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  • : Communistes libertaires de Seine-Saint-Denis
  • : Nous sommes des militant-e-s d'Alternative libertaire habitant ou travaillant en Seine-Saint-Denis (Bagnolet, Blanc-Mesnil, Bobigny, Bondy, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Rosny-sous-Bois, Saint-Denis). Ce blog est notre expression sur ce que nous vivons au quotidien, dans nos quartiers et notre vie professionnelle.
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7 décembre 2011 3 07 /12 /décembre /2011 13:21

Les organisations syndicales CGT, CFDT, FSU, UNSA, SOLIDAIRE ont décidé de faire du 13 décembre, une nouvelle journée nationale de mobilisation interprofessionnelle unitaire.

 

Les salariés, les retraités, les chômeurs, les jeunes, les familles doivent se mobiliser massivement dans les manifestations pour la défense de l'emploi, des salaires, de la protection sociale, des retraites, des services publics.

 

150 000 emplois, ce sera fin 2012 le nombre total de postes publics (Hôpitaux, Éducation Nationale, Collectivités Territoriales...) supprimés par le gouvernement depuis 2007.

(Source INSEE-Ministère du budget-Conseil des prélèvements obligatoires)

 

La CGT dénonce et condamne les plans d'austérité successifs qui mettent à mal les services publics et leurs conséquences négatives pour les agents publics :  

  • Le non remplacement d'un départ sur deux à la retraite  
  •  

  • Le gel du point d'indice depuis 2 ans  
  •  

  • La baisse globale des rémunérations  
  •  

  • La dégradation des conditions de travail  
  •  

  • La hausse des cotisations  
  •  

  • La taxe sur les complémentaires  
  • L'instauration d'un jour de carence  

sont autant de décisions qui contribuent à une dégradation importante de la situation de tous les agents et de la qualité du service public rendu.



 Les 10 exigences de la CGT :

 

1- Revaloriser les salaires, les pensions et les minima sociaux.

 

2- Contrôler les aides publiques aux entreprises.

 

3- Contraindre les entreprises à des alternatives aux licenciements.

 

4- Supprimer les exonérations fiscales et sociales sur les heures supplémentaires

 

5- Stopper les suppressions d'emplois.

 

6- Développer les politiques publiques et les moyens des services publics.

 

7- Réformer la fiscalité en profondeur.

 

8- Créer un pôle financier public et établir un mécanisme de crédits à taux réduits.

 

9- Taxer les mouvements spéculatifs de capitaux et éradiquer les paradis fiscaux.

 

10- Mettre en place un fonds européen de solidarité social et de développement économique.



La clé de sortie de la crise est entre les mains des salariés, des retraités des chômeurs, des jeunes. Nous devons reprendre le pouvoir de décider de la manière dont les richesses sont utilisées.

 

Il faut partager les richesses. L'argent existe...
C'est un choix de société !

 

Information syndicale mardi 13 décembre à 9h30

salle des réceptions de l'hôtel-de-ville du Blanc-Mesnil

et manifestons :

à 13H de

l’agence Moody’s 96 Bd Haussmann (Métro St Augustin) au rassemblement Pont de la Concorde face à l’Assemblée Nationale

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25 novembre 2011 5 25 /11 /novembre /2011 21:22

Mutuelles : Prise en charge par l’employeur, on oserait dire enfin !

C’est une de nos batailles de fond qui a enfin trouvée sa concrétisation.

 

Comme leurs camarades du privé, les agents de la fonction publique territoriale vont pouvoir faire prendre en charge leurs cotisations de mutuelle par leurs employeurs.

 

Cette situation ubuesque qui avait vue des municipalités aller jusqu’à ce mettre en marge de la loi pour pouvoir permettre à leurs agents de se soigner dans de bonnes conditions a pris fin avec la parution des décrets d’application au journal officiel datés du 10 novembre 2011.

 

A partir de 2012, chaque collectivité aura la possibilité de faire son choix entre le passage d’une convention spécifique avec une mutuelle qui deviendra la mutuelle de « l’entreprise » ou l’ouverture à ses employés du choix au sein d’une liste de mutuelle « labellisées » fonction publique.

 

Ce sera notre rôle que de permettre aux agents de faire entendre leurs voix dans un débat dont ils ne doivent pas être exclus.

 

Dans le contexte de gel des salaires qui nous fait perdre plus de 2% de pouvoir d’achat tous les ans avec un cumul sur les 10 dernières années qui doit maintenant approchés une perte sèche d’un cinquième de nos salaires, c’est une véritable bouffé d’oxygène pour nos budgets de santé mais encore va-t’il falloir obtenir une prise en charge à 100% de nos cotisations.

 

Cette grande avancée ne doit donc pas nous faire oublier que la bataille pour un système de santé accessible et gratuit pour tous n’est pas finie, y compris sur ce dossier.

 

Tous dans la lutte pour un système de santé de qualité, de proximité et gratuit !

 

"Celui qui se bat peut gagner. Celui qui ne se bat pas a déjà perdu"


Le collectif communication de la Coordination Syndicale Départementale FPT 93, 23 novembre 2011.

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22 novembre 2011 2 22 /11 /novembre /2011 20:14
Communiqué CGT Fonction publique |
Délai de carence : des nouveaux reculs sociaux pour tous en projet

Encore une fois, au nom de la résorption de la dette et des déficits, le gouvernement entend faire payer aux salariés le prix de la crise d’un système qu’il soutient ardemment.

 

Accusés d’être trop malades, ils subiraient de nouveau une régression de leurs droits en matière de protection sociale.
Pour les salariés du privé, le délai de carence pour les congés maladie serait rallongé d’un jour (4 jours au lieu de 3). Pour les agents, fonctionnaires de la Fonction Publique un délai de carence sera créé.

 

Alors qu’on estime à environ deux tiers le nombre de travailleurs du secteur privé exonérés de ce dispositif par le biais d’accords ou de conventions (dans lesquels, fort légitimement, les patrons cotisent significativement), une telle mesure serait un réel recul pour tous.

 

Pour les fonctionnaires la coupe est plus que pleine après :
- Le gel des salaires pour 2011 et 2012 synonyme de dégradation sans précédent des rémunérations ;
- Les suppressions massives d’emplois synonymes d’aggravation des conditions de travail et d’altération de la qualité du service public rendu ;
- La hausse des cotisations retraites synonyme d’amputation aggravée du pouvoir d’achat ;
- La -RGPP synonyme de bradage des missions publiques, la coupe déborde largement !

 

Rappelons qu’une augmentation de 3 % de la valeur du point rapporterait environ 300 millions d’euros de cotisations salariales à l’assurance maladie et participerait à la relance d’une croissance pérenne.

 

Rappelons également les carences patronales : 25 milliards d’€ d’exonérations de cotisations sociales, fraudes sur les accidents du travail, dettes…etc.


Notons aussi l’absence de « délais de carence » pour le versement des dividendes rétribués en millards d’euros aux actionnaires.


La démonstration est faite que les moyens existent pour renforcer les droits de tous les salariés. Pour les gagner, il est nécessaire de renforcer les mobilisations dans les prochains jours.

 

Montreuil, le 15 novembre 2011

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21 novembre 2011 1 21 /11 /novembre /2011 13:20

Communiqué des organisations syndicales

CFDT, CGT, FSU, Solidaires, UNSA

vendredi 18 novembre 2011


Les organisations syndicales CFDT, CGT, FSU, Solidaires, UNSA, dénoncent fermement les plans d’austérité et de rigueur décidés et imposés par le gouvernement.

 

L’austérité en France et en Europe n’est pas la solution à la crise. Au contraire, elle risque d’entraîner la récession.

 

Le gouvernement décide de mesures dans le domaine social sans rencontrer ni entendre les organisations syndicales. Il fait porter les efforts sur les salariés, ce qui creuse les inégalités et plonge des milliers de familles dans les difficultés sociales

 

Après la taxe sur les complémentaires, les déremboursements, l’instauration de forfaits et franchises, les ponctions sur le budget de l’assurance maladie, la diminution des prestations sociales, le gouvernement s’en prend aux salariés malades, potentiellement « fraudeurs » et « responsables des déficits publics », en instaurant un jour de carence de plus dans le privé et un dans la Fonction publique et en tentant d’opposer les uns aux autres.

 

Les organisations syndicales CFDT, CGT, FSU, Solidaires, UNSA décident d’agir ensemble pour s’opposer à ces mesures et obtenir d’autres solutions. Avec un appel commun, elles s’adresseront aux salariés pour interpeller le gouvernement, les élus et les responsables d’entreprises dans la période du 1er au 15 décembre. Dans ce cadre, le 13 décembre sera un temps fort de mobilisations interprofessionnelles, notamment avec des rassemblements.

 

Les organisations syndicales CFDT, CGT, FSU, Solidaires, UNSA, se retrouveront rapidement après le 15 décembre, afin d’en tirer le bilan et d’envisager, ensemble, de nouvelles initiatives en janvier.

 

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10 novembre 2011 4 10 /11 /novembre /2011 01:24

 Retour vers le futur (II) :  

Metropolis (1927) de Fritz LANG

 

Suite : Des nouvelles du front cinématographique (63) : Metropolis de Fritz Lang (I)

 

3/ L'expressionnisme contrasté de Metropolis :

 

metropolis.jpgC'est d'ailleurs une dynamique que Fritz Lang va pousser jusque dans tous les retranchements de son film, s'agissant de redoubler la Tour de Babel où s'est réfugié le démiurge mélancolique (Alfred Abel) avec la mansarde située tout en bas de son savant (Rudolf Klein-Rogge) qui œuvre obscurément à se venger de ce dernier, de redoubler la cathédrale rayonnante de spiritualité par le quartier Yoshiwara moussant des plaisirs bourgeois que son giron abrite, de redoubler la gentille et pure Maria (Brigitte Helm) aux prêches à la fois humanistes et évangéliques avec l'androïde inventé par le prométhéen Rotwang (on pense évidemment ici à l'« andréïde » inventée par le fictif Edison dans L'Eve future de Villiers d'Auguste de Villiers de l'Isle-Adam en 1886) pour précipiter la confusion bourgeoise, la révolte ouvrière et la destruction du rêve démiurgique de Joh Fredersen. C'est l'occasion de dire ici que le motif du double avait déjà été traité dans au moins trois films précédents de Fritz Lang, dans L'Image vagabonde (1920) avec l'acteur Hans Marr jouant les rôles de Georg et John Vanderhiet, dans Cœurs en lutte (1921) avec l'acteur Anton Edthofer jouant les deux rôles des frères Werner et William Krafftn dans Les Nieblungen (1924) avec l'acteur Georg John interprétant d'abord le nain Mime et le nibelungen Alberich. Et puis, ce sont tous les films en deux partie qu'il a réalisés, Les Araignées déjà cité, Docteur Mabuse (1922) avec ses deux parties (Le Joueur et Inferno), et avec ses deux suites (Le Testament du docteur Mabuse en 1932 et Le Diabolique docteur Mabuse en 1960), Les Nibelungen (1924) avec La Mort de Siegfried et La Vengeance de Kriemhild (influence notable des sagas Star Wars de George Lucas et The Lord Of The Rings de Peter Jackson d'après J.R.R. Tolkien entre 2001 et 2003), et le fameux diptyque indien, Le Tigre du Bengale en 1958 et Le Tombeau hindou en 1959. Mais ce sont aussi les trajectoires des personnages, l'héritier Freder lui-même (Gustav Fröhlich) qui va descendre dans la ville ouvrière pour retrouver la trace du visage de Maria en prenant la place d'un ouvrier, Georgy (Erwin Biswanger), surnommé n°11811 (en attendant le héros éponyme de l'excellent premier long métrage de George Lucas, THX 1138, réalisé en 1971), qui pour sa part va occuper partiellement la situation des dominants (ses cheveux noirs seront teints en blond) en vivant les excès bourgeois de Yoshiwara. On peut encore trouver d'autres manifestations des mouvements à la fois circulaires et ascendants-descendants que Metropolis met en œuvre, en regard structurel des mouvements fondamentaux des mécanismes de l'industrie qu'il exhibe. C'est Josaphat (Theodor Loos), licencié par Joh Fredersen, qui va aider dans sa quête Freder, en exprimant des émotions qui paraissent absentes de celui que l'on nomme le « grand échalas » (Fritz Rasp), homme-lige sans affect du démiurge qui s'oppose ainsi point par point à l'expressif Josaphat. C'est encore la foule des bourgeois à Yoshiwara, excités par les danses lascives de la fausse Maria, et dont l'excitation répond à la furie collective s'emparant des ouvriers là aussi excités par la fausse Maria pour les besoins du projet obscur de Rotwang, et dont la colère se transforme en pure volonté destructrice. C'est enfin Rotwang lui-même, devenu fou parce que la fausse Maria vaut pour lui comme projection fantasmatique de la femme qu'il a naguère aimée et qu'il a perdue quand elle est partie pour rejoindre Joh Fredersen (morte en couche, elle a donné à ce dernier un fils, Freder). Poursuivant en haut de la cathédrale la vraie Maria comme Claude Frollo avec Esmeralda dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, il ne peut pas voir qu'en bas, la foule vengeresse des ouvriers a désigné comme « victime émissaire » (René Girard) celle qui a excité en eux une colère pourtant légitime, soit Maria dont ils confondent la vraie et la fausse. La logique terminale de l'enchaînement des actions, par-delà les intentions des individus, et dont les conséquences excèdent largement leurs causes, atteint ici un sommet dans une œuvre cinématographique par ailleurs passionnée par la volonté de maîtrise dans des projets et des entreprises débordée par les incalculables effets d'interactions déclenchées et non contrôlées. L'explosion de la légitime colère ouvrière a eu besoin de cette mèche (non pas la vraie Maria qui aurait tendance à la calmer en lui jouant la douce mélodie de l'espérance, mais la fausse) voulue par Joh Fredersen pour justifier une répression et un retour à l'ordre. Mais Rotwang subordonne cette démarche à la sienne propre, en cherchant à déclencher une insurrection suffisamment destructrice pour emporter le grand projet du maître de Metropolis, et ainsi satisfaire son désir typiquement langien de vengeance (une obsession identique habite les personnages de Rancho Notorious en 1951 et de The Big Heat en 1953). Ce qui est également langien, c'est la fureur collective de la foule ouvrière (elle anticipe la folie populaire en proie à la pulsion du lynchage dans Fury en 1936) qui réalise, après avoir détruit la salle des machines entraînant une montée des eaux souterraines risquant de noyer les enfants de la ville basse (on retrouvera pareille séquence dans Le Testament du docteur Mabuse), qu'elle a été manipulée par (la fausse) Maria (du coup confondue avec la vraie). Par un pur hasard au-delà de tout calcul (ce qui est une fois encore typiquement langien), c'est la fausse Maria qui est traînée dans un bûcher, révélant au cœur des flammes son caractère artificiel. Cette rigueur quasi-mathématique dans les enchaînements d'actions et le déchaînement des passions outrepasse en intelligence pratique les digressions religieuses et paraboliques du roman de Thea von Harbou. Surtout, les homologies structurales que Fritz Lang établit entre l'excitation bourgeoise lors des numéros (un peu grotesques aujourd'hui) de la fausse Maria et la colère ouvrière entretenue par les discours enflammés du même personnage, entre la salive montant dans la bouche des dominants sexuellement titillés et les eaux envahissant les souterrains ouvriers, entre les montées et descentes des personnages et le mouvement mécanique des pistons dans les machines, entre les fondus enchaînés montrant l'activité industrielle et ceux agglomérant les yeux ébahis des consommateurs de plaisirs à Yoshiwara (tels Les Mille yeux du docteur Mabuse si l'on traduisait le titre original du dernier film du cinéaste plus connu sous le titre Le Diabolique docteur Mabuse), expriment in fine une vision particulière de l'expressionnisme selon laquelle les mouvements organiques et mécaniques, humains et machiniques constitueraient une sorte de flux vital ininterrompu. N'est-ce pas Georges Bataille qui justement écrivait dans « L'anus solaire » que « Les deux principaux mouvements sont le mouvement rotatif et le mouvement sexuel, dont la combinaison s'exprime par une locomotive composée de roues et de pistons » (in Poèmes et nouvelles érotiques, éd. Mercure de France, 1999, p. 42) ?

 

metropolis08.jpg« Expressionnisme ? Nous savons comme Lang se méfie de cette définition » explique Lotte Eisner (ibid., p. 106). Ce qui pourrait attester dans Metropolis de l'esthétique expressionniste, c'est tout ce qui entoure la grande absente dont la présence pèse invisiblement sur les personnages de la fiction. Autrement dit Hel, la femme aimée et perdue de Rotwang pour qui il a secrètement élevé une statue prouvant son adoration, la femme qui l'a abandonné pour Joh Fredersen, et qui est morte en couches en donnant à ce dernier un enfant, Freder. Le terme même de Metropolis, provenant du mot métropole, ne signifie-t-il justement pas la ville (en grec polis) de la mère (mêtêr en grec) ? L'invention par Rotwang de la fausse Maria (Futura dans le roman de Thea von Harbou) ne consiste pas, contrairement au livre, à répondre à une commande du maître de Metropolis afin de lancer la production d'une génération d'hommes-machines (comme les clones de la seconde trilogie de George Lucas), mais à satisfaire sa pulsion morbide de recréation romantique de la défunte. C'est comme si Rotwang combinait à la fois l'élan mythologique de Pygmalion façonnant Galatée (cf. Des nouvelles du front cinématographique (37) : Vénus noire d'Abdellatif Kechiche ), le désir prométhéen de Frankenstein dans le roman éponyme de Mary Shelley, et celui plus sexuel du personnage de Scottie pour Madeleine dans Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock d'après Pierre Boileau et Thomas Narcejac. Jacques Lourcelles, s'appuyant sur une étude de Georges Sturm, prouve l'appartenance du film de Fritz Lang à l'expressionnisme : « Hel est la déesse de la Mort et du monde souterrain. Ainsi, de par l'existence de Hel, Metropolis est globalement placé sous le signe de la Mort, non d'une Mort lasse (comme dans Les Trois lumières en 1921) mais d'une Mort absente qui n'en continue pas moins, tant elle est obsédante, de peser de tout son poids sur les vivants. C'est là l'un des aspects qui rattachent le film à ses plus pures sources expressionnistes (même si Lang a toujours refusé d'être relié à ce mouvement) » (ibid., p. 941). On comprend donc rapidement la métaphore de la cité technicienne comme mère morte dont les catacombes seraient l'image de son labyrinthe-utérus auquel s'opposerait le labyrinthe-cerveau de Joh Fredersen (cf. Des nouvelles du front cinématographique (36) : Mystères de Lisbonne de Raul Ruiz), préfiguration humaine de l'ordinateur HAL 9000 de 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick. A Joh Fredersen comme représentant de ce « syndrome du super-cerveau » (Fritz Lang cité par Lotte Eisner, ibid., p. 121) dont les multiples avatars (tels Mabuse et le Haghi de Spione) peuplent toute son œuvre, répond tout aussi métaphoriquement un giron maternel étouffant dont le tremblement interne, exercé par la révolte de ses morts-nés (la masse grise des travailleurs), va alors permettre une remontée des eaux forcément fertilisante. Du point de vue de Jacques Lourcelles, quatre éléments attestent davantage encore du caractère expressionniste de Metropolis : l'absence de la nature, le motif du double, la folie qui s'empare des personnages, et les relations de fascination hypnotique entre eux (idem). On a déjà évoqué les deux premiers points. Concernant les deux suivants, il est effectivement exact que les visions délirantes qui s'abattent en même temps sur Freder (tombé de la ville haute dans la ville basse) et Georgy (remonté de la ville basse à la ville haute) manifestent un brouillage des lignes industrielles ou abstraites pures au nom d'un flou redonnant monstrueusement de la figure (Moloch, la Faucheuse ou la Bête de l'Apocalypse) à ce qui en était expurgé. L'esprit embrumé par le délire (c'est la caméra de Karl Freund jetée sur l'acteur) ou hypnotisé par l'excitation sexuelle (c'est la mosaïque d'yeux fondus enchaînés) ou la colère vengeresse (c'est le sur-jeu expressif des acteurs interprétant les ouvriers déchaînés) expriment dans tous les cas une intensification des perceptions subjectives. Comme si une étrange vie non-organique animait un monde industriel pourtant privé de tout milieu naturel. Pour Gilles Deleuze, qui s'appuie ici sur le travail de définition et de conceptualisation de Wilhelm Worringer puis de Rudolf Kurz, « ce qui s'oppose à l'organique dans tous ces cas, ce n'est pas le mécanique, c'est le vital comme puissante germinalité pré-organique, commune à l'animé et à l'inanimé, à une matière qui se soulève jusqu'à la vie et à une vie qui se répand dans toute la matière » (in Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit, coll. « Critique », 1983, p. 76). « Vie non-organique des choses » et « vie non-psychologique de l'esprit » (op. cit., p. 80) représentent donc les deux faces complémentaires de l'esthétique expressionniste dont Metropolissollicite les puissances obscures pour sublimer les symboles de l'époque industrielle. Ce faisant, la promotion de ce vitalisme, antithétique à la philosophie individualiste et psychologique du libéralisme, ne débouche pas non plus ici sur la réconciliation romantique entre Nature et Esprit comme le désirait la « révolution conservatrice ». Même si la collaboration de classes est le message réactionnaire final du film que Fritz Lang aura regretté par la suite, cette réconciliation fonctionne idéologiquement à l'intérieur d'un discours de classe. La « vie non-organique », c'est la vie des somnambules, des pantins qui, en haut comme en bas, dominants comme dominés, sont moins agissants qu'agis, moins acteurs ou moteurs que mus par les puissances matérielles objectives que les rapports sociaux de production ont libérées. L'aliénation est générale, le cercle unit le dominant Freder qui descend et le dominé Georgy qui monte, pendant que la bêtise charitable et évangélique de la vraie Maria, qui endort les masses laborieuses au nom de l'attente messianique différant l'émancipation, tantôt se connecte avec les tours hypnotiques du « grand échalas », tantôt se retourne en charisme déchaînant les foules quand la fausse Maria prend le relais. Comme si le catholicisme social et le fascisme étaient l'avers et le revers l'un de l'autre. Comme s'ils formaient un cercle dont les bordures extrêmes arrivaient ainsi à se toucher. Pendant ce temps, le savant prométhéen œuvrant en bas (dans sa mansarde) devient (en haut de la cathédrale) la bête immonde et pulsionnelle anticipant sur le psychopathe infanticide de M. le maudit (1931). Pulsion vengeresse et pulsion sexuelle (c'est la sarabande des ouvriers après la destruction de la machine-cerveau), désir de libération et envie de destruction sembleraient comme issue d'une même eau, comme celle qui envahit tout en faisant craquer les plans de la fin du film. A cette « réification » dont parlait en 1923 le marxiste Georg Lukacs dans Histoire et conscience de classe (dont Être et temps en 1927 de Martin Heidegger serait, d'après Lucien Goldmann, la réponse dans le sens de la « révolution conservatrice »), et qui désigne l'extension sociale de chosification induite par la subordination du travail vivant par ce travail mort qu'est le capital, correspondrait alors l'émersion de cette « vie non-organique » dont parle Gilles Deleuze. « Les automates, les robots et les pantins ne sont donc plus des mécanismes qui font valoir ou majorent une quantité de mouvement, mais des somnambules, des zombies ou des golems qui expriment l'intensité de cette vie non-organique » (ibid., p. 76). C'est pourquoi Metropolis, héritier on l'a dit du Frankenstein de Mary Shelley mais aussi de Homunculus (feuilleton en six films réalisés en 1916 par Otto Ripert) et du film Le Golem (1920) de Paul Wegener quand il montre l'usage destructeur que le réactif Rotwang fait de sa créateur, anticipe aussi Frankenstein (1931) de James Whale, s'agissant de montrer la décharge électrique nécessaire à l'animation du monstre. C'est peut-être, dans le film de Fritz Lang, le mouvement de balancier entre la critique de la civilisation technicienne digne de la « révolution conservatrice » et la critique de la réification capitaliste contemporaine de Georg Lukacs, qui permet à l'esthétique expressionniste la saisie, certes nécessaire mais aussi hésitante, de la modernité industrielle, et ceci afin justement d'éviter de tomber dans la réconciliation romantique (dont on retrouverait trace dans The Tree Of Life de Terrence Malick, sans pour autant et heureusement renouveler les catégories discursives dominantes de la « révolution conservatrice » : cf. Des nouvelles du front cinématographique (51) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (1ère partie)Des nouvelles du front cinématographique (52) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (seconde partie)).

 

Metropolis-1.jpg« Lang m'a dit que ce qui l'avait surtout intéressé dans le sujet de Metropolis, c'était l'affrontement entre la magie et l'occultisme (le domaine de Rotwang) et la modernité technique (domaine de Fredersen, le Maître de Metropolis) » écrit Lotte Eisner (ibid., p. 112-113). Et c'est probablement ce qui frappe le plus aujourd'hui dans Metropolis, au-delà de ses hésitations politiques ou idéologiques. A savoir cette étrange identité entre modernisme et archaïsme, technique et magique, industrialisme et occultisme, sur laquelle Fritz Lang avait déjà travaillé avec son personnage récurrent du docteur Mabuse. Quand ainsi le cinéaste montre que l'aristocratie de la Cité des fils ne touche le ciel que parce qu'elle prend appui sur le dos voûté des ouvriers œuvrant au centre de la terre, on ne peut pas ne pas penser à Walter Benjamin lorsqu'il écrit, dans la septième thèse du texte « Sur le concept d'histoire » (1940), que « tout cela ne témoigne [pas] de la culture sans témoigner, en même temps, de la barbarie » (in Ecrits français, éd. Gallimard-Folio essais, 1991, p. 437). Le caractère ornemental et fascinant de Metropolis, dialectisé par la révolte ouvrière et au-delà d'une conclusion consensuelle, n'est-il pas alors inscrit dans un rapport interne de problématisation critique ? « La structure de l'ornement de masse reflète celle de la situation d'ensemble aujourd'hui. Etant donné que le principe du procès de production capitaliste ne relève pas purement de la nature, il doit faire éclater les organismes naturels qui sont pour lui des moyens ou des obstacles » peut par exemple noter Siegfried Kracauer en juin 1927 (in L'Ornement de masse. Essais sur la modernité weimarienne, éd. La Découverte, coll. « Théorie critique », 2008, p. 62). Même si ses propres arguments ne sont pas ici entièrement saufs de la pression intellectuelle exercée par la « révolution conservatrice », puisqu'il peut aussi écrire dans la foulée que « communauté populaire et personnalité s'effacent devant les exigences de calculabilité » (idem),c'est précisément sa critique de l'ornement de masse qui lui a fait détester Metropolis. En 1947, il fait d'ailleurs paraître chez Princeton University Press un ouvrage intitulé De Caligari à Hitler dont le sous-titre est : « Une histoire psychologique du cinéma allemand » (éd. L'Âge d'homme, 1973 [2009 pour la réédition]). C'est dans ce livre que l'on trouvera la critique du film considéré comme « un mélange entre Wagner et Krupp, (…) un signe alarmant de la vitalité de l'Allemagne » (op. cit., p. 166). Il s'agit pas d'un livre consacré à l'esthétique expressionniste, comme c'est le cas avec L'Ecran démoniaque. Les influences de Max Reinhardt et de l'expressionnisme (éd. Le Terrain vague, 1981) de Lotte Eisner qui a d'ailleurs connu Siegfried Kracauer à l'époque de l'exil parisien des intellectuels (la plupart juifs) allemands après l'avènement de Hitler en 1933. « C'était plutôt la réponse à une interrogation sur les causes du national-socialisme, interrogation qui avait traversé, pendant et juste après la guerre, toute la culture allemande exilée : d'où venait Hitler ? Pourquoi l'Allemagne l'avait-elle accepté ? Pourquoi les crimes nazis ? Pourquoi les camps d'extermination ? », ainsi que l'explique l'historien Enzo Traverso dans sa monographie consacrée à cet écrivain (Siegfried Kracauer : itinéraire d'un intellectuel nomade, éd. La Découverte, coll. « Textes à l'appui », 1994 [2006 pour l'édition augmentée], p. 151). Les films expressionnistes sont donc ici considérés comme des symptômes de l'esprit morbide du peuple allemand, et le cinéma comme un observatoire privilégié pour analyser rétrospectivement ses tendances psychologiques de masse. Refusant toute vision mystique, mais considérant que la psychologie collective peut à bon droit être mobilisée dans l'analyse de l'idéologie véhiculée par l'industrie cinématographique, Siegfried Kracauer veut établir les affinités entre « l'atmosphère décadente des films expressionnistes allemands » et certains ouvrages des tenants de la « révolution conservatrice », comme Le Déclin de l'Occident d'Oswald Spengler (ibid., p. 155). Si les figures diaboliques et monstrueuses du cinéma expressionniste, du Golem à Homunculus en passant par Caligari, Nosferatu et Mabuse, sont comprises par Siegfried Kracauer comme des préfigurations de Hitler, la recension à rebours des indices d'un crime qui, au moment de la rédaction de son ouvrage, concernait l'humanité toute entière, veut aussi permettre de rendre compte de la façon dont les grands films expressionnistes ont terrorisé le peuple allemand afin de le prédisposer à désirer l'autoritarisme du « führer ». « Bientôt, la fantasmagorie représentée à l'écran se matérialiserait dans la réalité : des Caligari diaboliques hypnotiseraient les masses et des Mabuse exécuteraient leurs plans criminels dans la plus parfaite impunité, de même que les cérémonies national-socialistes mettraient en scène, dans les rues et non plus seulement dans les studios de cinéma, le ''modèle ornemental'' proposé par Les Nibelungen » (ibid., p. 156-157). S'agissant plus précisément de Metropolis de Fritz Lang, que Siegfried Kracauer n'aimait pas beaucoup (et la chose était d'ailleurs réciproque), il ne craint pas d'écrire que « l'appel de Maria pour la médiation du cœur entre la main et le cerveau aurait pu être formulé par Goebbels » (De Caligari à Hitler, ibid., p. 180), en raccordant cette considération avec le fait que Joseph Goebbels avait demandé à Fritz Lang de devenir le maître du cinéma nazi (ibid., p. 181). Sauf que Fritz Lang, dont la mère née Schlesinger était juive, en a informé le ministre de la propagande qui lui aurait alors répondu selon les dires du cinéaste : « M. Lang, c'est nous qui décidons qui est aryen ». Sauf que Fritz Lang, contrairement à Thea von Harbou, n'a jamais adhéré au parti nazi, et qu'il a fui l'Allemagne nazie en 1933 (il retrouvera son producteur Erich Pommer à Paris en 1934 avec qui il réalisera Liliom) après avoir réalisé intentionnellement un film antinazi, Le Testament du docteur Mabuse. Ce film est d'ailleurs tombé significativement sous le coup de la censure nazie parce que les censeurs ont justement reconnu dans la bouche du célèbre criminel de cinéma un certain nombre des slogans du parti de Hitler. Sauf que Fritz Lang a réalisé en 1941 Man Hunt qui légitime sur le plan éthique le meurtre de Hitler afin de pousser les Etats-Unis à se mobiliser contre les forces de l'Axe (cf. Des nouvelles du front cinématographique (44) : Lang et Renoir, à l'épreuve de la guerre et de l'exil hollywoodien). Siegfried Kracauer recense heureusement, à l'exception de ce dernier point, ces éléments (ibid., pp. 90 et 280-282). Mais ceux-ci, loin de relativiser la connivence idéologique entre le nazisme de Joseph Goebbels et l'expressionnisme de Fritz Lang, sont saisis dans le sens d'un désastre dont l'accomplissement peut aussi s'appuyer sur sa dénonciation, ainsi que son anticipation. Metropolis demeure une œuvre profondément duale, clivée entre les aspirations réactionnaires de Thea von Harbou et le désir avant-gardiste de Fritz Lang. Un film au regard torve, avec un œil en direction de l'imagerie de la « révolution conservatrice » exemplifié par le personnage de Rotwang inspiré aussi par le poème Algabal (1892) de Stefan George, une référence pour Martin Heidegger d'après L'Ontologie politique de Martin Heidegger de Pierre Bourdieu (« Symbole du renouveau dans et par l'Apocalypse, Algabal est un chef nihiliste à la fois cruel et tendre, qui vit dans des palais artificiels et qui, par ennui, commet des actes de grande cruauté propres à apporter le renouveau par leur efficacité cataclysmique », Pierre Bourdieu, ibid., p. 42). Et l'autre œil en direction de la critique de la division de la société en classes antagoniques et de la réification des rapports sociaux subsumés par le capitalisme industriel. Il est alors particulièrement étrange de constater à la fois le clignement de l'œil gauche de la fausse Maria (comme un court-circuit manifestant son caractère robotique) et la perte sur le tournage de l'œil gauche du cinéaste (toutes choses déjà anticipées par l'œil crevé du dragon dans Les Nibelungen redoublé par le personnage borgne de Hagen de Tronje). Une manière, bien involontaire et inconsciente, somnambulique ou machinique peut-être, d'exprimer que Metropolis ne marcherait bien que sur une seule jambe, ou ne verrait bien que d'un seul œil.

 

4/ L'horloge du temps et la carcasse de l'ouvrier :

 

Metropolis_1926_5.jpgDans l'ouvrage L'Ontologie politique de Martin Heidegger sur lequel nous avons déjà travaillé ici, Pierre Bourdieu montre que la mise en forme de la pensée philosophique est inséparable des conditions objectives de sa mise en forme politique. Les thèmes majeurs de la « révolution conservatrice » ont donc connu, sous la plume du plus grand philosophe allemand de son te mps, une reformulation académique suffisamment obscure (jargonnante aurait dit Theodor W. Adorno) pour laisser sur le bord du chemin les profanes incapables de reconnaître l'idéologie völkisch au cœur des conceptions sur le souci et l'authenticité de l'être menacé par le défaut et la déchéance de la technique. Les textes sont illisibles sans la lisibilité de leur contexte d'énonciation : voilà la démonstration moins philologique que sociologique menée par Pierre Bourdieu, sans pour autant vouloir dresser un nouveau tribunal  uniquement concerné par l'affiliation au parti nazi de Martin Heidegger en 1933, l'année où il devint aussi recteur de l'université de Fribourg-en-Brisgau. Sur cette base analytique, le sociologue passe également au crible tous les intellectuels, notamment français, qui, fasciné par le philosophe allemand et oublieux de ses attachements idéologiques, ont travaillé à associer sa pensée avec celle de Karl Marx. « Il suffit de relire les arguments, souvent stupéfiants, par lesquels Jean Beaufret, Henri Lefebvre, François Châtelet et Kostas Axelos justifient l'identification qu'ils opèrent entre Marx et Heidegger pour se convaincre que cette combinaison philosophique inattendue doit peu aux raisons strictement ''internes'' » (ibid., p. 107-108). Incluant Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir dans le cortège des philosophes aveugles à ce qui distingue radicalement la pensée matérialiste de Marx avec la vision romantique de Heidegger, Pierre Bourdieu instruit une problématique qui peut être reconduite en regard de Metropolis. En effet, la perspective ouverte par Fritz Lang vise-t-elle à être contemporaine de la philosophie heideggerienne qui, avec Être et temps publié en 1927, en relayant alors l'idée d'un nihilisme accompli par la technique poussant l'être dans l'impasse de la vacuité ontologique et inauthentique ? Ou bien, la perception de la domination technique se comprend-elle en relation dialectique avec les problèmes marxiens de la division sociale du travail et son aliénation capitaliste ? Pour l'auteur de Être et temps, la différence ontologique entre l'être et les étants (les seconds étant rendus possibles par l'ouverture permise par le premier) induit l'idée de la déchéance dans le « on » de l'ouverture de notre être ici nommé « être-là ». Cette idée pourrait ainsi, dans Metropolis, se retraduire par les blocs gris d'ouvriers indistincts et quelconques, avançant la tête basse comme s'ils étaient dépourvus de visage pour aller au travail comme les bêtes vont à l'abattoir, pendant que sur les hauteurs de la Cité des fils, les héros, parmi lesquels l'héritier Freder, ont le visage bien net de ceux qui jouissent dans l'ignorance des déterminations cachées de cette jouissance. Sauf, comme on l'a déjà remarqué, que l'introduction de Metropolis présente clairement l'organisation sociale présidant à la cité sous les traits de l'analyse marxiste de la division par classes distinctes de producteurs et de propriétaires. Le « on » de la masse des travailleurs cède sous les coups de colère de la révolte ouvrière qui, même si elle attisait par un simulacre robotique de Maria, débouche sur le « nous » de la classe des prolétaires qui « n'ont rien d'autres à perdre que leurs chaînes » (comme il est dit dans Le Manifeste du parti communiste), classe mobilisée pour révolutionner la société et lui permettre de changer de base. « Ceux en qui s'accumule la force d'éruption sont nécessairement situés en bas. Les ouvriers communistes apparaissent aux bourgeois aussi laids et aussi sales que les parties sexuelles et velues ou parties basses : tôt ou tard il en résultera une éruption scandaleuse au cours de laquelle les têtes asexuées et nobles des bourgeois seront tranchées » (Georges Bataille, « L'anus solaire », op. cit., p. 48).

 

2330313_metropolis2.jpgLe premier scandale, c'est le temps tel qu'il se manifeste sous les auspices de l'immense horloge (« Dieu sinistre, effrayant, impassible, dont le doigt nous menace et nous dit : ''souviens-toi'' » comme l'a écrit Charles Baudelaire dans Les Fleurs du mal en 1857) toisant les ouvriers contraints de travailler pour elle comme s'ils suivaient ses ordres implicites (on fera d'ailleurs ici remarquer l'absence apparente d'un encadrement ou d'une maîtrise, attestant que l'encadrement serait désormais intériorisé par les consciences des classes laborieuses). Précisément, la grande horloge de Metropolis anticipée par la grande horloge de la bourse dans le premier Docteur Mabuse présente un cadran à l'intérieur du cadran. Henry Ford, avant de devenir l'immense capitaliste que l'on connaît « débuta sa carrière comme réparateur de montres : pour pallier le décalage entre l'heure locale et les horaires de trains calés sur l'heure légale, il mit au point une montre à deux cadrans indiquant l'heure des deux zones », a fait remarquer en 1967 l'historien anglais Edward P. Thompson (in Temps, discipline de travail et capitalisme industriel, éd. La Fabrique, 2004, p. 100). « C'étaient là des débuts pour le moins prometteurs ! » renchérit-il (idem), afin de montrer dans le cadre de son étude historique la mise en place avec les débuts du capitalisme industriel de l'instauration d'une discipline de travail requérant l'indexation du temps sur le pouvoir des horloges. S'appuyant sur le principe avancé par l'historien Lewis Mumford selon qui « la machine-clé de l'âge industriel moderne, ce n'est pas la machine à vapeur, c'est l'horloge » (op. cit., p. 20), Edward P. Thompson peut également citer le romancier Charles Dickens évoquant une « terrible horloge statistique (…) qui mesurait chaque seconde avec un tic-tac semblable à des coups frappés sur le couvercle d'un cercueil » (ibid., p. 87). Plus significative encore est la reprise de la remarque du sociologue Werner Sombart : « Si le rationalisme économique moderne est pareil à un mécanisme d'horlogerie, alors il faut bien qu'il y ait quelqu'un pour le remonter » (idem). Dans Metropolis, Joh Fredersen est l'homme habilité à remonter le mécanisme de l'horlogerie générale de la cité dont il est le commandeur. A l'autre bout de la chaîne, des ouvriers se succèdent (et parmi eux, Freder descendu de la lumineuse Cité des fils à la recherche amoureuse de Maria pour découvrir tout en bas le servage de toute une classe), tentant de suivre avec les aiguilles d'un cadran aussi grand qu'eux les clignotements aléatoires marquant les secondes. La domination exercée par un seul homme est bien en premier lieu une domination à caractère temporel. La matière de la domination, c'est donc bien le temps de travail des ouvriers extorqué jusqu'à l'épuisement afin de satisfaire les exigences énergétiques de la grande ville tentaculaire. Comme le rappelle Edward P. Thompson, « (…), dans une société capitaliste développée, le temps doit être intégralement consommé, commercialisé, mis à profit : il est inadmissible que la force de travail puisse se contenter de ''passer le temps'' » (ibid., p. 79). On comprendra peut-être mieux, à l'aune de ces réflexions, les attaques néolibérales actuelles sur la retraite considérée par le patronat comme du travail salarié mais non subordonné à la valorisation du capital (cf. Retraites, salariat et émancipation : l'analyse de Bernard Friot). La subordination du temps vécu sur le temps homogène et vide des horloges du capital est précisément ce contre quoi les prolétaires ont lutté et luttent encore quand ils désirent gagner leur émancipation. On ne s'étonnera alors pas de la remarque poétique de Walter benjamin, dans la quinzième thèse du texte « Sur le concept d'histoire » déjà cité plus haut, selon qui, lors des journées révolutionnaires de juillet 1830, on aperçut des hommes s'en prendre aux horloges : « Qui le croirait. On dit qu'irrités contre l'heure / De nouveaux Josués, au pied de chaque tour, / Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour » (ibid., p. 441). De son côté, Edward P. Thompson signale dans son étude historique l'élément historique suivant : « La première génération d'ouvriers en usine avait été instruite par les patrons de l'importance du temps ; la deuxième génération avait organisé des comités pour ramener la journée de travail à dix heures ; la troisième génération faisait grève pour revendiquer la reconnaissance et le paiement des heures supplémentaires. Elle avait intégré la logique du patronat et appris à défendre ses droits dans le cadre de cette logique » (ibid., p. 72). A la lumière de ces réflexions, on saisit peut-être mieux la radicalité de Metropolis où l'exigence ouvrière, loin de s'arrêter à un partage plus équilibré du temps de travail disponible pour faire convenablement tourner la machine urbaine, déferle comme des vagues afin d'abolir l'horlogerie générale dont la goinfrerie en heures de travail paraît sans limite. L'appel consensuel final à la collaboration de classe et à la réconciliation des mains et du cerveau sous les auspices du cœur ne vaudrait alors que comme une simple trahison de classe au profit de l'ouvrier de la machine-cerveau Grot et du fils de Joh Fredersen, ce dernier ayant au bout du compte moins trahi sa classe d'appartenance qu'il n'y paraissait au préalable. Cet exercice de « realpolitik » est hélas bien connu des mouvements sociaux toujours en butte aux limites posées par les bureaucraties syndicales et les reniements politicien. Cela n'enlève de toute façon en rien à la puissance expressive des visions infernales de la condition ouvrière, où les blocs grisâtres d'ouvriers massifiés expriment l'horreur concentrationnaire qui vient, autant dans la Russie stalinisée que dans l'Allemagne nazifiée. L'usine à laquelle est sacrifiée le temps de travail ouvrier, en se mettant à ressembler dans la vision délirante de Freder au dieu Moloch pour qui étaient sacrifiés des nouveaux-nés, autorise Metropolisà établir un lien entre le « molk » (le rituel sacrificiel dans les mondes sémitique et carthaginois dont dérive le terme de Moloch) et l'« holocauste » dans son sens le plus originel de sacrifice par le feu (dans les traditions antiques grecque et judaïque). Entre les flammes d'un holocauste dont le sens allait longtemps désigner pour le monde occidental après 1945 le génocide de plus de cinq millions de Juifs, nous pouvons encore reconnaître les ouvriers eux-mêmes, dans cet amaigrissement si troublant aujourd'hui, et incarnant alors moins le temps de l'être inauthentique selon Martin Heidegger, que le temps de l'ouvrier décrit en 1847 par Karl Marx dans Misère de la philosophie : « Le temps est tout, l'homme n'est rien ; il est tout au plus la carcasse du temps » (cité par Alain Maillard dans « E. P. Thompson. La quête d'une autre expérience des temps » in Temps, discipline de travail et capitalisme industriel, ibid., p. 24). Ces carcasses ouvrières du temps exemplifient le grand objet du film du point de vue de Fritz Lang : non pas la dissolution des masses dans la communauté populaire comme voulait l'exprimer Thea von Harbou, mais l'homologie structurale entre modernisme et archaïsme. 

 

5/ Foule ou peuple, masse ou classe : les ultimes ambiguïtés de Metropolis

 

metropolis_drones(1).jpgOn pourrait résumer Metropolis de la manière suivante : le film de Fritz Lang raconte l'histoire d'un peuple d'abord divisé en deux classes distinctes aux intérêts antagoniques, et dont la division même induit pour la classe dominée le statut d'une masse laborieuse ensuite réveillée par une révolte qui, loin de lui permettre de disposer d'une conscience de classe révolutionnaire, l'entraîne à se transmuer en une foule irrationnelle in fine rédimée dans la réconciliation d'un peuple non plus politiquement divisé mais idéologiquement soudé dans le consensus communautaire. Ce résumé servirait en fait à mieux percevoir que les termes « classe » et « masse », « foule » et « peuple » voire « communauté » ne sont pas tous des équivalents synonymiques, puisque ces mots recouvrent des enjeux symboliques, idéologiques ou politiques parfois diamétralement opposés. Une lecture marxiste traditionnelle propose cette première distinction : « Là du reste réside l'importance de la distinction, dans le marxisme révolutionnaire, entre ''classes'' et ''masses''. Les premières déterminent le champ du mouvement logique de l'Histoire (la ''lutte des classes'') et des politiques (de classe) qui s'y affrontent. Les deuxièmes désignent un aspect originairement communiste de la mise en mouvement populaire, son aspect générique, dès lors que l'émeute est historique » affirme récemment Alain Badiou s'agissant des émeutes historiques qui ont secoué (cf. L'hirondelle arabe fait le printemps (précoce) des peuples révolutionnaires ; De la révolte tunisienne à la révolution arabe ? La carte des 10 pays sur la voie de l'émancipation), et qui secouent encore, plusieurs pays du Maghreb et du Machrek (in Le Réveil de l'histoire. Circonstances, 6, éd. Lignes, 2011, p. 134). Le philosophe continue ainsi :« Il ne faut pas s'y tromper : c'est ''classe'' qui est un concept analytique et descriptif, un concept ''froid'', et ''masse'' qui est le concept par quoi l'on désigne le principe actif des émeutes, le changement réel. Marx l'a toujours souligné : l'analyse de classe est une invention bourgeoise, proposée par les historiens français. Mais ce sont les masses, bien plus indistinctes, qu'on redoute... » (idem).Le passage historique de la classe objective (inscrite dans l'ordre habituel des rapports sociaux de production) à la masse subjective (inscrite consciemment dans la dynamique politique de transformation révolutionnaire de la société) s'énonçait déjà sous la plume de Friedrich Engels, inspiré par les sciences physiques de son temps, dans son Anti-Dühring. Dialectique de la nature comme suit : « (…) tout changement est un passage de la quantité à la qualité » (in Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres complètes, éd. Allemande, Moscou, 1935, p. 502). Dans Metropolis, les classes laborieuses se trouvent d'emblée identifiées à une masse compacte dépourvue de conscience de classe (et les prêches évangéliques et messianiques de Maria ne les aident pas vraiment à obtenir la saisie objective d'une idée de leur situation d'exploitation propice à son dépassement politique), et ne s'animent contre leurs conditions d'existence qu'à partir du moment où la fausse Maria robotique les excitent (comme elle excite les bourgeois rassemblés dans le quartier des plaisirs de Yoshiwara) en les transformant en foule destructrice dénuée de tout projet positivement révolutionnaire. Ce qui peut d'ailleurs lointainement rappeler le conflit des luddistes opposés en Angleterre durant les années 1810-1812 contre la mécanisation des métiers du tissage (tondeurs de drap, tisserands sur coton et tricoteurs sur métier). Au-delà de nouvelles homologies structurales entre modernisme et archaïsme à l'époque de l'avènement du capitalisme industriel dont on sait qu'elles ont le plus intéressé Fritz Lang au moment de la mise en chantier de Metropolis (en ce sens aussi ce film forme sur le versant moderniste un diptyque avec les deux volets tout aussi monumentaux des Nibelungen sur le versant mythologique et archaïque), la classe d'abord compactée dans la masse et dispersée dans la foule avant d'être au final ressemelée dans le cadre communautaire d'un peuple consensuel est bel et bien l'objet de la dynamique cinématographique (qui est aussi une vision énergétique) impulsée par le cinéaste. Et la foule, déclinée dans son caractère hétérogène et « transclassiste », se retrouvera dans M. le maudit, avant de réapparaître dans la fureur populaire du lynchage dans Fury. Si René Girard a insisté dans une perspective d'abord littéraire et anthropologique sur la « folie mimétique » qui pouvait s'emparer d'une société frappée par l'« indifférenciation » et dont la concurrence interne pouvait déboucher sur le salut cathartique de la chasse à l'illusoire « victime émissaire » (in Des choses cachées depuis la fondation du monde [avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort], éd. Grasset-Le Livre de poche, coll. « biblio-essais », 1978, pp. 41-49 : cf. American Psycho (1991) de Bret Easton Ellis : capitalisme et sadisme), Gustave Le Bon un siècle avant lui avait déjà insisté sur le phénomène d'imitation présidant aux mouvements des foules. La peur des foules a été un grand motif des tenants de la « révolution conservatrice » qui déterminent en retour le désir d'appartenance quasi-aristocratique à une élite supérieurement éclairée, à l'opposé des communistes qui combattent la « crainte des masses » (Etienne Balibar) des sociétés bourgeoises au nom de la puissance révolutionnaire d'une classe (les prolétaires) porteuse de la vérité de notre humanité générique. Cette fascination mêlée d'angoisse s'agissant des foules est certes bien présente dans quelques occurrences fortes du cinéma de Fritz Lang, et elle aura connu sa présentation synthétique la plus célèbre avec l'ouvrage de Gustave Le bon, La Psychologie des foules en 1895 (l'année de l'invention du cinéma, art des masses s'il en fut). Fondateur français de la discipline de la « psychologie sociale », Gustave Le Bon considérait qu'un peuple disposait d'un inconscient collectif configuré par la « race historique » à laquelle il appartient. Moins raciste que racialiste (il ne croyait par exemple pas à la mystique völkisch de la race pure germanique), moins matérialiste qu'à la fois idéaliste et naturaliste (il pensait que les idées étaient à la base de l'évolution des peuples dont le besoin de croyances était de nature physiologique), Gustave Le Bon a produit un concept de « foule psychologique » dont il semblerait que le cinéaste allemand l'ait fait sien durant les années 1920 et 1930. « Au sens ordinaire, le mot foule représente une réunion d'individus quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur sexe, quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent. Au point de vue psychologique, l'expression foule prend une signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède des caractères nouveaux fort différents de ceux de chaque individu qui la compose. La personnalité consciente s'évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. La collectivité devient alors ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une foule organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l'unité mentale des foules » (in La Psychologie des foules, éd. PUF, 1981, p. 9). Il est évident qu'une lecture psychologique de ce genre dispose d'une portée idéologique non-négligeable pour tous les militants de la réaction saisis par la crainte du devenir masse (soit révolutionnaire du point de vue marxiste) des classes laborieuses. La foule langienne, crédule et indifférenciée, écope partiellement de cette lecture psychologique, puisqu'elle représente un état transitoire entre la classe qui risquerait de devenir masse critique et le peuple ressoudé de bas en haut autour d'un lien communautaire « a-classiste ». En même temps, la manipulation de la foule par le double robotique de Maria, en s'inscrivant dans l'esthétique expressionniste promouvant la « vie non-organique des choses » et la « vie non-psychologique des esprits » (Gilles Deleuze), contredit, au nom du règne machinique des automatismes identifiant marionnettes et zombis (d'en bas) ou pantins et vampires (d'en haut), n'a historiquement pas été si simple. Et son inclusion dans la perspective d'une révolution communiste aura elle-même été dialectiquement doublée par une autre inclusion, catastrophique pour l'Allemagne et l'Europe entière : l'inclusion totalitaire (nazie mais aussi stalinienne). Et c'est de cela dont témoigne après coup aussi Metropolis.

 

thumbnail.aspx?q=1279689557958&id=fbf25eL'interprétation marxiste traditionnelle de la classe devenant masse, à l'instar de la quantité devenant qualité dans la dialectique de la nature chère à Friedrich Engels, et que perpétue encore aujourd'hui Alain Badiou, persévère à la seule condition d'ignorer les analyses sur les origines du totalitarisme menées en 1951 par Hannah Arendt qui, cela est vrai, ont servi et servent encore aux idéologues libéraux, anciens et nouveau, à discréditer l'hypothèse communiste. Pourtant, le totalitarisme est un fait marquant de l'histoire du 20ème siècle, en ce sens où les idéologies bolchevique et fasciste ont respectivement connu des formes de développement social qui, en radicalisant le champ d'intervention étatique et d'encadrement bureaucratique, ont voulu éradiquer les libertés individuelles privilégiées par le formalisme juridique bourgeois, ainsi que les libertés collectives promises par la révolution communiste. On ne comprend toujours pas pourquoi l'hypothèse communiste serait aujourd'hui dépourvue de la possibilité de déviations déjà connues, ne serait-ce que parce que la question de l'abolition de l'Etat ici considéré comme machine totalitaire par excellence est aussi importante que celle du capital s'agissant du souci de l'émancipation universelle. C'est pourquoi la question de la dialectique des masses demeure importante, autant pour comprendre Metropolis que pour envisager de manière à la fois communiste et libertaire un autre avenir possible à notre présent progressivement détruit par le capitalisme. « Les mouvements totalitaires visent et réussissent à organiser des masses – non pas des classes, comme font les vieux partis d'intérêts des nations européennes ni des citoyens ayant des intérêts, mais aussi des opinions sur le maniement des affaires publiques, comme font les partis des pays anglo-saxons » note ainsi Hannah Arendt dans la troisième partie de son opus magnum, Les Origines du totalitarisme (in Le Système totalitaire, éd. Seuil, coll. « Points essais », 1972, p. 29). Si le fait totalitaire désigne alors la disparition des classes et leur substitution par des masses. Metropolis serait à ce titre le premier long métrage de l'histoire du cinéma à montrer une société totalitaire. Et les hésitations idéologiques ou politiques du film de Fritz Lang lui ont permis de rendre compte de deux formes du totalitarisme en cours, le stalinisme (la collectivisation forcée des terres démarre en 1929) si le film s'inscrit dans le registre de la « révolution conservatrice », et du nazisme (Adolf Hitler arrive au pouvoir en janvier 1933) si le même film veut critiquer la situation de l'Allemagne comme le feront un peu plus tard M. le maudit et Le Testament du docteur Mabuse. Quant à Fury qui est le premier film hollywoodien de Fritz Lang, son motif de la foule en proie à une crise mimétique et la folie du lynchage induirait alors l'interprétation politique passionnante de la possibilité fasciste pour la société étasunienne, malgré les fables libérales qui lui ont toujours été associées. Hannah Arendt précise son traitement conceptuel du terme de masse qui s'applique « à des gens qui, soit à cause de leur simple nombre, soit par indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s'intégrer dans aucune organisation fondée sur l'intérêt commun – qu'il s'agisse de partis politiques, de conseils municipaux, d'organisations professionnelle ou de syndicats » (op. cit., p. 32). Si la philosophe considère également que « les masses ne partagent avec la foule qu'une seule caractéristique : elles sont étrangères à toutes les ramifications sociales et à toute représentation politique normale » (ibid., p. 35), c'est que les masses sont le produit social et historique de l'effondrement la société de classes dominée par la bourgeoisie. Ce constat permet à Metropolis de sauvegarder, malgré ses contradictions, l'idée d'une société divisée en classes distinctes aux intérêts antagoniques, le peuple laborieux de la ville basse œuvrant pour le bénéfice du peuple jouisseur de la ville haute. De ce point de vue-là, il faut interpréter de manière opposée la conclusion consensuelle du film, dont l'« a-classisme » peut aussi annoncer non pas les joies communautaire d'un peuple rassemblé, mais l'horreur d'une domination de type totalitaire. Certes, les tendances à la bureaucratisation (le groupe de technocrates entourant Joh Fredersen) et à la massification (les ouvriers à l'usine) sont nettement présentes dans le film de Fritz Lang, mais celles-ci peuvent s'inscrire dans des formes totalitaires indistinctement stalinienne et hitlérienne. Et, bien que l'absence dans cette fiction de haine raciale fasse ici pencher la balance du côté de la critique du totalitarisme stalinien, la représentation des masses laborieuses concentrées et sacrifiées sur l'autel de la rentabilité et du productivisme possède aujourd'hui une indéniable et prophétique valeur « holocaustique » (on a précédemment mentionné la référence au dieu antique Moloch et posé la question de la nomination historique du judéocide sous le nom d'holocauste avant l'avènement du nom de Shoah avec le film éponyme de Claude Lanzmann en 1985).

 

metropolis-1926-06-g.jpg« En fait, les masses se développèrent à partir des fragments d'une société hautement atomisée, dont la structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte n'étaient limitées que par l'appartenance à une classe » souligne encore Hannah Arendt (ibid., p. 39) qui ajoute enfin : « La principale caractéristique de l'homme de masse n'est pas la brutalité ou le retard mental, mais l'isolement et le manque de rapports sociaux normaux » (idem). Atomisation sociale radicale et individualisation forcenée sont donc les deux principes structurels déterminant une orientation totalitaire, la massification des individus exigeant au préalable leur atomisation et leur isolement afin de pouvoir advenir. Dans la perspective privilégiée par Metropolis, la classe ouvrière est symboliquement identifiée à des masses laborieuses concentrées et compactées pour le travail industriel et au sein desquels les individus massifiés l'ont été parce qu'ils ont aussi été atomisés. L'atomisation est donc le corrélat logique de la massification, comme en témoigne le film de Fritz Lang. Et la révolte ouvrière, si elle prend la forme d'une émeute animée par un foule vengeresse et destructrice, débouche comme on l'a déjà vu sur une réconciliation par-delà les clivages de classes qui peut s'articuler aisément avec l'idéologie communautaire des penseurs völkisch ayant appartenu à la « révolution conservatrice ». Le peuple d'en bas et le peuple d'en haut réconciliés au nom de la conviction qu'il existerait un seul peuple : « ein Volk, ein Reich, ein Führer » comme le clamait le slogan bien connu de l'hitlérisme ? Peut-on alors dire de Metropolis qu'il démarre sur une approche matérialiste et dissensuelle privilégiant la question de la division sociale en classes antagonistes pour finir sur une vision consensuelle, unitaire et populiste valorisant une totalité communautaire ? Plus précisément, le caractère dual ou bifrons (comme le dieu Janus) du film de Fritz Lang repose aussi sur les ambivalences mêmes recouvertes par le terme ambigu de peuple. Le philosophe italien Giorgio Agamben a reconnu et insisté sur le caractère amphibologique du mot de peuple (l'amphibologie est une figure de style proposant une ambiguïté grammaticale par le biais de laquelle une phrase est passible de plusieurs interprétations différentes). « Une ambiguïté sémantique aussi répandue et constante ne peut être fortuite : elle doit refléter une amphibologie inhérente à la nature et à la fonction du concept de peuple dans la politique occidentale » écrit ce dernier dans un texte demandant justement : « Qu'est-ce qu'un peuple ? » (in Moyens sans fins. Notes sur la politique, éd. Payot & Rivages, 2002 [1995 pour la première édition], p. 40). Peuple est un terme amphibologique qui, parce qu'il est aussi l'objet de Metropolis, explique partiellement ses ambivalences idéologiques ou politiques. Le peuple désigne-t-il l'unité nationale ou communautaire d'un groupe humain sans contradiction ni reste ? Ou bien se réfère-t-il alors à la partie majoritaire et dominée d'une totalité dont les dominants en seraient les exclus si le mot peuple est considéré comme l'équivalent synonymique du terme marxiste de classe ouvrière ? C'est parce qu'« un même mot recouvre aussi bien le sujet politique constitutif que la classe qui,

de fait sinon de droit, est exclue de la politique » (op. cit., p. 39). Le peuple est fondamentalement divisé (il l'est déjà grammaticalement, il l'est aussi politiquement), à l'instar du peuple de Metropolis qui au début est identifié aux classes laborieuses massifiées pour se transmuer enfin, notamment par le biais du moment transitoire de la foule enragée, en peuple pacifié par le consensus organique et communautaire proposé par le triangle symbolique du cerveau, des mains et du cœur. Le peuple se trouve donc bien happé par « une oscillation dialectique entre deux pôles opposés : d'une part l'ensemble Peuple comme corps politique intégral, de l'autre le sous-ensemble peuplecomme multiplicité fragmentaire de corps besogneux et exclus ; là une inclusion qui se prétend sans restes, ici une exclusion qui se sait sans espoir ; à un bout, l'état total des citoyens intégrés et souverains, à l'autre la réserve – cour des miracles ou camp – des misérables, des opprimés, des vaincus » (ibid., p. 41). A la lecture de ces distinctions qui trouvent aussi à se décliner chez ce philosophe de la manière suivante (« vie nue (peuple) et existence politique (Peuple), exclusion et inclusion, zoé et bios », idem : cf. Des nouvelles du front cinématographique (48) : Essential Killing de Jerzy Skolimowski), on comprendra que le film de Fritz Lang commence donc sous les auspices du « sous-ensemble peuple » pour se conclure sur la promesse de « l'ensemble Peuple ». Pour employer la terminologie conceptuelle de Jacques Rancière, on dira aussi que le trajet accompli par ce film est celui du passage du dissensus politique au consensus post-politique (cf. La Mésentente, éd. Galilée, 1995). Sauf que le consensus post-politique peut également signifier, comme on l'a vu avec les analyses de Hannah Arendt, avec l'effondrement totalitaire de la société de classes. « Et même, à bien y regarder, ce que Marx appelle lutte des classes, et qui, tout en restant substantiellement indéfini, occupe une place aussi centrale dans sa pensée, n'est pas autre chose que cette guerre intestine qui partage chaque peuple et ne prendra fin que lorsque, dans la société sans classe ou dans le règne messianique, Peuple et peuple coïncideront et qu'il n'y aura plus, précisément, aucun peuple » conclut provisoirement Giorgio Agamben (ibid., p. 42). Peut-être que Metropolis, à cause de ses inextricables ambiguïtés ou bien à grâce à elles, est lisible et traduisible aujourd'hui en suivant, par-dessus les prêches de Maria relayant ceux de Thea von Harbou, le fil obscur d'un messianisme sans messie (comme celui de Walter Benjamin hier et de Giorgio Agamben aujourd'hui) au nom duquel la conclusion du film de Fritz Lang peut aujourd'hui, même faiblement, même à la limite, apparaître aussi comme la promesse d'une société sans nations ni classes.

 

metropolis_fritz%20lang.jpgParmi tous les changements structurels attestés par Michel Chion dans son histoire du cinéma de science-fiction, par exemple le recul, voire la disparition des imageries vestimentaire et technologique, on a particulièrement voulu retenir ici l’élément suivant : « Fin aussi, utilisation plus discrète en tout cas de l’imagerie architecturale, malgré deux ou trois exceptions comme I, Robot [Alex Proyas, 2003] : on dirait qu’inventer un futur, des buildings, est une corvée qui n’intéresse plus personne dans les films, peut-être parce que ces immeubles de 400 mètres de haut commencent à être construits réellement à Dubaï, en Chine, au Japon… » (ibid., p. 381). Si l’actuelle relégation ou l’atténuation de l’imagerie architecturale propre au genre cinématographique de la science-fiction peut accélérer le vieillissement symbolique d’un film comme Metropolis, « le stade Dubaï du capitalisme » dans lequel nous serions rentrés d’après le titre d’un ouvrage du sociologue étasunien Mike Davis (éd. Les Prairies ordinaires, 2007) pourrait tout à fait inverser cette tendance en assurant ainsi la contemporanéité du film de Fritz Lang. Déjà, les ambivalences idéologiques de son film lui permettent paradoxalement de valoir aussi pour aujourd’hui comme un document innervé par les conflits politiques d’un temps notamment déchiré entre tenants de la « révolution conservatrice » et partisans communistes de la lutte des classes, avant que le nazisme ne fasse entièrement place nette. Et cet aspect bifrons de Metropolis autorise également l’allégorie sur le totalitarisme bolchevique qui a ainsi été comprise par la majorité des spectateurs du film à sa sortie, à devenir aussi l’allégorie visionnaire sur l’horreur concentrationnaire advenue après son tournage, déclinée autant par le goulag stalinien (1934) que par les camps hitlériens (1933). Mais la puissance de contemporanéité du film consistera ici ultimement dans la question architecturale comme matérialisation d’une perpétuation de la lutte des classes réactualisée dans les espaces monumentaux d’une urbanité servant l’« allégorie de la ségrégation socio-spatiale et de l'ultrasécuritarisme » (Bernard Aspe). Mike Davis rend compte de cela dans Le Stade Dubaï du capitalisme, comme il en avait déjà rendu compte dans son ouvrage intitulé City Of Quartz. Los Angeles, capitale du futur (éd. La Découverte, 1990 [1997 pour la réédition]. Tel un pont idéal reliant Paris, capitale du XIXème siècle (1939) de Walter Benjamin et Blade Runner de Ridley Scott (dont on a précédemment dit l’importance que revêt pour ce film la référence à Metropolis), l’analyse établie par le sociologue marxiste, intellectuellement proche d’autres chercheurs comme le géographe anglais David Harvey et le sociologue français Jean-Pierre Garnier, concerne une « urbanité factice » dont l’un des paradoxes consiste à proposer à la fois la synthèse et l’antithèse du « rêve américain » (cf. Des nouvelles du front cinématographique (55) : Malaise dans la société étasunienne (I) ; Des nouvelles du front cinématographique (56) : Malaise dans la société étasunienne (II) ; Des nouvelles du front cinématographique (57) : Malaise dans la société étasunienne (III) ; Des nouvelles du front cinématographique (58) : Malaise dans la société étasunienne (IV)). Los Angeles serait cette forteresse urbaine hystérisée par le discours sécuritaire visant à rassurer autant la myriade de capitaux privés faisant la pluie et le beau temps dans le domaine de l’immobilier, que la multitude de propriétaires dont le souci d’un entre-soi ségrégatif et résidentiel induit l’exclusion agrégative de tous les autres dès lors enfoncés dans une prolétarisation accélérée. Los Angeles, dépotoir des rêves socialistes qu’elle accueillait il y a un siècle comme le rappelle Mike Davis, est bien la Metropolis de nos temps hypermodernes. « La forteresse L.A. », « La destruction de l’espace public », « La cité interdite », « Le centre commercial panoptique », « Le LAPD, police de l’espace », « La ville carcérale », « La peur des foules » : le titre du quatrième chapitre du livre, ainsi que les sous-titres de ce même chapitre exemplifient les principes directeurs d’un urbanisme répressif déjà largement exposé, même à l’état virtuel, par le film de Fritz Lang. Si la question urbaine était alors surdéterminée par le productivisme des masses laborieuses exploitées et le charisme d’un maître unique, craint ou vénéré, elle se trouve dorénavant corrélée à l’extension du consumérisme doublée par la militarisation de l’espace public et la concurrence frénétique de multiples groupes capitalistes (locaux ou étrangers) avides de se partager le gâteau métropolitain. Ainsi, les masses grises partant tête baissée au travail comme si elles allaient à l'abattoir au début de Metropolis seraient devenues aujourd'hui les masses bariolées d'individus surexploités pour les uns et privés d'emploi pour les autres partant au centre commercial dépenser les revenus d'un salaire amputé au titre de l'endettement généralisé. « Retour vers le futur », qui est le titre du prologue de City Of Quartz, est aussi le titre de notre texte préoccupé, à l’instar de Fritz Lang lorsqu’il réalisait Metropolis, par les antinomies du capitalisme comme dynamique historique mêlant à la fois modernisme et archaïsme (ou culture et barbarie, comme l’aurait dit Walter Benjamin). Le capitalisme invivable qui borne au niveau planétaire notre horizon en cherchant à le priver de toute ouverture ou réinvention politique, Metropolisl’avait déjà bien anticipé, malgré sa confusion idéologique. Et, aujourd’hui, des films inégalement réussis comme Strange Days (1995) de Kathryn Bigelow, Escape From L.A. (1996) de John Carpenter et surtout Land Of The Dead (2006) de George A. Romero ont su intelligemment réactualiser l’angoisse dystopique propre à la vision langienne. Une vision réactualisée, autrement dit réarmée au sens d’une anticipation des « images apocalyptiques de Hollywood et la science-fiction grand public [qui, en regard des théories urbaines contemporaines,] ont fait finalement preuve de plus de réalisme et de perspicacité quant aux conséquences politiques de la dégradation des espaces urbains et de la polarisation sociale héritées de l’ère reaganienne » (Mike Davis, op. cit., p. 204).

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8 novembre 2011 2 08 /11 /novembre /2011 00:01

Retour vers le futur (I) :

Metropolis (1927) de Fritz LANG

 

« Ceux en qui s'accumule la force d'éruption sont nécessairement situés en bas.

Les ouvriers communistes apparaissent aux bourgeois aussi laids et aussi sales que les parties sexuelles et velues ou parties basses : tôt ou tard il en résultera une éruption scandaleuse

au cours de laquelle les têtes asexuées et nobles des bourgeois seront tranchées »

(Georges Bataille, « L'anus solaire »)

 

1_20101110_013811.jpgL'histoire du film Metropolis, cette œuvre culte de science-fiction qui a été en 2001 le premier film à avoir été inscrit dans le Registre de la Mémoire du Monde de l'UNESCO, aura décidément connu de multiples rebondissements. Jusqu'à ce nouvel épisode qu'est sa sortie actuelle à laquelle est d'ailleurs associée une riche exposition à la Cinémathèque française du 19 octobre au 29 janvier 2012. Ce film, le douzième long métrage réalisé par celui qui était alors l'un des plus grands cinéastes de son temps, Fritz Lang, représenta la plus grosse production du cinéma allemand de l'époque, et fut tourné sur deux ans (entre 1925 et 1926) dans trois des plus grands studios de Neubabelsberg situé dans la banlieue berlinoise. D'un coût initial de 1 million de marks, la facture totale de Metropolis atteignit finalement un montant évalué aujourd'hui entre 5 et 6, voire 7 millions de marks. Soit le plus important budget alloué par un film produit par Erich Pommer (l'homme qui mit le pied à l'étrier à Fritz Lang en 1919) pour la UFA, la Universum-Film AG qui était l'un des plus grandes sociétés de production cinématographique allemande. L'inflation qui écrasait alors l'économie allemande pesa donc aussi largement sur les préparatifs d'un film que d'aucuns qualifièrent de pharaonique, et au nom duquel Fritz Lang se serait, dit-on, comporté envers ses acteurs comme un véritable tyran. Environ 30.000 figurants (la plupart étaient au chômage), 750 acteurs pour les rôles secondaires, 250 enfants pour la longue séquence d'évacuation des catacombes envahies par les eaux, une cinquantaine d'automobiles, plus de 600 kilomètres de pellicule impressionnée furent ainsi mobilisés pour réaliser un film volontairement monumental dont la durée originelle atteignait alors les trois heures et trente minutes. Inspiré, comme le raconte sa plus grande exégète Lotte Eisner dans son ouvrage Fritz Lang (éd. Cahiers du cinéma / Cinémathèque française, 2005 [1992 pour la première édition française]), par la vision des buildings new-yorkais alors que Fritz Lang était parti en 1924 pour les Etats-Unis afin d'y étudier les méthodes de production cinématographique (« … et ce fut sa première vision – la nuit – des gratte-ciel de Manhattan, alors que son bateau entrait dans le port, qui fut à l'origine de Metropolis », p. 106), le cinéaste voulait proposer avec son film, adapté du roman expressionniste éponyme de son épouse Thea von Harbou écrit pendant le lancement de cette gigantesque entreprise, un summum de syncrétisme formel. Au risque encouru de la surcharge décorative et ornementale. En effet, l'extraordinaire ambition du cinéaste aura dès lors consisté à réaliser un film capable d'incorporer dans une même cohérence esthétique les types d'espace les plus hétérogènes, incluant ainsi les catacombes et la maison du savant Rotwang directement issues de l'expressionnisme, les villes haute et basse configurées par l'art industriel (italien et viennois) de l'époque, la Cité des fils imaginée dans le style de la Nouvelle Objectivité, ainsi que le caractère gothique de la cathédrale opposée à l'aspect orientalisant du quartier des plaisirs de Yoshiwara. Comme le note également Michel Chion, « il y a de tout dans Metropolis : des échos de Notre-Dame de Paris (la lutte entre Maria et Rotwang dans la cathédrale, imitant la poursuite d'Esmeralda par Claude Frollo chez Victor Hugo), des citations de la Bible, des références à Mary Shelley et à Villiers de L'Isle-Adam, à l'histoire de Siddharta » (in Les Films de science-fiction, éd. Cahiers du cinéma, coll. « essaiss, 2009 [2008 pour la première édition], p. 99). On sait aussi que Fritz Lang s'est inspiré des photo-montages de l'artiste Paul Citroen, dont l'un réalisé en 1923 se nommait d'ailleurs Metropolis. La Citta nuova, ce rêve urbanistique imaginé en 1914 par l'architecte futuriste italien Antonio Sant'Elia, paraît avoir également influencé le cinéaste, en même temps que son film semblerait aussi représenter le contrepoint dystopique aux cités utopiques rêvées à la même époque dans les ouvrages (Le Courant humain et La Société du peuple) de l'inventeur de la lame de rasoir jetable, King Camp Gillette (cf. link). L'influence de quelques grands films se fait également ressentir dans Metropolis, notamment Cabiria (1914) de Giovanni Pastrone, le premier péplum de l'histoire du cinéma dont le caractère monumental dans la recréation de la cité de Carthage incita, dix ans avant Fritz Lang, David Wark Griffith à rivaliser sur ce terrain en mettant en chantier Intolérance (1916). Citons surtout le film de science-fiction soviétique Aelita (1924) de Yakov Protazanov, un curieux « mélange de mythologie (la déesse sur Mars qui cède au mortel humain, comme dans les légendes gréco-latines Diane / Hécate tombait amoureuse d'un berger) et de revendication marxiste et prolétarienne [dont] le film beaucoup plus connu de Lang (…) se voudra une réponse » (Michel Chion, opus cité, p. 98). En même temps que Metropolis a aussi conservé de Aelita l'idée force d'un monde verticalement divisé entre les jouisseurs d'en haut et les travailleurs d'en bas. Enfin, la somme des effets spéciaux contenus dans Metropolis en fait un film à la pointe technique de son temps. Avec l'utilisation des imposantes caméras Mitchell 35 mm. d'origine étasunienne, le procédé le plus connu est celui qui porte le nom de son inventeur, le chef opérateur Eugen Schüfftan. Déjà mis au point pour le diptyque mythologique Les Nibelungen (1924), l'« effet Schüfftan » consiste à fondre, lors de la prise de vue et grâce à des miroirs inclinés, décors réels à taille réelle et maquettes de décors à taille réduite afin de produire une image homogène présentant un monde sur-dimensionné dont le gigantisme apparent aura été impossible à mettre en œuvre autrement. On sait ainsi que la route principale de la cité Metropolis menant directement à la brueghelienne Tour de Babel au sommet de laquelle se trouve son créateur, le démiurge Joh Fredersen, a demandé en tout six semaines d'effort pour une dizaine de secondes d'images à l'écran. D'autres procédés techniques ont été également employés, comme l'animation image par image (ou « stop-motion ») héritée de The Lost World (1925) de Harry O'Hoyt d'après Conan Doyle et bénéficiant des trucages de Willis O'Brien, afin de rendre compte de l'intense circulation terrestre et aérienne. Comme aussi la surimpression (le négatif pouvant passer jusqu'à trente fois dans la caméra) afin d'obtenir les magnifiques cercles lumineux autour de la mise en marche frankensteinienne de l'androïde. Le dynamisme des intertitres accordés aux délires du héros Freder ou à l'ambiance industrielle qui avait tant impressionné le jeune Luis Buñuel, les décors monumentaux de Erich Kettelhut, Karl Vollbrecht et Otto Hunte, les masques et le robot (fait en bois plastique recouvert de laque de cellulose mélangée à du bronze argenté) de Walter Schulze-Mittendorff, les mouvements de caméra de Karl Freund avec qui Fritz Lang améliora la technique de la rétro-projection dans l'image déjà vue dans Les Araignées (un feuilleton en deux parties réalisé entre 1919 et 1920) lors de la séquence révolutionnaire de la visioconférence dans l'usine (The Mummy réalisé par Karl Freund en 1932, Modern Times de Charles Chaplin en 1936 et 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick en 1968 sauront entre autres s'en souvenir), viennent brillamment compléter un panorama manifestant in fine l'ambitieuse volonté d'un artiste complètement maître de ses moyens et désireux d'accomplir une œuvre d'art exceptionnelle. Et l'on verra que le caractère visionnaire de Metropolis, s'agissant d'exagérer les traits du présent afin d'anticiper par la fiction l'avenir, peut aujourd'hui s'envisager comme une manière privilégiée de comprendre objectivement le temps présent de sa réalisation, ainsi que son avenir à plus ou moins long terme.

 

1/ Présent, passé, futur : histoire(s) de Metropolis

 

1262715150-metropolis17.jpgCette « somme monstrueuse de travail, de passion et de volonté artistique », comme l'avoua lui-même le cinéaste (Lotte Eisner, op. cit., p. 113), au nom de laquelle il « a personnellement mis la main à tous les truquages » (ibidem, p. 114), au point d'ailleurs d'avoir perdu lors d'un accident de tournage son œil gauche, aboutit à un premier montage de plus de 200 minutes, puis à un film de 160 minutes projeté le 10 janvier 1927 à l'UFA Théâtre de Berlin. Metropolis représente alors, aux côtés entre autres de Faust (1926) et Sunrise (1927) de Friedrich W. Murnau, de The General (1927) et The Cameraman (1928) de Buster Keaton, des 330 minutes de Napoléon d'Abel Gance (1927), de Octobre (1928) de Sergueï M. Eisenstein et Arsenal (1928) d'Alexandre Dovjenko, de L'Argent (1928) de Marcel L'Herbier, de La Passion de Jeanne d'Arc (1928) de Carl T. Dreyer, de The Wind (1928) de Victor Sjöström, de The Circus (1928) de Charles Chaplin, de Loulou (1929) de Georg W. Pabst, L'Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov, et de l'inachevé Queen Kelly (1929) d'Erich von Stroheim, l'apogée artistique et démiurgique du cinéma muet. En même temps que nous assistons aussi à la fin de cette époque d'accomplissement cinématographique. Et d'ailleurs, Metropolis est symptomatiquement un échec commercial, comme le Napoléond'Abel Gance. Les critiques ne sont guère meilleures, même si le film est défendu par bon nombre d'artistes d'avant-garde, tel Luis Buñuel. « Metropolis. Film allemand d'un mauvais goût parfait et colossalement stupide. A dû coûter prodigieusement cher à établir ; on n'arrête pas d'y songer » se moque ainsi André Gide (cité par Michel Chion, ibid., p. 98). Contrairement à Arthur Conan Doyle qui l'avait apprécié, le grand écrivain de science-fiction anglais H.-G. Wells considère pour sa part qu'il s'agit du « film le plus stupide » jamais fait (cité par Lotte Eisner, ibid., p. 111), pendant que le journaliste et critique allemand Siegfried Kracauer (sur qui nous allons bientôt revenir) affirme ironiquement de son côté que Metropolis est un « croisement entre Wagner et Krupp » (idem). Parce que le film doit être distribué aux Etats-Unis en vertu d'un accord commercial entre la UFA, la Paramount et la Metro-Goldwin-Meyer, un remontage initié avant même les premières projections berlinoises a été confié au romancier Channing Pollock qui se vantait de détester l'idéologie communiste qu'il prêtait alors au film de Fritz Lang. En août 1927, Metropolis ressort en Allemagne, amputé de quasiment 1000 mètres de film. Aux Etats-Unis, ce sont 1500 mètres qui manquent. Le film connaît enfin le succès lors de sa ressortie après la seconde guerre mondiale, devenant la référence matricielle de tant de films de science-fiction réalisés depuis, mais sans avoir retrouvé son intégrité originelle. Comme le rappelle Jacques Lourcelles dans sa passionnante notice consacrée au film-culte de Fritz Lang, « (…) à l'époque du muet, les copies destinées à tel ou tel pays différaient entre elles. De sorte que, jusqu'à une période récente, personne (sauf les Berlinois dans les premiers mois de l'année 1927) ne pouvaient être sûrs d'avoir vu le Metropolis original. Les admirateurs de Lang verront au fil des années des copies plus ou moins amputées et, en général, assez gravement lacunaires » (in Dictionnaire du cinéma. Les films, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992, p. 939-940). En 1984, l'affaire Metropolisconnaît un nouveau rebondissement. En effet, le musicien et compositeur Giorgio Moroder, l'auteur de la musique synthétique de l'opératique Scarface réalisé en 1983 par Brian de Palma, s'empare du film de Fritz Lang afin de légitimer ses ambitions expérimentales d'alors. D'une durée de 80 minutes (soit 80 bobines sur les 210 de la toute première version berlinoise), colorisée et surchargée par la musique pompière du compositeur (à laquelle se sont associés des groupes de rock tels Pat Benatar, Queen et Adam And The Ants), cette nouvelle version de Metropolis est un succès commercial qui, si elle a quand même permis au Musée d'art moderne de New York de transférer son vieux négatif nitrate sur un film de sécurité dont la pellicule est inflammable, a aussi fait hurler les cinéphiles du monde entier. Du coup, une seconde version est élaborée par un éminent spécialiste du cinéma allemand, Enno Patalas, sur laquelle il est revenu à plusieurs reprises durant les années 1980 et 1990 (il reçut à ce titre, aux côtés de Hanns Eckelkamp et Wolf Donner, le prix Helmut-Kaütner). « La version Patalas est un effort de reconstitution du montage original de Metropolis, tels que le font entrevoir les quatre séries importantes de documents qu'on possède sur le film (intertitres retrouvés auprès des autorités de censure ; partition originale de Gottfried Huppertz contenant des indications précises sur les intertitres et ce qui se passe à l'écran ; scénario-découpage de Lang ; albums de photos déposés par Lang à la Cinémathèque française » explique Jacques Lourcelles (ibid., p. 940). En 1995, une version d'une durée de 153 minutes proposée par Enno Patalas et expurgée des scories musicales et colorées de Giorgio Moroder est montrée dans le cadre de la célébration du centenaire du cinéma. Des photographies de tournage recadrées servent alors à combler les lacunes des séquences manquantes. En 2001, une nouvelle restauration du film impulsée par la Fondation Friedrich-Wilhelm-Murnau permet donc à Metropolis d'être inscrit dans le Registre de la Mémoire du Monde de l'UNESCO. La même année, le compositeur de musique techno Jeff Mills crée une nouvelle partition pour Metropolis. Il est suivi un an plus tard par le musicien Art Zoyd dans un style plus free jazz. Enfin, la même fondation qui est propriétaire des droits du film annonce que le Musée du cinéma de Buenos Aires dispose d'une copie en 16 mm. du film de Fritz Lang, la plus proche à ce jour du film original. D'une durée de 145 minutes, elle possède le mérite de proposer les images (altérées et recadrées par des bandes noires afin d'en masquer les bords abîmés) de séquences manquantes qui rendent le scénario plus lisible, à défaut d'en dissiper les contradictions idéologiques. Comme l'écrit Michel Chion, ces séquences « épaississent l'intrigue, mais ne changent pas le sens du film » (ibid., p. 102). L'enregistrement en 2010 par le Rundfunk-Sinfonieorchester de la partition originale de Gottfried Huppertz qui a également aidé à retrouver le rythme du film parachève donc une longue aventure à la fois muséale et cinéphile et dont le final est la sortie triomphale du film le 17 octobre dernier, assortie comme on l'a dit de l'exposition de la Cinémathèque française (certs richement documentée, mais hélas aussi pauvre en effort de contextualisation culturelle, politique et historique). Quasiment 85 ans après sa sortie inaugurale, Metropolis se présente donc à nouveau à nous, mais comme jamais depuis 1927. Et si le film ressemble aujourd'hui le plus à ce qu'il a été lors de sa réalisation, le changement radical d'époque séparant historiquement les auteurs du film de ses spectateurs contemporains autorise dans le même mouvement une meilleure appréciation des qualités cinématographiques d'un film par ailleurs travaillé par des forces contraires. Tendu jusqu'à la rupture d'équivoques politiques inconciliables et électrisé par d'inextricables ambivalences idéologiques, Metropolis est un film criblé par les contradictions de son temps, une œuvre digne du dieu Janus car divisée entre les discours divergents de ses auteurs Thea von Harbou (qui a pris sa carte du NSDAP en 1940) et Fritz Lang (qui a fui en 1933 le régime nazi). Metropolis serait au fond cette allégorie compliquée qui lutte relativement contre sa propre époque, qui parfois y arrive en la sublimant et qui parfois y échoue en la légitimant, tout en arrivant également à pouvoir visualiser l'horreur qui vient. « Un grand film moderne et la fantaisie romanesque rétrograde de Thea von Harbou n'ont rien à voir l'un avec l'autre » remarquait le critique de théâtre Herbert Jhering, l'ami de Bertolt Brecht qui à l'époque préparait de son côté L'Opéra de quat'sous et avec qui Fritz Lang allait avec difficulté réaliser à Hollywood Hangmen Also Die en 1943 (cité par Lotte Eisner, ibid., p. 114). Ce que ramasse si bien la belle formule de Luis Buñuel : « Metropolis, ce sont deux films collés par le ventre » (idem). Un film certes vieilli et mais aussi actuel, si daté et si contemporain. Retour vers le futur donc.

 

metropolis3-528x396.jpg« Je suis très sévère envers mes œuvres. On ne peut plus dire maintenant que le cœur est le médiateur entre la main et le cerveau, car il s'agit d'un problème économique. C'est pourquoi je n'aime pas Metropolis. C'est faux, la conclusion est fausse » a reconnu Fritz Lang lors d'un entretien avec Jean Domarchi et Jacques Rivette pour les Cahiers du cinéma(n°99, septembre 1959) cité par Lotte Eisner (ibid., p. 111). Cette dernière précise d'ailleurs que « Lang avait envisagé une autre fin : Freder et Maria quittaient ce monde et partaient en astronef vers une autre planète. Ainsi Metropolis devenait-il en même temps un prélude à Frau im Mond » (idem). En français La Femme sur la lune, c'est l'autre film de science-fiction, tout aussi long (180 minutes) et maîtrisé que Metropolis mais débarrassé du pesant sérieux de l'allégorie, réalisé par le cinéaste en 1929, et qui se trouve être également son dernier long métrage muet (les aventures de Tintin Objectif lune et On a marché sur la lune de Hergé éditées en 1953 et 1954 ont été largement inspirées par ce film). On le sait, la morale consensuelle de l'allégorie provient de la vision romantique de Thea von Harbou qui voulait alors proposer la synthèse idéologiquement réconciliatrice entre le « cerveau » (soit les dirigeants du patronat) et les « mains » (soit les classes laborieuses) en l'indexant sur une perspective chrétienne et messianique (le « cœur » qui fait la jonction entre les mains et le cerveau, soit l'encadrement qu'incarnerait Freder, le fils du démiurge de la cité Metropolis, Joh Fredersen). Si Fritz Lang a politiquement raison de reconnaître a posteriorila fausseté d'une conclusion idéologique parfaitement conforme à l'esprit anticommuniste des maîtres de l'Allemagne de l'époque, il n'empêche que Metropolisa malgré tout exercé une puissance de fascination formelle qui ne s'est jamais démentie au cours des dernières décennies. En 1936 déjà, la première partie de Modern Times, ainsi que Things To Come (La Vie future en français) du décorateur anglais William Cameron Menzies d'après H.-G. Wells tantôt retiennent la leçon de la critique de l'aliénation industrielle (c'est le film de Charles Chaplin), tantôt anticipent la guerre mondiale tout en valorisant paradoxalement au nom de la paix le discours impériale de la conquête humaine (c'est le second film). En 1960, George Pal réalisant La Machine à voyager dans le temps d'après H.-G. Wells renverse la situation décrite dans le film de Fritz Lang, puisque les « Elois », jeunes gens blonds vivant dans la paix et la lumière, loin d'être les dominants réels de ce monde comme on s'y serait attendu, sont en fait destinés à satisfaire l'appétit des créatures des souterrains, les « Morlocks ». Sinon, les visions urbanistiques à la verticalité gigantesque et saturées d'engins motorisés se retrouveront dans Blade Runner (1982) de Ridley Scott, Brazil (1985) de Terry Gilliam, Judge Dredd (1995) de Danny Cannon, Le Cinquième élément (1997) de Luc Besson, Dark City (1998) d'Alex Proyas, Minority Report (2002) de Steven Spielberg, et la seconde trilogie Star Wars (1999-2005) de George Lucas. Pour continuer avec ce dernier réalisateur, le robot C3PO ressemble formellement beaucoup à l'androïde se substituant à Maria dans le film de Fritz Lang, pendant que la prothèse en forme de main gantée de noir du personnage de Luke Skywalker dans la première trilogie Star Wars (1977-1983) semble avoir été inspirée par la prothèse identique du savant Rotwang, un personnage qui a aussi probablement inspiré le personnage du docteur Folamour dans le film éponyme de Stanley Kubrick réalisé en 1965. Quant aux motifs de la télécommunication en direct et du robot humanoïde dont le mimétisme le fait ressembler à un être humain jusqu'à la tromperie, ils se retrouvent dans un nombre incalculable de films (dont certains, s'agissant du premier motif, ne sont plus pour nous aujourd'hui des films de science-fiction). L'univers partiellement gothique de Metropolis a aussi fortement influencé Tim Burton, particulièrement quand il réalise son premier Batman(1989), et le constat est encore plus évident avec le film en noir et blanc du réalisateur argentin Esteban Sapir intitulé Telepolis (2006). Sans compter les références au film de Fritz Lang dans le film d'animation de Paul Grimault, Le Roi et l'oiseau (1980), dans l'image du buildingsurmonté d'une horloge monumentale dans The Hudsucker Proxy (1993) de Joel et Ethan Coen, dans les ouvriers amorphes de l'usine de poissons d'eXistenZ (1999) de David Cronenberg, ou encore dans le roman de science-fiction écrit par le personnage de 2046 (2004) de Wong Kar-wai. On trouvera enfin d'autres clins d'œil plus ou moins subtils dans des mangas animés ou non (Metropolis d'Osamu Tesuka en 1949, Gunnm de Yukito Kishiro entre 1990 et 1995, Metropolis de Rintaro en 2001), des clips (The Wall de Pink Floyd, Radio Ga-Ga de Queen, Que Sera de Wax Taylor, Invincible de Muse, Alejandro de Lady Gaga, Express Yourself de Madonna réalisé en 1989 par David Fincher), des titres de chanson (de Motörhead et de Kraftwerk), des jeux vidéo (BioShock, Final Fantasy VII), etc. On a dit précédemment à quel point le film de Fritz Lang voulait témoigner d'un syncrétisme formel exceptionnel, au risque de la boursouflure. On voit désormais comment Metropolis représente un véritable mythe populaire des temps modernes qui jouit depuis sa réalisation d'un prestige jamais diminué. Le film est encore plus intéressant quand il est compris à partir de la séquence historique qui l'a vu advenir, et dont il a structurellement hérité en termes de contradictions politiques, sociales et culturelles. En ce sens, et l'on va désormais s'en rendre mieux compte, Metropolis possède, malgré sa fougue allégorique et ses outrances paraboliques, une indéniable et contrastée valeur documentaire.

 

metropolis.jpg« Après la défaite de la Première Guerre mondiale, le soulèvement social inévitable mais absurde, parce qu'émotionnel, fut lui-même suivi d'une contre-révolution des forces réactionnaires, tout aussi obligatoire mais beaucoup plus réussie, car cette contre-révolution était conçue et exécutée de sang-froid. L'Allemagne entra dans une période de troubles et de confusion, une période d'hystérie, de désespoir et de vice déchaîné, connaissant tous les excès d'un pays ravagé par l'inflation. Je me rappelle très clairement cette période. En ces jours d'inflation, je tournais à Neubabelsberg, où se trouvaient les studios de la UFA, à une demi-heure de voiture de la capitale » racontait ainsi Fritz Lang lors de la présentation de Spione (Les Espions en français), le film qu'il a réalisé en 1928 après Metropolis et avant Frau im Mond, à l'Université de Californie (Riverside Extension) le 28 juin 1967 (cité par Lotte Eisner, ibid., p. 119). On peut certes discuter, dans le discours distancié du cinéaste exilé, l'opposition schématique entre l'échec cuisant de la révolution (« émotionnelle ») des communistes et la glaçante réussite de la contre-révolution (« de sang-froid ») des nazis. On devra malgré tout constater que l'échec historique de la première aura fourni l'involontaire précondition à partir de laquelle s'explique la réussite de la seconde. La période dont il est ici question, c'est l'Allemagne de la république de Weimar (1918-1933), qui s'est fondée sur la répression des ouvriers des conseils de Bavière et le massacre des spartakistes (comme Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg) de Berlin en 1919, qui a vu la montée d'un ressentiment nationaliste s'articuler avec une inflation galopante et un chômage de masse produisant les conditions objectives ayant servi à légitimer l'avènement d'un nazisme contre lequel elle ne ferait rien d'autre que s'abandonner servilement. A l'époque de la sortie du film Metropolis, un certain Marx est aux commandes de l'Etat. Il ne s'agit évidemment pas de Karl Marx, mais d'un homonyme, Wilhelm Marx, représentant du parti catholique allemand Zentrum, chancelier à quatre reprises entre 1923 et 1928. Une époque trouble donc, car à la fois troublée politiquement puisque la sociale-démocratie (de centre-droit quand Wilhelm Marx est au pouvoir) aura au bout du compte préféré Hitler au modèle révolutionnaire bolchevique, et troublante culturellement tant elle a manifesté une grande richesse sur le plan artistique. L'expressionnisme ne désigne ainsi pas seulement une esthétique cinématographique (à laquelle Fritz Lang ne s'est d'ailleurs jamais complètement identifié), ainsi que l'exemplifient les écrivains Hugo Ball, Gottfried Benn, le poète Georg Trakl et avant eux le dramaturge Frank Wedekind, pendant que les peintres Otto Dix, Max Beckman, George Grosz (auteur d'une toile en 1917 intitulé Metropolis) et le photo-monteur John Heartfield, pour la plupart issus du dadaïsme, accomplissent le passage entre expressionnisme et Nouvelle Objectivité. La « Nouvelle-Francfort » avec ces cités-jardins conçues par l'architecte fonctionnaliste Ernst May et l'Institut des arts et métiers berlinois plus connu sous le nom de Bauhaus animé par Walter Gropius, Mies van der Rohe et Hannes Meyer manifestent une égale inventivité dans le renouvellement des formes de vie urbaines et architecturales. Sur le plan musical, le dodécaphonisme et la musique sérielle mis au point à Vienne par le compositeur Arnold Schönberg trouve de merveilleux contrepoints dans les musiques plus populaires de Kurt Weill et Hanns Eisler, notamment celles qu'ils composent pour les pièces didactiques de Bertolt Brecht dont on a précédemment parlé. Enfin, aux côtés des grands écrivains de langue allemande, comme les frères Thomas et Heinrich Mann, Hermann Broch et Robert Musil, Alfred Döblin et Robert Walser (sans oublier bien sûr le praguois Franz Kafka qui écrivait en allemand), les écrits des journalistes et critiques Karl Kraus, Siegfried Kracauer et Walter Benjamin d'une part et d'autre part les travaux sociologiques de l'Institut de recherche sociale abritant à Francfort la théorie critique promue par les philosophes Theodor W. Adorno et Max Horkheimer (avec qui le psychanalyste Karl Landauer a aussi fondé l'Institut psychanalytique de Francfort) finissent d'attester de l'effervescence intellectuelle et du bouillonnement artistique qui ont aussi marqué la république de Weimar. Metropolis brille ainsi, au sein de cette constellation, d'une lumière qui certes lui est propre, en même temps qu'il bénéficie d'une aura artistique générale dont témoigne sa volonté formellement syncrétique. Mais le revers du syncrétisme peut également servir à désigner les antinomies de la critique allégorique du totalitarisme qui vient et de celui qui est déjà là. Si le film de Fritz Lang peut légitimement apparaître comme une œuvre révolutionnaire, il faut impérativement poser la question de sa situation politique à partir de laquelle s'éclairera le sens de son horizon révolutionnaire.

 

2/ Metropolis, un film à la fois révolutionnaire et conservateur ?

 

metropolis_l.jpgL'expression de « révolution conservatrice » semblerait proposer un oxymoron impossible à résoudre. Comment conjoindre deux notions a priori dissemblables, pour ne pas dire antithétiques ? Comment une révolution peut-elle conserver l'ordre existant alors que son but consiste précisément à transformer radicalement celui-ci ? Ou bien alors faudrait-il entendre littéralement le terme de révolution comme le fait d'accomplir un grand tour sur soi-même pour revenir au même point de départ sans avoir changé de place ? Mais ce serait vider de sa substance politique un terme qui, de 1789 à 1917 jusqu'à aujourd'hui, désigne encore la possibilité d'un monde qui aurait changé de base pour reprendre les termes de l'Internationale (1888) d'Eugène Pottier. Deux ans avant de décéder, l'écrivain Hugo von Hoffmansthal, auteur de livrets pour des opéras de Richard Strauss tels Le Chevalier à la rose (1911) et La Femme sans ombre (1919), écrit en 1927 un discours sur Les Lettres comme espace spirituel de la nation. Ce texte avance l'étrange expression en question dont le suisse Armin Mohler théorisera le sens et la portée dans sa thèse de doctorat menée en 1949 sous la direction du philosophe Karl Jaspers et intitulée La Révolution conservatrice en Allemagne entre 1918 et 1932. Armin Mohler, qui fut le secrétaire de l'écrivain Ernst Jünger et de Robert Steuckers, a fréquenté comme ce dernier les cercles du GRECE (Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne) cherchant à articuler les « nouvelles droites » du vieux continent afin d'exercer un lent travail idéologique d'inculcation en direction du personnel gouvernemental par la promotion de discours conjuguant nationalisme et pan-européanisme. Tous sont par conséquent des héritiers de cette « révolution conservatrice » qui, s'agissant de l'époque de la république de Weimar, nomme un mouvement théorique menant de front la critique de la décadence de la culture allemande due à la modernité technique et l'appel à son renouveau sous les auspices d'un communautarisme économiquement antilibéral et politiquement antidémocratique. Pour des chercheurs comme Edmond Vermeil (Doctrinaires de la révolution conservatrice allemande. 1918-1938, éd. Nouvelles éditions latines, 1938), Louis Dupeux (Histoire culturelle de l'Allemagne. 1919-1960, éd. PUF, 1989), Gilbert Merlio (« La "Révolution conservatrice" : contre-révolution ou révolution d'un autre type ? » in Les Intellectuels et l'État sous la République de Weimar [sous la dir. de Manfred Gangl et Hélène Roussel], éd. MSH, 1993) ou encore Stéphane François (« Qu'est-ce que la révolution conservatrice ? » in Temps présents, 24 août 2009 : cliquer ici), la « révolution conservatrice » représente pour l'Allemagne un « pré-fascisme » qui, en entretenant « un climat antidémocratique qui n'a pas permis à la première République allemande, secouée par la crise, de trouver une légitimité solide auprès du peuple allemand » (Gilbert Merlio, op. cit., p. 54), aura en conséquence fait le lit du nazisme, même si l'appareil nazi mettra aussi au pas les tenants de la « révolution conservatrice » au même titre que le reste de la société allemande. Portée par des chapelles diverses nourries par le romantisme, le vitalisme et le spiritualisme, voire le paganisme et l'occultisme que colportait déjà l'idéologie völkisch (cf. George Mosse : George L. Mosse, un historien méconnu du nazisme), ou bien encore tentée tantôt par l'aristocratisme d'un Friedrich Nietzsche, tantôt par le « national-bolchévisme » d'un Ernst Niekisch, la « révolution conservatrice » refuse fermement le parlementarisme et l'industrialisme au nom du fantasme d'une communauté organique dont l'origine est bien évidemment mythifiée. Cette réaction anti-moderne, marquée par les « orages d'acier » (pour reprendre l'expression d'un représentant de ce courant intellectuel, l'écrivain Ernst Jünger) de la Grande guerre et un grand pessimisme culturel décliné sur le mode décadentiste (comme chez Oswald Spengler, autre représentant de la « révolution conservatrice ») aura particulièrement imprégnée l'esprit de Metropolis, davantage le livre que le film par ailleurs puisque le second a largement réduit les à-côtés feuilletonesques et digressifs du premier. « Dans son prêche aux pauvres, Maria – la vraie – fait une interprétation bien singulière du mythe de Babel tel qu'il est raconté dans le livre de la Genèse : dans son récit, ce sont les ouvriers qui ont construit Babel qui la détruisent – et non Yahveh comme l'écrit la Bible –, cela parce qu'à eux, les mains, on n'a pas expliqué ce que cette tour signifiait, c'est-à-dire la gloire de l'homme. Leur eût-on expliqué qu'ils auraient accepté tous les sacrifices » fait à juste titre remarquer Michel Chion dans son ouvrage sur les films de science-fiction (ibid., p. 102). Ainsi, si la référence à Babel (ce qui d'ailleurs résonne étrangement avec le nom du studio où a été tourné Metropolis, Neubabelsberg), qui s'articule évidemment aussi avec les références de l'Apocalypse de l'apôtre Jean, induit une perspective catastrophiste au terme de laquelle la cité technicienne court le risque de son effondrement interne, l'autre perspective du récit de Thea von Harbou, davantage eschatologique ou messianique, aménage une relève possible à l'effondrement probable sous la forme (pour l'auteure) exemplaire et canonique du cœur en tant qu'il représenterait « le médiateur entre le cerveau et les mains ». La cité décadente d'une civilisation technicienne menacée par sa propre inhumanité doit donc nécessairement déboucher sur la communauté organique soudée de bas en haut, et ce par-delà la vision marxiste d'une division sociale par classes antagoniques (la ville haute des dominants dont les loisirs reposent sur le travail invisible des dominés cantonnés dans la ville basse). De ce point de vue-là, il paraît plus qu'évident que Metropolis relève bien de l'idéologie anti-moderne promue par les tenants de la « révolution conservatrice », ce nouvel avatar des « Anti-Lumières » examinés par l'historien israélien Zeev Sternhell (Les Anti-Lumières. Une tradition du 18ème siècle à la Guerre froide, éd. Fayard, coll. « L'espace du politique », 2006 [2010 pour la réédition augmentée chez Folio histoire]). Si l'ouverture grandiose du film de Fritz Lang propose un modèle tout à la fois industriel architectural et urbain dont la verticalité exprime matériellement et symboliquement la hiérarchie sociale des positions (hautes-dominantes, basses-dominées), sa conclusion promet un consensus communautaire supposément horizontal exprimé par ces poignées de mains permettant à l'ouvrier Grot et au démiurge Joh Fredersen de se tenir ensemble par le biais de son fils Freder dans le rôle du raccord, de l'intermédiaire réconciliateur entre le cerveau et les mains. Sublimée par le consensus communautaire, l'exploitation du travail ainsi légitimée parce qu'elle s'arracherait de son environnement technique ou machinique habituelle retomberait alors dans son invisibilité initiale. Oui, Metropolis est incontestablement un film idéologiquement conservateur : « Cette assimilation, dans un dénouement que Fritz Lang a par la suite désavoué, du pouvoir capitaliste à celui d'un cerveau, en négligeant le rôle de l'argent et de la propriété dans le maintien de l'inégalité sociale et de l'exploitation, est une pitoyable réponse au marxisme » (Michel Chion, ibid., p. 98). Mais le film de Fritz Lang vient aussi un peu compliquer l'allégorie consensuelle, fantaisiste et réconciliatrice imaginée par Thea von Harbou. Déjà parce qu'il a su grandement atténuer la religiosité qui dégoulinait de son roman, et qu'il a privilégié l'idée d'une révolte ouvrière opposée au maître de Metropolis quand le livre racontait que c'était ce dernier qui est l'instigateur secret de l'insurrection. Mais ce n'est pas là l'essentiel.

 

METROPOLIS-13.jpg« Ce livre n'est pas un tableau du présent. Ce livre n'est pas un tableau de l'avenir.Ce livre ne se passe nulle part. Ce livre ne sert aucune tendance, aucune classe, aucun parti.Ce livre est un drame qui tourne autour d'une seule et même expérience :le médiateur entre le cerveau et les mains, ce doit être le cœur » : telle est l'exergue du roman Metropolis (éd. Gallimard, coll. « Le cinéma romanesque », 1928) dont l'évident souci est de préserver de toute appropriation marxiste une fantaisie allégorique pourtant largement tenaillée par les tropes discursifs de la « révolution conservatrice ». « La pensée faustienne commence à ressentir la nausée des machines. Une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la Nature. Des hommes retournent vers des modes de vie plus simples et plus proches d'elle ; ils consacrent leur temps aux sports plutôt qu'aux expériences techniques. Les grandes cités leur deviennent odieuses et ils aspirent à s'évader de l'oppression écrasante des faits sans âme, de l'atmosphère rigide et glaciale de l'organisation technique » écrit par exemple l'un des plus importants représentants de ce courant d'idées, Oswald Spengler, dans L'Homme et la technique édité en 1931 (cité et souligné par Pierre Bourdieu, L'Ontologie politique de Martin Heidegger, éd. Minuit, coll. « Le sens commun », 1988, p. 19-20). En regard de ces propos, le film Metropolisapparaîtra plutôt tangent. En effet, si la grande cité inhumaine, écrasante et technicienne est bien présente, le retour valorisé par l'auteur aux joies élémentaires et naturelles du sport se trouvera contredit dans le film de Fritz Lang par le fait que la Cité des fils, dévouée aux loisirs olympiques des héritiers de la domination, ne se comprend que dans le rapport dialectique avec la situation oppressive des sujets de la domination, autrement dit des ouvriers assujettis aux travaux d'en bas. L'opposition schématique proposée par Oswald Spengler se retourne ici en effort de dialectisation grâce auquel la question technique n'apparaît plus abstraitement, hors sol, mais en liaison étroite avec l'autre question plus concrète des rapports de production et de la propriété des moyens de production qui séparent les propriétaires des producteurs en aliénant les seconds aux premiers. L'Homme et la technique d'Oswald Spengler se veut un condensé de son maître-livre, Le Déclin de l'Occident dont les deux volumes sont parus en 1918 et 1922. De quoi y est-il question ? La « projection mentale dans le futur » au nom de la « préoccupation de ce qu'on va être » repose sur la vive dénonciation d'une science faustienne qui « a pour fin non d'embrasser et de dévoiler les secrets de l'univers, mais de les rendre utilisables à des fins déterminées », aboutissant à une véritable « religion matérialiste ». « Toutes les choses vivantes agonisent dans l'étau de l'organisation. Un monde artificiel pénètre le monde naturel et l'empoisonne » (cité par Pierre Bourdieu, op. cit., p. 24-25). Certes, le poids intellectuel exercé par ces idées est si fort qu'il détermine aussi, à la même époque, autant la production d'un film comme Faust de Friedrich W. Murnau (dont Thea von Harbou avait scénarisé quelques films précédents, dont La Terre qui flambe en 1921 et Le Fantôme en 1922), que la philosophie plus académique d'un Martin Heidegger toujours plus habité par la question du souci comme garantie de l'authenticité d'un être sinon éloigné, voire déchu dans l'inauthenticité de la technique. Mais, constatons quand même que, dans Metropolis, la vision du paradis des seigneurs dans lequel des hommes batifolent auprès de femmes dressées à cet effet est plus que problématique. « Si le monde d'en bas, voué au travail robotisé, est par définition dépourvu d'éléments naturels, le monde d'en haut présente une sorte de singerie précieuse de la Nature qui ne vaut pas mieux » relève avec raison Jacques Lourcelles, qui continue ainsi : « On notera (…) le fait que le monde d'en haut est, dans Metropolis, une caricature de paradis presque aussi oppressante dans son élitisme et son artificialité que l'enfer du monde d'en bas » (ibid., p. 941). Si la poignée consensuelle finale promet la fin fallacieuse de la division entre ces deux mondes aussi pervertis et inauthentiques l'un comme l'autre, cette division même recoupe pourtant les catégories discursives des tenants de la « révolution conservatrice ». Par exemple encore l'écrivain Ernst Jünger, pour qui Martin Heidegger avait une grande estime par ailleurs, et dont Le Travailleur (1931) et Le Traité du rebelle (1951), version plus soft du précédent, expriment l'élémentaire dichotomie entre l'« Ouvrier » représentant « la technique, le collectif, le tyique à l'état pleinement automatique », l'homme quelconque ou le numéro devenu à force d'addition la masse prête à se déverser dans les lieux réservés à l'élite, et le « Rebelle », dont l'héroïque « révolte contre l'automatisme » est une promesse de retour au « sol natal », « sacré » et « secret » (cité par Pierre Bourdieu, ibid., p. 28-29). A l'instar de ce que disait Luis Buñuel lorsqu'il parlait de Metropolis comme de « deux films collés par le ventre », on doit bien reconnaître ici que les dominants et les dominés ne sont pas des catégories exclusives l'une de l'autre, mais, « collés par le ventre », représentent au fond l'avers et l'envers de la même étoffe sociale contradictoire.

 

A suivre : Des nouvelles du front cinématographique (64) : Metropolis de Fritz Lang (II)

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2 novembre 2011 3 02 /11 /novembre /2011 00:00

Les Bien-aimés de Christophe Honoré,

Impardonnables d'André Téchiné,

Un été brûlant de Philippe Garrel 

 

Le romanesque au cinéma, ce serait trois choses à la fois. D’une part, une préférence accordée à des personnages dont le choc hasardeux des sentiments détermine la fuite en avant et l’imprévisible devenir des trajectoires. D’autre part, un penchant pour des fictions tumultueuses qui se déploient au travers de l’espace et du temps (elles peuvent même se glisser à l’intérieur des mailles de la grande histoire) afin de densifier la nature des sentiments soutenant la petite histoire des personnages. Enfin, un goût pour les narrations distribuant, de part et d’autre de leur trame (dé)cousue des fils de la vie des personnages, les hasards et les rencontres qui les mettent en relation tout en les décentrant et les emportant au plus loin d’eux-mêmes. Le romanesque appellerait ainsi un art du mouvement pour lui-même dont les personnages ne seraient que l’expression momentanée ou l’incarnation transitoire d’un passage de témoins. En somme, un art de la figuration en situation perpétuelle d’évanouissement (ce que Fredric Jameson et à sa suite Slavoj Zizek nomment « médiateur évanouissant »). Un art du mouvement donc, dont la résultante subjective – le sentiment – découlerait d’une trajectoire objective nouée d’affections tout à la fois impersonnelles et singulières, et qui serait balisée par (ou rebondirait sur) les lignes particulières de personnages dès lors moins agissant qu’agis. Car ce n’est pas la stricte volonté des personnages qui déciderait abstraitement, car arbitrairement, du sentiment. C’est le sentiment qui surgit concrètement des interstices de leurs interrelations affectives. C’est le sentiment qui se déduit d’affections qui les meuvent ou motivent leur ligne de vie. Si le mouvement est celui du sentiment individuel, l’impulsion première est donc celle de l’affection interpersonnelle (on affecte moins qu’on est toujours affecté par). Le romanesque relèverait alors d’un spinozisme qui permettrait de retrouver la passivité première et fondamentale des personnages affectés, et dont l’affection entraînera ensuite le développement plus conscient ou maîtrisé du sentiment en tant qu’il est la marque subjective, le signifiant symbolisant l’intensité de l’affection personnellement vécue. Le sentiment comme énonciation particulière et subjective de la frappe impersonnelle ou interrelationnelle qu’est une affection : faire le récit du sentiment (secondaire) en remontant le lit des affections (premières) serait alors l’horizon du romanesque. Et la métaphore de la remontée des eaux originaires charriant les affections est par exemple présente via la référence à Apocalypse Now de Francis Ford Coppola dans Les Bien-aimés de Christophe Honoré, à travers les canaux vénitiens de Impardonnables d’André Téchiné, et par le biais de la remémoration en voix-off de la vie et de la mort du meilleur ami défunt dans Un été brûlant de Philippe Garrel. Il ne s’agira donc pas ici d’identifier deux arts (le roman d’une part, le cinéma de l’autre) au nom de leur commune passion pour la mobilité de personnages agités par des affections universelles et éternelles qui les déportent loin de leur base tout en nourrissant une expressivité – une sentimentalité – du sujet affecté. Il s’agira plutôt de nommer, dans les fictions imaginées par l’art du cinéma, un certain type de récits dont le goût pour l’aventure des affections transmuées et sédimentées en sentiments nouant et dénouant des trajectoires individuelles s’origine dans la tradition littéraire romanesque, par exemple celle de Charles Dickens. Ce qui viendrait avérer historiquement l’héritage par le cinéma de la passion romanesque, c’est l’invention par David Wark Griffith, alors influencé par les romans de cet écrivain, du « montage organique » (Gilles Deleuze) dont les jeux simultanéistes de l’alternance et de la convergence narratives ouvrent aux fictions cinématographiques un espace de scission et d’interrelation débordant les simples actions individuelles. Ce n’est donc pas un hasard si Hereafter (Au-delà en français, sorti en janvier de cette année) de Clint Eastwood poussait dans ses ultimes retranchements mondialisés l’aventure étroitement conjointe des sentiments interpersonnels et des affections impersonnelles.

 

L’individuel devient ainsi interindividuel, relationnel, interrelationnel, impersonnel et, par conséquent collectif et social : du sentiment (secondaire ou dérivé) peut dès lors être déduit l’affection (première ou primaire), et l’affect qui en supporte primordialement le fondement. Ce qui trouverait aujourd’hui à se prolonger dans les titres des nouveaux longs métrages d’André Téchiné et Christophe Honoré, forcément au pluriel : Les Bien-aimés pour le second et pour le premier Impardonnables (succédant chez cet auteur aux Témoins en 2007, aux Egarés en 2003, aux Voleurs en 1996, aux Roseaux sauvages en 1994, aux Innocents en 1987). Du côté de Philippe Garrel, le titre de film comme Un été brûlant n’est pas loin d’évoquer certains titres des grands feuilletons télévisuels classiquement produits pour la période estivale, quand d’autres titres (entre autres Le Vent de la nuit ou Les Amants réguliers) font distinctement retentir le lyrisme ou le pluriel archétypaux d’un certain romanesque cinématographique français. On imagine également combien peut être prisé, sur le plan strictement commercial, le romanesque au cinéma quand il s’agit pour les producteurs de satisfaire un public supposé en mal d’identifications fictionnelles, et dont l’imaginaire socialement conformé par les industries culturelles se satisferait d’être sublimé dans des existences forcément plus intenses quand elles sont projetées sur l’écran. On sait aussi que les grands artistes du romanesque cinématographique disposent de la capacité d’excéder esthétiquement les codes requis par le régime représentatif prescrit par le sens commun commercial guidant les industries du spectacle. On pourrait enfin dire que l’élément distinguant le cinéaste du romanesque des réalisateurs qui veulent seulement raconter une bonne histoire susceptible des plus efficaces identifications consisterait justement dans cet excès filmique qui vient bousculer l’habileté de l’art du conteur normalement exigé en pareille occasion. Le grand cinéaste du romanesque serait donc celui qui serait dès lors capable de remonter la pente du sentiment appartenant à la description scénaristique, en direction de l’affection seulement visible et audible sur la bande-image et la bande sonore. Cette remontée autoriserait comme l’extraction hors du bouillonnement sentimental de l’affect primordial qui détermine secrètement la ligne de vie des personnages et dont la force motrice ne peut être sensible qu’à partir de la lisibilité du tracé particulier des lignes personnelles – mieux de leur entrelacs. Parmi les cinéastes de la Nouvelle Vague, le grand romanesque fut François Truffaut, l’auteur entre autres de Jules et Jim (1962) et Les Deux Anglaises et le continent (1972) d’après les romans autobiographiques d’Henri-Pierre Roché. Et sûrement pas Jean-Luc Godard qui serait davantage plasticien et philosophe (de la déconstruction pour employer la terminologie de Jacques Derrida), Claude Chabrol hésitant quant à lui entre l’approche psychosociale de la bourgeoisie et la métaphysique de la bêtise propre à cette classe, Jacques Rivette aimant plutôt conjuguer les espaces du théâtre et du rêve, et Eric Rohmer sachant combiner libertinages mondains et sociographie des classes intermédiaires. Si des cinéastes comme Eric Rohmer, Jacques Doillon ou encore Benoît Jaquot proposent une analytique, pointilleuse et rigoureuse mais pas vraiment romanesque, des sentiments à partir de ce qui les déterminent (une série de données sociales objectives pour le premier, un ludisme conventionnel ou artificiel décidant d’une théâtralité abstraite pour le second, un intérêt quasi clinique pour les surdéterminations de l’inconscient s’agissant du troisième), André Téchiné et Philippe Garrel qui appartiennent de peu à la même génération que Jacques Doillon et Benoît Jaquot, et Christophe Honoré qui a été largement influencé par leurs films respectifs, mais qui peut aussi citer dans Les Bien-aimés l’auteur de Les Nuits de la pleine lune (1984) (puisqu’il y est question de perdre la raison quand on a deux maisons) incarneraient aujourd’hui le désir de ce romanesque après lequel court le cinéma français. Sauf que cela ne fonctionne pas (Christophe Honoré) ou plus (André Téchiné), ou alors in extremis (Philippe Garrel). La sortie conjointe des films de ces trois cinéastes permettra de comprendre davantage un relatif essoufflement actuel d’un désir cinématographique que pourraient malgré tout contrecarrer l’accomplissement des promesses de Mia Hansen-Love ou bien le retour aux affaires d’Arnaud Desplechin.  

 

1/ Les Bien-aimés de Christophe Honoré :

frivolité et fidélité, même combat ?

 

Après l’escapade brouillonne et inconséquente mais sympathique représenté par Homme au bain (2010) avec le fascinant François Sagat comme corps fétiche transfuge du cinéma pornographique, un film en sorte de pause délibérément mineure dans l’œuvre de ce réalisateur (cf. Des nouvelles du front cinématographique (35) : panorama non exhaustif des films de la rentrée 2010), un pas de plus était franchi concernant une prolixité (un film par an depuis cinq ans) courant toujours plus le risque de la frivolité et de la « moyennisation » (la multiplicité des titres se neutralisant les uns les autres dans une sorte de milieu guère homothétique avec les excès romanesques désirés). Christophe Honoré propose aujourd’hui la synthèse la plus ambitieuse de ses tentations cinématographiques, son film le plus romanesque. Les Bien-aimés est un film qui aurait pu effectivement être signé par André Téchiné, et qui ressemble à son film Les Chansons d’amour (2007) multiplié par son autre film Non ma fille, tu n’iras pas danser (2009). Entre le souvenir de Jacques Demy et celui de François Truffaut, entre un clin d’œil à La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas et un autre via Oscar Wilde au groupe anglais The Smiths, Christophe Honoré ne veut pas trancher et cherche à tout tenir, tout obtenir pendant 135 minutes. Autrement dit un romanesque « en-chanté » qui balaierait quarante ans de la vie d’une mère et d’une fille qui ne sont autres que Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni. André Téchiné avait déjà convoqué les deux actrices dans Ma saison préférée (1993, le premier rôle de la fille de Catherine Deneuve), et Philippe Garrel avait fait de même avec la première dans Le Vent de la nuit (1999), mais sans s’appuyer à ce point comme le fait Christophe Honoré sur la question de la filiation réelle unissant les deux actrices (même Arnaud Desplechin avait botté en touche dans Un conte de Noël en 2008 qui les réunissait aussi, mais c’est parce que la question de la filiation est chez lui surdéterminée par le triple motif chirurgical de la greffe, juridique de l’adoption, et mythologique du conte). On voit bien que c’est un rêve de cinéphile à la fois post-adolescent et généreux que voudrait accomplir l’auteur du film Les Bien-aimés quand il demande à Catherine Deneuve de chanter les chansons de son personnage (ce que lui refusait Jacques Demy à l’époque des Parapluies de Cherbourg en 1964, des Demoiselles de Rochefort en 1967, et de Peau d’âne en 1970), et quand il fait jouer à Chiara Mastroianni une femme amoureuse d’un homme atteint du SIDA dans la suite tragique et plus mature de son personnage de N’oublie pas que tu vas mourir (1995) de Xavier Beauvois. Les chaussures sixties de l’ouverture viennent évidemment de Baisers volés (1968) de François Truffaut, et le film commence l’année de la réalisation des Parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy. L’amant tchécoslovaque quand il a vieilli est interprété par l’excellent Milos Forman (semblable au gros chat du Cheshire), et son nom est Passer à l’instar d’Ivan Passer, le réalisateur qui fut aussi son assistant. La cinéphilie est une (pelote de fil en forme de) madeleine, et c’est bien pourquoi le prénom du personnage de Ludivine Sagnier/Catherine Deneuve est bien sûr Madeleine. Sinon, Christophe Honoré continue d’entretenir sa petite troupe de jeunes acteurs complices (Ludivine Sagnier, Chiara Mastroianni et Louis Garrel, le fils de Philippe Garrel que l’on retrouve dans Un été brûlant) tout en sollicitant d’augustes anciens (Catherine Deneuve, Milos Forman et même pour la première fois Michel Delpech faisant ainsi le lien avec l’univers des chansons populaires) qui perpétuent son autre goût pour les corps glorieux riches du passé (par exemple Marie-France Pisier récemment disparue qui jouait dans le film Dans Paris en 2006 et à qui Les Biens aimés est d’ailleurs dédié). Concernant le principe des chansons qui induisent une sorte de dialogue stylisé et indirect, telles les phylactères des bandes dessinées, Les Bien-aimés ne fait pas bouger les lignes établies par Les Chansons d’amour puisqu’il reproduit le désir d’une moindre stylisation dans la formalisation du passage en-chanté (par exemple grâce aux couleurs du décor). Mais ce faisant, les moments chantés apparaissent avec moins de nécessité formelle (parfois même, les bouches ne s’ouvrent pas, les faux-raccords sont nombreux, et les personnages sont filmés de dos) : la volonté de réalisme neutralise du coup la stylisation, les chansons passent et ne s’accrochent pas, n’accrochent pas : on ne s’en souvient tout bonnement pas. Symptôme d’une superficialité ou d’une frivolité, celle d’un cinéaste brillant qui ne saurait pas faire autre chose ? Le romanesque ne peut pourtant se suffire du brillant des sentiments, car il a besoin de l’opaque des affections et l’obscur des affects pour atteindre toute sa puissance.



Les Bien-aimés est un film dont l’élan romanesque se veut ample, dans le temps (1964 à 2007) mais aussi, après Non ma fille, tu n’iras pas danser partagé entre Paris et la Bretagne et Homme au bain divisé entre Aubervilliers et New York, dans l’espace (Paris est au centre d’une carte s’étendant ici via Reims jusqu’à Prague à l’est, Londres au nord et Montréal à l’ouest). Il repose également, à la suite des deux précédents films, sur une dynamique narrative dichotomique qui propose moins une césure originale (comme le conte traditionnel breton dans Non ma fille, tu n’iras pas danser) ou un écartement (comme les matériaux filmiques hétérogènes de Homme au bain) que l’idée d’une reprise différenciée. Le film Les Bien-aimés ne raconte pas autre chose que cela, et les référents historiques qu’il se donne (les chars soviétiques à Prague au printemps 1968, les attentats du 11 septembre 2001 ayant fait dévier l’avion de Véra en direction de Montréal) n’ont pas d’autre fonction que de dynamiser seulement et servilement la narration en illustrant le malheur des personnages (comme l’explosion de l’usine AZF le 21 septembre 2001 à Toulouse pour 17 fois Cécile Cassard en 2002), sans être l’objet d’investissement pour eux-mêmes (comme l’était Hiroshima dans le premier long métrage d’Alain Resnais et tant de tragédies historiques chez Jean-Luc Godard). La grande histoire finit privatisée par la petite histoire des personnages, et cette privatisation exprime le degré d’apolitisme d’un geste cinématographique qui, sur ce plan-là, se sépare de celui de Philippe Garrel. Le plus important pour Christophe Honoré : ce qu’a vécu la mère (« les intermittences du cœur » comme l’aurait dit Marcel Proust) sera donc revécu par la fille – « telle fille telle mère » pour reprendre une chanson pop du complice du réalisateur, le compositeur Alex Beaupain. Mais ce schéma reproducteur vise moins la fixité fatale des répétitions destinales qu’il autorise l’idée de variation à partir de laquelle Chiara Mastroianni peut marcher dans les pas de sa mère tout en cheminant le long d’une voie « actorale » (d’une « voix » pourrait-on dire, puisque les deux femmes ici poussent et échangent la chansonnette) qui lui serait propre. Ce qui change : la norme hétérosexuelle dominant les années 1960 a été remplacée par une plus grande mobilité ou fluidité dans les identités sexuelles (Véra peut être amoureuse d’un homosexuel, et ce dernier peut très bien admettre aimer cette femme en retour sans pour autant rien céder sur son homosexualité). Ce qui demeure : un même désir de conjuguer frivolité sexuelle et fidélité sentimentale, de vivre intensément l’instant tout en étant porté par le temps long et lourd des histoires sédimentées (ce qui finit par faire du personnage un peu superficiel de Louis Garrel, un beau personnage dépressif, digne du Jean-Pierre Léaud tardif des années 1970, incarnant un peu malgré lui le souvenir de la fille défunte de Madeleine).
 
La voilà donc, l’utopie chère à Christophe Honoré, celle qu’il essaie de suivre dans ses derniers longs métrages et qui lui glisse entre les doigts : comment vivre sa vie entre esthétique et éthique, frivolité et fidélité, plaisirs et promesses, et ce sans être déchiré par ce qui relève habituellement du clivage ou de la contradiction ? Comment, entre la frivolité et la fidélité, faire pour ne pas choisir ? Ou comment faire pour choisir les deux ? L’instable composition de la frivolité et de la fidélité devrait permettre ainsi à Christophe Honoré de combiner l’hommage cinéphile (fidélité) et le ludisme postmoderne des références (frivolité). Sauf que le second terme l’emporte constamment sur le premier en déséquilibrant la composition générale. Il faut par exemple faire résonner le mélancolique Missing du groupe techno-pop Everything But The Girl pour que la mort de Véra émeuve. Mais c’est une béquille, une coquetterie, une afféterie de trop. Son décès ne permet hélas pas d’embrayer sur une grande question qui resterait à traiter dans un autre film : la prudence (celle de son amant étasunien sidaïque) qui diffère la déclaration amoureuse et l’imprudence (celle du même homme ainsi que de Véra qui coucheront ensemble) qui met un terme au différé du rapport sexuel en faisant déboucher l’amour sur la mort. L’ambivalence philosophique de la pharmacie (dans la fameuse analyse de Jacques Derrida, La Pharmacie de Platon, rappelant que le terme signifie à sa racine autant remède que poison) trouvant à se prolonger dans la prudence aristotélicienne (la « phronésis ») affectée par son envers, son contraire, son antithèse, l’imprudence : voilà un objet qui serait digne des plus grands films, mais Christophe Honoré a préféré caresser du doigt cette idée plutôt que de sérieusement l’empoigner. La vitrine aux belles chaussures chatoie, le personnel affecté à la vente est certes charmant. Mais on aurait aimé que l’art des surfaces suscite de vertigineux glissements (comme on l’a vu avec le dernier film de Pedro Almodovar, La Piel que habito), et non se satisfasse de virtuoses glissades qui, au nom de notre nécessaire condition de résilients ou de survivants, ne sont au fond que de précieux et frivoles évitements.
 

2/ Impardonnables d’André Téchiné :

le sursaut vitaliste du pardon

 

Depuis l’apothéose que représente dans sa carrière Loin en 2001, la décennie 2000 aura signifié pour André Téchiné, âgé de 68 ans, l’entrée dans l’âge non pas de la sérénité mais des doutes et des incertitudes. Non pas qu’aucun bon film n’ait été par lui réalisé durant cette période (Les Egarés et Les Témoins déjà cités, mais aussi La Fille du RER en 2009), mais le violent coup de bourre que fut Les Temps qui changent en 2004, échouant à renouveler le vieux couple mythique du cinéma français moderne (Catherine Deneuve et Gérard Depardieu), ne paraît pas avoir été définitivement dépassé. Il manque aux derniers films du cinéaste une nécessité et un tranchant, soit une passion romanesque alors sans égal et qui faisait tout le prix des films réalisés durant la première moitié des années 1990 (J’embrasse pas en 1991, puis dans l’ordre Ma saison préférée, Les Roseaux sauvages, Les Voleurs, magnifique passe de quatre films, le sommet de l’œuvre). C’est moins la facilité ou la frivolité qui menacent le cinéma d’André Téchiné comme c’est le cas avec Christophe Honoré, que l’essoufflement de la veine romanesque ou la difficulté de son renouvellement à une époque du cinéma français qui actuellement n’apprécierait le cinéma d’auteur (par exemple celui de Jacques Audiard avec Un prophète en 2009) que surtout frotté au cinéma hollywoodien ou à l’œcuménisme humaniste (par exemple Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois en 2010). Si le cinéaste privilégie évidemment pour ses personnages une bougeotte témoignant, via tant de véhicules objectifs (mobylettes, camion et vélo dans Loin, rollers dans La Fille du RER, bateaux à moteur ici) et d’affections fébriles débordant leur énonciation sous la forme sentimentale (André Téchiné l’est d’ailleurs beaucoup moins que Christophe Honoré, un héritier parmi d’autres du premier), c’est une forme de piétinement dont son cinéma semblerait victime depuis dix ans, et que seuls pourraient conjurer l’histoire proche (les débuts du SIDA dans Les Témoins) ou le fait divers récent (l’affaire Marie Léonie dans La Fille du RER). L’adaptation du roman éponyme de Philippe Djian a-t-elle autorisé le renforcement de la veine romanesque ou bien sa gélification sous formes de clichés ? La gélification risque d’ailleurs de se fondre ici dans une vitrification de circonstance que soutiendrait formellement l’image récurrente des canaux vénitiens traversés d’embarcations diverses et de vaporettos, et qui n’aurait rien à ajouter ou retrancher aux belles vitrines consacrées dans Les Bien-aimés aux passages de témoins générationnels. Il est également souvent question de conflits de générations dans les films d’André Téchiné, et le film Impardonnables n’échappe pas à la règle de cet auteur. Un écrivain de « polars néo-gothiques » prénommé Francis et interprété par André Dussollier se rend à Venise pour trouver la plénitude nécessaire à la rédaction de son nouveau livre. Il tombe, à cette occasion, amoureux de la femme, Judith incarnée par Carole Bouquet, qui est chargée de lui trouver sur place un petit pied-à-terre provisoire. La tension relative à la panne d’inspiration que l’écrivain espère tout aussi provisoire que son passage à Venise nourrit alors une double obsession : qu’est devenue sa fille jouée par Mélanie Laurent qui avait rejoint son père à Venise ? La nouvelle compagne du héros, dont on sait qu’elle eut une vie sexuelle particulièrement intense et diversifiée, le tromperait-il ? Ces deux sources de trouble vont-elles du point de vue du héros converger pour le pire ?  

 

André Téchiné sait toujours entrelacer de manière vive et virtuose un ballet de personnages auxquels on adjoindra une vieille maîtresse de Judith (Adriana Asti, l’actrice de Prima della rivoluzione de Bernardo Bertolucci en 1964 auquel rend explicitement hommage le cinéaste, ainsi que Le Mépris de Jean-Luc Godard en 1962 dont on retrouve aussi la trace dans Un été brûlant de Philippe Garrel partiellement tourné à Rome) qui possède une entreprise de détective privé, son fils Jérémie tout juste sorti de prison qui se passionne pour Judith qu’il est censé suivre au profit de Francis, ainsi qu’une comtesse et son fils désargenté et truand, Alvise dont est tombée amoureuse la fille de l’écrivain, tous personnages complétant un tableau pour le moins mouvant. La prostitution occasionnelle des femmes incomplètement incorporées à l’économie du salariat est aussi peu traitée dans Les Bien-aimés qu’ici le déclassement d’une aristocratie locale menacée par une nouvelle « classe de loisir » (Thorstein Veblen) bénéficiant de la mondialisation du capital, et qui tente de préserver le peu de richesses qu’il lui reste en basculant dans l’économie informelle. Dans les deux cas, c’est bien évidemment dommage. Pourtant, si le film de Christophe Honoré jouit d’une homogénéité d’ensemble, le film d’André Téchiné intéresse davantage, non pas dans son vague dessin général, mais dans la saillie de ses détails. Il y a par exemple une tension admirable entre une dynamique dévolue à un régime de la surface qui permet ainsi l’articulation esthétique entre des mouvements natatoires (les baignades qui sont récurrentes chez le cinéaste), travellings latéraux et multiplicité des vitres et autres vitrines, et des ruptures ou des coupes fonctionnant comme des symptômes désignant l’irruption irrationnelle de l’affect. Tantôt les plans déroulent des surfaces qui coulent les unes sur les autres sans anicroche ni heurt et qui accompagnent l’expression sentimentale des personnages ; tantôt elles viennent buter les unes sur les autres et leur entrechoc désigne la ligne inconsciente et invisible de l’affect. Ce double régime détermine un film bien moins « clean », plus âpre et accidenté que celui réalisé par Christophe Honoré, ce dernier étant peut-être plus régulier, mais au bout du compte plus plat en comparaison. Ce qui intéresse dans Impardonnables appartient moins aux lignes visibles tirées par des personnages suivant leur pente, qu’aux lignes invisibles qui circonscrivent l’espace opaque du symptôme, de l’affect opaque qui se confond chez André Téchiné (qui retrouve via François Truffaut Jean Renoir quand Christophe Honoré se suffit de l’auteur de Baisers volés : cf. Des nouvelles du front cinématographique (44) : Lang et Renoir, à l'épreuve de la guerre et de l'exil hollywoodien) à la vraie, noire et terrible pulsion. Il faut suivre la ligne étrange et un peu effrayante qui montre Judith saigner imprévisiblement du nez (on se souvient du nez cassé sur la vitre invisible du film Les Temps qui changent ou les évanouissements répétitifs du héros de Alice et Martin en 1998). Et cela trois fois, la première en compagnie de son mari, la deuxième en compagnie du garçon mandaté par l’écrivain pour la suivre et avec qui elle aura un rapport sexuel, la troisième fois où, seule, elle constate enfin qu’elle ne saigne plus. Aucune explication, seulement la ponctuation inconsciente du symptôme qui plonge dans la pulsion quand un même fondu au blanc unit formellement le premier saignement de nez de Judith et la tentative de suicide de Jérémie, le corps évanoui dans sa blanche baignoire remplie du sang s’écoulant de ses veines tranchées. D’autres séquences entretiennent des reflets troublants entre les surfaces déroulées par les travellings latéraux et les subtils zooms valant comme autant de recadrages effectués par Julien Hirsch. Le meurtre du chien adopté par Jérémie, perpétré par l’homosexuel qu’il avait balancé à la flotte et dont est témoin Francis trouve à se prolonger dans la séquence de l’enterrement de la mère de cet ange pasolinien, cette fois-ci frappé par le héros au nom du comportement supposé fautif de ce « fils prodigue ». Enfin, Alvise en prison que Judith vient visiter occupe structuralement la même position occupée au début du film par Jérémie quand sa mère vient le voir : le sous-prolétaire pasolinien et l’aristocrate déclassé viscontien seraient le double l’un de l’autre. C’est par conséquent toute une série de déplacements qui relèvent moins des glissades affectées du film de Christophe Honoré que d’une logique de glissements qui s’opposent ou contredisent l’alignement général des surfaces.

 

Dans ses grandes lignes, Impardonnables n’intéresse guère, avec au centre cette idée un peu plate que la double hantise du héros (André Dussollier en écrivain vieillissant qui conserve de beaux restes n’est pas très convaincant par ailleurs) concernant sa fille et son épouse ne lui servirait au fond qu’à débloquer son inspiration et nourrir son futur roman facilement intitulé Gens de passage (l’écriture du roman dans Les Témoins était bien moins assujettie à cette petite psychologie effectivement digne de l’univers romanesque de Philippe Djian). En revanche, dans ses lignes intermédiaires ou intervallaires, le film d’André Téchiné arrive à passionner, parce qu’il se saisit d’une grande question (le pardon) à laquelle il répond avec la même sagesse qu’un Jacques Derrida (c’est pourquoi le pardon est possible-impossible, et qu’on ne peut pardonner qu’aux impardonnables : « Si l'on ne pardonnait que le pardonnable, il n'y aurait pas de pardon. C'est l'impardonnable qui appelle le pardon » – cf. Foi et savoir, suivie de Le Siècle et le pardon, éd. Seuil, 2000, p. 108). La violence du héros sur Jérémie ou de la fille sur l’écrivain (voir l’extraordinaire séquence où la fille refait surface en envoyant à son père angoissé par son absence injustifiée un DVD contenant l’enregistrement d’un rapport sexuel qu’elle a eu avec l’honni Alvise) ne débouche jamais sur le ressentiment obsédant ou l’idée obstinée de faute imprescriptible. Jérémie quittant Venise salue l’écrivain, et cet adieu simple et retenu sublime le ratage d’une tentative d’adoption qui hante le reste de l’œuvre d’André Téchiné (par exemple Les Voleurs). La bêtise des personnages, voire leur médiocrité, n’empêche jamais que c’est, comme toujours chez ce cinéaste, une même pulsion de vie qui entraîne les personnages loin de tout psychologisme (on apprend à la toute fin du film que la fille du héros suit une cure de désintoxication) ou toute sentimentalité (Judith lâche du bout des lèvres le « oui » final répondant au désir de départ du héros et sur lequel se clôt par un rapide fondu au noir, sans autre forme d’explication, le film). C’est comme si l’obscure dynamique de la pulsion de vie dont le cinéaste traque subtilement les symptômes divers (citons encore ce plan montrant le héros observé au loin une nuée de frelons) instruisait la forme symbolique finale du pardon autorisant ainsi le rachat symbolique de ces personnages impardonnables (notamment parce qu’ils relèvent aussi des clichés de Philippe Djian).

 

3/ Un été brûlant de Philippe Garrel :

l'éthique, en amour et en révolution, de la fidélité

 

Le retour à la couleur, douze ans après Le Vent de la nuit (1999) et une passe de trois films en noir et blanc (Sauvage innocence en 2001, Les Amants réguliers en 2005, La Frontière de l'aube en 2008), repose dans Un été brûlant sur une palette minimale composé d'un bleu nuit autour duquel flottent quelques gris métalliques, verts éteints et mauves foncés. Cette palette aide ainsi à retenir rigoureusement tout ce que l'image organique du chef opérateur Willy Kurant aurait pu accueillir d'éclats solaires quand on sait que le film a été essentiellement tourné à Rome. « Trop de couleur distrait le spectateur » disait Jacques Tati, et Philippe Garrel aura bien-heureusement retenu la leçon de retenue du maître. Le tournage d'une bonne partie de son vingt-deuxième long métrage de fiction dans la capitale italienne détermine très probablement, ici comme dans Le Vent de la nuit, l'usage de la pellicule couleur. Ainsi que le fait que le héros, prénommé Frédéric et interprété par Louis Garrel (pour la troisième fois consécutive dans les films de son père), incarne un peintre à l'instar de celui du Coeur fantôme (1996), autre film en couleur dont le protagoniste était joué par Luis Rego. Le spectre de l'ami défunt, le peintre Frédéric Pardo décédé en 2005, qui hantait déjà Les Amants réguliers (2005), hante également Un été brûlant, comme Le Vent de la nuit abritait pour une ultime rencontre la présence d'un autre ami peintre disparu en 2003, Daniel Pommereulle. Mais, alors qu'on attendait de Rome une atmosphère chaude, c'est un champ de ruines que Philippe Garrel aura trouvé. Ruines de relations amoureuses en phase de délitement (on pense à Michelangelo Antonioni), ruines d'un cinéma dont les vestiges renseignent sur une gloire passée (on songe, comme dans Impardonnables d'André Téchiné, au film Le Mépris en 1962 de Jean-Luc Godard). Le retour, après la solitude quasi-autistique de la période expérimentale des années 1970, au récit amorcé par L'Enfant secret en 1979, ainsi que le virage plus romanesque établi avec Les Baisers de secours en 1989 (coécrit avec le romancier Marc Cholodenko, depuis de toutes les dernières aventures cinématographiques de Philippe Garrel) sembleraient aboutir à une situation d'épuisement et de désolation qui ont pour partie expliqué le peu d'intérêt que le film a soulevé lors de sa présentation à la dernière Mostra de Venise.

 

Quoi qu'il arrive, c'est toujours le désert que filme incessamment le cinéaste sysiphéen, le désert politique qui a envahi Paris après Mai 68 (Les Amants réguliers), le désert berlusconien qui a envahi Cinecitta aujourd'hui, le désert qui ne cesse de croître comme l'aurait dit Friedrich Nietzsche et que l'artiste n'a même plus besoin d'aller chercher au Maroc comme dans Le Lit de la Vierge (1969) ou en Islande comme dans La Cicatrice intérieure (1971). Philippe Garrel est un cinéaste « dépeupleur » pour citer le néologisme de Samuel Beckett, pour qui le peuple endormi est la condition objective de la progression du désert politique. Guettant dans son nouveau film, après les cendres révolutionnaires de Mai 68, les signes de son réveil historique (de sa résurrection), quelque part entre la Gare du nord et les faubourgs de Rome, le cinéaste ne trouverait rien d'autre qu'une arrestation de sans-papiers par la police de Sarkozy, et la vente isolée et infructueuse du journal de l'organisation anarcho-syndicaliste CNT. « Demandez l'insurrection ! » clame l'ami de Frédéric, Paul (Jérôme Robart, déjà croisé dans La Frontière de l'aube), dans un marché fréquenté où personne ne lui répond. Personne ne semblerait en vouloir de l'insurrection, qu'il s'agisse du journal militant en particulier ou de la révolution en général. Le désert politique croît, et il est froid parce que les braises de la révolution ont refroidi. Le désert, c'est ce bleu (Le Bleu des origines pour citer un autre film du cinéaste tourné pendant sa période underground en 1979 serait ainsi devenu le bleu des fins) qui colore un film ramassé dans quelques lieux quelconques (un appartement romain avec terrasse et piscine, deux rues parisiennes, un chemin de campagne), et dont l'inépuisable mélancolie refuse les joies des tonalités franches ou primaires (pas de jaune, un rouge furtif et puis c'est tout). Pourtant, et c'est cela qui intéresse fondamentalement Philippe Garrel, crèvent des palpitations intempestives, surviennent des crépitements inattendus manifestant ici et là des feux épars qui brûlent encore. Là, le romanesque se manifeste encore, comme mode de saisie d'affects survenant dans l'entre-exposition des sujets affectés, par-delà toute sentimentalité. Ce sont peut-être des fusées de détresse indiquant des fièvres qui tantôt rongent le coeur des amoureux endeuillés (Frédéric), tantôt soulèvent celui des révolutionnaires pas encore désenchantés (Paul). Dans les deux cas, c'est la question éminemment romanesque de la fidélité qui se pose : comment rester fidèle à ce qui n'est plus mais pourrait reparaître (la révolution pour Paul) ? Ou bien à ce qui se meurt de manière toujours plus irrémissible (l'amour pour Frédéric) ? Le suicide (motif récurrent de l'oeuvre garrelienne) pour l'un trouvera sa réponse compensatoire dans la survie de l'autre. C'est donc la troisième fois que le personnage interprété par le propre fils du cinéaste se suicide. Et celui de Un été brûlant ouvre le film, quand les deux précédents venaient seulement les clore. Mais cette fois-ci, c'est avec Paul sortant de l'église où un hommage religieux est adressé au défunt Frédéric que le film se termine. La vie l'aura ici, certes momentanément, emporté, préservant ainsi d'autres feux : la résurrection d'un amour incarné par un enfant ou la perpétuation de l'idéal révolutionnaire.

 

La vie dans le cinéma de Philippe Garrel, ce peuvent être des sourires et ce peuvent être des larmes. Un sourire partagé, et c'est La Naissance de l'amour (pour reprendre le titre d'un film de Philippe Garrel de 1993). Des larmes silencieuses, et c'est le sang transparent qui roule sur les joues et s'écoule d'une invisible Cicatrice intérieure (pour citer un autre film du cinéaste). S'il est relativement facile d'être attentif aux moments où l'amour survient (un « événement » dirait Alain Badiou) et lorsqu'il se défait (un « désastre obscur » dirait le même philosophe), c'est l'intervalle entre la naissance et la mort qui demeure nébuleux. Un couple agonise et meurt : celui du peintre Frédéric et de l'actrice italienne Angèle (Monica Bellucci). Un autre émerge et survit au naufrage du couple ami : celui de l'acteur Paul et d'Elisabeth (Céline Sallette, à nouveau émouvante dans la foulée de L'Apollonide (souvenirs de la maison close) de Bertrand Bonello récemment sorti : Des nouvelles du front cinématographique (61) : L'Apollonide de Bertrand Bonello). Le suicide sanctionne la déroute amoureuse : c'est l'accident de voiture nocturne de Frédéric. La naissance (épiphanique – un enfant comme toujours chez Philippe Garrel) sublime la résistance des amants plus forts que la mort (et que les tentatives de suicide d'Elisabeth). On a parlé de fusées, ce sont parfois des symptômes d'un mal-être innommable venant crever à la surface : une écharde dans le pied de Frédéric retirée par Angèle, une crise de nerfs de la seconde quand elle aperçoit un rat dans un placard, une déambulation nocturne d'Elisabeth qui s'ignorait somnambulique. Ce sont aussi d'étranges silences, des mots étouffés, des sourires dont on ignore l'origine et la destination, des regards dans le vague, des paroles incompréhensibles, des gestes singuliers. Autant de « tropismes » aurait dit Nathalie Sarraute afin de rendre compte sous la croûte épaisse de la communication verbale d'autres formes d'échanges plus retorses et subtiles. Comme autant de ponctuations qui sont des signes relayant également l'expression nébuleuse d'un étoilement ou d'une constellation : celle des amis, celle des amants, avec cette communication, (non)verbale et gestuelle qui n'appartient qu'à eux (cf. Des nouvelles du front cinématographique (29) : Les Moissons du ciel de Terrence Malick).

 

Chez Philippe Garrel, les gens viennent et s'en vont, reviennent et repartent. Il y a une véritable volatilité des corps, à laquelle rend grâce le cinéaste par le truchement d'un filmage infiniment doux et amical, et qui ne signifie en aucune façon la frivolité des sentiments à laquelle cède trop volontiers Christophe Honoré. C'est que l'espace des amis et des amants est fondamentalement ouvert et intervallaire, sans clôture ni finition : c'est l'espace fragmentaire et infini, infiniment renouvelable, propice au désir communautaire. D'où chez Philippe Garrel la présence gazeuse de plans qui ne s'enchaînent jamais selon les injonctions narratives d'un récit autoritaire. Nous aurions plutôt affaire à des constellations libertaires de séquences se déployant d'abord pour elles-mêmes. L'esprit libertaire et communautaire du cinéaste engage évidemment un refus politique tout autant qu'esthétique de toute forme d'autoritarisme et de police. Les plans vivent leur vie comme les personnages, toujours accueillants dans le cinéma profondément hospitalier de Philippe Garrel (même si l'hospitalité n'empêche pas toujours la menace clinique de l'hôpital : cf. l'internée de La Frontière de l'aube inspirée du personnage suicidée de Jean Seberg). Et la communauté des célibataires désoeuvrés qu'il aime mettre en scène à chaque film, et qu'une séquence de danse exprime au plus haut point comme dans Sauvage innocence et Les Amants réguliers (si une chanson pop des Dirty Pretty Things s'est substituée à This Time Tomorrow des Kinks dans le film de 2005, un même acteur passe comme un ange entre les deux films : Nicolas Maury), induit en conséquence un relâchement du maillage narratif (au contraire de la police sarkozyste) émancipant des images qui, comme le dirait le critique Jun Fujita, « refusent de travailler ». A la place d'étranges signes cryptiques donc, des effusions (comme dans La Maman et la putain en 1973 de l'ami Jean Eustache suicidé en 1981) ou des crises comme on l'a déjà vu (c'est encore celle d'Angèle sur le tournage un peu viscontien du film de son amant après la séparation d'avec Frédéric, et réclamant qu'on cesse de la regarder comme si elle savait intuitivement que son ancien amant traînait dans les parages), des visages qui coulent (par exemple sur la musique free jazz d'Archie Shepp) comme si un feu les brûlait par en-dessous, et puis l'infiniment bouleversante et énigmatique communication des amis et des amants.

 

Le format « scope », largement mobilisé par le cinéma dont les visées sont romanesques, participe ici à inscrire dans le même espace filmique deux visages glissant d'une relation d'accord à une situation de désaccordement. « Moins ensemble que côte à côte » comme le dit Frédéric : les personnages garreliens demeurent des « enfants désaccordés » (pour reprendre le titre du permier court-métrage du cinéaste réalisé en 1964). Ainsi, quand ce dernier pleure, il prend la main d'Angèle pour s'essuyer le visage, quand de son côté elle pose brutalement sa main sur son visage comme pour lui déformer les traits. Les amants parlent la souffrance de leur amour, et c'est presque incompréhensible, sauf pour ceux qui aiment. Frédéric embrasse à plusieurs reprises Paul alors qu'ils tombent par hasard l'un sur l'autre à Paris, la nuit même de son accident, et la répétition de ses gestes pèse comme s'il ne fallait jamais les oublier. Sur son lit de mort, Frédéric souffle une ultime parole à son ami qui l'emportera avec lui, sans jamais pour le spectateur pouvoir en percer le secret. Il ne s'agit plus, comme dans La Frontière de l'aube scandaleusement boudé lors de sa présentation cannoise d'il y a trois ans, de faire du suicide le lieu commun des amants tragiques qui, s'il s'étaient ratés dans la vie, ne se rateraient plus dans la mort. Dorénavant, le suicide retrouve une ambivalence permettant de composer ensemble une douleur (la disparition des uns devient pour les autres qui restent une nouvelle « cicatrice intérieure ») et une joie (l'éthique garrelienne de la fidélité ne s'en trouvera que renforcée). Certes, l'amour est une affection dont le pouvoir d'affliction et de destruction est plus fort que les puissances sentimentales et curatives dont dispose l'amitié. Mais l'amour qui tue ne meurtrit peut-être pas ceux qui tiennent à la vie parce que s'y trouve l'espoir révolutionnaire de lendemains chantants. Le plan-séquence de la vente militante sera moqué par les cyniques serviles envers la domination. En tous les cas, il renseigne sur cette protection dont l'acteur de second plan a pu disposer pour rester en vie quand le peintre de premier plan ne pourra jamais se remettre du terrible désamour dont il a été la victime. La révolution n'aura donc pas fait que des victimes : la preuve, c'est le survivant qui peut raconter en voix-off (pour la première fois chez Philippe Garrel ?) le défunt et non l'inverse. Et si le romanesque tient dans ces quelques ponctuations d'une voix insituable disant de la manière la plus ramassée et la plus douce la vie passée de l'ami trépassé, il affirme que ce passé, ne passant pas comme chez William Faulkner, est ce temps sauvé de l'oubli comme l'est le temps de la révolution. La croyance en la révolution aura même sauvé la vie de l'ami fidèle et l'existence des amoureux sauvés du désamour par la naissance de l'enfant, cette vie pleine qui peut combler les vides les plus vertigineux (comme ceux éprouvés par Elisabeth).

 

La fidélité au milieu du champ de ruines, par exemple les gravats de Cinecitta : Un été brûlant consiste aussi en un véritable hommage au film de Jean-Luc Godard, Le Mépris. L'hommage à un cinéaste qui avait aussi réalisé en 1969 un court métrage intitulé L'Amour pour le film collectif La Contestation, et dont l'argument voulait déjà faire tenir les jeux de l'amour et de la révolution sur une terrasse romaine, est plus conséquent que celui de Impardonnables d'André Téchiné sorti récemment. Parce qu'il est celui du disciple envers un maître reconnu dont il s'inspire quand il tourne à Rome une histoire tournée en « scope » de désamour qui fraie dans ces parages que sont les tournages de cinéma, et qui finit dans un accident de voiture mortel (seules les couleurs primaires et solaires manquent). Le modèle godardien inspiré par un roman éponyme d'Alberto Moravia hantait déjà Le Vent de la nuit et Catherine Deneuve était la star avec laquelle le cinéaste jouait un jeu semblable à celui effectué par le maître avec Brigitte Bardot. Cette fois-ci, Philippe Garrel a sollicité Monica Bellucci, dont la sombre sensualité résonne avec l'actrice du Mépris. La matérialité d'un corps doublement alourdi (par le statut de star internationale comme par le poids des années) se retourne ici en pure grâce : c'est que le cinéaste saisit la star dans un état de tristesse et surtout de fatigue qui paradoxalement l'allège. L'aura de star évanoui s'accorde avec les ruines romantiques d'un art du cinéma perdu dans le désert de la société du spectacle : demeure une actrice à qui est offerte une escapade loin des clichés rebattus de la pute ou de la « madone », synonyme d'échappée belle à l'opposé des clichés dans lesquels les producteurs l'avaient enfermée. La fuite d'Angèle est donc parée de vertus allégoriques : elle est aussi celle d'une grande actrice qui trouve avec le rôle que lui a proposé Philippe Garrel l'occasion d'une renaissance. Le format « scope », en permettant d'inscrire dans le mêm cadre la frêle et peu connue Céline Sallettes et la star charnelle Monica Bellucci, autorise enfin à faire circuler et s'échanger la fragilité de l'une et l'assurance de l'autre, au bénéfice des deux dans une perspective égalitaire et démocratique accordée avec le motif communiste. En regard de l'actrice ici re-commencée, le plus jeune Louis Garrel gagne en pesanteur là où ses talents risquaient jusqu'à présent de l'entraîner sur la pente frivole et savonneuse d'une séduction inconséquente. Dans la foulée du film Les Bien-Aimés de Christophe Honoré, l'acteur progresse en densité, et il n'a jamais été aussi bon qu'ici, dans le rôle de l'amoureux dont la vie fichue ne sera sauvée ni par son art, ni par ses amis, ni par l'idéal révolutionnaire incarné par l'un d'entre eux. Par rapport à la question libertaire de l'« amour plural » ou de la « polyfidélité » qui revient dans le cinéma de Christophe Honoré (un réalisateur qui par ailleurs se pose explicitement comme un héritier du cinéma de Philippe Garrel et d'André Téchiné), la fidélité est pour ce dernier une obligation qui doit plus classiquement faire l'épreuve de l'unique, en même temps qu'elle s'applique à d'autres domaines que l'amour (par exemple la politique). La fidélité se comprend particulièrement ici dans la manière dont Philippe Garrel demande à son fils d'exprimer des intensités émotionnelles reliées sur le souvenir de ceux qu'il a vécues. Toute la dernière partie du cinéma de Philippe Garrel aura consisté dans l'héritage qu'un père transmet à son fils à une époque où l'amnésie crible de trous noirs l'officiel devoir de mémoire.

 

L'héritage se comprend enfin par rapport à la figure de Maurice Garrel, père du cinéaste et grand-père de l'acteur décédé en juin dernier. Le film était probablement terminé. La présence de l'acteur, à nouveau dans le rôle du grand-père du héros comme dans Les Amants réguliers, se voit chargée d'une puissance affective quasiment surréelle qui irise son rôle fictionnel. Nimbé d'une bien étrange aura, Maurice Garrel apparaît sous une lumière virginale à son petit-fils agonisant à l'hôpital et à qui il raconte un souvenir de guerre. La surdité réelle du vieil acteur manifesterait déjà un retrait, un ailleurs spectral. Le téléscopage entre la mort fictionnelle du grand-père de Frédéric et le décès réel du grand-père de l'acteur induit alors une « discordance des temps » (Ernst Bloch) selon laquelle le temps de la fiction apparaît rétrospectivement devoir précéder le temps de la réalité. Précession luciférienne : l'angélisme de Philippe Garrel se double d'un luciférisme au nom duquel le cinéma, définitivement l'art des fantômes, peut pré-voir les spectres dont toute l'existence des vivants sera marquée. Comme des « cicatrices intérieures » qui seraient la marque des morts sur les vivants exprimant un mandat symbolique particulier : l'obligation éthique de fidélité. La figure du grand-père dans Un été brûlant est alors à son petit-fils ce que la révolution est à son ami qui lui survivra en emportant avec lui son secret : l'objet transcendantal qui fait briller dans la nuit du réel le point de lumière imaginaire d'une vie autrement vivable, cela au nom des personnes passées (le grand-père des révolutions passées) et celles à venir (l'enfant de la révolution future). Une vie enfin vivable dans un autre monde possible qui, parce qu'il serait pur autant du fascisme (de l'Etat comme du capital) que du désamour (tous les deux identiques dans leur volonté partagée de néant), ne serait alors plus immonde.



L’étrange trajectoire de l'affect, tantôt débouchant dans l’infamie, tantôt sublimée dans le pardon tranquille, produit chez André Téchiné un romanesque qui se tient encore un peu parce que, a minima, il évite déjà de trébucher sur ses propres clichés. Ce romanesque, même claudiquant, même convalescent, vaut certes peut-être moins que, dans Un été brûlant de Phillipe Garrel, l’éthique de l’amitié et de l’espoir révolutionnaire quand défaille la communauté des amoureux et fait défaut le communisme. Mais elle vaut aussi infiniment mieux que les fictions de la résilience imaginées par Christophe Honoré qui satisfont ou rassurent davantage les lecteurs de Boris Cyrulnik que les amateurs d’un romanesque qui aurait choisi d’hésiter, plutôt qu’entre frivolité et fidélité, entre pardon et impardonnable comme chez André Téchiné. Ou bien qui aurait su tenir dans le même élan, malgré le dépeuplement et l'épuisement, réalité de la communauté des amis et des amants et possibilité de la révolution comme chez Philippe Garrel.

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1 novembre 2011 2 01 /11 /novembre /2011 00:00

Contre-réforme du financement de la sécu  

Le remède néolibéral : l’agonie à petit feu !

 

http://syndicaliste.phpnet.org/local/cache-vignettes/L120xH179/rubon132-e01bc.jpgLe projet de loi de financement de la sécurité sociale, discuté à la caisse nationale d’assurance maladie le 27 septembre dernier, n’échappe pas aux pressions financières du pacte Euro plus et de la « règle d’or » visant à constitutionnaliser le piège de la dette. Le gouvernement Fillon l’affirme sans ambages, en avouant que ce projet de loi s’inscrit pleinement dans son « programme de stabilité 2011-2014 prévoit le retour à un déficit public de 3 % en 2013 ». En gros, la diminution programmée des dépenses sociales doit servir à désendetter l’Etat.

 

S’il est évident qu’une baisse des salaires, et davantage encore une diminution de la part socialisée du salaire, pèsera sur le rôle de protection sociale que revêt la sécurité sociale en regard de la crise économique actuelle, l’idée avancée d’une taxation des mutuelles et autres complémentaires de santé n’aura pas d’autre conséquence que de peser sur les ménages et la consommation, accélérant ainsi la pente actuelle de la récession (l'idée de taxer les parcs d'attraction a été avancée, puis retirée pour "raison sociale" : on croit rêver !). Passant de 3.5 % à 7 % afin de dégager 1.1 milliard d'euros, la surimposition des complémentaires de santé va entraîner mécaniquement une hausse des coûts des mutuelles qui va frapper les salariés, déjà victimes des blocages des salaires et du déremboursement des médicaments. Une autre proposition, celle de taxer l’intéressement, la participation et l’épargne salariale (à hauteur de 6 à 8 %), ainsi que la suppression de l’abattement de la contribution sociale généralisée (CSG), vise à nouveau à taper dans les revenus des salariés, alors que le taux de cotisations sociales dites « patronales » n’a, s’agissant du financement des retraites, pas bougé depuis 1979 ! Si l’UD CGT 93 a par exemple raison de dire que « ces dispositifs constituent un élément de rémunération » (BIMI, n°788 du 22 octobre, p. 5), elle a tout aussi raison de demander à ce que ces mêmes dispositifs soient « soumis à cotisation sociale de manière à générer des droits pour les assurés sociaux, notamment sur les indemnités journalières, accident de travail et retraites » (idem). Peut-être même faudrait-il être plus clair, autrement dit être plus radical. En finir avec toutes les formes d’épargne salariale, de participation ou d’intéressement valorisées par le modèle gaulliste du capitalisme corporatif aujourd’hui vanté par Arnaud Montebourg (censé représenter la gauche du PS !), c’est privilégier le salaire dont la part socialisée assure à la classe des salariés à la fois une solidarité réelle. Le salaire socialisé représente également l’assurance de disposer d’un revenu collectif pesant plus fort dans le partage toujours plus inégal des richesses en faveur du capital (qui s’est engraissé de 10 points de PIB depuis 30 ans : soit 200 milliards d’euros qui manquent pour nos salaires, nos retraites et notre protection sociale).

 

La modification de l’assiette de la CSG proposée par le projet de loi de financement de la sécurité sociale va évidemment frapper davantage les salariés dont les revenus vont continuer à relativement baisser. On sait que les revenus d’activité (essentiellement salariaux) représentent 70 % de la CSG quand la part dévolu aux revenus du capital s’élève à peine à 10 % ! Le gel du point d’indice du traitement des fonctionnaires d’un côté, et de l’autre l’augmentation continuelle des prix à la consommation fabriquent conjointement une diminution relative de nos salaires, comme on ne l’avait jamais connu depuis la seconde guerre mondiale ! L’objectif fixé à hauteur de 2.8 % s’agissant des dépenses de l’assurance-maladie va forcément entraîner la réduction des capacités de nos services publics. Ce faisant, certaines administrations publiques, serrées par les tours de vis de la RGPP, vont devoir contracter des prêts à taux d’intérêt variable sur les marchés financiers afin de pouvoir financer leur fonctionnement. Au risque d’un endettement insoutenable sur lequel spéculeront banques, fonds de pension et autres assurances privées, comme cela est aujourd’hui le cas pour les dettes souveraines de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal, de l’Italie et de l’Irlande.

 

Si diminuer les prix des produits de santé semble d’autant plus aller de soi en regard des dividendes exorbitants versés à l’actionnariat de l’industrie pharmaceutique, accroître le champ des déremboursements des médicaments au nom de la baisse du déficit de la sécurité sociale, c’est à nouveau considérer les raisons de ce déficit à partir d’un accroissement des dépenses alors qu’il faudrait commencer à envisager sérieusement les choses à partir de la réalité de la diminution systématique des recettes. C’est cette diminution, déterminée par le coup élevé des niches fiscales et par l’exonération des cotisations sociales pratiquée depuis vingt ans (30 milliards d’euros par an, la plupart du temps compensés par nos impôts : pour 2011, on notera un manque à gagner de 3 milliards d’euros), qui explique aussi le non-remplacement d’un fonctionnaire partant en retraite sur deux. On ne voit pas non plus en quoi la remise en cause de la convention collective nationale des agents travaillant pour l’assurance-maladie va arranger un problème causé par un partage inégal des richesses produites, sur lequel le patronat ne veut pas transiger, et qui arrange bien les affaires des assurances privées dont le seul fantasme est de se substituer (pour ceux qui peuvent raquer) à la protection sociale. On attend encore les dispositions réglementaires qui encadreraient les illégitimes dépassements d’honoraires de la médecine libérale. Et on souhaiterait enfin que la révision du mode de calcul des indemnités journalières (sur la base de 60 % du salaire net au lieu de 50 % du salaire brut), induisant automatiquement une baisse des indemnités journalières pour les salariés (surtout ceux des entreprises échappant à des accords de mensualisation), soit compris des salariés et de leurs syndicats comme la continuation par d’autres moyens d’une politique belliqueuse envers le salaire, et particulièrement le salaire socialisé. Censé rapporter 220 millions d’euros, ce dispositif induit un manque à gagner concernant les dépenses de santé de 40 euros pour les smicards et de 85 euros pour les cadres.

 

Et cette attaque n’a, au-delà d’intérêts strictement comptables, comme fondement idéologique que l’évidence nue de la lutte des classes ! Que l’on songe également à l’instauration, au nom de la « réforme de la carte judiciaire », d’un timbre fiscal à 35 euros pour toutes instances introduites devant les juridictions civiles et sociales, administratives et prud’homales (y compris en référé). La volonté gouvernementale de remettre en cause la gratuité de la procédure et de l’accès au juge (ce qui est d’ailleurs contraire à l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme), comme de réduire en particulier les contentieux liés au travail alors que les préjudices sont de la responsabilité de l’employeur, manifeste ultimement que le souci de l’intérêt général n’est que le masque vertueux pour l’entretien de quelques intérêts particuliers et bien compris par leurs bénéficiaires. Autrement dit les représentants du capital.

 

Dernière minute : le 28 octobre, les députés ont adopté à la majorité un amendement de Roselyne Bachelot demandant à ce que la revalorisation des prestations familiales (allocation familiales, logement, rentrée scolaire, accueil du jeune enfant, congé parental) soit repoussée du 01 janvier (date traditionnelle) au 01 avril prochain, en lieu et place du refus d'adopter l'amendement consistant à assujettir à la CSG le congé parental. L'économie de 130 millions d'euros se fait au détriment des salariés, encore une fois. Tout est décidément bon pour larder de coups de couteau ces cochons de salariés qui paient une facture salée pour un crédit (d'Etat) jamais demandé !



Payer plus pour moins de soins : il est évident que cette logique régressive est à l’œuvre dans toutes les contre-réformes néolibérales actuelles ! Surtout, moins de salaire, c’est moins de protection sociale, c’est un salariat fragilisé, ce sont donc des salariés moins forts pour résister et contre-attaquer face à la violence du capital !

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24 octobre 2011 1 24 /10 /octobre /2011 00:00

«Tout se fait donc au nom du peuple et pour le peuple ;

rien ne se fait directement par lui : 

il est la source sacrée de tous les pouvoirs,

mais il n'en exerce aucun »

(Cabanis)

 

http://caricature-politique.pixleen.com/public/illustration/.abstentionnisme-electoral_m.jpg0.1 La critique radicale du système électoral comme forme de trahison démocratique et de légitimation étatique est un acquis historique du mouvement libertaire. Et son actualité reste entière. Peut-être faudrait-il quand même s’interroger sur la manière de problématiser à nouveaux frais un principe d’orientation politique qui peut toujours se figer en pétition de principe automatique dénuée des débats nécessaires à son actualisation critique. Le fameux slogan de l’après-Mai 68, « Elections, pièges à cons », ramasse bien symboliquement le dévoiement de la notion de démocratie étouffée dans les rets du parlementarisme bourgeois. La démocratie formelle que proposent les institutions républicaines, c'est la reproduction de sa classe de professionnel-le-s du champ politique : les politicien-ne-s, quasiment jamais issu-e-s des classes populaires, et quasiment toujours en relation étroite et intéressée avec les propriétaires de capitaux. C'est en toute logique l’intouchable consécration de la propriété privée et de l’exploitation capitaliste qui en est le corrélat logique. Et c'est ce contre quoi nous, les communistes libertaires, précisément et à juste titre nous opposons. Parce que notre souci est l’institution d’une démocratie réelle, directe et radicale : la démocratie de tous les individus reconnus dans leur capacité égale et générique à définir une communauté d’intérêts en s’appropriant collectivement leur destin. Et parce que nous savons différencier le politique (rattaché à l’Etat comme socle consensuel au-delà duquel le débat ou l’action ne sont plus légitimes) de la politique (entendue comme rupture avec l’ordinaire capitalo-parlementaire) pour défendre la démocratie réelle contre la démocratie formelle que balisent les institutions bourgeoises et que privilégient les oligarchies politiciennes. C’est pourquoi l’égalité est le corollaire de la démocratie, parce que tout le monde est en capacité de décider et d’assumer des mandats et des responsabilités. Et c’est pourquoi aussi la démocratie est au sens fort du terme autonome, autogestionnaire ou anarchiste, parce qu’elle n’a pas d’autre fondement que l’ouvert de son propre processus perpétuellement recommencé. En ce sens, la démocratie réelle ne peut donc être que radicalement communiste et libertaire, radicalement anti-étatiste et anticapitaliste : radicalement égalitaire.

 

0.2 Les multiples instances étatiques et idéologiques de légitimation de l’existant ne l’entendent pas de cette oreille, et s’appuient pour leur part sur l’identité fallacieuse entre expressions populaires et institutions parlementaires afin d’assurer la reproduction de la domination. Plus sournoisement, les institutions républicaines et parlementaires visent l’encadrement de l’expression populaire pour s’en prévaloir et opérer le tour de passe-passe selon lequel la démocratie ne serait effective qu’en étant exprimée (et donc consacrée) par l’Etat. Adossé à la sphère de la nation, l’agir politique décliné et balisé à l’intérieur des cadres électoraux est alors la propriété exclusive des nationaux, les étranger-ère-s d'ici étant alors rejeté-e-s hors d’un espace public colonisé par l’ordre national-étatique, alors même qu’elles et ils travaillent et consomment ici, cotisent ici et paient ici des impôts. Les communistes libertaires ont donc raison de ne pas tolérer ces équations idéologiques qui préservent la division en classes antagonistes de la société. Comme ils et elles ont tout autant raison de refuser sa nationalisation au nom d’un introuvable intérêt général dont jouiraient seulement les citoyen-ne-s nationalisé-e-s, natif-ve-s et autres naturalisé-e-s. Mais les communistes libertaires doivent également composer avec le poids massif de la sphère étatique dont le travail d’inculcation idéologique (familiale, scolaire et médiatique notamment) accompagne et structure dans le sens du consensus apolitique l’existence des individus dès leur plus jeune âge. L’Etat a su établir sa légitimité en intégrant le principe électoral et le suffrage universel (tardif pour les femmes seulement institué à partir de 1944, et toujours exclusif pour des étranger-ère-s qui ne sont dès lors pas enclin-e-s à investir le champ politique) : hors l'Etat donc, point de salut démocratique ? Rien n’est moins sûr pourtant, surtout à une époque où l’abstention semble se développer de manière continue, rognant toujours plus symboliquement la légitimité institutionnelle du pouvoir étatique, sans pour autant induire que le fait abstentionniste se transforme mécaniquement en augmentation du nombre des militant-e-s des organisations politiques partisanes d’une rupture révolutionnaire et émancipatrice avec l’ordre républicain existant.

 

0.3 La progression de l’abstention (à laquelle on agrège souvent par défaut d’analyse d’ailleurs les votes blancs ou nuls alors que ces derniers relèvent a minima d’une expression – y compris négative – contenue à l’intérieur du cadre électoral), significative dans tous les scrutins de toutes les élections depuis le milieu des années 1980, serait normalement censée donner du grain à moudre aux partisan-e-s du refus du système étatico-parlementaire au nom d’une politique radicalement émancipatrice et démocratique. Or, la critique légitime des élections semble se reposer sur l’immuabilité de principes politiques qui font dès lors l'économie des transformations sociologiques affectant des classes populaires qui ne bénéficient plus depuis les années 1980 de la classe ouvrière comme classe d’identification politique. Pour le dire vite, le slogan « Elections, pièges à cons » ne suffit aujourd'hui plus, parce qu’il ne nous aide pas à comprendre pourquoi les classes populaires s’abstiennent de plus en plus de voter sans pour autant que cette abstention (davantage le fait des ouvrier-ère-s de gauche d'ailleurs, quand les ouvrier-ère-s de droite se mobilisent toujours autant en radicalisant même l'expression de leurs suffrages), soit soutenue par un rejet de l’existant étatico-capitaliste qui recouperait aussi un projet révolutionnaire, idéalement communiste et libertaire. S’interroger, avec les moyens de l’objectivation statistique et sociologique existants, sur les formes et les raisons de l’abstention, c’est repenser à nouveaux frais le contenu et la visée de notre combat antiétatique. C’est en conséquence s’approprier un champ d’intervention militante afin de recouper une réalité objective (la progression de l’abstention) avec l'orientation politique suivante : le refus des oligarchies et de la délégation de pouvoir au nom d’une idée radicale de la démocratie pour laquelle la puissance commune revenue entre les mains de toutes et touss n’appartiendrait dès lors plus à aucune oligarchie.

 

1/ La peau de chagrin électorale : les formes de l’abstention et ses raisons

 

http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/breves/2007/images/abstention-min.jpg1.1 L’abstention représente-t-elle un symptôme du déficit démocratique comme le disent les politologues et les sondologues (souvent les mêmes d’ailleurs) patentés par les médias ? Ou bien signifie-t-elle un déficit croissant de crédit accordé à un Etat qui s’identifierait du coup plus difficilement à la démocratie ? La violence inerte des structures sociales propre à la domination existante rend ainsi tout à la fois difficile mais aussi obligatoire de nous emparer, dans le sens politique que nous défendons, de la question de l’abstention parce que celle-ci regroupe une multitude de situations hétérogènes dont la diversité sociale rend difficile la lisibilité politique. Les individus votent-ils moins parce qu’ils sont objectivement comme subjectivement exclus des processus électoraux ? Ou bien votent-ils moins parce qu’ils rejettent volontairement un rapport social qui, penchant plus souvent à droite qu’à gauche, ne leur est en tous les cas fondamentalement jamais favorable ? Ce rejet, s’il était politisé, se réclamerait-il davantage de l’extrême-gauche que de l’extrême-droite ? Pour reprendre une distinction avancée par la sociologue Anne Muxel, les abstentionnistes sont-ils majoritairement dans le jeu, parce qu’ils et elles en maîtrisent les règles (à l’instar des militant-e-s anarchistes ou de la plupart des communistes libertaires qui ont un profil sociologique relativement proche des votants) ? Ou bien résident-ils hors du jeu, parce qu’elles et ils ne jouissent pas des dispositions sociales pour bien jouer (à l’instar des plus dominé-e-s, des chômeur-se-s, mais aussi des jeunes et des mal-inscrit-e-s par exemple) ? (1)

 

1.2 Si l’on s’en tient aux scrutins récents, on constate une progression de l’abstentionnisme électoral (pour rappel, les abstentionnistes sont les personnes inscrites sur les listes électorales mais qui ne se déplacent pas pour aller voter). Le taux d’abstention record, depuis 1958 et l’institution de la cinquième république, a atteint 55.6 % lors des deux tours des récentes élections cantonales en 2011 : c’est un record historique ! A l’instar du taux d’abstention historiquement record en 2004 lors du premier tour des élections européennes instituées en 1979, avec 57.2 %. A l’instar encore du taux d’abstention record en 2008 lors du second tour des élections municipales instituées en 1959, avec 34.8 %. A l’instar aussi du taux d’abstention record en 2007 lors du second tour des élections législatives instituées en 1958, avec 40 %. Plus de 55 % des électrices et des électeurs français inscrit-e-s sur les listes lors des élections européennes de 2004 se sont abstenu-e-s. Ils et elles étaient quasiment 70 % lors du référendum proposant en 2005 le quinquennat (ce taux était certes deux fois moins élevé – 30.6 % – lors du référendum concernant en 2005 l’adoption du traité constitutionnel européen). L’élection présidentielle qui rassemblait jusque-là les suffrages les plus élevés, si elle demeure encore l’ultime conjoncture électorale de haute intensité, est également frappée par ce phénomène structurel, mais de manière plus inégale. 28.4 % d’abstentions au premier tour de la présidentielle de 2002, c’est certes dix points de plus qu’en 1988. C’est aussi 2.7 points de moins que lors du second tour de la présidentielle de 1969 (serait-ce là une conséquence de la contestation de Mai 68 ?). C’est enfin 12.2 points de plus que lors du premier tour de l’élection de 2007 (2). Si l’on décide exceptionnellement d’additionner le nombre (alors record en 2002) de bulletins comptabilisés comme blancs ou nuls (2.4 % au premier tour de la présidentielle de 2002) qui ne sont pas considérés comme des suffrages exprimés, ce sont en tout 30.8 % des électeurs et des électrices inscrit-e-s qui n’ont pas voté pour l’un des seize candidats. En valeur absolue, cela donne 12.5 millions de personnes, soit quasiment la moitié de la population active (qui s’élève à 27.4 millions en 2005 d’après l’INSEE) !

 

1.3 Ces chiffres ne doivent malgré tout pas autoriser à succomber au discours, par ailleurs dominant chez les adeptes de la politologie prescriptive des correctes attitudes politiques, de la « démocratie impolitique » pour reprendre l’idéologique expression de l’ancien syndicaliste CFDT et ancien secrétaire de la libérale Fondation Saint-Simon, Pierre Rosanvallon, intéressé pour sa part à confondre deux éléments hétérogènes, la participation électorale dans les règles étatiques d’une part et de l’autre la capacité égale de chacun-e à (faire) vivre la démocratie réelle partout là où il et elle est. Si l’abstentionnisme n’est certes pas systématique (au sens où ce ne sont pas systématiquement les mêmes personnes qui s’abstiennent pour toutes les échéances électorales), il est également sociologiquement vrai d’affirmer qu'en France, tout comme les Etats-Unis par ailleurs, la systématicité de la participation s’affaiblit aussi. D'ailleurs, aux Etats-Unis, sont considérées comme abstentionnistes les populations qui pourraient voter mais ne sont pas inscrites sur les listes électorales. En France, c'est 10 % de la population en âge de voter qui n'est pas inscrite (ce chiffre s'élève à 25 % dans les quartiers populaires) : en tenant compte des non-inscrits, la participation pour les élections présidentielles de 2007 passerait de 84 % à 76 % (3). Nous serions en fait plus proches d’une situation où la dynamique du vote souffre d’une intermittence s’aggravant continuellement et qui traduirait la pression accrue de ce « cens caché » dont parlait il y a plus de trente ans le sociologue Daniel Gaxie. Autrement dit cette espèce de « plafond de verre » qui affecte les individus les plus démunis en ressources scolaires, culturelles et symboliques, les plus précaires socialement et les moins diplômés (4), mais aussi les plus victimes de la non-inscription et de la mal-inscription, toutes personnes toujours plus massivement exclues des processus d’expression électorale qui en régime républicain consacrent l'appropriation légitime du fait démocratique. Le « cens caché » continue de s’exercer invisiblement par l’exclusion hors des logiques institutionnelles de la république parlementaire des individus issus des franges les plus dominées des classes populaires. Et il détermine l’ampleur d'un phénomène abstentionniste pour lequel les abstentionnistes hors du jeu semblent majoritaires. Ce mécanisme invisible consiste alors en cette sanction fondant au bout du compte le caractère réellement non-démocratique et non-populaire des régimes parlementaires et républicains. N'est-ce pas là au fond le véritable désir des dominant-e-s, tel qu'il s'exprime dans les rapports de la très libérale Commission Trilatérale expliquant à partir de sa création en 1973 que « le fonctionnement efficace d'un système démocratique requiert en général un certain niveau d'apathie et de non-participation de la part de certains individus et groupes » ? (5) 

 

1.4 Ce sont donc les classes populaires qui représentent majoritairement l’objet des processus objectifs et subjectifs d’exclusion électorale. Sur les 7 millions d’ouvriers et les 8 millions d’employés représentant 60 % de la population active d’après les chiffres de l’INSEE de 2005, on compte un taux d’abstention pouvant s’élever à hauteur de 60 à 70 % (notamment dans les quartiers populaires des grandes cités) ! Et c’est la minorité restante qui se mobilise encore pour voter à droite, et qui se radicalise même en votant davantage pour l’extrême-droite. Cette frange minoritaire d'ouvrier-ère-s de droite est d'ailleurs celle sur laquelle surenchérissent tant les médias avec un effet trompeur de grossissement qui fait oublier l'ampleur de l'abstentionnisme, et dont la dénonciation du caractère autoritaire des classes populaires trahit une logique évidente de stigmatisation des classes populaires. Dans la cité des Cosmonautes à Saint-Denis étudiée par les sociologues Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen entre 2002 et 2006, le taux d’abstention atteint parmi ses 1.400 habitant-e-s les 60 %, alors que la commune est dirigée par le parti communiste français (hors la parenthèse « parti populaire français » entre 1939 et 1944) depuis exactement 80 ans. L’abstention se comprend de leur point de vue comme le résultat d’une ségrégation socio-spatiale se cumulant aussi avec une ségrégation électorale qui est le produit de l’augmentation combinée du nombre de mal-inscriptions et de non-inscriptions affectant les milieux populaires depuis le début des années 1980 (6). L'abstention comme résultante passive de processus objectifs et subjectifs d’exclusion est, par-delà la question de l’inscription, surdéterminée par plusieurs autres facteurs spécifiques et interdépendants. Entre autres, nous pouvons citer la culture technocratique et gouvernementale développée par les partis de la gauche traditionnelle (PS, PCF) depuis plusieurs décennies et qui les a éloignés des préoccupations populaires. Nous pouvons également mentionner les effets conjugués de la dédifférenciation de la gauche et la droite soudées par le même crédo (le libéralisme économique), de l’effritement des médiations sociales et partisanes qui participaient à encadrer et mobiliser les classes populaires dans le sens social et politique défendu par les organisations qui les représentaient alors massivement (PCF et CGT), de la baisse continue du nombre de militant-e-s (et parmi elles et eux la marginalisation des militant-e-s issu-e-s des classes populaires), et de la dissociation progressive du champ militant radical (notamment associatif) d’avec le champ partisan traditionnel (7). Enfin, la préférence médiatique pour les jeux entre concurrent-e-s virant à la personnalisation du politique plutôt que pour les enjeux proprement politiques pèse aussi sur l’abstentionnisme.

 

1.5 La famille patriarcale demeure encore un dispositif primordial de mobilisation électorale et de (re)production des dispositions à aller voter. Mais la tendance à la déstructuration des familles et l’augmentation du nombre des ménages composés d’une seule personne ou des familles monoparentales représente également un autre facteur de démobilisation électorale (en ZUS, le taux de familles monoparentale est deux fois plus élevé que dans le reste du pays : soit 14.9 % contre 8%). La déstructuration des environnements populaires entraînée par la décomposition de l’encadrement politique et le déclin du travail comme espace privilégié de politisation expliquent donc le relâchement de la norme participationniste et l’indifférentisme électoral. Comme ces mêmes phénomènes peuvent également éclairer les manifestations distinctives et identitaires d’un « hyper-civisme » propre à la minorité de dominé-e-s qui surinvestissent les rituels républicains afin de jouir du dernier patrimoine symbolique qui, d’après ces dernier-ère-s, leur reste : la nationalité (8). En regard de la multiplicité des facteurs pesant sur la moindre identification populaire entre les élections, le pouvoir politique de changer en mieux la vie et la démocratie, le cortège médiatique de surinterprétations des signes « protestataires » de la « démocratie impolitique » peut également entraîner son lot de clichés recouverts du vernis d’une prétendue neutralité scientifique, quand leur charge idéologique en termes de stigmatisation du populaire reste quant à elle certaine. Nous aurions ainsi affaire tantôt à la radicalisation à l’extrême-droite des chômeur-euse-s tous agrégé-e-s dans un même sac, alors que « le premier parti (de masse) des chômeurs demeure l’abstentionnisme » (9). Tantôt il s’agirait de mettre en garde face au virage pseudo « populiste » des classes populaires en attente fébrile de solutions autoritaires, alors que l’appel au peuple a longtemps été une pratique de gauche (notamment communiste) afin de transformer l’illégitimité sociale des sans-voix victimes du « cens caché » en source de légitimation politique. Et cela à l’encontre du sens commun libéral considérant de manière scandaleusement restrictive la démocratie non pas comme la forme ultime de l’autogouvernement, mais seulement comme le pouvoir de renouveler de temps en temps les élites dirigeantes (10). Or, l’abstention témoigne, même passivement, du ras-le-bol des alternances politiciennes entre social-libéralisme et libéral-socialisme. A nous alors de nous saisir du champ ouvert par l’abstention pour déclarer venu le temps de l’alternative politique, libertaire et communiste.

 

2/ Politiser l’abstention : une obligation politique pour l'année qui vient

 

« L’inertie des peuples est la forteresse des tyrans »

(Machiavel)

 

http://www.librairiemonet.com/blogue/wp-content/uploads/vote-239x300.jpg2.1 Tout le présent effort d’objectivation de la situation des classes populaires en regard des institutions électorales aura surtout consisté à donner un visage plus précis et affiné à la continuation actuelle de la lutte des classes par des moyens autres que les moyens traditionnels. Si l’abstention peut signifier une limite populaire aux processus historiques d’étatisation et de normalisation de la société, on ne peut résolument pas continuer à ne pas se préoccuper des questions que les abstentionnistes, inconsciemment ou involontairement, nous adressent quand même. Ce qui demeure en tous les cas certain, c’est la profusion des symptômes d’une « démobilisation électorale » qui ne doit plus devenir mécaniquement synonyme de « démobilisation politique ». Parce que la politique se vit et se pratique en dehors du champ balisé par le politique, par exemple dans ces zones non-démocratiques par excellence que sont les lieux de production et les entreprises (11). La lutte des travailleur-se-s et des migrant-e-s sans-papiers montre en ce sens que nous n’en avons pas fini avec la politique, y compris quand elle est incarnée par les étranger-ère-s qui sont d'ici parce qu'ils et elles vivent ici. Les phénomènes d’indifférentisme électoral et d’intermittence des votes, l’augmentation des non-inscrits et des mal-inscrits, mais aussi la baisse générale du nombre de militant-e-s au sein des organisations politiques et syndicales ne doivent pas déboucher sur le constat de notre impuissance politique. Au contraire, cette faiblesse en légitimité des institutions de l’Etat doit devenir activement la force des militant-e-s communistes libertaires qui contestent l’ordre des choses étatiques pour ne pas subir passivement les effets de la désaffiliation électorale. Ce fait social majeur qu’est l’abstention ne peut pas et ne doit pas être livré aux prescriptions idéologiques des politologues, des experts journalistiques et des sondologues, ou même seulement confié aux passionnants travaux d’objectivation scientifique proposés par les sociologues et les politistes. C’est là un enjeu de (re)politisation des classes populaires qui doivent être convaincues qu’elles n’ont pas d’autre intérêt que leurs chaînes à perdre en abandonnant définitivement les institutions républicaines. Surtout que ces institutions ne se soutiennent que parce que ces mêmes classes populaires participent encore à des jeux électoraux qui les concernent de moins en moins, et auxquels elles croient de moins en moins.

 

2.2 « Agir au lieu d’élire », pour reprendre l’excellente préconisation du directeur de publication de la revue Droit et Société, Pierre Bance, parue dans une tribune du journal Libération du 07 février 2007. On aura évidemment compris que la position politique soutenue ici ne vise pas à se draper dans les réflexes slogandaires d'un abstentionnisme identitaire et irréfléchi. Car il ne s'agit pas ici de prôner un abstentionnisme inaudible, y compris pour des classes populaires qui s'abstiennent toujours plus d'aller voter, que de politiser une abstention à partir de laquelle les classes populaires pourraient enfin se réapproprier leur puissance d'agir aujourd'hui captive des appareils idéologiques existants. Et la seule abstention qui vaille est celle qui induit aussi l'intense participation au mouvement social porteur, ne serait-ce qu'a minima, d'institutions alternatives à l'ordre existant, dans les lieux de production et dans les lieux de vie, partout où la démocratie reste à radicalement établir. Parce que refuser l'existant est dialectiquement insuffisant si cela n'appelle pas à imaginer et réaliser le possible. Vaste programme ! Que l’abstention devienne donc un acte politique conscient et affirmé comme tel par les exclu-e-s des échéances électorales et des concurrences politiciennes ! Que les abstentionnistes victimes du « cens caché » apprennent à maîtriser le jeu électoral pour mieux imaginer son dehors réellement démocratique ! Que l’abstention cesse d’être la cible des automatismes slogandaires pour les uns et des débats bloqués sur la vitalité censément diminuée de l’espace public pour les autres, et qu'en conséquence il se transforme enfin en enjeu de politisation et de popularisation pour une politique qui, comme le communisme libertaire, n'a pas d'autre souci que l'émancipation générale par-delà l'Etat et le capital ! Et que cette entreprise de politisation de l’abstention engage également la neutralisation corrélative d’autres entreprises possibles initiées par des groupes fascistes pour lesquels la rupture signifiera moins le communisme libertaire qu'un national-capitalisme qui sait s'alimenter de l'apathie des masses ! Voilà les conditions objectives à partir desquelles se déduit une véritable et responsable politisation de l'abstention qui pourrait déboucher sur une situation autrement plus ambitieuse que la seule pétition de principe abstentionniste : la démocratie radicale.

 

Etat et Capital dissous : la démocratie partout !

 

Dans les lieux de travail et dans les lieux de vie : partout la démocratie !

 

Notes :

 

(1) Anne Muxel, « La poussée des abstentions : protestation, malaise, sanctions », in Pascal Perrineau et Colette Ysmal (sous la direction de), Le Vote de tous les refus. Les élections présidentielles et législatives de 2002, éd. Presses de Sciences Po, 2003. Soulignons ici, afin de ruiner le sens commun des politologues s’indignant de « l’incivisme des jeunes », que l’instauration en 1997 d’un dispositif d’inscription automatique des personnes âgées de 18 ans sur les listes électorales, a certes résorbé partiellement la non-inscription. Mais cela a eu aussi pour conséquence imprévue de faire chuter le taux de participation électorale des jeunes majeur-e-s qui n’avaient pas l’intention de voter ou ignoraient pouvoir le faire du fait de l’automaticité de l’inscription.

 

(2) Pierre Bréchon (sous la direction de), La France aux urnes. 60 ans d'histoire électorale, éd. La Documentation Française, 2009.

 

(3) Cécile Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « Ségrégation sociale et ségrégation politique. Sur l'inscription électorale des milieux populaires », rapport du Centre d'analyse stratégique, 2007.

 

(4) Daniel Gaxie, Le Cens caché, éd. Seuil, coll. « Sociologie politique », 1978.

 

(5) Cité par Serge Halimi, Le Grand bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, éd. Fayard, 2004, p. 249.

 

(6) Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, éd. Gallimard, coll. « folio actuel inédit », 2007. 

  

(7) Voir le travail sur DAL de Cécile Péchu citée par Frédérique Matonti, « Introduction », in Frédérique Matonti (sous la direction de), La Démobilisation politique, éd. La Dispute, coll. « Pratiques politiques », 2005, p. 16-17.

 

(8) Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention, opus cité, p. 245-261.  

 

(9) Emmanuel Pierru, « Sur quelques faux-problèmes et demi-vérités autour des effets électoraux du chômage », in Frédérique Matonti (sous la direction de), La Démobilisation politique, op. cit., p. 177-199.

 

(10) Annie Collovald, « Populisme : la cause perdue du peuple », in Frédérique Matonti (sous la direction de), La Démobilisation politique, ibidem, p. 203-228.

 

(11) Cf. Sophie Béroud (sous la direction de), Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse, La Lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, éditions du Croquant, 2008. Ces chercheur-se-s constatent que, entre 1998 et 2004, si le chiffre de la grève d’une durée minimale de deux jours baisse relativement, les grèves de moins de deux jours, les débrayages, les grèves perlées, la grève du zèle, le refus des heures supplémentaires, la manifestation et la pétition connaissent pour la plupart une forte augmentation. Si, contrairement aux idées reçues, la France n’a jamais été un pays pratiquant massivement la grève (deux fois moins en grève que l’Autriche, trois fois moins que l’Italie, cinq fois moins que l’Espagne, et juste en-dessous de la moyenne des pays de l’Union Européenne), réduire la conflictualité salariale à la grève longue serait par conséquent méconnaître la réalité de celle-ci, hétérogène, multiple, et en augmentation depuis 10 ans.

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14 octobre 2011 5 14 /10 /octobre /2011 20:05

http://static.mediapart.fr/files/Velveth/17_octobre.png« Le plus grand massacre d’ouvriers depuis la semaine sanglante de la Commune de Paris de mai 1871 » : voilà comment Gilles Manceron décrit la vague meurtrière déclenchée en octobre 1961 par la police française sur ordre de son préfet, l’ancien fonctionnaire vichyste Maurice Papon. Au plus fort de la vague, le 17 octobre, plusieurs dizaines d'Algériens furent assassinés, et plusieurs milliers d'autres furent blessés (1). Les victimes étaient des « émigrés-immigrés » algériens (2) travaillant, au mieux dans les usines métropolitaines, pour la plupart sur les chantiers publics. Quand ils n'étaient pas voués au chômage temporaire ou à l'emploi instable, ce qui concernait quasiment 50 % de migrants acculturés aux processus coloniaux de « déracinement » (3) ayant dévasté l’économie traditionnelle du pays d’origine, particulièrement la région de Kabylie. Les massacres d’octobre 1961, s’ils connurent leur plus terrible apogée la nuit du mardi 17 au mercredi 18 octobre, ne sauraient se réduire à ce seul jour désignant aujourd’hui le chiffre symbolique d’une mémoire en lutte. La mémoire des partisans militant à la reconnaissance d’un crime d’Etat qui est un crime contre l'humanité que tous les gouvernements français succédés depuis ont toujours refusé d’admettre. Et ce devoir de mémoire n'a de légitimité à s'exercer, au-delà du respect dû aux morts ainsi qu'à leur famille, qu'en étroite relation avec l’actualité (post)coloniale du combat antiraciste. Car la face nécessaire d'un devoir de mémoire inscrit dans une politique de l'émancipation induit aussi cette autre face qu'est le droit de savoir.

 

1/ L'indépendance contre l'état d'exception colonial :

 

http://www.perso.ch/troubles/17octobr.jpgC’était l’époque où la guerre de l’Etat français contre l'insurrection emmenée par le Front de Libération Nationale (FLN) durait déjà depuis presque sept ans. Cette « guerre sans nom » (4), qui dut attendre 1999 pour ne plus être désignée par le terme euphémique d’« événements » se déroula au sein de la plus grande colonie de France dont la conquête brutale entre 1830 et 1848 fut célébrée par les grands esprits du temps, dont Victor Hugo (5). La manifestation pacifiste le 8 mai 1945 du peuple algérien à Sétif, Guelma et Kherrata, réclamant pour lui ce que le peuple français de la métropole alors célébrait, autrement dit la liberté, s’était soldée par un bain sang pour tout le Constantinois, avec plusieurs milliers de victimes tuées par l’armée et les colons munis de bâtons. Cette « répétition générale à l’insurrection victorieuse de 1954 » (6) aura été précédée par la défaite française en Indochine encourageant alors le déclenchement de ce que les Algériens nomment la « guerre d’indépendance » (7).

 

En mai 1952, lors des manifestations anti-Ridgway (du nom de ce colonel étasunien prônant la guerre bactériologique contre les Coréens), quatre Algériens sont tués. Le 14 juillet 1953, une manifestation traditionnelle pour les libertés emmenée notamment par le PCF et la CGT, et encadrant en fin de cortège un regroupement d'Algériens, est violemment réprimée par la trop bien nommée brigade des agressions et des violences (BAV) sur la place de la Nation : sept hommes, dont six Algériens, perdent la vie. La violence d’Etat, avant la guerre d’indépendance algérienne, était déjà largement manifeste, s’agissant des ouvriers, et davantage encore quand ils étaient issus des colonies, pendant ces "journées portées disparues" comme le dirait l'historienne Danielle Tartakowsky. Le 5 janvier 1955, le ministre de l’intérieur de l’époque, un certain François Mitterrand, demande plus de répression. Le 3 avril est voté l’état d’urgence en Algérie. Le 12 mars 1956, la loi attribue à l'armée française stationnée en Algérie les pouvoirs spéciaux en accord avec les dispositions de la loi de l'état d'urgence de l'année précédente. A ce moment, François Mitterrand est Garde des Sceaux. La SFIO et le PCF rallient leurs suffrages au gouvernement du « socialiste » Mollet au nom du consensus colonial républicain. Une manifestation prévue le 9 mars contre le vote des lois d'exception est elle aussi durement réprimée : le nombre de victimes reste encore aujourd’hui inconnu. En juillet 1957, est votée l'extension des pouvoirs discrétionnaires des Algériens vivant en France. La « bataille d’Alger » démarrée en septembre 1956 est remportée sur le terrain militaire par l’armée française : a contrario, c’est une victoire politique du FLN qui radicalise chez le peuple algérien le désir de son autonomie. Le 1er juin 1958, le gouvernement de Charles de Gaulle est institué. En réaction, c’est le putsch des généraux Challe, Jouhand, Zeller et Salan qui s’emparent le 22 avril 1961 du pouvoir à Alger pendant trois jours afin de contester l’autodétermination progressive prônée par la politique gaullienne. Le 5 mai devient opérationnelle l’Organisation Armée Secrète (OAS) militant à coup d’attentats pour le maintien de l’Algérie dans « la plus grande France ». Pour la fédération française du FLN, il était alors évident que la guerre devait aussi s’exporter dans le territoire de la métropole coloniale qui absorbait toujours plus de migrants algériens (dont le tiers résidait dans Paris ou sa proche banlieue, soit l'ancien département de la Seine).

 

http://www.algerie-focus.com/wp-content/uploads/2010/10/octobre1961.jpgLe régime juridique de l’Algérie colonisée, avec l’institution du Sénatus-consulte du 14 juillet 1865, a déterminé avec la colonisation la constitution de deux groupes spécifiques au statut civique inégal. Si le million de Français vivant alors en Algérie (les « Pieds-Noirs ») jouissait du statut métropolitain de « citoyens français de statut civil de droit commun », ainsi que les 35.000 Juifs ayant bénéficié du décret Crémieux depuis 1870, les 9 millions d’Algériens autochtones souffraient d’être des « citoyens français de statut civil de droit coranique ». C’était le temps de l’indigénat, valable pour toutes les colonies françaises depuis 1889, mais s’appuyant sur la législation de 1865, qui infériorise juridiquement les populations colonisées (8). L'idéal de la République des Lumières, par exemple vanté dans les grands discours d’un Jules Ferry, vient buter sur une réalité coloniale, tout aussi valorisée par Jules Ferry, soumise à un régime compliqué de décrets et d'ordonnances cumulatifs et contradictoires concédant, par-dessus le pouvoir législatif et la représentation nationale, au pouvoir exécutif une force exorbitante relayée localement par les gouverneurs considérés comme de véritables seigneurs féodaux. L’autochtone, tombé sous la coupe du pouvoir gubernatorial, est alors devenu l'indigène. Soit le colonisé expropriable et corvéable, le sous-citoyen, l’inférieur légal à domestiquer, sinon à éliminer par l’Etat impérial. L’indigénat, avec son « code matraque » perpétuellement changeant, représentait ainsi la matrice juridique instituant, à l'opposé de l'égalité formelle promue par l'idéologie républicaine, un état d’exception pour les colonisés, par exemple voués au régime du séquestre et de la punition collective. Pendant que l’esclavage de case ou domestique aura été perpétué jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale dans les colonies de la république de Victor Schoelcher, l’homme qui symbolise l’abolition de l’esclavage en 1848. Les indigènes écopaient alors d’un « corps d’exception » susceptible de toutes les violences, symboliques et physiques, des enfumades de la conquête coloniale et des fusillades du Constantinois, en passant par les milliers de victimes du portage tombés lors de ces fameux grands travaux méritant la reconnaissance "aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'oeuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française" d’après la loi scélérate du 23 février 2005 (dont seul l’article 4 fut modifié grâce à la mobilisation des historiens, pendant que l'article 3 crée une Fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie, pour le plus grand plaisir des anciens généraux tortionnaires et des nostalgiques de l'Algérie fançaise, comme Hubert di Falco, Lionnel Luca et d'autres membres de la Droite populaire). Jusqu’aux « ratonnades » et aux noyades dans la Seine pendant les massacres d'octobre (9).

 

L'abolition du code de l'indigénat avec la loi Lamine-Gueye de mai 1946, l'institution l'année suivante d'un double collège électoral inégalitaire (un collège de 900.000 Européens élisant 60 représentants, un autre pour les 9 millions d'indigènes élisant le même nombre de représentants : ce qui signifiait qu'un colon français pesait alors électoralement 10 indigènes !), ainsi que la promesse de l'extension en 1958 de la citoyenneté française à ceux qui furent longtemps appelés les « Nord-Africains », et qui sont désormais désignés sous le vocable de « Français Musulmans d'Algérie », n'auront jamais entraîné la disparition du « corps d’exception ». Ce corps qui fut juridiquement imposé à des femmes et des hommes, des ami-e-s et des parent-e-s aujourd’hui encore vivant-e-s, est celui qui a déterminé le pogrom d'octobre 1961 (le terme de « ratonnade » fut d’ailleurs inventé à ce moment-là). Comme il fut imposé hier dans des conditions historiques différentes à d’autres groupes sociaux ciblés par la politique répressive de l'Etat français. Par exemple les Juifs, dont plus de 1.500 originaires de la région bordelaise furent victimes entre juillet 1942 et mai 1944 du zèle vichyste incarné par le secrétaire général de la préfecture de Gironde : Maurice Papon. Terrifiante continuité, entre l'exception vichyste et la règle républicaine, de l'exception devenue la règle en la personne de Papon devenu après 1945 préfet de Corse en 1946, préfet de Constantine en 1949, secrétaire général de la préfecture de police entre 1951 et 1954, secrétaire général du protectorat du Maroc entre 1954 et 1955. En 1956, il devient l’homme chargé en 1956 de la coordination de l’action des forces civiles et militaires dans l’Est algérien (la région constantinoise). En mars 1958 il devient préfet de police de Paris jusqu’en 1967. En 1980, un an avant la plainte pour crime contre l’humanité déposée contre lui, il est encore ministre du budget du gouvernement de Raymond Barre sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. De Vichy à la Cinquième République, de l’occupation nazie aux guerres coloniales, Papon représente presque idéalement le chaînon manquant identifiant jusqu’à l’indistinction l’Etat de droit et l’Etat d’exception.

 

2/ La bataille de Paris (10) :

 

http://www.jgcinema.com/img_articoli/154.jpg152.000 Algériens étaient recensés en 1961 en région parisienne. Si un quart d'entre eux étaient ouvriers spécialisés, les trois quarts restants étaient manoeuvres. Dans un souci d’élimination définitive du concurrent dont il était pourtant issu, le MNA (Mouvement National Algérien) de Messali Hadj actif depuis 1954 (11), et dans une volonté drastique de contrôle de la population algérienne émigrée-immigrée, la fédération française du FLN se lance dès août 1958 dans une politique de constitution sur le sol métropolitain d’un second front de lutte. Au même moment, la police de Papon rafle plusieurs Algériens pour les parquer au Vél d’Hiv, y voyant sûrement une continuité avec les pratiques collaborationnistes de l'administration française pendant l'occupation. Le système Papon repose alors sur la création en août 1958 du Service de Coordination des Affaires Algériennes (SCAA) qui, s’appuyant notamment sur la BAV et le SAT-FMA (Service d’Assistance Technique aux Français Musulmans d’Algérie), cherche à reconquérir une population algérienne largement acquise à la faveur du FLN. Quand l’action sociale ou psychologique ne suffit pas, l’action répressive s’intensifie, par exemple avec les opérations "meublés" obligeant leurs résidents à régulièrement changer d'appartement afin de bousculer l'organisation du FLN. En décembre 1959, Papon demande l'autorisation au ministre de l'intérieur, Roger Frey, et du premier ministre, Michel Debré, de créer la FPA, la force de police auxiliaire formée avec des supplétifs algériens (elle est dissoute en juin 1962). Les harkis de la FPA, dont 27 perdirent la vie durant les combats, ont mené une guerre sans merci contre la FLN : ceux que l'on nommait alors les « calots bleus » employaient à cet effet l'usage de la torture dans les commissariats de Paris (par exemple dans le quartier de la Goutte d'Or ou Noisy-le-Sec), ainsi que dans le Fort de Noisy-le-Sec. Au début du mois d'avril 1961, la "ratonnade de la Goutte-d'Or" organisée par les harkis de la FPA fait 127 blessés. En 1960, l'organisation spéciale (OS), le bras armé de la fédération française du FLN, a défait son rival le MNA (6.000 cotisants pour le second, 120.000 pour le premier). Cette dernière a alors réussi à mettre en place sur la région parisienne deux wilayas (dénomination arabe qualifiant des divisions administratives), parachevant ainsi sa volonté d’encadrer autoritairement la vie quotidienne des Algériens (80 % des ressources financières du FLN relèvent de l'imposition de la population algérienne émigrée-immigrée - le prélèvement représentait entre 5 et 9 % du salaire). Cette guerre dans la guerre a coûté la vie à 4.000 personnes, en blessant 12.000 autres. 

 

La mission confiée à Papon consiste alors à faire pour la région parisienne ce que le général Challe, successeur de Salan, accomplit au même moment en Algérie : finir la guerre et la gagner pour la France. Précisément, il s'est agi pour Papon de tout faire pour briser le cordon autoritaire noué par la fédération autour de sa base populaire. Alors que le gouvernement français et le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne établi au Caire en septembre 1958 et dirigé par Ferhat Abbas jusqu'en août 1961) entament un cycle de négociations en 1961, les attentats initiés par la fédération, à l’encontre de sa direction et à destination de la police, se multiplient afin de faire pencher la balance en la faveur d’un accord rapide pour l’indépendance. De nombreux policiers sont alors mus par une rage vengeresse (29 d'entre eux ont été tués entre janvier et octobre 1961) prête à se déverser sur n’importe quel « bicot » associé dans leur logique raciste aux agissements du FLN. Lors des obsèques le 2 octobre 1962 d’un policier assassiné, Papon affirme à ses troupes : « pour un coup rendu, nous en porterons dix » (12). Ce dernier demande l'instauration, le 5 octobre 1962, d'un couvre-feu anticonstitutionnel car discriminatoire, étendant pour une partie de la population française l'état d'urgence de 1955, et qui prive les Algériens de la liberté de se réunir et de circuler dans les rues entre 20h30 et 5h30. La réponse stratégique de la fédération, dont la majeure partie des activités est nocturne, est alors la mise en œuvre d’une manifestation pacifique prévue pour le 17 octobre, en faveur de l'indépendance et contre le couvre-feu raciste. La tension, extrême de tout côté, est particulièrement palpable chez les Algériens qui sont promptement appelés par la fédération à rejoindre la manifestation (13). En effet, les meurtres ne cessent d’augmenter pendant l’année 1961 : 200 personnes ont déjà été assassinés, quasiment 50 rien qu’en septembre.

 

http://www.parisenimages.fr/Export450/1000/117-9.jpgEntre 20.000 et 30.000 Algériens (soit un Algérien sur cinq), hommes, femmes, enfants, en tenue du dimanche et venus notamment des bidonvilles de la banlieue ouest (Nanterre, Courbevoie, Puteaux, Bezons) forment des cortèges aux couleurs (rouge et verte) de la future Algérie libre. La consigne a été claire et respectée : pas d’arme. Les cadres de la fédération font respecter avec fermeté la discipline au sein des cortèges. La volonté de dignité et de respect est grande du côté des manifestants. Des « amis français » ont été sollicités par le FLN pour assurer une présence-témoin, au cas où les choses tourneraient mal. La répression éclate pourtant, particulièrement barbare. Quand les quartiers de l’Etoile, de Concorde, et d’Opéra voient affluer des milliers d’Algériens dont bon nombre sont conduits dans des centres d’identification, ceux des Grands Boulevards, de Saint-Michel/Saint-Germain sont le théâtre d’affrontements violents. Les moyens mobilisés sont considérables : cars de police, mais aussi autobus de la RATP, pendant que le palais des Sports de la porte de Versailles et le stade de Coubertin servent de camp de concentration temporaire pour les Algériens arrêtés. On compte plus de 14.000 arrestations la nuit du mardi 17 au mercredi 18 octobre (soit une personne arrêtée sur deux), plus de 1.000 le lendemain. La police déclare officiellement deux morts du côté algérien et une dizaine de policiers blessés (en fait une centaine). Le dénombrement des victimes reste difficile, du fait de l’impossibilité légale de consulter toutes les archives, mais du fait aussi du désaccord des historiens penchés sur la question. Entre les 50 victimes selon l'estimation bien trop faible de Jean-Paul Brunet et les 200 dénombrées par Jean-Luc Einaudi (300 si l'on compte du début du mois de septembre au mois de novembre 1961 – et parmi eux un Français, Guy Chevalier frappé à coup de crosse devant le cinéma le Grand Rex), c’est une béance dans la mémoire de l’Etat français qui s’autorise à faire de son amnésie politique une amnistie pour ses assassins. La fermeture des prévue commerces algériens le lendemain, ainsi que la manifestation des femmes et des enfants afin de faire libérer au plus vite les prisonniers ont souffert de la violence des représailles de la nuit du 17 au 18 octobre. Du côté FLN, reste également posée la question de l’instrumentalisation de la répression au nom de son entreprise politique, et au détriment des populations surexposées à la violence d’Etat. Des dizaines de cadavres d’Algériens ont rejoint après cette nuit le fleuve rouge sang, à Paris, à Nanterre, Stains, Saint-Denis. Parmi les cadavres, celui de Fatima Bédar, 15 ans, repêchée le 31 octobre dans le canal Saint-Denis.

 

3/ Entre les prises de position passées et aujourd’hui,

la fin progressive de l’oubli :

 

On trouvera bien des prises de position fermes de la part de la CIMADE, d’associations juives comme l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UNJRE), l’Union des Juifs de France et Solidarité avec les victimes du racisme, mais encore du Secours Populaire Français (SPF), du MRAP, ainsi que de comités antifascistes ou anticolonialistes menés par des étudiants ou des citoyens (comme le comité Maurice-Audin), tel le Mouvement de la Paix du Comité Voltaire. La CFTC édite pour sa part une brochure (Face à la répression), et on assiste également à des débrayages dans les usines appelées par la CGT. Des articles paraissent dans Le Monde, le premier Libération, France-Observateur, L'Express, L'Humanité, Témoignage chrétienLa Croix, France-Soir (et même Le Figaro), mais également Témoignages et Documents, Esprit, Vérité-Liberté de Pierre Vidal-Naquet. Une synthèse de Paulette Péju intitulée Ratonnades à Paris et publiée par François Maspero est censurée, comme le film tourné à chaud par Jacques Panigel, Octobre à Paris. Pour Elie Kagan, le seul photographe (avec Georges Azenstarck de l'Humanité dont les négatifs des photos prises ce soir-là auraient été perdus dans les archives du journal !) présent le 17 octobre et qui échappa enfant aux rafles de Juifs pendant la guerre, ses clichés pris ce soir-là témoignent d’une horrible continuité : « Ma peur, qui me reprend / Octobre 61 / Juillet 42 » (14). Claude Lanzmann enfonce le clou dans Les Temps modernes : « Entre les Algériens entassés au palais des Sports en attendant d’être ’’refoulés’’ et les juifs parqués à Drancy avant la déportation, nous nous refusons à faire une différence ». La gauche communiste préfère plutôt mettre l’accent sur ses manifestations. Comme celle du 8 février 1962, initiée davantage contre les attentats de l’OAS et la torture en Algérie que pour l’indépendance de ce pays, et au cours de laquelle neuf manifestants, tous syndiqués à la CGT, mourront écrasés dans la bouche du métro Charonne. Symptomatique demeure d'ailleurs l’écrasement des mémoires qui voit encore aujourd’hui le souvenir de Charonne avec son cortège funèbre de 500.000 personnes le 13 février, se substituer à celui des massacres du 17 octobre (15).

 

http://www.cinema-histoire-pessac.org/wp-content/uploads/2010/05/KaganHomme.jpgL'amnésie collective aura été in fine déterminée par plusieurs facteurs. Les accords d'Evian en mars 1962 et le référendum de juillet inaugurent officiellement l'indépendance de l'Algérie et la consécration de son Etat maîtrisé par un FLN moins soucieux de la mémoire des morts d'octobre 1961 que des réformes économiques et sociales assurant, y compris dans la violence envers les harkis et les pieds-noirs, l'avenir du pays. Les lois françaises d'amnistie de 1962, 1964, 1966, 1968 et 1982, qui entre autre réhabilitent les généraux séditieux, parachèveront l'entreprise étatique, de De Gaulle à Mitterrand, d'amnésie politique. La requête en 1998 pour la reconnaissance des massacres des 17 et 18 octobre comme "crime contre l'humanité" a buté sur le fait que le nouveau code pénal ne reconnaît pas, entre 1943 et sa refondation en 1994, l'application rétrospective de cette catégorie mise au point par les vainqueurs à l'encontre des vaincus de la seconde guerre mondiale. Le vide juridique entre 1943 et 1994, ainsi que le recours aux lois d'amnistie (notamment celle de 1968) furent les arguments du doyen des juges d'instruction M. Valat pour ordonner un refus d'informer, alors même que la particularité du crime contre l'humanité consiste à être imprescriptible. Dans le domaine des archives, la disparition des archives de la brigade fluviale et du SCAA d'une part et d'autre part l'extraordinaire lenteur administrative visant à terminer le classement des archives de la préfecture de police participent à retarder, pour ne pas dire empêcher, le nécessaire travail d'éclairage historique. Enfin, le rapport Mandelkern commandé par le gouvernement Jospin en janvier 1998, certes riche en informations, aboutit malgré tout à des conclusions politiquement critiquables, s'agissant tant du nombre de personnes tuées que de la responsabilité de l'Etat dans les massacres d'octobre.

 

Le cinquantième anniversaire des massacres du 17 octobre 1961 est ici l’occasion d’affirmer ceci. Le devoir de mémoire au nom du respect des morts d’hier tombés sous les coups de l’Etat français doit déboucher sur le droit de comprendre comment la violence coloniale d’hier, combinant oppression de classe et de race, irradie d’une lumière fossile notre actualité postcoloniale. « Bavures » policières qualifiant euphémiquement le meurtre de personnes originaires du Maghreb, traitement administratif discriminatoire des étrangers confinés dans des centres de rétention, réactivation de l'état d’urgence de 1955 lors des révoltes de la jeunesse populaire de l’automne 2005 : nombreux sont les symptômes persistants du spectre colonial qui continue de hanter la république française en nourrissant largement la domination raciste et la division nationaliste entre les prolétaires.

 

Post-scriptum : l’exemple (post)colonial de l’internement administratif :

 

L'internement administratif, appliqué pendant plus d'un siècle dans l'ancienne Régence d'Alger, et institué pour le territoire français entre 1938 et 1944, s'applique à nouveau en France pendant la guerre d’indépendance algérienne, en raison de l'extension métropolitaine de l'état d'urgence en 1961. On voit ici que les dispositifs d'exception mis au point pendant la colonisation auront été réactivés à l'époque de l'internement des 350,000 réfugiés espagnols fuyant la guerre d'Espagne et cantonnés dans les camps de Gurs, Saint-Cyprien et Argelès, pendant la seconde guerre mondiale contre des citoyens français considérés comme dangereux pour la sécurité publique, puis au cours de la guerre d'indépendance algérienne. L'indigène colonisé aura donc goûté la primeur d'institutions répressives qui se sont par la suite exercé contre le réfugié politique, puis contre le citoyen français. Le CIV (centre d'internement) de Vincennes (ouvert en janvier 1959) comme le camp du Larzac (qui accueillera en 1962 12,000 harkis) sont mis en place durant cette période, préfigurant la politique de contrôle et de stigmatisation des « émigrés-immigrés » incarnée par les CRA (centre de rétention administrative). Impulsés par le gouvernement de Pierre Mauroy et François Mitterrand avec le décret du 29 octobre 1981, au nombre de 224 aujourd'hui, ces centres qui ont procédé en 2008 à 35,000 rétentions d'une durée moyenne de 10 jours (45 jours maximum) témoignent d'un racisme d'Etat postcolonial, parce qu'il prend précisément sa source historique dans la séquence coloniale française. Même si la rétention se distingue formellement de l’internement pour des raisons de durée (fixée pour la première, pas pour le second), ou de motivation (la présence irrégulière pour la première, la menace pour la sécurité nationale pour le second), ces deux procédures policières, en échappant à la norme judiciaire du tribunal et du procès, frappent les ressortissants d’un pays étranger, ainsi victimes d’une défiance qui remonte loin dans le temps des guerres coloniales d’abord, des guerres européennes ensuite.

 

De la même façon que la loi de janvier 1985 requise par le gouvernement Fabius pour le territoire de la Nouvelle-Calédonie, ainsi que les deux décrets du gouvernement De Villepin pendant les révoltes urbaines de novembre 2005 entretiennent l'esprit répressif d'un état d'urgence issu de la législation coloniale.

 

Notes : 

 

(1) « Identités, communautés, citoyenneté », colloque du MRAP, 22 octobre 2005 in Différences n° 258, avril-mai-juin 2006 (http://www.differences-larevue.org/article-identites-communautes-citoyennete-gilles-manceron-51310539.html).  

 

(2) Abdelmalek Sayad, La Double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, éd. Seuil, coll. « Liber », 1999.

 

(3) Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le Déracinement : la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, éd. Minuit, 1964.

 

(4) La Guerre sans nom est un film documentaire de Bertrand Tavernier consacré à la seule mémoire des appelés du contingent français. Alors que la « guerre sans nom » l’a été aussi pour les Algériens.

 

(5) Même si elle a été durement critiquée dans ses formes et ses principes, la colonisation de l’Algérie aura été au bout du compte légitimée par Marx et Engels au nom de la nécessité prétendument historique du capitalisme à partir duquel seulement pourrait dialectiquement advenir le communisme : cf. Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer : sur la guerre et l’Etat colonial, éd. Fayard, 2005.

 

(6) Charles-Robert Ageron, « Les Troubles du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ? » in Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n° 4, octobre 1984, p. 112. 

 

(7) Cf. Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), éd. La Découverte, coll. « Repères », 1999.

 

(8) Olivier Le Cour Grandmaison, De l'indigénat. Anatomie d'un "monstre" juridique : le droit colonial en Algérie et dans l'empire français, éd. Zones/La Découverte, 2010.

 

(9) Sidi Mohammed Barkat, Le Corps d’exception : les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, éd. Amsterdam, 2005.

   

(10) La formule est de Maurice Papon lui-même. Cf. Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris – 17 octobre 1961, éd. Seuil, 1991. L’historien témoigna sur le 17 octobre lors du procès qui eut lieu en 1997 contre Papon pour son action entre 1942 et 1944. Le second intenta ensuite un procès en diffamation contre le premier qu’il perdit en 1999. La mémoire du 17 octobre allait à cette occasion rebondir.

 

(11) Le MNA est l'héritier de l'ENA, l'Etoile Nord-Africaine, créée sous l'égide du PCF en 1926. Dissoute par la Front Populaire en 1937, le PPA (le Parti du Peuple Algérien) prend la relève jusqu'en 1946 où la création du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) doit assurer le maintien d'un PPA lourdement frappé pendant les massacres de Sétif. Les « centralistes » de la direction du parti, opposés aux « messalistes », car désireux d'une indépendance obtenue par les armes, créeront le FLN à l'automne 1954.

 

(12) Jean-Paul Brunet, Police contre FLN : le drame d’octobre 1961, éd. Flammarion, 1999, p. 87. Disons ici à quel point l’ouvrage de cet historien est problématique à plusieurs titres. La minimisation du nombre de victimes s’inscrit, s’agissant des massacres du 17 octobre, dans une perspective à la fois réductrice et schématique (le FLN ne saurait ici se substituer à la population algérienne frappée ; quant à la police, elle a été l’instrument d’un préfet représentant les intérêts du ministre de l’intérieur, et par voie de conséquence de l’Etat), mais aussi partisane (quand l’auteur emploie à maintes reprises sans la discuter la rhétorique policière, par exemple la formule « terrorisme du FLN »). On fera enfin remarquer que le chiffre de 300 victimes n'est pas seulement le chiffre de Jean-Luc Einaudi ou du FLN, puisqu'il a également été avancé par Constantin Melnik, chargé en 1961 des affaires de police et de renseignement au cabinet de Michel Debré.

 

(13) On connaît l'existence au moins d'un homme tabassé à mort par le FLN pour avoir renoncé à aller à la manifestation : cf. Linda Amiri, La Bataille de France : la guerre d’Algérie en métropole, éd. Robert Laffont, 2004, p. 132.

 

(14) Jean-Luc Einaudi/Elie Kagan, 17 octobre 1961, éd. Actes sud/BDIC, 2001, p. 59.

 

(15) Cf. Benjamin Stora, La Gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie, éd. La Découverte, 1998.

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