) l’économie de la rente, de l’épargne et du crédit lucratif pour supporter notamment les dépenses de santé ?
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Pourquoi désire-t-il un audit citoyen de la dette alors que son illégitimité réside dans le fait qu’elle a déjà été payée plusieurs fois et que sa charge repose aujourd’hui sur un cumul d’intérêts socialement intolérable ?
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Pourquoi le Front de Gauche désire-t-il élargir la fiscalisation du prix de la protection sociale en prônant la taxation des revenus financiers alors qu'il faudrait ponctionner davantage la valeur ajoutée en la convertissant en cotisation sociale dont le caractère profondément anticapitaliste est supérieur à l’impôt qui, aussi radicalement redistributif soit-il, n’autorise aucune rupture avec l’existant capitaliste ?
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Pourquoi croit-il que l’impôt finance la fonction publique alors que le traitement qu'elle alloue à ses agents témoigne d'une valeur économique réelle qui, incluse dans le calcul du PIB depuis la fin des années 1970, représente un dehors non-marchand face à la convention capitaliste de la valeur d'échange ?
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Pourquoi croit-il que le retraité est un vieux prévoyant qui jouit d’une épargne en revenu différé alors qu’il est un salarié reconnu dans sa dernière qualification et payé à vie comme travailleur libre dès lors que cette liberté signifie la levée de toute subordination patronale ?
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Pourquoi enfin le Front de Gauche voudrait d’un plein-emploi significatif d’un trop plein d’employeur et d'un trop peu de qualifications, alors que ce qu’il faut demander c’est un plein-salaire permettant d’attribuer aux travailleurs dès 18 ans la reconnaissance de qualifications les autorisant à produire une valeur économique antagonique à la convention capitaliste de la valeur d'échange entre autres régie par la propriété lucrative, le marché du travail et l'extorsion de survaleur marquant toute marchandise ?
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Toutes choses discutées par le chercheur Bernard Friot (cf. Retraites, salariat et émancipation : l'analyse de Bernard Friot) dont le dernier ouvrage, L'Enjeu du salaire sorti ce mois-ci aux éditions La Dispute, méritera très prochainement ici une discussion approfondie...