Pour accéder à la première partie du texte, cliquer ici : Des nouvelles du front cinématographique (51) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (1ère partie)
The Tree of Life (2010) de Terrence MALICK
Vert paradis (seconde partie)
2/ Schelling relu par Zizek :
dialectiques de la nature et de l'esprit dans The Tree of Life
Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854) est un philosophe allemand considéré comme l’un des grands représentants de l'idéalisme et du romantisme (le philosophe Hegel et le poète Hölderlin étaient ses amis). Sa « philosophie de la nature » en tant que volonté de dépassement de la philosophie transcendantale héritée d’Emmanuel Kant a connu trois grandes périodes significatives : une première période philosophique dont l'objet est l'identité permettant la réconciliation des concepts de Nature et d'Esprit (ou de conscient et d'inconscient pour les deux versants de l'absolu) qui a été durement critiquée par le Hegel de La Phénoménologie de l'esprit (1807) ; une deuxième période philosophique cherchant dans Recherches sur la liberté humaine (1809) et Les Âges du monde (1811-1815) à réfléchir sans volonté réconciliatrice la déchirure originelle de l'Absolu à partir de laquelle s'établirait la singularité de l'existence humaine, et qui influencera autant l'ontologie de Martin Heidegger que le matérialisme de Slavoj Zizek ; et enfin une dernière période qui, entre « philosophie de la mythologie » et « philosophie de la Révélation », s'intéresse à la manière dont les religions (polythéistes et monothéistes) s'emparent de façon particulière du concept d'Absolu, en même temps que la valorisation du « fait de l'existence » dans ses manifestations les plus concrètes vise à s'opposer aux abstractions dialectiques de Hegel (ce que retiendra un des auditeurs d'origine russe de la « dernière philosophie » schellingienne : le futur anarchiste Mikhail Bakounine). Pour le philosophe d'origine slovène Slavoj Zizek, l'auteur de l'ouvrage inachevé portant sur les Weltalters (Les Âges du monde), a réalisé « une des œuvres germinatrices du matérialisme », à l'égal du De Natura Rerum de Lucrèce, du Capital de Karl Marx et des Ecrits de Jacques Lacan (cf. Essai sur Schelling. Le reste qui n'éclôt jamais, éd. L'Harmattan, 1996, p. 11). Avec l'auteur des Recherches sur la liberté humaine qui promeut à l’instar du poète romantique Novalis l'idée que « Dieu lui-même est né de l'homme. C'est de l'intérieur de lui-même que l'homme donne naissance au Dieu vivant, c'est-à-dire qu'il accomplit le passage de la divinité impersonnelle anonyme, au Dieu personnel. Bien sûr, cela fait peser sur l'homme le poids d'une terrible responsabilité : le destin de l'univers entier et finalement, de Dieu Lui-même dépend de ses actes » (opus cité, p. 98), s'ouvre une perspective matérialiste de l'appréhension du divin qui influencera autant L'Essence du christianisme (1841) de Ludwig Feuerbach que les Thèses sur Feuerbach écrites par Karl Marx en 1845 et publiées après sa mort par Friedrich Engels en 1888. Et c'est cette perspective qui innerve The Tree of Life dont la spiritualité n'est alors que l'expression d'une conscience dont le dialogue avec elle-même (la pensée, disait déjà Platon, est un dialogue que la conscience entretient et développe avec elle-même) est formellement soutenu ici par le tutoiement de la voix-off qui matérialise ainsi l'immense puissance symbolique de la responsabilité humaine capable de s'offrir « le destin de l'univers entier et finalement, de Dieu lui-même » (idem). Le film manifesterait même un dépassement dialectique du christianisme familial (selon ces deux axes que sont le panthéisme génésique de la mère et l’autoritarisme mosaïque du père) au nom de la relève spirituelle (et « athéologique » pour reprendre le néologisme inventé par Georges Bataille afin de qualifier son projet jamais concrétisé de La Somme athéologique), de la rédemption mémorielle (l'enfance du héros, la naissance de l'univers) de toutes les formes différenciées de la vie matérielle. D'ailleurs, même la citation biblique tirée du Livre de Job en exergue du film de Terrence Malick (« Où étais-tu quand je fondai la terre ? Parle, si ton savoir est éclairé. Qui en fixa les mesures, le saurais-tu, ou qui tendit sur elle le cordeau ? Sur quel appui s’enfoncent ses socles ? Qui posa sa pierre angulaire, parmi le concert joyeux des étoiles du matin et des acclamations unanimes des fils de Dieu ? », Job : 38, 4-7) est une invitation éloignée de tout prosélytisme (et la perspective délibérément évolutionniste du film dément la théorie créationniste défendue par les fondamentalistes des sectes protestantes étasuniennes) à la joyeuse et extatique affirmation nietzschéenne de l'éternel retour d'une nature spiritualisée par la conscience humaine et ici subtilement privée du nom sacré qualifiant l'origine divine de leur cause. Parce que Dieu dans la Bible n'est que le nom allégorique (pour nous fallacieux, sérieux pour les personnages du film, mais rien n'oblige vraiment à les suivre en allant prier à l'église à la sortie de la projection du film) de la puissance humaine capable de relever les consciences individuelles et rédimer tous les passés vécus en y inscrivant le fait naturel objectif dans la grande dialectique (idéelle tout autant que matérielle) de son déploiement. « Et l'issue de la lutte pour la liberté déterminera la signification du passé lui-même : elle décidera de ce que les choses "étaient en vérité" (…) : le passé lui-même n'est pas fixé, il aura été, c'est-à-dire que par la libération à venir, il deviendra ce qu'il a toujours déjà-été » (idem). Le bonheur fugace vécu par Jack comme probablement par Terrence Malick dans les allées boisées du quartier de Smithville ou de Waco au Texas durant les années 1950 n'est pas perdu : l'exaltation naguère ressentie ne l'aura été que pour autant qu'elle peut être ressouvenue par une conscience ainsi libérée d'une culpabilité toute chrétienne (envers le frère défunt et le père lointain) et qui, renouant avec les joies de l'enfance passée à la campagne, retrouve dans les centres amorphes d’une urbanité fonctionnelle et écrasante un bonheur d'être et une nature idéalement aménagée pour son entretien et valant pour tout le monde sans restriction. C'est d'ailleurs pourquoi The Tree of Life peut aussi prolonger de manière extensive le souci écologie prégnant de The New World où Pocahontas trahissait les siens afin d'inscrire dans le grand mouvement du déracinement mondial la préoccupation de la machine de composition amérindienne avec la nature qui devrait à l'avenir – autrement dit aujourd'hui – contrecarrer la machine mortifère sur le plan écologique d'exploitation occidentale de la nature. La hantise de la catastrophe future est elle-même reflétée dans la catastrophe passée que constitue la disparition des dinosaures mise en scène par Terrence Malick : « nous, êtres humains, en sommes la preuve vivante ! La boucle est donc à nouveau bouclée, c'est-à-dire que la structure de notre peur de la catastrophe terminale qui nous attend dans le futur est clairement fantasmatique : cette catastrophe a déjà eu lieu, ce que nous craignons est notre propre origine "éternellement passée" » (ibidem, p. 109). La catastrophe est derrière nous, nous ne cessons donc jamais de coexister avec elle. Cette virtualité est notre hantise pour autant que la conscience, capable de ce mouvement dialectique de retour sur soi-même, supporte une dynamique de « spiritualisation de la nature » tout aussi significative d'émancipation des pulsions organiques et archaïques que d'établissement d'un monde collectif, raisonnable et, viable. Alors l'expérience personnelle de Jack, soutenue (ou bien soutenant) l'expérience personnelle de Terrence Malick, peut prendre une valeur générique et universelle, valant pour nous tous : « La thèse fondamentale du matérialisme est en effet qu'un Universel ne peut devenir "pour-soi", se "poser comme tel", que dans la mesure où une sorte de cordon ombilical le relie à un élément particulier qui est, quant à sa place "officielle", simplement une des espèces de l'Universel » (ibid., p. 115).
Il a été précédemment question du concept bergsonien d'« élan vital » afin de manifester son développement en direction de deux grandes tendances différenciées (la contraction des matières accumulant l'énergie d’un côté, et de l’autre la détente des organismes animaux qui les consomment – et pour les êtres humains qui les épuisent). L'antagonisme fondamental entre force contractante et détente expansive analysé par Henri Bergson dans Matière et mémoire structure également la vision de l'univers que défend Schelling dans Les Âges du monde. Et si, dans The Tree of Life, ce double mouvement contradictoire entre contraction et distension (détente ou expansion) est particulièrement rendu visible dans cette traversée des « âges du monde » que constitue la grande partie consacrée aux effets d’hystérésis cosmiques du Big Bang, il est également déterminant en ce qui concerne le registre de la voix-off. « C'est que le Verbe est une contraction sous la forme de son opposé même, d'une expansion, c'est-à-dire qu'en prononçant un mot, le sujet contracte son être hors de lui-même, il fige le noyau de son être dans un signe extérieur » (ibid., p. 65). Il ne faut alors pas s'étonner chez le cinéaste de l'insistance du motif de l'apprentissage, du langage ici ou des langues dans The New World : parler, c'est sortir de l'enfance (infans en latin signifiait « silencieux », « incapable de parler », « ne disant mot »), c'est bien sûr dire la vérité (proustienne) que « les vrais paradis sont les paradis perdus » à partir du moment où le dire consigne paradoxalement la perte en consacrant l'idée de paradis. C'est aussi reproduire dans le domaine verbal et symbolique l'élan vital lui-même à partir duquel nous avons été engendrés, dont notre vie individuelle témoigne dans ses particularités, et qui accède à sa propre conscience au moment où justement la conscience personnelle se retourne sur elle en réalisant le passé vécu rehaussé par le geste de rédemption mémorielle. La voix-off chez Terrence Malick, et cela dès l'inaugural Badlands, induit bien un mouvement de distanciation du présent vécu rédimé en passé et, partant, conjugué au futur antérieur. Et ce mouvement de distanciation équivaut à un geste d'émancipation des contingences et de rédemption éthiquement nécessaire : « Et l'issue de la lutte pour la liberté déterminera la signification du passé lui-même : elle décidera de ce que les choses "étaient en vérité" (…) : le passé lui-même n'est pas fixé, il aura été, c'est-à-dire que par la libération à venir, il deviendra ce qu'il a toujours déjà-été » (ibid., p. 98). « D'une manière générale, il semble que tout être qui ne peut plus se contenir ou se contracter en sa propre plénitude, contracte hors de soi ; c'est à ce phénomène que se rattache, par exemple, cette grande merveille qu'est la formation du mot dans la bouche, ce qui constitue une véritable génération de l'Intérieur empli, quand celui-ci ne peut plus demeurer en soi-même » (F. W. J. Schelling, Les Âges du monde cité par Slavoj Zizek, idem). Dans ce flot ou cette cascade d'images charriées par ce grand fleuve cosmique qu'est The Tree of Life, et dont certaines d'ailleurs possèdent un statut indécidable rétif aux seuls flux de la mémoire de Jack et peuvent peser très symboliquement dans leurs intentions (les enfants vêtus de blanc qu'emmène une femme, une maison sous l'eau dont la porte s'ouvre en laissant remonter à la surface un de ces enfants : juste après ce type enchaînement, la mère accouche de son premier fils), on reconnaît taillé dans la roche un visage monstrueux (peut-être filmé en Italie si l'on en croit le générique-fin) dont la bouche ouverte semble devoir aspirer la caméra. Le film lui-même débute sur un plan noir, une nuit que quelques légères vibrations luminescentes viennent entrouvrir, avec ces premiers mots chuchotés : « Brother. Mother ». Enfin, les belles séquences d'apprentissage de la langue et de lectures de livres pour enfants (Le Livre de la jungle de Rudyard Kipling en 1894 et Le Conte de Pierre Lapin de Beatrix Potter en 1902 – mais déjà les illustrations et les gravures naïves des génériques de début et de fin de The New World) prolongent l'importance de la question verbale chez un cinéaste pour qui dire, c'est ouvrir un monde, en même temps que ce monde se fonde symboliquement en refoulant dans le passé l’enfance jusque-là vécue. Parler, c’est donner du sens qui, sublimant la matière chaotique, insensée et insignifiante, retient symboliquement ce qui disparaît organiquement. C'est convertir le régime de la sensibilité à celui de l'intelligibilité et c’est transformer la durée en temporalité. C'est enfin et surtout accomplir un geste de spiritualisation subjective d'une nature objective dont le caractère d'autoproduction extérieure et de reproduction se mue en pure production et création intime. « En ce sens précis, la formation du Mot est l'acte suprême et l'exemple paradigmatique de la création : « création » veut dire que je révèle, que je remets aux mains de l'Autre l'essence la plus intime de mon être » (ibid., p. 66). L'« Autre », pour le dire autrement le concept de « grand Autre » dont Slavoj Zizek a hérité de Jacques Lacan, c'est cette fiction désignant l'ordre social et symbolique avec lequel toutes les individualités doivent explicitement et implicitement composer pour s'extraire de la tendance pulsionnelle d'une libido dont l'auto-centrage peut virer à l'autisme (« Le "grand Autre" lacanien ne désigne pas seulement les règles symboliques explicites qui régissent les interactions sociales, mais également le réseau complexe des règles non écrites, "implicites" » (Slavoj Zizek, Vous avez dit totalitarisme. Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion, éd. Amsterdam-coll. « Poches », 2007 [2001 pour la première édition], p. 145). L’« Autre » ou le « grand Autre », c'est dans The Tree of Life et du point de vue de Jack, tantôt la mère tantôt le père, et c'est aussi Dieu du point de vue de la communauté chrétienne à laquelle appartient la famille O' Brien. Ce sont enfin toutes les abstractions (par exemple la patrie étasunienne dont le salut nécessite de faire la guerre pour elle comme ce fut le cas avec le frère cadet de Jack) avec lesquelles orienter et symboliser une existence dans le sens du groupe auquel on appartient. Ce sont enfin, dans le film de Terrence Malick, tous les souvenirs issus de l'enfance vécue par le protagoniste qui, se promenant in fine sur la plage symbolique de son existence et y croisant le petit peuple dont il est habité, se réconcilie avec toutes les images de sa vie, toutes les figures, connues et inconnues, de sa « solitude peuplée » aurait dit Gilles Deleuze. Cet acte originel et créateur qu'est par le truchement de la voix-off le mot pensé, cette seconde contraction succédant à celle que représente originellement le Big Bang, cette expansion schellingienne de son soi dans le mot contracté, cette projection de soi hors de soi-même qu'est le mot accomplissent donc le vitalisme profond de l'esthétique malickienne, en même temps qu'ils surdéterminent logiquement la force créatrice de « voix iconogènes » (Michel Chion, op. cit.) privilégiées par la « narration décentrée » (idem) de tous ses films. Mais la question du décentrement, qui est bien le propre de la voix des personnages malickiens (et donc de Jack en particulier), se divise aussi, tantôt en « médiation de la présence transparente à soi », tantôt en « obstacle opaque qui me décentre de l'intérieur » (ibid., p. 134). La conscience se retournant sur elle-même en pensant, en se parlant à elle-même dans ce chuchotement qu'est la pensée dans le cinéma de Terrence Malick, est « la forme de l'identité [contenant] l'hétérogénéité absolue » (idem), soi-même comme un autre dans le côtoiement indistinct de la présence et du spectral. D'où que Jack apparaisse comme cet ectoplasme aliéné, entre voix décentrées et ellipses narratives, impressionnisme du tournage et formes filmiques flottantes et volatiles, et dont les errements dans le labyrinthe urbain sont paradoxalement propices au retour des fantômes de l'enfance. « Comme telle, la voix n'est ni morte ni vivante : son statut est plutôt celui d'un "mort-vivant", d'une apparition spectrale qui d'une manière ou d'une autre, survit à sa propre mort, c'est-à-dire à l'éclipse du sens » écrit Slavoj Zizek (ibid., p. 133-134) qui, de Schelling à Lacan, arrive ainsi à penser le passage objectif du mouvement rotatoire et fermé des pulsions à l'ouverture subjective d'une différence résolvant et dépassant, relevant la tension pulsionnelle. Ce passage, c'est celui que nous analysons ici, en vertu du voyage intérieur accompli par Jack à travers les « âges du monde » dans The Tree of Life, entre une enfance vécue dans l'insouciance empirique de sa disparition et, via le Big Bang, une enfance ressouvenue dont la rédemption symbolique assure que le vert paradis de l'enfance est perdu pour autant qu'il consacre son caractère édénique. Le bonheur ou paradis perdu est donc constitutif de notre existence. Le paradis qui est perdu ne cesse jamais de l'être parce que la perte demeure coextensive avec son énonciation, de la fuite campagnarde des amants de Badlands et Days of Heaven (Des nouvelles du front cinématographique (29) : Les Moissons du ciel de Terrence Malick) à la culture polynésienne dans The Thin Red Line en passant par la tribu des Powhatans de Pocahontas et son amour pour John Smith dans The New World (le second paradis ayant d'ailleurs pour conséquence de briser aussi le premier). Le paradis perdu est notre présent comme notre avenir. Et son temps est donc bien celui du futur antérieur, parce que nous avons toujours les mots pour penser et dire après coup, pour nous souvenir de ce qui a d'abord été vécu sans mot dire. D'où que, définitivement, le seul paradis perdu soit celui de l'enfance ressouvenue.
« Pour Schelling, la position de l'homme est radicalement problématique, marquée de la plus grande béance entre possibilité et effectuation : eu égard à sa place dans l'enchaînement des puissances, l'homme est, in potentia, la clef de voûte de la création, mais son effectuation est celle d'une Chute écrasante » écrit Slavoj Zizek (ibid., p. 80). Dans The Tree of Life, le pouvoir créateur de Jack, autrement dit ses cavalcades mémorielles qui affirment tout à la fois l'immémoriale mémoire du monde depuis le Big Bang et la rédemption de l'enfance passée qui dès lors immortalisée ne passera plus dans l'évanouissement de la matière perpétuellement transformée, ne se constitue qu'en rapport dialectique avec le malaise existentiel qui est le sien, et dont aucune explication psychologique ne nous est donné. Le malaise est ici comme l’aurait dit Sigmund Freud de civilisation, puisque l'exil de Jack dans la modernité urbaine et technicisée accomplit le double éloignement d'une enfance vécue dans la généreuse fertilité de la campagne texane. Enfance et nature que les flux mémoriels rédiment symboliquement en images et mots dotant la création du monde d'une spiritualité dont seul le genre humain est universellement capable. Jack, au carrefour de la « spiritualisation de la matière » que représente allégoriquement le personnage de la mère (sa participation aux jeux des enfants et leur apprentissage du langage via les récits de Beatrix Potter et de Rudyard Kipling dont l’anthropomorphisme exprime d’ailleurs très bien ce mouvement de relève spirituelle du naturel) ou de la « naturalisation du spirituel » que figure allégoriquement le père (derrière le jardinier rigoureux, c’est l’homme au discours individualiste à la limite du darwinisme social), avoue qu'en lui composent de manière instable ces deux tendances antagonistes (ce que résume très bien la mère au début du film et que nous schématisons comme suit : tantôt la nature cherche mécaniquement son profit, tantôt elle suspend son mouvement ainsi aboli dans une grâce intempestive). Ou bien « (…) dans la nature, (…) l'Esprit se révèle progressivement, mais il reste contraint par l'inertie de la Matière qui l'enveloppe ; [ou bien] dans l'homme au contraire (…) l'Esprit devrait imposer sa mainmise et édicter directement la règle, tandis que la corporéité se débarrasserait de son inertie pour se transformer en un médium éthéré, transparent de la lumière de l'esprit (ibid., p. 81). Tantôt les corps sont lestés de la pesanteur des chaînes sociales (c'est l'autoritarisme paternel, ce sont aussi les délinquants enchaînés que croisent en ville les enfants) ou du poids des pulsions (c'est Jack introduit dans la maison et la chambre d'une voisine qui ressemble à sa mère, ou bien encore s’amusant avec ses copains à blesser des animaux). Tantôt ils sont portés par une allégresse qui se répand en rires en s'entretenant dans un vitalisme ludique pour lequel n'importe quel bout de réel fait l'affaire d’une imagination créatrice. Entre la nature et la grâce, entre un esprit naturalisé comme en témoigne une figure paternelle dont la grande culture musicale sert aussi à instruire la légitimité de son tyrannie domestique et la spiritualisation de la nature que représente un puissant feed-back mémoriel et rédempteur, entre une enfance vécue comme autant de manières impensées comme telles de suspendre la logique prédatrice de la nature au profit de purs moments ludiques et gracieux et une enfance s'abolissant progressivement dans la haine du frère cadet et du père, un éloignement œdipien de la mère, la logique de la bande adolescente et la montée de la libido sexualis, il y a une voie fragile et sinueuse qu'emprunte Jack, traversant (là encore un peu trop symboliquement) autant de portes qu'il y a de seuils pour signifier le resserrement de son voyage intérieur dans une mémoire où une ligne individuelle et le grand élan vital convergent et se joignent dans une même conscience créatrice. « Au lieu que sa vie naturelle soit déjà, pendant sa vie terrestre, soumise à sa vie spirituelle, les deux vies restent séparées par la barrière de la mort, de telle sorte que l'une succède à l'autre – pour l'homme, la vraie vie ne peut s'imaginer que sous la forme de l'autre vie. Bref, Schelling nous donne ici l'une des formulations les plus puissantes de la notion paradigmatique moderne du déplacement radical, constitutif de l'homme, de son manque d'un lieu qui lui soit propre » (ibid., p. 81-82). La vraie vie, si elle est ailleurs, résiderait-elle alors seulement dans l'enfance ressouvenue de façon nostalgique par Jack ? La profonde division qu'il ressent, entre présent amorphe et enfance passée dans la joie, s'offre comme la déclinaison particulière de la situation générique de l'être humain : « (…) unité du Fondement et de l'Existence dans la mesure précise où c'est en lui, et en lui seul, que s'explique finalement leur différence, qu'elle se pose comme telle : seul l'homme est conscient d'être divisé entre le tourbillon obscur des pulsions naturelles et la béatitude spirituelle du logos, c'est-à-dire que sa vie psychique est le champ de bataille de deux principes ou Volontés » (ibid., p. 91 ; cf. voir nos ultimes propos concernant True Grit des frères Coen : Des nouvelles du front cinématographique (49) : Howard Hawks et Joel & Ethan Coen). Cette division trouve à s'exprimer dans The Tree of Life dans la « narration déplacée » charriant des « voix iconogènes » qui décollent de plans comme soufflés par la steadycam et montés sur le principe esthétique du faux-raccord et du jump-cut afin notamment de fragmenter toute obligation narrative et chronologique au profit de la coexistence simultanée des virtualités mémorielles, de la mémoire individuelle quelconque à la grande et immémoriale mémoire du monde. Capable de soutenir cette dualité structurellement constitutive, parce que traversé par deux tendances antagonistes (« D'un côté, la nature peut se spiritualiser, elle peut se transformer en médium de la manifestation de soi de l'Esprit ; d'un autre côté, avec l'apparition du Verbe, le principe obscur du Fondement et de l'Ipséité (…), force anonyme, impersonnelle et aveugle, se trouve lui-même spiritualisé, éclairé, il devient une Personne consciente d'elle-même, en sorte qu'on a désormais affaire à un Mal qui, parfaitement conscient de soi, se veut comme Mal, qui n'est plus indifférence envers le Bien mais recherche active du Mal », ibid., p. 92-93), Jack est cet homme qui sauve le monde de son enfance considéré du coup comme un paradis accueillant le rachat de tous (y compris son père), alors même que la fin de l'enfance aura consisté en l'expérience (universelle pour tous les enfants du monde) du mal, de la sadisation du frère cadet (avec le pied d'une lampe ou un fusil à billes), à la détestation du père, en passant par la meute des adolescents torturant les animaux du coin, l'effraction chez la voisine, et le vol de sa lingerie intime. L'ultime contradiction résidant d'ailleurs dans le fait que l'œuvre du mal de l'aîné, en s'ancrant dans la haine du père doublée par le mépris envers une mère qui accepte la violence domestique dont elle est parfois la victime, reproduit et prolonge le discours paternel darwinien de la lutte pour la survie et de la sélection des meilleurs. La violence prédatrice ou pronatrice de la nature soutenue par l'esprit du capitalisme : cela donne un monde invivable et infernal, dominé par le système patriarcal dans l'espace domestique, le sens rigide de la communauté pour l'église protestante, l'individualisme intéressé dans l'espace public, et le technicisme saturé des espaces urbains, un monde dans lequel le père est tout un chef dominant sa famille que l'une de ses pathétiques victimes (la fermeture de l'usine dans laquelle il travaille entraîne le déménagement de la famille O' Brien en sanctionnant définitivement la fin de l’enfance). La puissance de l'esprit créateur de formes et rédempteur des temps qui sublime la matière naturelle environnante : cela donne le fertile paradis d'une mémoire qui reverdit une urbanité épuisée par la rupture écologique, qui repeuple symboliquement une terre désertifiée par l'exploitation, et la requinque avec l'énergie de l'élan vital tirée d'un Big Bang dont le temps persiste par effets d'hystérésis bien après sa fin. Certes, « les ténèbres sont notre part d'héritage » (F.W. J. Schelling, Recherches sur la liberté humaine cité par Slavoj Zizek, ibid., p. 111), mais la lumière qui les transperce et les dissipe prend sa source dans la mémoire comme force de rédemption d'une enfance toujours déjà perdue et d'une nature ontologiquement impure. On verra alors que la domination de la « naturalisation du spirituel » (le « profit » dans le langage de la mère et que représente la figure paternelle) sur la « spiritualisation de la nature » (la « grâce » selon la mère qu’elle représente si bien quand elle joue avec ses enfants) peut se traduire philosophiquement, et comme on va le voir désormais, en domination de la praxis sur la poiesis.
3/ Les Grecs relus par Agamben :
lutte des tendances à la praxis et à la poiesis dans The Tree of Life
_ Parmi les images composant la série mémorielle consacrée à la figure de la mère, on retiendra ici deux étranges plans montrant pour le premier le personnage littéralement flotter dans les airs comme s'il disposait de la capacité surnaturelle de pratiquer comme certains personnages du cinéma d'Andreï Tarkovski la lévitation (qui s'articule ici comme on l'a vu avec la sensation de flotté due au harnachement de la caméra à la steadycam), et pour le second le cercueil de verre accueillant au milieu de la forêt sa dépouille mortelle dans une configuration imaginaire digne dans quelque rêverie cinéphile du John Boorman de Excalibur en 1981 (la mère occuperait-elle alors dans ce plan la place symbolique de Guenièvre à la fois aimée par deux prétendants rivaux, son époux légitime le roi Arthur qui serait dans le film de Terrence Malick représenté par le personnage de Brad Pitt, et son prétendant secret Lancelot du Lac qui ici serait alors représenté par son fils Jack ?). La (lointaine) revisitation arthurienne du mythe d'Oedipe et les papillonnements surnaturels convoqués pour rendre manifeste la puissance auratique du personnage de la mère du point de vue de Jack servent à traduire autant les processus inconscients de fascination et de mythification développés par un fils à destination de l'image archétypale de sa mère, que les inclinaisons d'un film à renverser le cliché sexiste selon lequel les femmes seraient par dispositions biologiques attachées à prolonger passivement les forces de la nature quand les hommes posséderaient le pouvoir de s'en arracher activement en en domestiquant la puissance (en ce sens, et prolongeant The New World de ce point de vue-là, le film de Terrence Malick peut à sa façon délivrer une fine critique de la « pensée straight » qui vise via l'idéologie chrétienne notamment à naturaliser et essentialiser les identités de genre : cf. Monique Wittig, La Pensée straight, éd. Amsterdam, 2007 [2001 pour la première édition française]). La puissance surnaturelle offerte en rêve au souvenir de la mère par son enfant, les propos liminaires tenus par cette dernière selon lesquels la nature se divise en profit qui exprime son conatus et en grâce qui en suspend les terribles pressions, ainsi que l'affection portée par des enfants à une mère participant à leurs jeux quand leur père s'éloigne dans la sphère sérieuse et terrorisante de la domination patriarcale autorisent clairement à identifier le pôle maternel (et donc féminin) du côté de la grâce (surnaturelle au sens où elle cherche à s'émanciper du joug des pressions naturelles) et le pôle paternel (et donc masculin) du côté de la nature persévérant à produire, via son auto-exploitation et son auto-valorisation, son propre profit. De la même façon que The Tree of Life substitue à la vision chrétienne selon laquelle les personnages doivent souffrir d'une culpabilité infinie afin de pouvoir se payer (chèrement en termes de sacrifices affectifs et de reproduction de l'ordre patriarcal dont se soutient pareille religion) une place au paradis une mystique panthéiste à partir de laquelle le naturel et le spirituel entrent en coalescence seulement dans le miroir de la conscience et de la mémoire humaines, le film de Terrence Malick favorise au détriment d'un discours naturaliste (l'impersonnelle pression naturelle l'emporterait sur la liberté humaine) et sexiste (la nature serait intrinsèquement féminine) une logique de la composition de la nature et de l'esprit rompant avec tout privilège patriarcal ou masculiniste (pour parler le langage marxien des Manuscrits de 1844, cette composition exprimerait « l’unité essentielle, parvenue à son accomplissement, de l’homme avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l’homme et l’humanisme accompli de la nature » cité par Giorgio Agamben in L'Homme sans contenu, éd. Circé, 1996, p. 110). Et cette logique universelle de la composition toujours instable des tendances antagonistes, comme une « dialectique sans synthèse » aurait dit Pier Paolo Pasolini, trouve ici à se retraduire philosophiquement dans les notions développées par Giorgio Agamben dans L'Homme sans contenu de praxis et de poiesis. D'après le philosophe italien qui se présente en cela comme le digne successeur de l'ontologie pratiquée par le philosophe allemand Martin Heidegger, la poésie n'est pas le nom d'un art spécifique (qui serait distinct du roman ou du théâtre en littérature par exemple), mais celui du faire même de l'être humain dont la crise actuelle excède le champ de l'art à proprement parler. La poiesis en tant qu'agir productif est depuis Le Banquet (vers – 380 av. JC) de Platon considérée comme production des formes de la présence (eidos qui est un terme signifiant aussi « image ») faisant ainsi passer les choses de leur non-être à l'être même. Une distinction aristotélicienne établit aussi qu'il existe deux variantes ou sous-genres de la poiesis, l'une propre à la physis (la nature) qui possède son propre principe d'entrée dans la présence, et l'autre propre à la tekné (la technique) qui s'accomplit dans les activités productives humaines (la sphère pratique ou praxis). Là où la valorisation moderne de la technique depuis l'avènement du capitalisme sépare et aliène le travail alors socialement divisé en travail manuel et travail intellectuel (« fonction dégradante de la division du travail en travail manuel et travail intellectuel » comme le disait en substance Karl Marx dans Misère de la philosophie en 1847, et comme le redira encore Simone Weil dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale en 1934), la dévalorisation corrélative de la poétique (au sens original donc de poiesis) est une dévalorisation de l'idée de rassembler dialectiquement les deux branches sous la condition d'une originalité destructive de toute reproduction des opinions et autres lieux communs légitimant symboliquement la division sociale du travail. « La reproduction (entendue en ce sens comme relation paradigmatique de non-proximité avec l'origine) est donc le statut essentiel du produit de la technique, tout comme l'originalité (ou authenticité) est le statut essentiel de l'œuvre d'art » peut ainsi puissamment affirmer Giorgio Agamben (opus cité, p. 82) afin de qualifier notre époque moderne soumise au règne catastrophique du capital. La technique du côté de la reproduction, c'est allégoriquement la figure du père dans The Tree of Life. C'est le jardinier qui domestique l'espace naturel environnant jouxtant sa maison. C'est l'ingénieur qui domestique les forces de la nature afin d'accaparer sa puissance en la convertissant en pouvoirs techniques et pratiques propices au développement capitalistique. C'est le père de famille qui règne en chef domestique sur son épouse et ses trois enfants. C'est le bon chrétien qui, suivant en cela les préceptes de l'esprit laborieux du protestantisme, croit que le fruit du travail de ses œuvres se retraduira en prédestination signifiant le gain d’une place au paradis (cf. Max Weber, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, éd. Librairie Plon, 1964 [1905 pour la première édition]). Le père, c'est bien l'incarnation de la nature dont le conatus est la recherche de son propre profit. Et cette nature disposant des forces de l'esprit humain (du « Fondement » profitant de l'« Existence » et du « Logos » comme l'aurait dit Schelling) devient allégorique dans le déploiement mémoriel balayant la conscience de Jack comme ces plans récurrents montrant une vague dont les rouleaux océaniques déchirent le centre de la terre. La poétique du côté de la production, c'est alors allégoriquement la figure de la mère dans le film de Terrence Malick. C'est la femme qui accouche le plan d’après avoir été séduite par son futur mari, comme si elle était dotée d’un pouvoir surnaturel l’extirpant des nécessités biologiques déterminant la procréation. C’est la grande sœur qui sait si bien jouer avec ses petits frères qu'elle devine tout de leur vie intérieure. C'est la mère qui apprend à parler à ses trois fils en s'appuyant sur les récits anthropomorphiques de Beatrix Potter et Rudyard Kipling et qui, se faisant, œuvre à la spiritualisation de la nature. C'est enfin la personne qui est associée à la sphère poétique de l'art (le langage des livres illustrés, mais aussi la peinture pratiquée par le cadet), quand le père est associé à la sphère reproductive de l'art (les trois fils subissent les choix culturels distingués d'un père qui s'est autrefois rêvé musicien, et qui fait apprendre à son cadet la guitare classique qui est un instrument bien plus légitimant que la guitare folk). C'est pourquoi l'image de la mère endolorie par l'interminable deuil de son fils peut soutenir, tout le long des flux psychiques de la mémoire de Jack, la question poétique de l'originalité, du séjour près de l'origine (autrement dit le hasard, la contingence la plus extrême), dans le même mouvement que celui de l'apparition de notre système solaire, de la planète Terre, et de l'avènement puis la disparition des dinosaures. La catastrophe est bien comme on l’a dit le lieu d’une origine accidentelle défiant tout calcul : l'extinction accidentelle des dinosaures qui a rendu possible l'apparition de l'espèce humaine, le décès inimaginable du frère cadet qui a signifié la rupture familiale et la fin de l'enfance pour Jack, et qui a également rendu possible la rédemption paradisiaque de l’enfance perdue. La pire des contradictions à vivre pour celui qui mettra si longtemps à faire advenir la vérité selon laquelle l'enfance aura été son paradis perdu, c'est que la haine du père s'est muée d'abord en éloignement de la mère dont la domination domestique traduit sa défaite symbolique, ensuite en reproduction du geste de domination paternelle commençant à s'exercer contre des animaux puis contre son frère cadet. Loin du ludisme suspendant gracieusement les pressions naturelles qui montrait d'ailleurs la mère jouant avec un papillon et étant capable de faire entrer dans son jeu un chat dont le conatus prédateur se trouvait alors comme suspendu, le même geste de jouer avec les réflexes d'un personnage féminin (un billet tendu puis retiré par le père devant la serveuse de la pizzeria, une copie en classe pour Jack face à sa camarade) exprimerait plutôt le déséquilibre des tendances et la victoire (momentanée) de la nature sur le profit, de la praxis sur la poiesis.
_ Nous avons donc appris avec Giorgio Agamben à distinguer la sphère de la poiesis (produire au sens de porter du non-être à l'être) de celle de la praxis (faire au sens d'agir en reproduisant les gestes techniques), la seconde sphère privilégiant l'action et l'éloignement, voire l'oubli de l'origine, quand la première désire la présence et la proximité avec l'origine. Que quelque chose advienne en passant du non-être à l'être : c'est un mode philosophique de la vérité comme dévoilement (aléthéia) préféré par Aristote puis Martin Heidegger à un faire qui relève du mouvement de l'appétit et de l'animalité humaine. La poiesis se retrouve alors du côté de la liberté, de la vie politique (bios), quand la praxis se situe du côté de la nécessité servile, de la vie animale et nue (zoè) selon une distinction développée par Hannah Arendt entre œuvre, action et travail dans Condition de l’homme moderne (1958) et que le philosophe se réappropriera et approfondira dans son cycle sur la figure de l'homo sacer (cf. Des nouvelles du front cinématographique (48) : Essential Killing de Jerzy Skolimowski). La praxis règne sur les choses individuelles en imposant le régime de l'action, alors que la poiesis règne sur les choses universelles en valorisant le régime de la vérité. Avec Novalis, Friedrich Hölderlin et la pensée romantique (incluant évidemment Schelling que cite aussi dans son livre Giorgio Agamben), la praxis entendue comme volonté se mettant en mouvement elle-même et se reproduisant au travers de l'action subjugue la poiesis qui nomme donc la qualité pour une chose de produire autre chose qu'elle-même. Avec la praxis philosophiquement envisagée et valorisée par René Descartes et Karl Marx en passant par Francis Bacon, l'être humain travaille à la formation de la nature à son image et ainsi se fait Dieu. Avec Friedrich Nietzsche, le monde s'auto-engendrant pratiquement devient œuvre d'art identifiant et réconciliant ainsi praxis et poiesis, être et devenir. Avec l'époque moderne et l'avènement du capital comme mode accumulatif surdéterminant la structuration des formes sociales, c'est la convergence des deux principes, c'est l'indistinction des deux notions que nous devons affronter puisque l'économisme dominant idéologiquement le tout de la vie sociale, de John Locke à Adam Smith en passant par Friedrich Engels, place au centre de la vie commune et digne le travail. « L'art est l'éternelle auto-génération de la volonté de puissance. Dans cette mesure, il se détache autant de l'activité de l'artiste que de la sensibilité du spectateur pour se constituer comme trait fondamental de l'universel devenir » (ibidem, p. 121-122) dit Giorgio Agamben qui conclut son chapitre en citant bien sûr Nietzsche : « Le monde comme œuvre d'art qui s'engendre elle-même » (ibid., p. 122 ). A la composition instable des deux tendances (on dira pratiques et poétiques au sens ici de praxis et poiesis) succède donc la domination d'une tendance (associée au père dans l'imaginaire de Jack se ressouvenant de son enfance perdue – la naturalisation de l’esprit humain) sur l'autre (associée à la mère – la spiritualisation ou humanisation de la nature). La souffrance de Jack adulte, c'est alors son incapacité à s'émanciper d'une position qui le voit reproduire l'ordre paternel : incapable d'amour envers sa propre conjointe (un spectre à peine entrevu ici), Jack arrive même à ce point à prolonger le visage de l'ingénieur arboré par son père qu'il évolue dans un environnement urbain high-tech quasiment expurgé de tout affect comme de toute présence naturelle. Cet environnement traduit-il la spiritualisation schellingienne ou l’humanisation marxienne de la nature ? Ou bien signifie-t-il la naturalisation de l’humaine et du spirituel ? Equivaut-il à une œuvre d'art exprimant la formation de la nature domestiquée et faite à l'image de la capacité productrice des êtres humains ? Ou bien représente-t-il l'éloignement oublieux de l'origine naturelle dans une existence marquée par le primat inauthentique de la pratique comme sphère de la reproduction technique sur l'être comme sphère de la pure création ? Ce que la mémoire de Jack retrouve, c'est l'enfance comme espace-temps ludique au cœur duquel le jeu consiste en une suspension gracieuse des prérogatives naturelles (incroyablement anticipée par l’étonnante séquence des dinosaures où la tendance à les montrer en purs prédateurs comme dans les deux volets de Jurassic Park de Steven Spielberg se trouve ainsi suspendue au nom d’un début d’esprit ludique neutralisant la pression pronatrice). Et c'est donc la nature comme désœuvrement puisque se suspendant elle-même comme principe d'autocréation et d'auto-valorisation au nom de sa propre présence poétique. Si la fin de l'enfance consiste en une montée pulsionnelle trouvant à se déplacer dans la profession d'ingénieur reproduisant alors l'ordre symbolique patriarcal, l'enfance ressouvenue et constituée comme un véritable paradis perdu opposé au mythe messianique chrétien du paradis jamais vécu car toujours promis pour après la mort représente l'image la plus haute de la convergence des questions pratique et poétique, du faire et de l'être, de la (re)production et de la création. La mémoire individuelle nouée par l’incommensurable mort du frère cadet et charriant l'immémoriale mémoire du monde dans les plis desquels se niche l'extinction des dinosaures offre à l'élan vital une conscience consacrant alors l'ultime point de convergence et de réconciliation du particulier et de l’universel, de la praxis et de la poiesis (« L’individu singulier est la nature tout entière, et donc aussi le genre tout entier » disait Max Stirner cité par Giorgio Agamben, ibid., p. 109). Père et mère (et tous les autres, y compris ceux dont nous ne nous souvenons même plus du nom) sont ainsi rassemblés ensemble sur la grande plage symbolique où le monde est dés lors considéré comme une œuvre d'art. Et où la faim d'être originelle et inextinguible (« Umgrund » – le sans-fond schellingien) se trouve suspendue dans le geste gracieux de l'enfant qui joue. L'autoproduction de la nature ainsi désœuvrée dans le geste (le « pur moyen sans fin » sur lequel insiste tant Giorgio Agamben dans son texte « Notes sur le geste » : Moyens sans fins. Notes sur la politique, éd. Payot & Rivages, 2002 [1995 pour la première édition], pp. 59-71) de l'enfant jouant et dans le souvenir de l'adulte se ressouvenant de l'enfant qu'il a été et imaginant le dinosaure suspendant le premier, originellement, le geste ordinaire de prédation connaît ici une forme unique de rédemption et de sublimation : le cosmos comme œuvre d'art – soit le film proprement surnaturaliste de Terrence Malick (le mutisme et le ludisme enfantin du film comme de son créateur n'exprimant alors pas autre chose que l'« exposition de l'être-dans-le-langage de l'homme : gestualité pure (…), absolue, intégrale, des hommes », op. cit., p. 71).
_ Au début du livre II de sa Physique écrit aux environs de – 350 av. JC., Aristote exprime pour s’y opposer la position d’Antiphon considérant que la physis, la nature, est l’informe primordial de la matière dès lors privée de structure, la matière inarticulée servant de base à toute forme ou toute mutation. Alors que la nature du point de vue aristotélicien est ce principe originel de l’être (la cause de l’être ou son excès, sa surabondance : ousia en grec) qui n’est pas exclu de la question de la structure mais identifiée elle comme étant la forme même ou l’image (eidos) ou encore le rythme qui fascina tant Friedrich Hölderlin (« Tout est rythme, tout le destin de l’homme est un seul rythme céleste » cité par Giorgio Agamben, L’Homme sans contenu, ibid., p.125). La nature est le rythme, et le rythme de l’œuvre d’art dans la perspective hölderlinienne manifeste son unicité et son originalité (en attendant les renversements de la vision nietzschéenne pour laquelle le monde serait comme une œuvre d’art). L’erreur d’Antiphon, ainsi que des pythagoriciens d’après Aristote, sera perpétuée par les structuralistes (ainsi que les acteurs de la physique contemporaine) selon Giorgio Agamben qui, tous, dissocient nature et structure en rabattant et figeant la seconde notion dans le domaine du calcul mathématique. Le rythme, cessant d’être identifié à la structure au sens de chiffre minimal à partir duquel penser l’organisation formelle d’un tout étant supérieur à la somme de ses parties, (re)devient le principe de la présence ouvrant et maintenant l’œuvre d’art dans son espace originel qui est l’incommensurable (l’être comme excès d’être : ousia). La profession d’ingénieur dont Jack hérite de son père manifeste cette dynamique historique où les processus de mathématisation du monde, légitimés philosophiquement par Descartes, Bacon ou Leibniz, accomplissent aussi la domination de la praxis sur la poiesis (et corrélativement l’exclusion de cette dernière), autrement dit de la sphère de l’action sur celle de la création. Retrouver par le biais d’une mémoire rédemptrice du temps perdu les jeux d’une enfance sublimant une nature ainsi suspendue dans ses brutales pressions organiques, c’est pour le protagoniste la permission de renouer avec sa part créatrice qui plonge directement dans l’immémoriale origine de l’univers, et, par l’identification de la nature et de l’esprit, de l’élan vital et de la mémoire, de la praxis et de la poiesis, du structure et du rythme, d’ouvrir un monde communément vivable et viable. Et le rythme, c’est forcément celui-là même de The Tree of Life, avec ses scansions filmiques dynamisés par le régime des faux-raccords, des coupures temporelles dans le mouvement afin d’en différencier les séries, et des jump-cuts qui autorisent des sauts entre les différentes strates de temps. C’est que le rythme est compris ici comme ce qui tient, qui donne et retient, proposant le dévoilement (aléthéia) d’une dimension plus originelle (« architectonique », aurait dit Aristote) du temps que masque sa fuite mesurable en instants successifs (ce fameux « temps mécanique, homogène et vide » tant décrié par Walter Benjamin). Le rythme, c’est bien celui d’un film animé par le souci de la mémoire vers laquelle convergent les souvenirs personnels et l’immémoriale origine de l’univers, afin de briser le temps linéaire et désaffecté adulte de Jack adulte pour lequel la « naturalisation de l’esprit » signifie le joug d’un calcul épuisant écologiquement le vivant, et conséquemment de retrouver dans cette brisure les éclats du paradis perdu de l’enfance passée parmi lesquels brille le principe de la « spiritualisation de la nature ». C’est donc bien le rythme qui assure à l’être humain son statut poétique sur Terre, capable qu’il est de produire de la présence et de l’origine (poiesis), autant qu’il est capable à l’instar de tous les autres espèces vivantes de reproduire son action (praxis) en raison de la nature différenciée du conatus respectif de chacune d’entre elles. Ce statut poétique, c’est le don de l’art le plus originel, architectonique comme l’est puissamment le film de Terrence Malick, qui lui permet, en brisant le continuum linéaire du temps, de retrouver entre passé et futur un espace présent et commun aux créateurs et aux spectateurs. « De même que tout système mythico-traditionnel connaît des rituels et des fêtes dont la célébration a pour rôle d’interrompre l’homogénéité du temps profane et, en réactualisant le temps mythique originel, de permettre à l’homme de redevenir le contemporain des dieux et d’atteindre de nouveau à la dimension primordiale de la création, de même, dans l’œuvre d’art, est brisé le continuum du temps linéaire et l’homme retrouve, entre passé et futur, son espace présent » (ibid., p. 134). Il n’est alors sûrement pas hasardeux que l’ultime plan de The Tree of Life soit un immense pont reliant deux fragments terrestres par-delà le courant marin au-dessus duquel vole quelque oiseau. Composition d’architectonie et de volatilité ; structure et rythme croisés, tenus ensemble : l’esprit surnaturaliste du film de Terrence Malick.
« Le temps est un enfant qui joue » aurait dit Héraclite. N’avait-on alors jamais vu à ce point d’émerveillement des enfants jouer dans un film qui, jouant avec eux (la caméra virevoltant d'Emmanuel Lubezky, chef opérateur du précédent film de Terrence Malick comme de son prochain déjà annoncé, autour des jeunes acteurs non-professionnels pour fuir la lettre inerte du scénario afin d'en retrouver l’esprit en s'amusant à improviser au tournage), joue comme un enfant avec le concept même de temps ? En tous les cas, la mémoire de celui qui se souvient avoir été un enfant qui joue, la mémoire en tant que « coexistence des virtualités » (pour parler le langage deleuzien analysant la pensée bergsonienne) produit donc dans The Tree of Life cette grandiose temporalité rédimant tous les temps différenciés à partir du grand flux de l'élan vital rassemblé, et emportant dans sa lame de fond surnaturaliste les carcans rigides d’une spiritualité chrétienne littéralement dépassée. Le paradis a alors toujours déjà été vécu, a toujours déjà été perdu : le temps du paradis est bien celui du futur antérieur, du « toujours-déjà » comme l'aurait dit Jacques Derrida (cf. Des nouvelles du front cinématographique (40) : Lost Highway de David Lynch). Et l’enfance est l’un de ces paradis universellement donnés et investis par toutes les mémoires particulières du genre humain. Et si le passé du paradis de l’enfance vécue est l'avenir de l'énonciation de sa perte, il est donc aussi celui de sa compréhension intuitive et de sa rédemption salvatrice. Qui est au moins triple dans l’ample film de Terrence Malick. Rédemption de la matière relevée dans le miroir d’une mémoire individuelle grondant des flux de l’immémoriale mémoire du monde depuis son origine cosmique. Rédemption spirituelle de la nature qui en suspend l’élan conatif au profit non de son auto-valorisation profitable mais du mouvement gracieux de son désœuvrement créateur. Rédemption poétique d’une praxis généralisée qui fige techniquement le genre humain dans la production accumulative et l’éloigne de ses origines créatrices, en même temps qu’elle est aussi une rédemption rythmique et architectonique où l’incommensurable abîme affectif de l’endeuillé mélancolique déborde les calculs rassurants de la raison instrumentale. L’Atelier de création radiophonique de France Culture a présenté le 28 septembre 1997 L’Inspir du rivage d’Eric La Casa proposant un portrait sonore du créateur Arsenije Jovanovic (dont on entend dans le film de Terrence Malick les compositions Faunaphonia Balkanica, Approaching, Sound Testament of Mount Athos et Ma Maison qui se trouve d’ailleurs être le dernier morceau entendu de tout le film) dans sa maison au bord de la mer Adriatique, à Rovinj, dans la province d’Istrie en Croatie. La page Internet consacrée à cette création radiophonique (http://ascendre.free.fr/radio/details/inspir.htm
« Le bruit des vagues rejette sans cesse (…) Je veux ramener l’enfant par la main, (…) Je marche pieds nus sur les traces Fermeté et Larmes. (…) Toi, venue de la terre (Blaga Dimitrova, « La Mer interdite », 1974, in La Mer interdite et autres poèmes, éd. Est-Ouest internationales, 1994, pp. 15, 21, 24 et 65) « Tout se tient en ce monde et tout est solidaire, (Arseni Tarkovski)
les débris de mes voyages lointains
noyés dans la vie quotidienne.
Et moi, emportée par les insomnies,
telle un naufragé, je m’agrippe
à ces coquilles brisées.
Puissé-je atteindre ainsi quelque songe habité.
sans l’arracher au jeu d’avec la mer,
pour me glisser seulement entre deux vagues
et orienter son oreille vers le langage
de l’eau et du vent.
des vagues, juste à cette limite mouvante
de la terre et de l’eau,
sillon qui me traverse
et me partage en deux moitiés
qui se transvasent l’une dans l’autre.
Je suis pétrie de terre
par la salive salée de la mer.
Ainsi dédoublée
je ne peux me partager en deux :
et redevenue terre,
tu acceptes la mer
comme une libération,
tu la reçois
profondément en toi,
entre la terre d’hier
et celle de demain,
golfe incrusté,
dé d’infini,
bulle de liberté. »
Et si depuis toujours le feuillage des bois
A combattu pour moi,
je dois me faire
Feuillage,
à chaque grain je dois prêter ma voix.
Tout se tient en ce monde et tous sont
solidaires :
L’homme et l’oiseau, la terre et les
constellations.
Et sans craindre la mort,
la tête la première,
Celui qui fit le bien plonge en leur tourbillon.
Il refera surface encore
et aussitôt
Ce nageur à jamais s’imprègnera d’une onde
Telle
qu’il ne saura lui-même, au bout du compte
S’il est étoile, ou terre, ou homme
ou oiseau. »