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  • : Communistes libertaires de Seine-Saint-Denis
  • : Nous sommes des militant-e-s d'Alternative libertaire habitant ou travaillant en Seine-Saint-Denis (Bagnolet, Blanc-Mesnil, Bobigny, Bondy, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Rosny-sous-Bois, Saint-Denis). Ce blog est notre expression sur ce que nous vivons au quotidien, dans nos quartiers et notre vie professionnelle.
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1 juin 2010 2 01 /06 /juin /2010 21:50

-1.jpgLes roquets hystériques de l'UMP se roulent par terre en hurlant parce qu'Aubry aurait comparé Sarkozy à Madoff. Pourtant, ce n'est pas Sarkozy et ses courtisans qui devraient se sentir insultés, mais plutôt Madoff!

 

Qu'a fait Madoff? Il a continué en free-lance, pour son compte, ce qu'il faisait auparavant en temps que directeur du NASDAQ: vendre du vent. Tant qu'il le faisait avec sa carte de visite "NASDAQ", tout le monde trouvait ça très respectable, les ultra-libéraux intégristes de l'UMP les premiers. Dès qu'il l'a fait pour sa pomme, et qu'il est apparu que c'était tout aussi bidon que tous les produits spéculatifs, Madoff est devenu la nouvelle incarnation du Mal, presque prêt à supplanter Ben Laden dans le magasin des satans d'opérette dont nous dirigeants ont besoin pour leur terrorisme intellectuel permanent.

Qu'a fait Sarkozy? Il a soutenu, encouragé, développé tous les mécanismes qui ont permis à Madoff de faire ce qu'il a fait. En tant que ministre du budget et bien plus encore en tant que président de la République, il a fait l'apologie du libéralisme le plus crasse. Il ne jurait que par l'Irlande et sa dérèglementation pathologique, l'Angleterre et ses traders mabouls ou l'Espagne et sa spéculation immobilière débridée.

Combien Madoff a-t-il fait disparaitre? Entre 15 et 50 milliards de dollars selon les estimations. En fait on ne sait pas très bien. Combien Sarkozy a-t-il piqué aux travailleurs et travailleuses français? Des centaines de milliard d'euros, entre son "bouclier fiscal", ses "exonérations" et ses "plans de relance". Et il compte bien ne pas s'arrêter là. Avec sa casse des retraites, il va baisser massivement les pensions, par exemple. Il peut bien déverser des tombereaux de pognon sur ses potes publicitaires et patrons de chaînes de télé pour des spots qui prétendent le contraire, les faits sont malheureusement tétus.

Le gouvernement et Sarkozy savent très bien que les Français ne pourront pas travailler (donc cotiser) plus longtemps. Simplement parce que le taux d'activité des plus de 55 ans en France est ridiculement bas. Les patrons français ne veulent pas des vieux. Alors les salariés et salariées n'auront pas d'autre choix que de partir sans avoir toutes leurs annuités, et donc ils toucheront des clopinettes... A moins de s'être saignés pour engraisser un assureur privé, fidèle soutien de l'UMP, qui vendra un plan d'épargne-retraite consistant à jouer à la roulette les économies d'une vie (rappelons-nous d'Enron, au hasard).

Bref, Sarkozy est évidemment infiniment pire que Bernard Madoff. Il est beaucoup plus dangereux et nocif. Madoff devrait porter plainte contre Aubry, tiens. Mais bon, pour une fois qu'une dirigeante social-démocrate dit un truc un peu sensé, ce serait méchant de la décourager!

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1 juin 2010 2 01 /06 /juin /2010 00:00

L’actualité aura été dominée depuis 2007 par ce que les commentateurs autorisés ont appelé la « crise financière ». Or, la crise est consubstantielle au régime capitaliste dont les dégâts sociaux peuvent susciter en même temps un désir d’autonomie que la courte expérience autogestionnaire de Philips à Dreux aura par exemple récemment démontrée. Cornelius Castoriadis, décédé en 1997, y aurait sûrement vu un nouvel exemple attestant d’une volonté d’autonomie que n’étouffe pas l’existant. C’est pourquoi les thèses défendues par ce philosophe demeurent d’une brûlante actualité. Nous avons ainsi proposé à David Ames Curtis (1),philosophe qui travaille pour le site internet multilingue consacré à Castoriadis (2) et qui a traduit pour les Etats-Unis son œuvre, de discuter avec nous de la pertinence d’une pensée radicale qui défie les catégories disciplinaires (philosophie, anthropologie, économie, psychanalyse), et qui, en bien des points, recoupe les analyses et le projet communiste libertaire défendus par AL.

 

David Ames Curtis fait partie d’un collectif de bibliographes œuvrant pour le site Cornelius Castoriadis/Agora International. Avec l’accord de Castoriadis et avec son soutien jusqu’à sa mort depuis 1997, ce collectif, en recevant des indications de la part de ses abonné-e-s (plus de 1450) et en faisant ses propres recherches, prépare depuis 1997 des mises à jours de ses bibliographies/webographies (disponibles actuellement en 17 langues), sans censure aucune, de sorte que tout le monde puisse être informé de tout ce qui est écrit de et sur Castoriadis et/ou de et sur Socialisme ou Barbarie, et pour que tou-te-s ces abonné-e-s puissent informer tout le monde de ce qu’ils ont eux-mêmes écrit là-dessus. Une façon horizontale de partager toutes les informations pertinentes autour de ce penseur encyclopédique et autour du groupe révolutionnaire qu’il a co-fondé, en permettant à n’importe qui d’y répondre à sa guise et en connaissance de cause. La Maison des Sciences de l’Homme et l’École des Hautes Études en Sciences Sociales ayant formellement refusé un tel site du vivant de Castoriadis, le site CC/AI est situé aux États-Unis - actuellement à l’University of Michigan, qui héberge également la grande “Labadie Collection” sur les mouvements anarchistes, socialistes, ouvriers… David Ames Curtis a travaillé étroitement avec Castoriadis depuis 1985, et a pu traduire du français en anglais plus d’un million de mots de ses écrits, jusqu’à ce que sa famille, après sa mort, l’eût empêché, sans explication aucune, de continuer son travail.  Ce travail se poursuit quand même, assuré maintenant par un “traducteur anonyme” qui publie des traductions de Castoriadis sur un site post-situ américain http://www.notbored.org et sur le site d’un de ses anciens camarades grecs, http://costis.org. Comme l'aurait dit Flaubert, David Ames Curtis ne nie ni n'affirme que ce traducteur, c'est bien lui.

 

1/ Cornelius Castoriadis a longtemps été marxiste, à l’époque du groupe « Socialisme ou barbarie » (1949-1967). La rupture avec cette doctrine (en 1965 avec le texte « Marxisme et théorie révolutionnaire ») réside notamment dans le refus d’une pensée mécaniste selon laquelle la révolution adviendrait nécessairement à partir des contradictions du capitalisme. Au contraire, Cornelius Castoriadis, ce philosophe attaché à penser l’imaginaire comme interrogation illimitée et ouverture des possibles opposable à la fermeture du réel existant, a insisté sur ce qu’il a appelé « la créativité des masses ». Quelles sont les formes pratiques et militantes qui, aujourd’hui, exprimeraient selon vous cette inventivité sociale en faveur de l’égalité et de l’émancipation ?

 

Avant même sa constitution en tant que groupe indépendant, « Socialisme ou barbarie » (S. ou B.) a rejeté la formule marxiste d’une inéluctabilité du communisme due aux contradictions objectives.  Castoriadis est allé plus loin en 1964, en disant qu’il faut choisir entre rester marxiste et rester révolutionnaire (parce que, dans l’effectivité historique - seule aune valable pour un vrai marxiste - le marxisme est devenu l’idéologie même d’un régime oppressif sans précédent), et il a opté pour le dernier.  De même, son idée du “caractère révolutionnaire et cosmogonique . . . de l’activité créatrice de dizaines de millions d’hommes, telle qu’elle s’épanouira pendant et après la révolution” en bouleversant toutes les catégories héritées, date de 1952, donc d’une dizaine d’années avant qu’il n’eût introduit sa conception du rôle créateur de l’imagination.  Pourtant, dès la fin des années 50, il constate également non pas une “dépoliticisation” passagère mais une privatisation rampante induite par le capitalisme moderne, qui détruit d’abord le sens dans le travail et donne lieu par la suite, de par une bureaucratisation généralisée, à une destruction des significations partout dans la société.  Avec la fin des “Trente Glorieuses”, la rupture du consensus bureaucratique (gestion externe du travail-parti-syndicat) et le déploiement de la contre-offensive capitaliste dite “néo-libérale”, le projet d’une société autonome semble être lui-même sur le déclin, incapable de faire face au nouveau désordre mondial.

 

Néanmoins, ce désordre, en disloquant encore davantage les significations et en anéantissant les liens sociaux, nous renvoie tou-te-s à nous-mêmes et nous demande une inventivité sans précédent pour combler le vide de sens ainsi engendré.  Les gens ne sont pas devenus incapables de créer du nouveau, et cependant nous vivons, selon Castoriadis, dans “l’époque du conformisme généralisé”.  D’ailleurs, afin de combler ce vide sans pourtant prôner une société nouvelle, il faut, face à la “montée de l’insignifiance”, une créativité immense, inouïe pour garder intacte et sur les rails cette “société à la dérive”.  Parfois, comme chez Philips à Dreux, parmi des Argentins, etc., il y a des tentatives plus ou moins heureuses de la mettre en cause plus globalement et de façon collective, et peut-être les formes de contestation sont-elles plus nombreuses et plus variées qu’autrefois, la dislocation multiforme ambiante aidant.  Toutefois, sous ces conditions-là, l’autogestion dans une seule usine est encore moins plausible que “le socialisme dans un seul pays”.  Ce qui s’avère difficile, et encore davantage qu’auparavant, c’est de généraliser, et de tisser ensemble, toutes ces tentatives de contestation du désordre établi, où le contre-projet capitaliste moderne d’une expansion illimitée de la maîtrise rationnelle mène partout à une irrationalité destructrice croissante.

 

2/ Le refus du marxisme s’enracine aussi dans la critique des organisations qu’il a promu, dont les dérives bureaucratiques ont très tôt été critiquées par Cornelius Castoriadis. La question du pouvoir, disait-il, est celle que doit se poser quiconque parle de la révolution. On retrouve derrière ce postulat le privilège accordé par le philosophe à la question politique plutôt qu’à la prétendue science économique. Cette préoccupation est partagée par les libertaires. Sur ce point, ne peut-on pas dire de lui qu’il était à sa façon un libertaire ou un anarchiste ? Quels rapports a-t-il entretenu avec cette mouvance ?

 

Il y a des points communs évidents entre les positions libertaires et le projet d’une société autonome prôné par Castoriadis; d’ailleurs, Solidarity, l’organisation-soeur de S. ou B. en Angleterre, se définissait comme libertarian socialist.  Mais, dès le premier numéro de la revue, S. ou B. qualifiait les Fédérations Anarchistes - ainsi que les trotskystes, les ultra-gauches, etc. - comme “relents du passé beaucoup plus qu’anticipations de l’avenir” - ce qui éloignait de ce nouveau groupe bien des anars, alors même que, pour d’autres, son élucidation ultérieure du “contenu du socialisme” - une société sans État, auto-gérée et auto-articulée à tous les niveaux - exprimait une vision claire et positive, voisine des leurs - quitte à gêner certains, à cause de son insistance sur une nécessaire centralisation (qui ne veut pas dire centralisme) démocratique dans nos sociétés complexes.

 

Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est combien on reste toujours prisonnier des habitudes de pensée en fin de compte individualistes et a- ou anti-politiques du 19e siècle, soit celles du marxisme et du libéralisme, soit celles de l’anarchisme, ces trois doctrines étant devenues des idéologies rémanentes, masquant ce qui se passe dans nos sociétés complexes beaucoup plus qu’elles ne servent d’outils pour aider les gens à transformer par eux-mêmes la réalité contemporaine.  L’anarchisme a tout de même le mérite d’articuler une visée farouchement anti-étatique - qu’esquivent souvent les doctrines marxiste et libérale (même si, dans la pratique historique, l’anarchisme aussi n’a pas toujours été à la hauteur de ses convictions) - et l’idéologie néfaste du “progrès”, que partagent ces deux premières, peut se trouver contestée par des anarchistes ou des anarcho-syndicalistes (je pense en premier lieu à Sorel).  Ce qu’introduit L’institution imaginaire de la société (1964-65, 1975) n’est pas uniquement une critique des conceptions fonctionnalistes et structuralistes héritées, aussi réductrices que déterministes, mais surtout une compréhension positive de l’institution en tant que telle - qui n’est pas à confondre avec l’État, toujours à combattre.  Toutes les doctrines du 19e s. susmentionnées ont du mal à penser l’institution du point de vue de l’action créatrice et déterminante du collectif anonyme, qui n’est pas par principe à confondre avec l’aliénation non plus.

 

3/ Selon Cornelius Castoriadis, l’exploitation capitaliste résulterait moins dans la question de la propriété lucrative, que du fait que les travailleu-r-se-s sont exclu-e-s des processus de gestion et d’organisation des entreprises. Or, la réduction à la pure exécution de la force de travail est, selon lui, impossible, le capitalisme ayant besoin de requérir la participation des individus qu’il assujettit. On retrouve ici la thèse d’un modèle alternatif et autogestionnaire qui a, au moins depuis la crise économique argentine de 2001, refleuri ces dernières années, avec le slogan altermondialiste « Un autre monde est possible » ou le concept de « récommune » récemment avancé par l’économiste Frédéric Lordon (soit l’économie comme « chose commune à tou-te-s »).

 

En effet, Castoriadis disait que, dans une société de technologie capitaliste évoluée et toujours évoluant, la moitié de chacun de nos gestes est faite pour combler les lacunes des directives élaborées dans l’ignorance par des hiérarchies séparées, et que nous devons toutefois exécuter en essayant de boucher les brèches ainsi ouvertes. Cette constatation mène à une conception énormément élargie des possibilités de contestation, dont les formes manifestes ne sont que de petites parties émergées.  Mais, comme je l’ai dit, la difficulté qu’on rencontre en voulant donner une signification globale et pratique au projet d’une auto-transformation sociale semble d’autant plus grande aujourd’hui, et les doctrines du 19e s. évoquées ne nous aident pas à le mettre en oeuvre. 

 

Peu après L'Institution imaginaire de la société (éd. Seuil, 1975), Castoriadis s’est tourné vers la Grèce antique, vers sa création de la politique en tant que projet de modifier, d’une façon réfléchie et délibérative, l’institution de la société en visant le collectif anonyme et vers son invention de la démocratie comme participation égale à ce projet d’auto-altération consciente et explicite.  Encore a-t-il toujours considéré la démocratie comme un germe, et jamais un “modèle” à imiter/imposer/faire fonctionner.  Si l’on prend au sérieux ce “caractère révolutionnaire et cosmogonique” de l’action sociale auto-transformatrice, on ne cherche plus un modèle, même “alternatif”; toutefois, on tente toujours d’élucider ce qui est exemplaire ou annonciateur pour la poursuite de ce projet d’auto-transformation.  Pour ce qui est d’une exaltation du “commun”, ce qu’on a surtout en commun aujourd’hui, c’est la course aussi absurde que dévastatrice vers l’abîme d’une destruction écologique.  Je ne connais pas très bien l’oeuvre de Lordon (en tant que traducteur professionnel, je devais traduire un de ses textes, mais il ne l'a jamais rendu ). Je peux tout de même dire avec Castoriadis que ce n’est pas la simple mise en commun de l’économie qu’il nous faut, mais la destruction de la signification de l’économique comme valeur centrale, et en fin de compte unique, du monde contemporain, ce qui passera, bien sûr, par l’élaboration démocratique de nouveaux objectifs collectifs.

 

4/ La critique du « capitalisme bureaucratique » appliqué à l’époque de l’empire soviétique ne l’a jamais empêché de sévèrement critiquer le capitalisme libéral à l’ouest. L’« apathie démocratique » qu’il stigmatisait alors, corrélée à une démocratie libérale dont la représentativité ne vaut au fond que pour représenter les intérêts des dominants, n’appelle-t-elle une contre-révolution démocratique radicale devant inclure les lieux de production eux-mêmes ? Devrait-elle inclure la révolution de tous les lieux de vie et de production des rapports sociaux, quels qu’ils soient ? Peut-on qualifier d'utopie ce projet révolutionnaire ?

 

L’analyse du “capitalisme bureaucratique” ne se rapportait jamais uniquement au régime établi en Russie, dans ses satellites et en Chine.  L’apport singulier de S. ou B., c’était d’avoir vu le monde sorti de la Deuxième Guerre mondiale comme un tout en conflit - divisé entre un capitalisme bureaucratique “total et totalitaire” en Russie stalinienne et un autre, “fragmenté”, en Occident.  Si cette analyse amenait à l’affirmation, dès 1960, que la révolution devrait être totale, embrassant ainsi “tous les lieux”, dont vous venez de parler, des deux côtés du rideau de fer pour qu’on ne reste plus cantonné dans l’étroite sphère économique de la vulgate marxiste, c’est que Castoriadis y articulait une vision anti-utopique - c’est à dire, un projet à réaliser dans l’effectivité historique et à partir des actions concrètes et continues des hommes et des femmes dans la société actuelle.  “Pour l’ouvrier”, a-t-il déjà dit trois ans plus tôt, “le problème final de l’histoire, c’est un problème quotidien”.  Ainsi a-t-il toujours récusé le terme d’utopie - qui exprime depuis l’anti-démocrate Platon, comme l’a bien démontré son ami Pierre Vidal-Naquet, une tentative d’arrêter le temps en imposant la vision d’une bonne société réalisée une fois pour toutes, et d’où la question de la justice serait radicalement écartée.

 

5/ La logique existante dont nous héritons a été qualifié par Cornélius Castoriadis d’« ensembliste-identitaire » (ou « ensidique »), au sens où toute chose, si elle peut par le langage et la science être clairement désignée et distinctement classée, n’est pas épuisée dans tous ses modes possibles. C’est un « magma de significations sociales » dans lequel baigne le vivant humain, qui le distingue des autres espèces animales, et qui ne se réduit pas à la strate « ensidique ». L’« auto-institution imaginaire de la société » est ainsi ce mouvement jamais stable ni linéaire à partir duquel les êtres humains, voués aux « passions instituantes » les arrachant à la stricte logique pulsionnelle de leur psyché, créent leurs propres mondes, même s’ils peuvent se leurrer sur l’origine hétéronome de ceux-ci. Cette pensée radicalement antinaturaliste induit logiquement un antiracisme et un anti-sexisme plus que nécessaires aujourd’hui. La déconstruction des genres et des races théorisée par certain-e-s chercheu-r-se-s contemporain-e-s ne représente-t-elle pas le pendant logique des faits sociaux entendus par Cornélius Castoriadis comme créations sociales imaginées ?

 

Profondément influencé par la sino-américaine Grace Lee Boggs, qui militait parmi les ouvriers noirs de l’industrie automobile à Détroit et parmi les femmes des ouvriers, Castoriadis prônait dès 1960 l’intégration des luttes des noirs et des femmes, comme celles de la jeunesse, au sein d’une vision élargie de la contestation, au-delà d’une conception strictement marxiste du rôle historique du prolétariat.  Pourtant, son élucidation du rôle créateur de la psyché et du social-historique n’accréditait jamais une conception “constructiviste”, foucaldienne ou autre, de l’individu social (qui est, pour Castoriadis, un “fragment ambulant et parlant”, donc intégralement participatif, de la société qui l’a fabriqué).  Celui qui dit “constructiviste” dit constructeur hors de ladite construction, situé donc soit derrière l’individu - comme un homoncule manipulateur - soit extérieur, et étranger, à lui - les fameux “processus sans sujet”, ce qui exprime et entérine plutôt l’aliénation existante en essayant de la faire passer pour constitutive de toute société.  De même, Castoriadis récusait l’autre pendant du constructivisme, la “déconstruction”, qui méconnaît tout autant les potentialités créatrices de l’individu social (souvent déviées, pourtant, vers l’hétéronomie plutôt que vers l’autonomie).  Ces “passions instituantes” potentielles que reconnaissait et voulait attiser Castoriadis, sont positives, auto-déterminantes et non pas déterminées d’ailleurs, donc créatrices d’autres institutions qui feront advenir d’autres individus, de tels individus étant ceux qui feront exister ces institutions autres.  Un mouvement d’autonomie qui voudrait se réaliser dans l’effectivité historique ne se contentera jamais de se définir négativement - “anti-raciste”, “anti-sexiste”, voire “anti-capitaliste” (Staline s’est prétendu anti-capitaliste, comme le font maintenant les membres du NPA) - mais créera d’autres valeurs, positives, dont celle de la participation égale effective de tou-te-s à toutes les affaires publiques, l’étendue et la portée de ces affaires s’élargissant énormément par l’action même de ceux et celles qui en ont été auparavant exclu-e-s.

 

Propos recueillis par Franz B.

 

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31 mai 2010 1 31 /05 /mai /2010 22:15

Sauve qui peut (la démocratie)

 

http://culturevisuelle.org/visionaute/files/2010/05/film-socialisme-2010-11-g.jpgFilm socialisme est, comme tous les films de Jean-Luc Godard, un événement en soi. Parce que le nom de Godard (ramassé dans les fameuses initiales JLG) désigne encore et toujours aujourd’hui, 50 ans après l’inaugural A bout de souffle, ce qui, dans le champ de l’industrie cinématographique, relève proprement et activement de l’art. Le nom de Godard en est presque devenu le synonyme, tant l’œuvre multiforme et prolifique (plus d’une centaine de titres, tous genres confondus, y compris l’invention de l’essai poétique autobiographique avec JLG/JLG. Autoportrait de décembre en 1995) qui s’attache à ce nom a exercé une influence déterminante depuis plusieurs décennies dans le domaine de la pensée et de la création. Il suffit de se plonger dans la monumentale et passionnante biographie consacrée au cinéaste suisse et écrite par Antoine de Baecque (Godard, éd. Grasset, 2010, 935 p.) pour saisir dans le détail la trajectoire singulière d’un homme qui s’est donné comme triple ambition de mesurer son geste cinématographique à l’aune du cinéma tout entier, de considérer l’art du cinéma comme un acte de résistance et de combat devant la progressive montée du « capitalisme culturel » (Jeremy Rifkin) et de ses industries afférentes, et enfin de faire de la pratique cinématographique un lieu de pensée des catastrophes historiques passées qui déterminent encore largement, mais obscurément, notre présent. Cinéaste inactuel auteur de films intempestifs, Jean-Luc Godard qui aura 80 ans en décembre 2010 revient donc avec Film socialisme (rien que le titre dénote déjà d’une formidable capacité de persévérance dans un champ artistique soumis au double mouvement abêtissant de la dépolitisation et du spectaculaire). Dix ans après l’émouvant Eloge de l’amour, six ans après le sublime Notre musique, et quatre ans après l’étrange exposition Voyage(s) en utopie. A la recherche d’un théorème perdu. JLG 1945-2005 (montrée à Beaubourg en mai 2006, elle aura exemplifié la contradictoire situation d’un artiste consacré au-delà du seul champ du cinéma en même temps que celui-ci aura cherché à défaire artistiquement de l’intérieur cette consécration culturelle), Film socialisme prolonge la mélancolie funèbre dégagée par son irradiant opus magnum, les nucléaires Histoire(s) du cinéma (1988-1998), pour sonder notre présent tantôt saturé (c’est le premier mouvement d’un film comparé à une symphonie et qui en compte trois), contesté (c’est le deuxième mouvement, plus apaisé), et ruiné (c’est l’ultime mouvement, synthèse ramassant sublimement les deux précédents). Au milieu des débris configurant notre actualité, errent les signes allégoriques d’un sens inactuel qui, parce qu’il ne cesse pas de faire défaut, devrait nous avertir du néant contemporain, pourtant bien moindre que celui qui vient.

Premier mouvement : Et vogue la galère

La première partie de Film socialisme se déroule lors d’une croisière longeant les rives de la Méditerranée. On pense alors à E la nave va (1983) de Federico Fellini et, plus récemment, à Un film parlé (2004) de Manoel de Oliveira, deux films qui avaient déjà employé le motif de la croisière afin de mettre en scène un monde inconscient (parce qu’il s’enivre de plaisirs dans le premier film ou de culture dans le second) de courir après sa propre catastrophe. Le cinéaste a eu ici l’excellente idée de mandater plusieurs filmeurs chargés de capter et collecter dans plusieurs paquebots les signes d’une société anesthésiée par la fantasmagorie de la marchandise. A l’instar des frères Lumière qui envoyèrent au mitan des 19ème et 20ème siècles des opérateurs un peu partout dans le monde pour en ramener les images enregistrées par le nouvel appareil alors mis au point par eux, le cinématographe, à l’instar encore du cinéaste soviétique Dziga Vertov dans les années 1920 et du cinéaste arménien Artavazd Pelechian dans les années 1960 et 1990, Jean-Luc Godard occupe la position idéale (très tôt privilégiée par lui) du monteur (le montage étant son « beau souci » comme il le disait lui-même dans un vieil article des Cahiers du cinéma de décembre 1956), capable de constituer à partir d’images hétérogènes une synthèse allégorique arrachée à partir des pauvres visibilités offertes par plusieurs croisières réelles. La croisière de Film socialisme, antithèse de la balade dans la bibliothèque et le centre André-Malraux de Sarajevo de Notre musique, serait plutôt à rapprocher de l’hôtel de Détective (1985) par exemple, c’est-à-dire qu’elle présente le lieu idéal dans lequel se concrétise une certaine idée du monde moderne tel qu’il est (et ici tel qu’il va), monde peuplé d’une « foule solitaire » (David Riesman), zombique et somnambulique dont les éléments quelconques, indifférenciés et circulants se croisent sans plus se voir, parlent sans plus s’entendre, impuissants à créer du lien, incapables de penser ce qui leur arrive. Ces lieux sont véritablement des « non-lieux » pour employer la terminologie de l’anthropologue Marc Augé, soit ces « espaces d’anonymat qui accueillent chaque jour des individus toujours plus nombreux », espaces configurés à partir des notions de transit, de commerce et de loisir qui contredisent l’idée même de demeure ou de résidence : « L’espace du non-lieu ne crée ni identité singulière, ni relation, mais solitude et similitude » (Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, éd. Seuil – coll. Librairie du XXe siècle, 1992, p. 130). Le paquebot de Film socialisme est un pareil non-lieu, moins utopique que dystopique, véhiculant les représentants jeunes et vieux d’un monde occidental qui n’a plus rien à leur offrir, si ce n’est les plaisirs futiles d’un hédonisme sans autre fin que lui-même. « Des choses comme ça » répète un carton sur le mode itératif de la vague bien connue du cinéaste (comme le carton "En ce temps-là" à l'époque de Je vous salue, Marie en 1985). Ca danse, ça mange, ça s’ébroue dans des piscines, ça prend des photographies, ça joue aux machines à sous : ça s’amuse. « Les inculpabilisables dansent » disait Milan Kundera, et c’est une danse pathétique et ruineuse que celle que mène la bourgeoisie contemporaine, ignorante sûrement, comme l’était celle de La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir, qu’elle s’agite frénétiquement au bord de l’abîme, comme pour mieux en dénier l’horrible réalité.

 

Filmé bien souvent au téléphone portable, ce théâtre de la bêtise repue du fétichisme de la marchandise se vautre dans un marigot de couleurs et de musiques saturées que son image fait littéralement baver. La similitude des voyageurs expropriés de leur caractère singulier entraîne leur particularisation insensée, ainsi que leur solitude éprouvée collectivement et fondue dans une forme de réification spectaculaire. « Et, si l’on appelle "espace" la pratique des lieux qui définit spécifiquement le voyage, il faut encore ajouter qu’il y a des espaces où l’individu s’éprouve comme spectateur sans que la nature du spectacle lui importe vraiment. Comme si la position du spectateur constituait l’essentiel du spectacle, comme si, en définitive, le spectateur en position de spectateur était à lui-même son propre spectacle » (Marc Augé, opus cité, p. 110). Les voyageurs du paquebot sont ainsi anesthésiés par ce mouvement de prolétarisation de leur propre sensibilité arraisonnée par les nouvelles technologies numériques (appareils photo, caméras) : ce sont des individus expropriés de la mémoire des sites historiques que leur subordination à l’industrie touristique rend littéralement invisibles, des individus engourdis par la cécité, la surdité et l’amnésie au nom desquels l’expérience des plaisirs se substitue à la connaissance et à la responsabilité de ce qui les constitue matériellement. Patti Smith chante accompagnée de son compagnon Lenny Kaye et se promène avec sa guitare, et personne ne la remarque. Le philosophe Alain Badiou (que citait le cinéaste à l’époque mao de La Chinoise en 1967) donne une conférence (on s’attendait à ce qu’elle traite du communisme, mais – on connaît l’art du contrepied du cinéaste – il est question des origines de la géométrie), mais l’auditoire est vide. L’économiste keynésien Bernard Maris également présent (les castings des films de Jean-Luc Godard ont toujours été les plus improbables et excitants, ouverts à la multitude individuelle par-delà le strict champ du cinéma), à l’instar de l’intellectuel palestinien et ami Elias Senbar (déjà présent dans Notre musique), n’est pas mieux loti. Seuls quelques plans isolés de serveurs et de femmes de ménages, comme souvent chez lui, rappellent la réalité matérielle d’une exploitation refoulée dans la jouissance spectaculaire d'un "merdique aurifère" que le critique Jean Douchet avait déjà analysé à l'époque de Nouvelle vague (1990). Et seuls quelques plans de la mer en mouvement nous sauvent du raffut de ce pandémonium babélique et infernal. A côté de la mobilité immémoriale des flots argentés que réchauffent les rayons dorés d’un soleil couchant, règne la fallacieuse promesse d’une éternité immobile proposée par le consumérisme contemporain gonflé de l’or et de l’argent d’une richesse oublieuse de ses propres origines. C’est que le non-lieu « ne fait pas place non plus à l’histoire, éventuellement transformée en élément de spectacle, c’est-à-dire le plus souvent en textes allusifs. L’actualité et l’urgence du moment présent y règnent » (Marc Augé, ibidem, p. 130). Il faudra attendre le dernier mouvement du film intitulé « Nos humanités » pour que les noms des sites visités, Egypte, Palestine, Hellas, Odessa, Barcelone et Naples, puissent résonner de leur sens secret, caché ou oublié, pour qu’ils soient rédimés dans leur sens, ailleurs définitivement noyé dans le bain de l’excitation marchande.

 

« Sous-produit de la circulation des marchandises, la circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir d’aller voir ce qui est devenu banal. L’aménagement économique de la fréquentation de lieux différents est déjà par lui-même la garantie de leur équivalence. La même modernité qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi retiré la réalité de l’espace » (Guy Debord, La Société du spectacle, éd. Gallimard, 1992 [1967 pour la première édition], p. 130). C’est alors tout l’intérêt des bribes fictionnelles qui hantent cette première partie consacrée à la banalisation touristique du monde, sorte de fil d’Ariane qui permet au spectateur de ne pas se perdre complètement dans le labyrinthe du néocapitalisme contemporain, capitalisme « biopolitique et immatériel » comme le qualifient aujourd’hui Michael Hardt et Toni Negri parce que le capital s’attaque désormais à la vie elle-même et ses productions sociales et symboliques afin d’entretenir son interminable procès d’accumulation et de valorisation. Cela reste nébuleux, mais il semblerait que nous ayons affaire à des agents doubles et des ambassadeurs, des diplomates et des anciens criminels de guerre, des policiers et des hauts-fonctionnaires, qui tous parlent une langue obscure, cryptée, faite de phrases parfois dites en allemand et en russe, difficilement déchiffrable dans le chaos ambiant. Il est pourtant question de l’origine de la richesse qui coule à flot dans le paquebot, richesse qui paraît bien avoir baigné dans le fleuve tourmenté de l’histoire, dans les eaux boueuses de la colonisation de l’Afrique (avec d'emblée un rappel de la question algérienne via une double référence à Albert Camus et Pépé le Moko en 1936 de Julien Duvivier), de la Révolution russe, de la Guerre d’Espagne, de l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis, de la Libération de l’Europe par les Etats-Unis, jusqu'à la situation conflictuelle au Proche-Orient. « La liberté coûte cher » affirme l’affiche noire de Film socialisme. Si l’on comprend sur quel lit de destruction repose la richesse occidentale actuelle, destruction des peuples, des cultures et des espoirs de révolution et d’émancipation, on saisit également que la fin de l’oppression fasciste aura signifié l’avènement d’un autre fascisme qui ne se sera jamais avoué comme tel. Un plan du pont du paquebot, insistant sur les dominantes bleu et jaune, instruit du caractère allégorique d’une croisière qui est identifiée à l’Europe à qui est demandée à la fois où elle va (« Quo vadis Europa » demande un autre carton) et d’où elle vient. La social-démocratie européenne, consacrée institutionnellement par l’Union Européenne, si elle s’est constituée autant sur la défaite des espoirs révolutionnaires (c’est le passage concernant Barcelone avec la référence maîtresse chez Jean-Luc Godard au roman L'Espoir d’André Malraux en 1937 et à son film Espoir, sierra de Teruel en 1938) que sur la défaite du fascisme (c’est le passage concernant Naples avec la référence tout aussi maîtresse chez le cinéaste au néoréalisme italien, ainsi qu'à l'écrivain Curzio Malaparte), aura préféré cet autre fascisme que représente le totalitarisme marchand vendu à crédit en 1945 par les Etats-Unis. Pier Paolo Pasolini ne disait pas autre chose au début des années 1970, lorsque dans ses Ecrits corsaires (éd. Flammarion, 1976) il identifiait en Italie l’hédonisme consumériste à une nouvelle forme d’oppression massifiant les individus, servilement assujettis à la domination du fétichisme de la marchandise.

 

C’est ce mouvement dialectique et négatif de Charybde en Scylla qui hante la pente historienne du cinéma godardien, une destruction en entraînant une autre, la vague du fascisme consumériste se substituant au fascisme mussolinien et au stalinisme, comme la destruction nazie des Juifs d’Europe a entraîné la création d’Israël et l’oppression du peuple palestinien. Une domination comme un clou chasse l’autre (sur un plan moins strictement négatif, c'est la phrase de la philosophe Simone Weil disant en 1940 que l'entrée des nazis à Paris représentait paradoxalement une bonne nouvelle pour les Indochinois). On fera d’ailleurs remarquer que si Jean-Luc Godard ne cesse pas d’être tancé lorsqu’il met en rapport (plutôt qu’il identifie) la souffrance passée des Juifs et celle présente des Palestiniens, la relation qu’il établit entre les fascismes d’hier et d’aujourd’hui n’est quasiment jamais interrogée. « Et sans doute notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité » (Ludwig Feuerbach, Préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme cité par Guy Debord en exergue de La Société du spectacle). Jean-Luc Godard est un profanateur, au sens où la vérité lui importe plus que la reconduction de l’illusion dont le sacre actuel s’accomplit dans la fantasmagorie marchande. Ainsi une messe dite dans le paquebot est filmée à partir du miroitement fractal d’une boule à facettes. Ailleurs, il est question en voix-off des nouvelles religions de notre temps, le cinéma s’étant substitué au christianisme (avec ce paradoxe relevé ici que Hollywood, qualifié de Mecque du cinéma, a été fondé par des capitalistes juifs !), les industries spectaculaires et mass-médiatiques ayant absorbé en leur sein le cinéma. « Le silence est d’or » comme le dit un enfant à une jeune femme dont la sensuelle poitrine arbore une chaîne constituée de piécettes. La richesse appelle donc à faire silence sur ses origines troubles, à se taire et ne rien divulguer sur le fait que, comme le disait Marx, « le capital sue le sang et la boue par tous les pores ». Ailleurs, le cercle d’or du soleil (astre qui donne sans contrepartie ni échange, comme l’avait noté Georges Bataille, quand le capitalisme entraîne au désastre), ainsi que l’argent des vagues, rappellent que tout ce qui sur terre se présente n’est que le propre exposé de tous qui alors n’appartient à personne. L’argent qui coule à flot, identifié aux flux maritimes, devrait, comme il est dit au début du film, « être un bien commun ». Le socialisme de Film socialisme réside bien à cet endroit-là : la mise en rapport d’éléments disjoints afin de ressusciter le sens oublié de notre être commun et générique, inappropriable sous peine que l’appropriation s’identifie à l’expropriation (Jacques Derrida parlait de son côté d’« exappropriation »), le montage de fragments hétérogènes afin d’exemplifier la libre valeur d’usage des choses existantes opposée à leur coûteuse valeur d’échange, l’agencement des signes qui nous rappellent à une dette (les vestiges parlants du passé à qui sait les voir et les écouter) autrement plus primordiale que la machine à crédit qu’est devenu le capitalisme contemporain.

Deuxième mouvement : Démocratie, dans quel état ?

« Dans le symbolique s’exprime l’harmonie classique de la forme ; l’allégorie, par contraste, appartient à un monde désacralisé, où l’unité de l’homme et de l’univers, de la forme et du sens est rompue. Elle exprime l’énigme de l’existence ; elle est "la figure en ruine de la biographie et de l’historicité" [Walter Benjamin] » (Guy Hocquenghem et René Schérer, L’Ame atomique, éd. Albin Michel, 1986, pp. 161-162). L’allégorique croisière du premier mouvement de Film socialisme permet au cinéaste de rendre compte d’un monde saturé de marchandises, impuissant à connaître le sens des richesses dont il jouit, incapable de reconnaître dans les ruines des vestiges captés par les industries touristiques les origines d’une civilisation aujourd’hui menacée par ses propres excès, inconscient de danser au bord du volcan de son propre effondrement, ivre du dégueulis de ses mythologies frelatées. Le paquebot du film de Jean-Luc Godard (où passe le fantôme de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss), on l’a compris, ressemble alors furieusement au « mythe du Cargo » analysé par Jean Baudrillard dans La Société de consommation : « Les biens de consommation se proposent ainsi comme de la puissance captée, non comme des produits travaillés. Et, plus généralement, la profusion des biens est ressentie, une fois coupée de ses déterminations objectives, comme une grâce de nature, comme une manne et un bienfait du ciel. Les Mélanésiens (…) ont développé ainsi au contact des Blancs un culte messianique, celui du Cargo : les Blancs vivent dans la profusion, eux n’ont rien, c’est parce que les Blancs savent capter ou détourner les marchandises qui leur sont destinées à eux, les Noirs, par leurs ancêtres retirés aux confins du monde » (éd. Denoël – Folio essais, 1970, pp. 28-29). Sauf qu’ici, les « Blancs » sont devenus leurs propres « Noirs », les maîtres sont devenus leurs propres esclaves selon un mouvement dialectique on ne peut plus hégélien, les dominants sont dominés par leur propre système de domination comme l’aurait dit Pierre Bourdieu. Monde impuissant à force de son pouvoir excessif, obèse de lui-même, plein de son propre vide, défait, disjoncté, ruiné. « Donnez-lui toutes les satisfactions économiques (…), et plongez-le dans le bonheur jusqu’à la racine des cheveux : de petites bulles crèveront à la surface de ce bonheur, comme sur de l’eau » (Fédor Dostoïevski, Dans le souterrain cité en exergue par Jean Baudrillard dans La Société de consommation). C’est pourquoi, chez Jean-Luc Godard, la forme filmique fragmentaire, le bégaiement des plans et des phrases, la dissémination sonore des voix et des récits, la nébulosité des réminiscences et de la trame fictionnelle, le privilège phénoménologique accordé aux bruits de fond et au hors-champ, l’entrelacs de prises de vue documentaire et de plans (tous fixes) soutenant la fiction, la récurrence des cartons, et le bombardement des extraits musicaux et des citations nous instruisent allégoriquement d’un monde soumis aux règles disjonctives de l’âge du capitalisme atomique. Avec le sens perdu, c’est l’épreuve moderne d’une désorientation qui est à faire, en même temps que le montage travaille à la réinstauration d’éléments de sens à partir même du chaos environnant (« A cause de quoi la lumière ? » demande une femme d’origine africaine : « à cause de l’obscurité » lui répond son ami photographe). Si la croisière de Film socialisme carbure aux flux monétaires, la station-service du deuxième mouvement sert précisément à inscrire un arrêt – littéralement une station, une stase – en posant la question que la participation intensive et à crédit au consumérisme contemporain empêche de se poser : et la démocratie dans tout cela ? Est-ce seulement de la démocratie que de simplement, bêtement, s’adonner au vertige du consommer ?

 

On est déjà ému de retrouver dans cette station-service un motif qui aura longtemps accompagné l’œuvre du cinéaste, de Pierrot le fou (1965) à Je vous salue, Marie. On comprend bien que ce non-lieu est un moyen de reformuler autrement cet autre non-lieu que représente la croisière. Sauf que là, on s’arrête, l’immanence consumériste du présent s’ouvrant à la verticalité des origines, des questionnements, des généalogies et des commencements à peine effleurés lors de la première partie du film. Le chaos cesse, les personnages sont mieux cernés, la campagne borde ce microcosme urbain, les paroles sont plus audibles. Autre mouvement, autre fiction dont la fonction est de dégager un enjeu caché dans le mouvement inaugural de Film socialisme : la famille Martin, composée des deux parents (la mère est interprétée par Catherine Tanvier, l'ancienne championne de tennis, un sport longtemps pratiqué par le cinéaste) et de leurs deux enfants, Florine, une adolescente lectrice des Illusions perdues de Balzac, et Lucien, un petit garçon renoirien vêtu d’un T-shirt siglé CCCP ( !), se déchire autour de la vente de la station-service et surtout sur le fait que le père et la mère souhaitent se présenter aux élections cantonales. C’est l’occasion pour une petite équipe de télévision ("FR3 regio", autrement dit le royaume appauvri de la télévision publique) de venir réaliser un reportage sur le couple prétendant représenter la collectivité, comme pour les enfants de demander aux futurs mandants ce que signifient pour eux les fameux termes appartenant à la trilogie républicaine : liberté, égalité, fraternité. On remarquera également la présence insolite et complémentaire de deux animaux, un lama blanc et un âne noir. Il y a beaucoup d’animaux dans Film socialisme, ce qui lui donne un côté Arche de Noé parachevé par le motif du bateau du premier mouvement. La première image du film représente un couple de perroquets, puis on a vu un couple de chats miauler à tour de rôle (peut-être la seule véritable conversation entendue dans la première partie du film !) et dont l’image, comme un clin d’œil à ce grand amateur de félins qu’est Chris. Marker, a été trouvée sur YouTube. Ce sont aussi quelques moutons revenant d’un plan de Week-end (1967), comme un rappel intempestif que le consumérisme moutonnier est une antienne godardienne. Si ces couples d’animaux peuvent évoquer le couple que forment Jean-Luc Godard et sa compagne, la réalisatrice Anne-Marie Miéville (qui a participé au tournage du film, ainsi que le réalisateur égyptien Yousry Nasrallah), insistant sur le caractère itératif (les aras qui répètent ce qu’ils entendent) et persévérant (le lama et surtout l’âne qui rappelle celui de Au hasard, Balthazar de Robert Bresson en 1966) d’un geste esthétique en partage, ils exposent également dans leur être-là buté une forme de résistance au langage que prolongent les enfants (« infans » comme l’a montré le psychanalyste Sandor Ferenczi signifie "celui qui ne parle pas"), demandant à mettre en regard les mots et les choses. C’est une nouvelle leçon de mots et de choses, de mise à l’épreuve rigoureuse du langage frotté aux rugosités du réel, que le cinéaste ainsi propose ("Le langage ne suffit pas, il faut la réalité" est-il dit ici), dans le droit fil de France tour détour deux enfants, l’émission de télévision en 12 épisodes de 29 minutes qu’il a réalisée en 1979. C’est déjà l’emploi abusif, que critique l’adolescente, de l’auxiliaire être, aussi symptomatique du malaise actuel de la civilisation que l’emploi obsessionnel des appareils photo et autres caméras numériques. Alors qu’on aurait classiquement attendu une valorisation de l’être contre le privilège de l’avoir proposé par l’éthique du capitalisme, un insolite renversement dialectique promouvant l’avoir plutôt que l’être instruit de cet impérialisme symbolique de l’être ne cessant pas de s’identifier et d’absorber les choses dans lesquelles il se projette, pendant que l’avoir vaut comme le rappel salutaire non pas de la propriété lucrative et privative mais bel et bien de la propriété d’usage commune de toutes les choses qui, universelles, sont inappropriables par quelques-uns. Et d’abord la démocratie, avec ce rappel révolutionnaire à Saint-Just (figure représentée dans Week-end déjà cité), la nuit du 4 août 1789 et l'abolition des privilèges, et la promotion d'un "droit commun universel".

 

Il y aurait là comme la réitération subtile d’un principe classique de l’analyse marxienne selon laquelle il faut savoir distinguer démocratie formelle et démocratie réelle, les institutions républicaines de représentation politique établissant juridiquement la séparation pratique et concrète entre la puissance commune et le pouvoir de quelques-uns. La mise en rapport entre la vente de la station-service, l’origine de la famille Martin (la Résistance avec le mot d’ordre du réseau Combat : « libérer et fédérer » qui pourrait valoir comme définition du montage godardien libérant les signes de leurs chaînes signifiantes habituelles et les fédérant selon de nouveaux agencements de sens), et la question de la démocratie formelle ou réelle relève d’une nouvelle opération de montage godardien selon laquelle la démocratie est un acte de résistance dont la valeur d’usage contredit la domination de la propriété lucrative. « La lutte politique, c’est aussi la lutte pour l’appropriation des mots » rappelle Jacques Rancière qui explique plus loin : « Ce que j’essaie de dire, c’est que la démocratie au sens du pouvoir du peuple, du pouvoir de ceux qui n’ont aucun titre particulier à exercer le pouvoir, c’est la base même de ce qui rend la politique pensable. Si le pouvoir revient aux plus savants, aux plus forts, aux plus riches, on n’est plus dans la politique » (in Démocratie, dans quel état ?, éd. La Fabrique, 2009, pp. 97-98). Le simulacre de démocratie, qui aujourd’hui participe à légitimer le régime oligarchique actuel tel qu’il est allégoriquement projeté dans le paquebot du premier mouvement de Film socialisme, se trouve ici rappelé à l’ordre du sens des mots contre l’ordre des choses dominant. Bien évidemment, c’est tout ce que rate l’équipe de télévision locale qui rejoue en son sein la hiérarchisation des fonctions (la journaliste « blanche » qui pose les questions, l’opératrice « noire » subalterne qui filme) que l’on retrouve ailleurs dans la famille patriarcale (le père qui s’occupe de la vente, la mère qui fait la vaisselle, les enfants qui leur doivent obéissance). Mais alors, l’âne et le lama, quelles fonctions allégoriques remplissent-ils ? Si la station-service exemplifie la société contemporaine qui carbure à la richesse matérielle appropriée par une minorité plutôt qu’à la richesse générique qui est la puissance commune, démocratique car propre à tous (comme l'est la merde dans un rappel littéralement élémentaire et enfantin de Lucien), le garage exprime le désir d’un cinéaste qui s’amuse à démonter et remonter les machineries du langage et du social en demandant (pour reprendre le titre du film de 1976, Comment ça va) comment va la démocratie (sa santé se porte-t-elle bien ?), mais encore comment elle marche, comment elle fonctionne, à quoi elle carbure. Entre la station-service et le garage, se manifestent deux enfants qui demandent en quoi se présenter à des élections équivaut à défendre les idées de liberté, d’égalité et de fraternité, et se dressent un lama et un âne dont le silence (ce fameux Silence des bêtes analysée par la philosophe Elisabeth de Fontenay) produit pourtant du sens. Ne rappelle-t-on pas d’ailleurs ici qu’Ulysse, revenu de son odyssée homérique, a d’abord été reconnu par son chien ? Le lama comme rappel que la démocratie, ce n’est pas le Pérou (autrement dit, ce n’est pas l’or volé aux peuples colonisés, mais aussi ce n’est pas si loin, c’est seulement ici et maintenant), et l’âne comme indice (« il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin » comme le dit le proverbe, autrement dit, plusieurs, voire tous se nomment ainsi) que la démocratie présuppose l’égalité partagée par tous, et que donc aucun ne possède en propre de titre particulier pour gouverner. Il y a là d’ailleurs un autre contrepied godardien, subtil à appréhender, puisque la conception de la démocratie défendue par le cinéaste est bien plus proche de l’option anti-platonicienne valorisée par Jacques Rancière (on se souvient que Platon dans La République expliquait que la démocratie, en incluant logiquement dans son mouvement les incapables, animaux compris, induit forcément le chaos) que du communisme platonicien défendu par Alain Badiou (croisé dans le premier mouvement) qui, de son côté, identifie peut-être trop rapidement démocratie et capitalisme consumériste.

 

Liberté : non pas celle de consommer, mais celle de contester le sens des mots confronté à l’ordre des choses. Egalité : non pas dans la consommation, mais dans l’usage des signes et des choses communes. Fraternité : non pas dans la solitaire similitude des consommateurs, mais dans l’expérience individuelle et collective de notre être générique et commun. Film socialisme montre ainsi que, sur le plan même de l’activité cinématographique, peuvent coexister et se pratiquer la liberté filmique et narrative arrachée aux obligations réglées du régime représentatif dominant (et on saisit alors ici l’identité structurale entre la critique esthétique de l’image comme simple représentation et la critique politique de la représentation politicienne comme exercice de délégation et donc de son « exappropriation »), l’égalité des choses filmées sans hiérarchisation préalable de valeur (un âne, une copie d’un tableau de Renoir, une voiture, une vigne, un livre…) ni d’auteur (c’est un film réalisé collectivement), et la « fraternité des métaphores » comme le cinéaste l’aura souvent répétée tout au long de son œuvre (c’est-à-dire le rôle esthétique fondamental accordé au montage comme principe de mise en rapport d’éléments éloignés ou distincts, et de leur socialisation comme manifestation toujours multiple et toujours différente de leur appartenance au même fond commun). « La démocratie n’est jamais achevée, son commencement peut l’engager sur des chemins imprévus où elle s’égare, se transforme ou se dénature. Elle n’est pas acquise dès le départ, et sa réalisation ne s’accomplit pas en se conformant à une sorte de standard de l’universel démocratique » (Georges Balandier, Le Dédale. Pour en finir avec le XXe siècle, éd. Fayard, 1994, p. 193). Le chemin s’invente en marchant, disait aussi le poète Antonio Machado. Le chemin de la démocratie est celui de son auto-institution comme l’aurait dit Cornelius Castoriadis en rappelant l'exemple naugural grec, à l’instar de celui qui permet pareillement la réalisation d’un film. Faire confiance à la « fécondité de l’imprévu » disait Proudhon, cité par Georges Balandier, c’est ce qu’a fait Jean-Luc Godard en intitulant Film socialisme un film qui devait initialement s’intituler seulement Socialisme (mais une coquille dans un catalogue d’édition du projet est apparue, et a été intégrée par le cinéaste). Alors que la possibilité démocratique ne cesse pas aujourd’hui d’être écrasée par le triple jeu des institutions bourgeoises de confiscation du pouvoir, de leur subordination aux oligarchies capitalistes, et de l’extension spectaculaire et biopolitique de la sphère de la marchandise, le spectre de son utopie hante Film socialisme, d’abord souterrainement dans le premier mouvement, puis explicitement dans son deuxième mouvement. Avant que l’ultime mouvement du film, accomplissant sa forme symphonique (on y entendra logiquement un extrait musical provenant du grand architecte de la symphonie romantique, Beethoven), ne revienne entre autres sur l’invention démocratique comme archéologie, fondement et commencement, d’une civilisation qui aura choisi de s’asseoir littéralement sur son origine.

Troisième mouvement : Nos humanités, et ce qu’il en reste

Notre musique était, comme l’est Film socialisme, constitué sous la forme d’un triptyque véritablement dantesque : « Enfer », « Purgatoire », « Paradis ». La première partie de ce film proposait l’agencement virtuose et explosif d’images d’archives puisées dans l’histoire du cinéma, des bandes d’actualité et des reportages télévisés, afin de rendre à sa plus grande sensibilité l’horreur du 20ème siècle telle qu’elle se sera imprimée sur de la pellicule ou aura été enregistrée en vidéo. L’ultime mouvement de Film socialisme est lui aussi le produit du collage d’images issues d’archives diverses, cinématographiques ou autres. Pourtant, il ne représente pas le pendant de l’enfer du film précédent. Au contraire, et selon un mouvement dialectique qui innerve toute l’œuvre du cinéaste (on a précédemment rappelé son goût du contrepied), c’est le premier mouvement du film avec son pandémonium glissant sur la Méditerranée qui exprime l’Enfer, non plus des archives marquées ou rayées à mort par les techniques de la guerre de masse, mais d’un présent saturé de lui-même, auto-cannibale. Cette fois-ci, le régime archivistique vaut pour la rédemption de tout ce qui aura été raté, et même détruit par les industries culturelles, touristiques et technologiques, incapables de restituer le sens et la visibilité des sites historiques visités. Terrible paradoxe du nouveau film de Jean-Luc Godard : le présent ravagé par la guerre consumériste au nom de laquelle une croisière équivaut à une croisade des marchandises menée contre la sensibilité commune et l’art des peuples s’expose comme sa propre ruine, pendant que les vestiges des temps anciens, statues, pyramides, théâtres antiques, escaliers, et même les cadavres des conflits passés sont investis d’une puissance spirituelle, d’une puissance de vie par-delà la mort biologique parce que toutes ces choses défaites sont encore soutenus par des Idées immortelles (pour emprunter cette fois-ci le vocabulaire platonicien d’Alain Badiou). Comme chez André Malraux et Elie Faure (grandes références godardiennes), les ruines passées parlent encore (et elles sont d’autant plus parlantes quand elles sont rapprochées grâce aux possibilités photographiques), elles murmurent encore dans les soubassements de notre présent, pendant que notre actualité s’enivre, dans son aphasie vrombissante, de sa propre (auto)destruction. Egypte, Palestine, Hellas, Odessa, Barcelone, Naples : ces lieux non vus à partir de ce non-lieu qu’est le paquebot sont ces sites qui accueillent encore un peu le souffle de paroles qui ne doivent pas rester vaines, si l’on désire interrompre l’élan catastrophique du présent s’abimant dans le néant de la propriété privée et de la valeur d’échange.

 

« Tel est le sens ésotérique de la formule : l’historien est un prophète qui regarde en arrière. Il tourne le dos à sa propre époque ; son regard de voyant s’allume à la vue des sommets s’estompant dans le passé crépusculaire des événements antérieurs. C’est à ce regard de voyant que sa propre époque est plus nettement présente qu’elle ne l’est aux contemporains qui "vont" du même pas qu’elle » (Walter Benjamin, Paralipomènes et variantes de « Sur le concept d’histoire » in Ecrits français, éd. Gallimard – Folio essais, 1991, p. 448). Cinéaste historien, cinéaste voyant, cinéaste mélancolique, cinéaste prophète, Jean-Luc Godard est capable de sonder de manière fulgurante notre présent pour autant qu’il tourne le dos à notre époque pour contempler ce passé toujours plus obscurci et nébuleux, toujours plus inactuel, qui malgré tout détermine notre actualité. C’est pourquoi il est le grand cinéaste moderne, le contemporain par excellence, « celui qui, en percevant l’obscurité du présent, en cerne l’inaccessible lumière ; il est aussi celui qui, par la division et l’interpolation du temps, est en mesure de le transformer et de le mettre en relation avec d’autres temps, de lire l’histoire d’une manière inédite, de la "citer" en fonction d’une nécessité qui ne doit absolument rien à son arbitraire, mais provient d’une exigence à laquelle il ne peut pas ne pas répondre » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008, pp. 39-40). Comme le philosophe italien, le cinéaste suisse est habité depuis longtemps par le spectre de Walter Benjamin. Et le contenu de la 9ème thèse de son fameux texte « Sur le concept d’histoire » (1940), évoquant l’Angelus Novus du peintre Paul Klee pour y reconnaître l’Ange de l’Histoire dont les ailes sont gonflées du vent soufflant du paradis, et qui, entraîné en avant par la tempête du Progrès, regarde en arrière l’accumulation de catastrophes s’accumulant à ses pieds, semble animer le premier mouvement de Film socialisme, avec ses bourrasques de vent qui hurlent sur le pont du paquebot et saturent les possibilités d’enregistrement sonore de la caméra numérique. La croisière s’amuse, ignorante de l’amoncellement de désastres sur lesquels elle flotte, avançant toujours plus dans la production d’une catastrophe qui menace définitivement de l’engloutir. Comment pourrait-elle alors considérer le message, même cryptique, issu du passé, elle dont la consommation du présent représente une amnésie tout aussi volontaire que la servitude chez Etienne de La Boétie ? Ce qui n’a été ni vu ni entendu dans le premier mouvement le sera alors puissamment dans le dernier composé de six humanités (ainsi que l'on a longtemps désigné l'enseignement classique du grec et du latin) qui constituent la partition de notre musique, de notre plan de consistance commun. Loin des clichés touristiques, les ruines d’hier peuvent nous aider à interrompre le voyage mortifère que la civilisation européenne a entrepris, à l’encontre de ses propres principes originels. Cette interruption du continuum du présent par le discontinuum du passé, Walter Benjamin appelait cela « image dialectique » ou « dialectique à l’arrêt ». Et la plus haute cime de l’art godardien réside dans la création d’images dialectiques autorisant la suspension d’un mouvement général dont le caractère classiquement dialectique, loin d’induire logiquement l’avènement de l’Esprit rationnel selon Hegel ou mécaniquement l’abolition du capitalisme et son dépassement communiste selon Marx, se réduit pour le cinéaste à l’histoire des vagues destructrices tombant les unes sur les autres (les premières provoquant les secondes), comme Ulysse naguère tombait de Charybde en Scylla.

 

Pourquoi l’Egypte ? L’ancienne puissance pharaonique a été l’empire de la gloire magnifiée par les pyramides. Civilisation de l’or mais aussi de l’esprit, de la richesse matérielle autant qu’intellectuelle, l’Egypte ancienne a été le berceau du christianisme antique. L’agencement du biblique Cantique des cantiques chanté par Alain Bashung et sa compagne Chloé Mons (et mis en musique par Rodolphe Burger qui avait écrit pour l’actrice Jeanne Balibar un morceau intitulé Ne change rien à partir de la phrase introductive des Histoire(s) du cinéma) et d’un extrait des Mille et une nuits (1973) de Pier Paolo Pasolini rappelle à cette occasion l’éloge de l’amour comme Idée éternelle qui traverse toute l’œuvre godardienne, en même temps qu’elle aura été travaillée par la question de la prostitution comme inféodation du désir aux lois de l’échange marchand. Entre le comparable institué par la finitude de la valeur d’échange et l’incomparable propre à l’infini spirituel ou amoureux, c’est toute une civilisation innervée par une contradiction dont notre époque contemporaine semble avoir aboli l’un des deux termes (l’infini) au profit de l’interminable finitude des choses calculables, entre elles commensurables, et donc échangeables. « On doit comparer l’incomparable » dit-on en voix-off dans le premier mouvement de Film socialisme, et ce programme philosophique et heuristique est celui de l’anthropologue Marcel Détienne, auteur de Comparer l’incomparable (éd. Seuil, 2000, 144 pages), qui, dans le droit fil du travail de Claude Lévi-Strauss (cité dans le film), Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant, privilégie une méthode de comparatisme structural contre toute tentative d’analyse essentialiste, en soi. On y reconnaîtra la proximité avec le geste cinématographique godardien, qui fonctionne par agencement et rapprochement, montage et collage, afin de faire jaillir l’étincelle de la vérité universelle à partir du choc des contingences culturelles et des nécessités historiques. C’est pourquoi on trouvera à côté de l’Egypte, la Grèce ramassée sous le nom de Hellas (région dont étaient originaires les Hellènes), et considérée à l’aune de l’invention de la géométrie (dont les premières notions remontent à l’héritage égyptien vieux de plus de 3.000 ans avant Jésus-Christ) et de la démocratie. Les subdivisions du générique-début de Film socialisme manifestent déjà l’importance accordée à cette civilisation (« Logos » pour les réalisateurs, « Tekhnos » pour les industries de prise d’image et de son, « Audios » pour les citations musicales, « Textos » pour les citations littéraires, « Videos » pour les citations de films). Un extrait de La Bataille de Marathon (1959) de Jacques Tourneur couplé avec Méditerranée (1963) de Jean-Daniel Pollet ressuscite, à cheval entre le cinéma classique et le cinéma moderne, la puissance d’évocation d’une civilisation dont nous ne sommes philosophiquement toujours pas sortis. Même si les efforts redoublés du capitalisme mondialisé (ce que Martin Heidegger considérait comme un processus d’« occidentalisation du monde » dont l’Egypte a été aussi la victime comme le rappelle un plan de Adieu Bonaparte en 1985 de Youssef Chahine) participent à la double liquidation de la géométrie (avec la multiplication des non-lieux comme on l’a préalablement vu) et de la démocratie (avec la domination des puissances d’argent). Jeu de mot godardien : Hellas devient "Hell as", tel l'enfer en anglais. On peut certes considérer que la mesure des choses existantes promise par la géométrie et l’établissement à l’époque de Solon (au 7ème siècle avant J-C) de la démocratie à l’exclusion des femmes, des esclaves et des étrangers (les « métèques ») continuent par un phénomène d’hystérésis d’exercer des effets contemporains, puisque la domination du calculable et l’institution républicaine d’une démocratie exclusive et représentative configurent et informent notre actualité. On l’a dit, le cinéaste est un voyant : l’endettement critique actuel de la Grèce, non encore avéré lors du démarrage de la réalisation de Film socialisme, constitue le symptôme tragique (la tragédie est aussi apparue en Grèce, d'où une citation de Médée de Pier Paolo Pasolini en 1970 d'après Euripide) de la bêtise contemporaine qui voit le pays ayant accueilli la fondation de l’idée démocratique être ruiné par la finance mondialisée. Pourtant, la double promesse d’une émancipation non-destructrice de l’environnement naturel, et respectueuse de l’égale liberté des individus, demeure à l’ordre du jour, même si celui-ci est finissant (le terme d’occident ne signifie-t-il pas « ce qui se couche » quand le terme d’orient signifie « ce qui se lève » ?). Enfin, pour finir sur cette première passe de trois des six humanités présentées par le film, et ainsi revenir progressivement vers un passé plus proche dont l’actualité brûle notre présent, la Palestine représente justement l’actuelle crise de cette si vieille dialectique Orient-Occident. Selon ce mouvement de Charybde en Scylla déjà analysé, l’extermination nazie des Juifs d’Europe aura été politiquement rédimée en 1948 par la Naqba, la catastrophe palestinienne que représente l’exode de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens expropriés de leur terre au moment de la création de l’Etat d’Israël. C'est par exemple ce montage qui articule exercices de haute voltige de trapézistes et croisement de chansons en arabe et en hébreu. En bon historien passionné par les archives, en proie au « mal d’archives » comme aurait dit Jacques Derrida, en quête de la preuve qui profanera le voile sacré des illusions, le cinéaste a trouvé une photographie de l’un des pionniers de la photographie, Louis Daguerre, un daguerréotype montrant en1839 la Palestine habitée par un peuple que Jean-Luc Godard, à l’instar du poète Mahmoud Darwisch (présent dans Notre musique), identifie, à l’aide d’un extrait de Cheyenn Autumn (1964) de John Ford, à de nouveaux Peaux-Rouges. Ce qui vient nettement contredire l’idéologie sioniste que résume le tristement célèbre mot attribué à Golda Meir : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». « Aujourd’hui, les salauds sont sincères » peut-on entendre dans le courant du film : les frappes sur Gaza n’ont pas cessé ces dernières années de le démontrer, en en rappelant d’autres de sinistre mémoire pour ceux qui résistent à l’amnésie ambiante.

 

Odessa, Barcelone, Naples : c’est, comme l'aurait dit le poète russe Ossip Mandelstam, le siècle cassé en deux par l’espoir communiste et le joug stalinien, hitlérien, franquiste et mussolinien qui bégaie dans ces trois dernières humanités. L’escalier d’Odessa mythologisé par Le Cuirassé Potemkine (1925) de Serguei Eisenstein, comme évocation pathétique de l’insurrection populaire réprimée par l’armée tsariste et préfiguration de la révolution d’octobre 1917, demeure aujourd’hui bien silencieux (même si des enfants présents esquissent  un sourire qui pourrait bien conserver son pouvoir de "congédier l'univers") quand il était, dans le film soviétique muet, si bruyant, si parlant de la nécessité du communisme. Cette nécessité de l’abolition de la domination capitaliste rejaillira quelques années plus tard à Barcelone en 1936. Un plan montrant des militants français du syndicat CNT dispose de l’actualité intempestive d’une lutte dont la mémoire universelle traverse les frontières de l’espace, du temps, et des Etats-Nations modernes. Le Don Quichotte inachevé d'Orson Welles d'après Cervantès, soutenu par quelques paroles du chanteur libertaire Paco Ibanez, rappelle le motif de l'utopie, son (in)actualité en même temps que son caractère intempestif. Espoir d’André Malraux montre la nécessité du combat dont l’échec, du point de vue des républicains, des communistes antistaliniens et des anarchistes, est la triple résultante du soutien du nazisme et du fascisme au franquisme, de la neutralité malveillante des démocraties formelles européennes (telle la France du Front populaire finissant), comme de l’abandon par la Russie soviétique de la jeune démocratie réelle espagnole. Et, comme on l’a préalablement compris, la fin du fascisme italien exemplifié par la ville de Naples et le néoréalisme de Roberto Rossellini n’aura pas signifié la résurrection et l’accomplissement de l’espoir émancipateur espagnol, mais la substitution de l’ancien fascisme à un nouveau, autrement plus subtil comme l’aura si bien perçu Pier Paolo Pasolini : le capitalisme étasunien et son corollaire, le consumérisme vendu contre l’endettement et la ruine économique et financière européenne. L’histoire relue à rebrousse-poil telle que la pratique Jean-Luc Godard, en cela parfaitement digne de Walter Benjamin, nous instruit ainsi des fers passés qui pèsent lourdement sur notre présent aveugle, sourd et amnésique quant à ce qui le détermine obscurément. « Les idées nous séparent, les rêves nous rapprochent » dit le père dans la deuxième partie du film : existe-t-il meilleure définition des contradictions de la politique, comme ce qui peut tout à la fois diviser les individus (les idéologies) et les rassembler (les utopies), au risque du cauchemar collectif (les dystopies totalitaires) ? Pourtant, demeurent, obstinément, même si faiblement, les promesses de l’émancipation démocratique et socialiste ou communiste : « Prenez garde à ce que vous voulez, vous risqueriez de l’obtenir » entend-on ainsi dans Film socialisme. Le droit d’auteur identifié au détour d’un plan à un avertissement du FBI (c'est peut-être alors une forme de repentir qui explique la présence de Patti Smith ici quand, à l'époque de Nouvelle vague, l'utilisation par le cinéaste de quelques mesures de la chanson Fingers avait entraîné la chanteuse à exiger de toucher de l'argent sous prétexte des droits d'auteur), ainsi que l’opposition finale entre la loi et la justice (la citation « Quand la loi n’est pas juste, la justice passe avant la loi » revient de la bouche du syndicaliste paysan Bernard Lambert cité à la fin du septième mouvement de France tour détour deux enfants en 1979 et précède « No comment », l’ultime carton du film) rappelant la désobéissance civile promue par Thoreau, Gandhi et Luther King, comme l’opposition derridienne entre l’infini de la justice hétérogène à la finitude juridique, disent cet intervalle qui persiste (cette "porte étroite" pour reprendre le titre du livre d'André Gide dont on voit dans un plan la couverture), et en quoi consistent triplement la commune et inappropriable qualité générique de l’humain ("Dire nous est ce qui assure la possibilité de dire je", affirme-t-on en substance, et très justement, dans le film), l’art étincelant du montage godardien, et la croyance en d’autres possibles esthétiques et politiques, toujours à-venir. Encore un effort…

 

Film socialisme, disponible à la VOD pour sept euros deux jours avant sa diffusion en salles le 19 mai, et précédé par une bande-annonce qui, sur le même mode accéléré que celle de Femme fatale (2001) de Brian de Palma, consistait en plusieurs compressions sous la forme d’un peu plus d’une minute des 102 minutes que dure le film, a été montré en compétition officielle du dernier Festival de Cannes dans la sélection « Un Certain Regard ». Il paraît que la puissance esthétique de ce qui a été annoncé comme le dernier Godard écrasait tout sur son passage, y compris les films de la sélection officielle. Un autre film est pourtant promis, qui serait intitulé : Adieu au langage. Il n’en demeure pas moins que Film socialisme s’offre comme la proposition de cinéma la plus stimulante vue cette année. Le socialisme est une idée qui manquait particulièrement d’avenir dans le parti politique qui, en France, est censé en incarner l’idée, et qui ne cesse pas chaque jour d’en trahir l’essence. Il en retrouve chez Jean-Luc Godard, dont l'esthétique du montage représente un exemple paradigmatique de socialisme cinématographique. Le socialisme identifié ici à la démocratie comme promesse réellement exposée du libre, égalitaire et infini usage des choses telles qu’elles existent, passées et présentes, ici et maintenant, par tous et pour tous, communément. Démocratie : « C’est le nom, ô combien mal-signifiant, d’une humanité qui se trouve exposée à l’absence de toute fin donnée – de tout ciel, de tout futur, mais non de tout infini. – Exposée, existante » (Jean-Luc Nancy, « Démocratie finie et infinie » in Démocratie, dans quel état ?, opus cité, p. 94).

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17 mai 2010 1 17 /05 /mai /2010 15:37

La richesse ? Quelles richesses ?

 

Jean Bodin, le théoricien politique du 16ème qui a introduit en France le concept de souveraineté, disait : « Il n’est de richesses que d’hommes ». On pourrait y reconnaître une conception humaniste issue de l’époque de la Renaissance selon laquelle la dignité personnelle et humaine est la richesse qui importe vraiment, supérieure à toute forme d’accumulation matérielle. Pourtant, Staline disant à son tour que « le meilleur capital, c’est l’homme » accomplissait paradoxalement la vérité philosophique de l’énoncé de Jean Bodin : la multitude composant le genre humain est ici considérée à l’aune du travail comme facteur décisif de support de valorisation et de production de richesses. Le paradoxe ici veut que le représentant le plus brutal du marxisme soviétique rejoigne dans un même élan productiviste le penseur pré-libéral. Là où la richesse se trouve souvent réduite à l'argent, et là où l'argent représente dans un monde capitaliste le grand équivalent général abstrait grâce auquel tout ce qui existe et s’effectue peut se mesurer en coût et bénéfice et ainsi s'échanger sur des marchés, la richesse humaine doit aussi être comprise comme ce qui justement résiste à ce type de calcul, comme ce qui est proprement incommensurable, toujours singulier, toujours unique, et donc ni comparable, ni mesurable. Nombreux sont les exemples cinématographiques qui exposent à la fois la réalité productiviste du travail subsumé sous la loi de la valorisation marchande, et la vérité de la résistance du travail à cet arraisonnement quand il exprime plutôt la singularité objective et non-appropriable d’un être ou d’un groupe culturel spécifique. Notre problématique est donc ici double : à la fois contester la richesse au sens capitaliste du terme, c’est-à-dire comme production de marchandises résultant de la subordination du travail à la loi de la valeur, en révélant la violence sociale, symbolique et physique que cette subordination requiert, mais également rendre manifeste la résistance des incalculables richesses humaines, symboliques et culturelles dressées contre l’empire du calcul capitaliste. Le cinéma, puisque c’est un art mais aussi une industrie (comme le disait André Malraux), doit rendre compte de ce double mouvement objectif de captation et de résistance, de création et d’assujettissement, d’autonomie et d’hétéronomie, de calcul et d’incalculable, d’art et de commerce, toutes choses tiraillant contradictoirement l’agir humain. Huit exemples tirés de sept films de fiction et d’un documentaire nous instruisent subtilement de cette dialectique.

 

1/ Casino (1995) de Martin Scorsese

 

http://thm-a02.yimg.com/nimage/434e5effb80c1a3eConsidéré comme le chef-d’œuvre de son auteur qui atteint avec ce film d’une durée de trois heures cette hauteur de vue capable d’objectiver la puissance systémique du capitalisme mafieux tel qu’il moule plus ou moins directement la société étasunienne en son entier, Casino insiste d’abord formellement sur un jeu de lumières et de couleurs chatoyantes dérivées des néons et enseignes de Las Vegas, la cité nucléaire à partir de laquelle s’organise le récit, le point le plus brillant du réseau mafieux dont le scintillement s’étend à l’infini. Ce jeu graphique et dynamique de formes géométriques, clignotantes et colorées mis en place dès le générique-début (réalisé par Saul Bass, auteur de génériques célèbres, caractérisés par leur graphisme abstrait, pour Otto Preminger et Alfred Hitchcock), rappelle explicitement l’op’art de Vasarely, en même temps qu’il vaut aussi pour allégoriser les flammes de l’enfer (on entend sur la bande-son L’Evangile selon Mathieu de Bach) où choit le personnage principal (Sam ‘Ace’ Rothstein interprété par Robert de Niro). La luminescence des espaces des jeux d’argent soutenue par une frénésie musicale (blues vaudou et cuivre de trompettes endiablées) est le corrélat de la fantasmagorie de la marchandise décrite par Karl Marx, Walter Benjamin, puis Guy Debord : autrement dit l’image renversée du monde réel qui substitue à la crudité des rapports d’exploitation dont procède la valse des marchandises le spectacle merveilleux et létal des marchandises comme animées d’une vie propre et ayant fallacieusement aboli la réalité matérielle de l’exploitation, de la spoliation et de l’expropriation. Par ailleurs, Martin Scorsese, loin de s’abandonner lui-même à cette fascination, et ainsi d’abdiquer son sens critique du système dont il montre (et démonte) minutieusement tous les rouages, réussit à rendre manifeste la circulation des flux d’argent dans les arrière-salles des casinos en sinueux plans-séquence dont la durée est indexée sur l’écoulement moins infini qu’interminable du cash. Les vannes de l’équivalent monétaire sont ouvertes, le liquide littéralement coule. Ne parle-t-on pas d’ailleurs ici d’« arroser » les intermédiaires du réseau, notamment les représentants de l’Etat, afin d’en assurer la pérennité économique ? Ne dit-on pas que l’alcool et les filles coulent à flot continu dans ces palais de pacotille qui miment la splendeur impériale égyptienne ? Tout coule, comme coulerait l’eau d’un robinet (ou l’eau bénite de Lourdes comme il est dit ironiquement lors d’un commentaire du héros en voix-off). On comprend mieux l’intrication dynamique des séries filmiques avec lesquelles le cinéaste inaugure son film. La luminescence des vitrines marchandes et des simulacres attire les clients comme la lumière attire les mouches, cette brillance accomplissant le détroussement des joueurs vidés de leur pécule pour que celui-ci vienne abonder les flux monétaires des arrière-salles reliant à cette époque-là (les années 1970) Las Vegas à Kansas City.

 

Pourtant, les flux ne sont pas seulement compris dans ce seul circuit. La coulée lumineuse et colorée des enseignes et des machines et l’écoulement de billets verts qui en est le corrélat logique connaissent également d’autres formes d’actualisation de la loi générale de la valorisation du capital : le sang abondant des règlements de compte mafieux. Le solde de tout compte est souvent ici synonyme de mort violemment donnée. Le désert derrière lequel se trouve Las Vegas se présente ainsi comme un vaste et invisible cimetière peuplé des cadavres des concurrents, fraudeurs, tricheurs et autres mauvais payeurs. Las Vegas est un monstre tentaculaire et vampirique. Elle est cette cité faite à l’image du capital qui, selon Marx, est cette bête assoiffée de travail vivant (le salaire rémunérant la force de travail) pour le convertir en travail mort dont l’abstraction circulante nourrit le capital en quête de la survaleur qui en accroitrait la composition. C’est la grande série filmique, moulée et enchaînée en divers plans-séquence et multiples voix-off entrelacées, qui, dans Casino, signifie d’emblée la logique capitaliste telle que l’économie mafieuse en exemplifie l’horrible réalité. D’abord, les clignotements cinétiques et hypnotiques des enseignes, vitrines et machines plongent la conscience des clients dans la léthargie consumériste nécessaire à leur assujettissement. Ensuite, la circulation abondante de l’argent liquide connaît comme contrepoint logique le désert où disparaissent les cadavres vidés de leur sang et de leur pécule structuralement identifiés. Enfin, les flux de liquidités déchaînés et ré-enchaînés selon la logique capitaliste en cours s’écoulent et finissent ironiquement en sauce tomate chez les mafieux récupérant, à mille lieux de Las Vegas, leurs bénéfices à l’heure du déjeuner et des spaghettis. Le vampirisme du capital est une machine anthropophagique dont Casino offre une puissante allégorie, et l’argent le sang nécessaire à son entretien.

 

2/ Pickpocket (1959) de Robert Bresson

 

http://thm-a04.yimg.com/nimage/3cc986b24041843cConsidérons la fameuse séquence de la Gare de Lyon, lieu d’une série de vols à la tire de portefeuilles et de sacs à main impulsés par plusieurs pickpockets, parmi lesquels le héros prénommé Michel (Martin La Salle). Littéralement, l'argent, extrait de son circuit habituel, disparaît au profit de l’exposition de la subtilité du geste que le cinéaste serait le seul à pouvoir observer et rendre visible. Les flux de valeur (montres, billets) sont donc ici comme subtilisés, disparaissant dans des trouées de réel perpétrées par le groupe de pickpockets qui sont même capables d’utiliser des passants comme véhicules ignorés d’eux-mêmes de cette circulation alternative et illégale de valeurs. Nous avons affaire ici à la métaphore du cinéaste au travail dont la dynamique des plans s’inscrit dans le double mouvement esthétique d’une fragmentation documentaire du réel et d’une reconstitution par le montage (d’où l’importance de la main ici comme suture et raccordement des plans) d’une chaîne fictionnelle au sein de laquelle s’abolit la valeur marchande au profit de purs plans de cinéma dont la valeur ne serait qu’artistique, purs plans ne valant que pour eux-mêmes comme l’aurait dit Gilles Deleuze. Echanger du réel contre de la fiction, du visible contre de l’invisible, de la valeur matérielle et monétaire contre de la technique – le sens de la volatilité, le preste ballet des mains, la grâce du geste, le propre de l’artiste (son inappropriable signature) : voilà le programme bressonien à l’œuvre dans cette splendide séquence dont le rythme épouse l’allégresse d’une composition de Lulli. Robert Bresson est l’un des grands cinéastes préoccupés par la puissance sociale de l’argent (voir son ultime chef-d’œuvre, L’Argent en 1983) considéré par lui comme l’absorption dans la visibilité obscène des relations utilitaires et marchandes de l’imperceptible grâce spirituelle, alors que dans le même mouvement il aura travaillé à constituer, à l’opposé de cette puissance dissipatrice de l’esprit, la singularité artistique d’un geste de cinéma non-appropriable par la sphère marchande, et donc distinct de toute forme de commerce spectaculaire.

 

La figure du pickpocket, loin de valoir chez ce dernier comme l’image simpliste du parasite qui vient brouiller la circulation ordinaire de la monnaie à son profit, représente symboliquement ici le passage obligé (la station, pour employer un vocabulaire chrétien qu’aurait apprécié le cinéaste) d’une trajectoire véritablement éthique (qui, en bien des points, s’apparente à celle décrite par Dostoïevski dans Crime et châtiment). Il s’agit de connaître l’épreuve du dépassement de la jouissance ponctuelle et répétitive (le vol subtil et sans douleur, l’appropriation invisible qui déjoue la surveillance de la loi, l'inventive mécanique des pickpockets opposée au machinisme urbain que prolonge le décor de la Gare de Lyon et qui accomplit le devenir-automate des individus), pur plaisir d’instants présents volés à la morne durée de l’ordre dominant ("le temps homogène et vide" aurait dit Walter Benjamin) pour finalement accéder à l’espace philosophique du choix (ici amoureux, après que le pickpocket ait été arrêté, les menottes aux poignets signifiant sa castration symbolique). Choix dont l’unicité casse la dynamique de la circulation de la valeur (monétaire) et donc du calcul, même subtil du pickpocket, afin de faire advenir la longue temporalité de la fidélité amoureuse, de l’existence soutenue par l’idée éternelle d’amour. La rencontre amoureuse et le choix subjectif qu’elle implique, comme exception faisant rupture au cœur des chaînes relationnelles et matérielles habituelles, et comme ce qu’accomplit cinématographiquement le geste bressonien d’aplatissement et de fragmentation de l’ordinaire des enchaînements du régime représentatif dominant, érige l’incalculable de la rencontre qui fait événement (sa reconnaissance en sera différée par Michel), à l’opposé de toute commensurabilité, de tout calcul, de toute mesure. « La seule mesure de l’amour est d’être sans mesure », disait déjà Saint-Augustin. L’amour ne circule ni ne s’échange, il apparaît et disparaît, exigeant dans son furtif et volatil apparaître le pari existentiel d’un destin commun, singulier et spirituel, hors tout calcul particulier, individuel et matériel. Ultime subtilisation que l’habile pickpocket n’aura pas vue, et qu’il ne découvrira que de manière différée : celle de son cœur. « Quel étrange chemin j’ai dû faire pour arriver jusqu’à toi », avouera in fine le sujet malgré lui de cette captation à celle prénommée Jeanne (Marika Green) qui en aura été la cause secrètement déterminée et déterminante.

 

3/ Le Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio De Sica

 

http://thm-a03.yimg.com/nimage/6d763e5746737088Qui est le voleur de bicyclette du film le plus célèbre du néoréalisme italien ? On croit qu’il s’agit du personnage principal, mais le titre original est au pluriel : il est bien questions de voleurs de bicyclettes (Ladri di biciclette en langue originale). C’est que le voleur en question est moins le héros que la figure moyenne et quelconque appartenant à cette chaîne invisible, cette série « pratico-inerte » (Jean-Paul Sartre) des prolétaires floués qui, à ce point dominés socialement et dépossédés matériellement, se volent entre eux au nom d’une survie individuelle qui rend difficile l’avènement d’une conscience de classe collective au nom de la considération politique d’un destin commun (c’est pourquoi le PCI d’alors n’avait aimé le film que très, très modérément). Le héros, Antonio Ricci, engagé par l’administration locale pour coller des affiches, est victime du vol de sa bicyclette (récupérée du mont-de-piété où elle avait été gagée après échange de trois paires de draps conjugaux), autrement dit de l’instrument de travail qui lui confère l’estime de soi (le « pouvoir symbolique » aurait dit Pierre Bourdieu) perdue pendant deux longues années d’inactivité. Lorsque, impuissant à retrouver son vélo volé, il vole à son tour la bicyclette d’un autre prolétaire en toute fin du film, on comprend qu’il a été lui-même volé par un autre lui-même, son ombre, son double, son autre de classe, un prolétaire comme lui, qui a dû comme lui faire fi de l’interdit social et culturel (chrétien et légal) du vol, qui a dû comme lui affronter sa propre indignité publique pour pouvoir survivre. Accompagné de son fils Bruno, le héros court après sa bicyclette volée, celle-ci fonctionnant alors comme le motif métonymique de la mise en mouvement des individus dont le désir, même s’il demeure ontologiquement premier, est dialectiquement médiatisé et littéralement motivé par les objets de la vie quotidienne.

 

Le vélo est ici censé assurer la consécration symbolique d’un prolétaire condamné au chômage et donc à l’indignité dans la société italienne de la reconstruction d’après-guerre. Son vol exproprie donc le héros de ce désir symbolique d’inscription dans le jeu réglé des normes sociales. Et comme le désir du héros pour ce rêve social est imaginairement identifié à l’usage de son vélo, sa disparition révèle le caractère aliénant de cette volonté d’incorporation sociale pour celui qui, en tant que prolétaire, n’est propriétaire de rien, si ce n’est du point de vue capitaliste de sa seule force de travail à vendre. Pourtant, l’aliénation du héros paraît devoir s’atténuer, tant l’idée de retrouver la bicyclette volée semble toujours plus improbable. Ce dernier propose alors à son fils, témoin muet de la détresse de son père, d’aller manger au restaurant. Cette scène devait se présenter initialement comme un moment joyeusement partagé, car désindexé de la question du salaire et des crédits à rembourser (les rares biens familiaux gagés au mont-de-piété). Le fromage fondu exprime ce lien organique entre le père et son fils, en même temps que ce lien affronte une distension relative aux préoccupations d’Antonio qui, d’un coup, reprennent le dessus. Alors, le simple bonheur d’un peu de commun partagé sous la forme d’un repas se renverse au profit du retour de l’aiguillon de la norme sociale, du rappel à l’ordre intériorisé des obligations sociales légitimes à remplir. Le retour aux comptes du père, oublieux du plaisir du repas pour s’absorber dans ses calculs, coupe littéralement l'appétit du fils. Triple expropriation : Antonio, démuni à la suite du vol de son vélo, en oublie son appétit et celui de son fils, ce dernier se voyant contraint devant l’inquiétude paternelle de s’y couler, se privant à son tour du goût pour partager ensemble ce repas. Le plaisir incommensurable du partage du repas entre le père et son fils se dissout donc dans les calculs d'un homme aliéné parce qu’il demeure toujours (à son corps défendant, comme aurait dit Michel Foucault) ce prolétaire dépossédé de tout, dignité et sensibilité (le goût) comprises. Cette dépossession objective qui matérialise plus généralement une aliénation sociale dont est victime le peuple italien prive le héros de la seule, véritable, et incommensurable richesse présente sous ses yeux : l'amour de son enfant, le plaisir non-négociable de la nourriture partagée avec lui.

 

4/ No Country for Old Men (2007) de Joel et Ethan Coen

 

http://thm-a04.yimg.com/nimage/af6310b7b5139f06Anton Chigurh, dans le roman éponyme de Cormac Mac Carthy et surtout ici dans son adaptation cinématographique (effrayant Javier Bardem dans le rôle du psychopathe), poursuit sa course implacablement morbide, scandée par les macchabées qui matérialisent le niveau de sang nécessaire afin de retrouver une mallette contenant deux millions de dollars. La route meurtrière du tueur qui parachève maladivement la réification des rapports sociaux induits par le fétichisme de la marchandise et l’abstraction monétaire, chosification qui subsume l’imprescriptible de l’existence d’autrui sous le signe mortifère de la prescription mesurable et calculable, croise cet homme quelconque qui, quelque part au Texas, tient une épicerie. Tout autour, c’est le désert, vaste cimetière qui évoque tant celui de Casino de Martin Scorsese qu’il rappelle explicitement le désert final où se résout la pente naturaliste, régressive et destructrice de Greed (1924) d’Erich von Stroheim. L’horizon désertique est bien le (non) lieu où se vérifie de manière immanente la réduction du genre humain à son animalité prédatrice. Dans la séquence en question, l’épicier fait montre d’un peu trop d’empressement à identifier son client, savoir d’où il vient et où il va, afin de parfaire la fluide neutralité du rapport marchand qui les lie occasionnellement. Il n’en faut pas plus à Anton Chigurh pour reconnaître devant lui un obstacle supplémentaire dans sa folle course : être remarqué ou distingué peut entraver son souci d’être invisible en regard de la loi. C’est alors que, comme à son habitude, le tueur propose un pari à sa probable victime devenue à ses yeux trop remarquable pour devoir survivre. Choisir pile ou face, c’est pour la personne à qui est proposé le pari accepter les termes d’un choix préalable dont les alternatives sont ou bien la mort (si le hasard ne va pas dans le sens de l’option privilégiée) ou bien la vie (si le hasard accorde la nécessité du choix avec la contingence de la pièce tombant sur le comptoir).

 

Pari pascalien ? Ethique du choix kierkegaardienne ? Sauf que le pari, symboliquement concrétisé par une pièce de monnaie, comprime et ramasse l’incalculable (au choix) de la vie, de la mort, du hasard ou de la providence, sur le régime d’un choix jamais choisi pour lui-même. Choisir, ce n’est pas être choisi, c’est choisir de choisir, ce n’est pas accepter les termes alternatifs d’un choix préalable (comme, ailleurs, les électeurs en font continuellement l’expérience devant la valse des alternatives politiques ne valant que comme les alternances pile et face d’un seul et même système étatico-parlementaire perpétuellement reproduit). Parier, c’est opter pour l’infini des possibles (du dieu chrétien pour Pascal) opposé à la finitude matérielle terrestre, ce n’est pas opposer la mort et la vie en les réduisant à une forme de don venant du dehors. Champ, contrechamp : la simplicité du dispositif cinématographique reproduit la logique de l’alternative, le plan dans lequel se trouve l’épicier (l’homme des petits calculs boutiquiers) qui tient à sa vie, et en face le plan au sein duquel se tient l’assassin (l’homme des grands calculs criminels, mais aussi pour le coup métaphysiques) qui impose les deux termes d’une alternative dont il se propose le maître. Pile ou face, vie ou mort : l’épicier choisit, et heureusement gagne (il ne gagne en fait que ce que le tueur lui a préalablement accordée, l’alternative entre la vie et la mort). Le maître du nécessaire et du contingent explique alors en souriant que cette pièce est désormais distincte des flux habituels propres aux circuits de l’équivalent monétaire. Sortie de ce circuit, cette pièce est désormais investie d’une valeur incalculable : le prix d’une vie sauve qui n’en a normalement pas. Double mouvement contradictoire : la pièce représente en premier lieu la réduction de l’infini à la finitude interminable de la circulation marchande pour laquelle gagner de l’argent et assassiner représentent les deux faces d’une même réalité ; en son autre face, elle signifie la valeur unique d’une vie préservée qui ne saurait plus jamais s’échanger sur n’importe quel marché. Sur la crête séparant les côtés pile et face de cette pièce, règne Anton Chigurh, incarnation du mauvais dieu, démon vivant qui jouit de sa volonté de puissance à posséder l’inappropriable et à le concéder (il s’approprie le don de vie ou de mort qui, appartenant à tous, n’appartiennent à personne) en fonction des règles qu’il s’est fixées et qui assurent l’identité entre contingence et nécessité. On a rarement touché au plus aigu de ce que l’argent signifie, en régime capitaliste, comme puissance sociale concentrée excédant et emportant la liberté de l’agir individuel, et dont la violence destructrice est en dernière instance déterminée par la réification des rapports sociaux, l’abstraction monétaire, et la brutale indexation de l’infini humain sur l’interminable loi de la valorisation marchande et de l’intérêt à maximiser.

 

5/ Peau d'âne (1970) de Jacques Demy,

Le Décaméron (1971) et Les Contes de Canterbury (1972) de Pier Paolo Pasolini

 

http://thm-a04.yimg.com/nimage/96b92a0a7f9d1430« Auri sacra fames » (« Maudite faim de l’or »), comme Virgile l’écrit dans L’Enéide (III, 57). Cette faim que partagent, pour prendre des stéréotypes connus, la figure du grippe-sou Picsou chez Walt Disney, et les personnages interprétés par Louis de Funès dans La Folie des grandeurs (1971) de Gérard Oury et bien sûr L’Avare (1980) d’après Molière (et réalisé par l’acteur lui-même avec Jean Girault). Cet amour de l’argent, qu’Aristote nommait « chrématistique », laisse entrevoir dans cette citation les liens obscurs impliquant le sacré et le profane, la vie et la mort, l’assimilation et l’accumulation, l’argent et l’excrément. Dans le conte de Charles Perrault adapté au cinéma par Jacques Demy, c’est un âne qui exemplifie cet étrange circuit, puisque de son anus s’épanche un flot de pièces d’or et de pierres précieuses. Etrange alchimie selon laquelle les signes opposés échangent symboliquement leur valeur respective. L’excrément comme expression de la nullité matérielle en termes de valeur se transmue ici en matières dont la rareté terrestre assure la valeur d’échange la plus estimée (déjà dans Au hasard Balthazar réalisé en 1965 par Robert Bresson, cinéaste admiré par Jacques Demy, un âne représentait la force vivante absorbant les mauvais coups des rapports marchands pour en délivrer l’inestimable résonance spirituelle). On comprend comment, dans la trajectoire exemplaire du personnage de Peau d’âne (interprétée par Catherine Deneuve), la belle, bien née et fortunée princesse fait l’expérience d’une dégradation (la peau d’âne se substituant à ses robes dorées, la cabane dans la forêt remplaçant le château-fort) déterminée par la tentation pulsionnelle de l’accouplement sexuel exigé par le père (Jean Marais) mélancolique après le décès de la reine (évidemment jouée par la même actrice). Désirable, parce que sexuée, sexuée parce que réglée (au sens de l’écoulement du sang menstruel), l’héroïne éprouve le changement métabolique retraduit symboliquement d’un corps qui déchoit de la pure idée (la princesse aimée de l’amour idéal de son papa), pour d’abord connaître la souillure du rappel à l’ordre de l’organique et du pulsionnel, et ensuite reconquérir le rayonnant prestige de son rang à partir du moment où le prince (Jacques Perrin) se substitue au père comme amoureux légitime dont la position non plus endogamique mais exogamique est consacrée par l’institution maritale. C’est donc un mouvement dialectique selon lequel la synthèse (le mariage du prince et de la princesse, tous les deux purs de tout lien de consanguinité) représente la fusion de l’idée de l’amour et de l’expérience sexuelle qui engage le sacrifice symbolique de la figure paternelle et son remplacement par celle du prince issu d’une autre lignée. Le motif de l’âne fonctionne alors pour manifester le régime narratif du merveilleux grâce auquel les positions opposées du prestige et de l’infâme, du propre et du sale, de la richesse et de la pauvreté, du sacré et du profane, de l’esprit et du corps, échangent leur qualité respective parce qu’elles appartiennent au même circuit symbolique. Le beau ne s’approprie qu’après l’épreuve d’une expropriation, le propre ne cesse pas d’être tiraillé par l’impropre. La richesse est continuellement source d’« exappropriation » (Jacques Derrida) parce que toujours possédée et perdue, toujours souillée et retrouvée, toujours (littéralement) propre et impropre. La signifiance structurale de la richesse, cet or extrait de l’excrémentiel, ne se trouve-t-il pas retraduit par Marx disant du capital qu’il est une longue accumulation de travail mort, qu’il « sue le sang et la boue par tous les pores ? »

 

http://thm-a03.yimg.com/nimage/fac975146aab34b2Pier Paolo Pasolini va plus loin dans cette idée de l’équivalence symbolique entre la richesse et l'excrément, renouant ici avec une analyse de Freud selon laquelle c’est une même chaîne symbolique qui établit, aux deux pôles antithétiques de la vile matière excrémentielle et de l’or précieux tant convoité, le circuit reliant la boue, le sable, la pierre, le métal, et enfin la matière précieuse (parce que rare) sur le plan marchand. Dans le cadre de la perspective psychanalytique, le narcissisme du très jeune enfant manipulant ses fèces rejoint le fétichisme de la marchandise animant tout individu sujet à la chrématistique, sensible au plaisir de la rétention de ses capitaux comme le nourrisson est sensible à la rétention de ses excréments avant défécation. Dans Le Décaméron d’après Boccace ainsi que dans Les Contes de Canterbury d’après Geoffrey Chaucer (les deux premiers volets d’une « trilogie de la vie » complétée par Pasolini en 1974 par l’adaptation des Mille et une nuits), on retrouve entre autres dans l’efflorescence narrative que partagent les deux films des épisodes consacrés, pour le premier, à l’or volé qui entraîne la chute dans une fosse sceptique, et pour le second, à l’or qui appelle la mort collective d’individus entretués dont le sang, la diarrhée et les vomissements recouvrent le butin désiré. « Auri sacra fames » : cette maudite soif de l’or qui ruine, dans Le Décaméron, le rêve d’un homme qui croit avoir retrouvé sa sœur alors qu’elle n’est qu’une fabulatrice uniquement intéressée par sa bourse, et qui, dans Les Contes de Canterbury, détruit l’amitié entre trois hommes, les deux premiers poignardant le dernier qui de son côté aura empoisonné ces derniers afin de s’approprier de manière exclusive le trésor découvert. Dans Le Décaméron, la belle du haut de sa tour, racontant au malheureux doté d’une bourse qu’elle est sa sœur qu’il n’aurait jamais connue, entraîne dans sa machine de fabulation celui qui veut croire et marche au nom des beaux sentiments animant l’amour du frère et de la sœur. Cette machine infernale entraîne la chute du garçon dont la spoliation trouve son ultime matérialisation dans une fosse remplie d’excréments. Haut, bas, fragile : c’est la trajectoire symbolique du renversement de l’or en merde, de l’amour sororal et fraternel dégradé en vol et humiliation d’autrui, du sacré profané (grand motif pasolinien). Dans Les Contes de Canterbury, les pièces d’or du butin caché et découvert au pied d’un arbre brille comme si des gouttes solaires tombées de la voûte céleste s’étaient sur terre cristallisées en espèces sonnantes et trébuchantes. Sauf que le soleil, dans cette séquence, luit de la lumière du couchant. C’est une même pente naturaliste et descendante qui relie symboliquement le soleil couchant, l’or enfoui dans la terre, les cadavres des trois garçons entretués, écroulés au milieu d’une même boue indistincte mêlant le trésor hautement estimé, l’inestimable de vies et d’amitiés gâchées par le jeu d’intérêts individuels antagonistes, et le degré zéro de la valeur que représentent le sang, le vomi et l’excrément mêlés. Les belles idées humaines de l’amour ou de l’amitié, idées sacrées puis déchues, profanées, car ramenées vers la bassesse pulsionnelle de l’animalité prédatrice, se trouvent donc ici deux fois exemplifiées dans la réalité refoulée de l’or contenant toujours virtuellement les origines terrestres (chtoniennes) dont elle est marquée. Vouloir l’or, c’est désirer l’expérience d’une déchéance, d’une profanation toujours déjà-là.

 

6/ I Love Dollars (1986) de Johan van der Keuken

 

http://thm-a01.yimg.com/nimage/12fae60796a9369cHong-Kong, Amsterdam, New-York, Genève : en décidant de filmer dans ces quatre cités représentatives de la modernité occidentale telle qu’elle s’est développée et imposée dans le monde entier, Johan van der Keuken, documentariste et voyageur d’origine néerlandaise (il n’a pas été surnommé inutilement le « Hollandais volant »), montre au milieu des années 1980 l’accélération des mouvements de capitaux à l’époque de la financiarisation de l’économie capitalistique (opératoire dès la fin des années 1970). Ce que l’on n’appelait pas encore à l’époque le néolibéralisme trouve à se formuler ici dans plusieurs séries filmiques dont l’entrecroisement dynamique est nécessaire à la restauration symbolique du sens d’un système généralement nébuleux, car refoulé derrière le fétichisme de la marchandise et la réification des rapports sociaux qu’il induit. Ces rapports qui déterminent la production des richesses, leur captation par la logique du capital, et leur indexation sur l’abstraction monétaire intensifiée par l’utilisation des technologies de l’information et de la communication, déterminent également le considérable appauvrissement humain, culturel et symbolique que cette économie exige. Cinématographiquement, le cinéaste accumule les signes multiples (planches à billets, vitrines marchandes, places boursières, écrans de télévision, etc.) de ce que Louis Althusser désignait comme un « procès sans sujet », celui du capital dont les traders, banquiers, financiers et autres capitalistes ne figurent que les intermédiaires quelconques. Les gargouillis d’une musique électronique, les images récurrentes d’enseignes lumineuses (comme dans Casino), d’écrans électroniques, et de reflets déformés sur les vitres et les plaques métalliques des buildings, ainsi que le motif de l’eau coulant à flot fonctionnant comme métonymie de l’interminable coulée de flux de valeurs monétaires et marchandes (à nouveau comme dans le film de Martin Scorsese) participent à constituer l’ambitieuse architecture formelle d’un film qui ne se suffit pas simplement à l’exposition d’un système logique aux signes multiples et mondialement disséminés. Si I Love Dollars conserve encore aujourd’hui une redoutable efficacité didactique que n’atteint pas Capitalism : A Love Story (2009) de Michael Moore (trop obnubilé à parfaire sa propre image narcissique de trublion démagogique), surtout en ce qu’il rend manifeste le circuit capitalistique au nom duquel ce qui s’accumule en richesses à un pôle s’appauvrit à l’autre, il n’en demeure pas moins que les processus objectifs de la domination croissante et virtuellement totalitaire du capital subordonnant les individualités à cet imperium collectif prennent évidemment aussi la forme de visages et de discours qui, on s’en doute, sont très différents selon que l’on appartienne tantôt à la classe des « working-poor » ou que l’on soit plutôt issu du groupe des « working-rich » (Olivier Godechot).

 

En effet, on sera attentif, vers la fin de la première heure d’un film qui dure 140 minutes, à cette séquence de dix minutes voyant se succéder les propos tenus par un expert en mouvements financiers à un bout du monde, puis les paroles d’une jeune femme habitant un quartier délabré newyorkais à l’autre bout de ce même monde. Que dit le premier ? Il y aurait une jouissance à manipuler des richesses monétaires aussi colossales, expression d’une puissance sociale rendue quasi-autonome des sociétés elles-mêmes, et manipulable à distance grâce aux réseaux de communication électriques, informatiques et électroniques. Exemplaire figure allégorique de la chrématistique aristotélicienne, de la « maudite soif de l’or » décrite par Virgile, et du vampirisme (pas que) symbolique qu’une telle jouissance induit (n’est-ce pas le financier lui-même qui identifie l’écoulement des flux de valeurs traversant les sociétés à la circulation sanguine animant un corps vivant ?), ce personnage représente le refoulement bourgeois ou le déni poli du caractère dialectique d’une logique économique dont les contradictions, richesse à un pôle de l’accumulation, pauvreté à l’autre, en manifestent l’effroyable vérité. Comment cet homme pourrait-il voir dans le luxe de son bureau design la misère matérielle et symbolique qui, à mille lieues de là, est pourtant la résultante objective de cette passion pour l’argent ? Murs éboulés, urbanisme délabré, rues éventrées, taudis sordides, quartiers affaisés : la jouissance des uns, poignée de privilégiés, a donc comme corrélat logique la survivance des ces nombreux autres, brassée de prolétaires dépossédés d’une richesse sociale qui n’est pourtant le propre que du commun générique (le « General Intellect » comme l’appelait Marx). Donc à New-York, une jeune femme se tient droite face à la caméra, elle est intelligente, expose sa dignité d’être, refuse le destin social (la drogue et son commerce) qui l’environne. Elle résiste. Elle interpelle le documentariste, lui demande ce qu’elle peut bien faire à l’endroit où elle est, et s’il est possible que celui-ci lui vienne en aide. Interpelé, Johan van der Keuken ne dit mot, son silence valant autant pour son impuissance personnelle (à nouveau, on est très éloigné de la posture héroïque de Michael Moore) que pour l’appel implicite à une solution qui ne pourra être que collective et politique. Alors, la jeune femme propose de chanter, le filmeur requis pour consigner ce don pur et sauf de toute valorisation marchande (qui annule d’ailleurs symboliquement la cohorte servile des « nouveaux talents » dont les émissions de télé-crochet actuelles sont friandes). Elle chante magnifiquement un air célèbre provenant du Magicien d’Oz. Les arcs-en-ciel dont il est question dans ce chant accomplissent à la fois l’effort du documentariste pour remettre du lien et du sens au sein d’une domination systémique qui ne s’expose jamais comme telle quand elle est éprouvée dans l’expérience quotidienne, comme ils traduisent la promesse d’une richesse humaine au-delà de toute mesure et de tout calcul. Une richesse à-venir et toujours déjà-là : celle d’un commun non-appropriable parce qu’il est le propre générique de tous.

 

La richesse ? Quelles richesses, demandions-nous ? Jean-Luc Nancy répondra pour nous : « (…) la richesse signifie posséder plus que ce que demande le commun de l’existence (l’ordinaire, le banal) et la pauvreté, moins. Le premier commandement commun(iste) est clairement celui de la justice : donner au commun (tous) ce que le commun (ordinaire égal) exige (…) Commun est le mot convenable pour dire la propriété ou la propriation d’être (…) Il n’est d’être qu’en commun » (L’Idée du communisme. Conférence de Londres, 2009, sous la dir. d’Alain Badiou et Slavoj Zizek, éd. Lignes, 2010, pp. 211-213). Le commun, soit le propre d’une richesse d’être générique et donc inappropriable, opposé et opposable à la richesse impropre, car appropriée par quelques-uns au nom de l’expropriation de tous les autres : voilà le principe philosophique de base que doit défendre tout projet communiste.

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13 mai 2010 4 13 /05 /mai /2010 16:05

arb16.gifOuf! Les journalistes unanimes poussent un grand soupir de soulagement en constatant que leur pote-feuille d'actions acquis avec le salaire de leurs mensonges ne va pas être dévalué par une baisse des bourses mondiales. Et tous de saluer le "courageux" et "ambitieux" plan de stabilisation de la zone Euro concocté par Sarko et Merkel avec la complicité de Strauss-Kahn.

 

Grâce à ce plan "sans précédent", "les marchés sont rassurés". Tu m'étonnes! On vient de leur confirmer que c'est open bar! Ils peuvent se gaver, ils peuvent faire absolument n'importe quoi, tout ce qu'ils veulent comme délire, nous pondre des subprimes puissance 50, c'est garanti, ils ne risquent rien, nichts, nada, que dalle. "Face je gagne, pile tu perds": la grande devise libérale, mais appliquée à l'échelle du continent européen. Les banquiers, les actionnaires, les spéculateurs, les grands patrons peuvent ramasser tout le pognon qu'ils veulent, par tous les moyens qu'ils veulent: Sarko, Merkel, Strauss-Kahn et le pathétique Barroso viennent de leur promettre de racker, quel que soit le montant, éternellement. Enfin, plus exactement, de faire racker les contribuables, les prolos, les puent-la-sueur; de les pressurer comme jamais, de les étrangler, de les étouffer, pour garantir l'achat de la nouvelle Ferrari pour les traders, le chalet à Gstaad pour les patrons d'Edge Funds et les bains de caviar dans des piscines en platine pour les spéculateurs.

 

Le plan de sauvetage des banques l'an dernier, c'était déjà ça: récompenser les pyromanes financiers pour avoir mis le feu, leur filer de quoi racheter un briquet, encore plus d'essence, voire de quoi investir dans un joli lance-flammes! Le tout en prétendant que c'est pour le bien de ceux dont ils viennent de cramer la maison, et en donnant même la chemise des incendiés au pyromane pour qu'il s'en serve de mèche dans son prochain incendie!

Et bien le pyromane a remis ça, évidemment! Les banques, les traders, les spéculateurs, les actionnaires, les grands patrons n'avaient aucune raison de s'arrêter. Ils foutent le feu et on leur refile des masses de pognon pour qu'ils continuent. Alors ils continuent. Les subprimes, les prêts pourris sur les maisons des prolos ricains, c'est petit joueur. Ils passent à la vitesse supérieure: on va se tacler des Etats. Ils ont commencé par la Grèce, mais pourquoi s'arrêteraient-ils à la Grèce? Ils peuvent continuer leur racket, leur chantage: ceux et celles sensés représenter leurs victimes sont en fait leur complice. Comme si le banquier d'une victime de racket était de mèche avec le racketeur. Enfin, pas "comme si": c'est exactement ça.

 

Et on nous demande à nous, les victimes de ces pyromanes financiers, de porter leurs bidons d'essence pour leur prochain incendie! Car le foutoir qu'ils ont mis sert de prétexte à une guerre de destruction sociale. On va couper dans les dépenses sociales, supprimer les droits sociaux, massacrer les retraites (Grèce: recul de l'âge de la retraite à 67 ans), piétiner la sécu, délocaliser, baisser les salaires (Grèce: baisse des salaires des fonctionnaires de 7%, Espagne: baisse de 5%)! Nous allons avoir droit à la même chose, avec cet argument de pur terrorisme intellectuel: c'est la seule solution, regardez la Grèce.

Fillon annonce un plan de rigueur. Mais pas pour lui, ses ministres ou Sarko. Non, eux, ils vont continuer à claquer du fric à tout va en voyages en jet privé, en déplacements inutiles, en directeurs de cabinets incompétents, en bagnoles de fonction à plus 50000 euros pièce... L'austérité, c'est pour nous.

 

On nous a bien gavé l'an dernier avec la "moralisation du capitalisme", les "nouvelles règles de régulation" et la "fin des paradis fiscaux". Toutes les personnes possédant plus de deux neurones savaient déjà que c'était uniquement de l'esbrouffe. Maintenant, même celles qui n'ont qu'un seul neurone devraient s'en rendre compte tellement le mensonge est gros et démenti par les faits.

 

Alternative libertaire l'a déjà affirmé, avec d'autres organisations libertaires: même si la Grèce pouvait payer, elle ne devrait pas le faire. Ce n'est pas au peuple grec, ni aux autres peuples d'Europe ou du monde, de payer pour les délires des financiers et de leurs complices politiques, qu'ils s'appellent Sarkozy ou Strauss-Kahn. C'est aux spéculateurs de cracher. Leur expropriation pure et simple est aujourd'hui une question de survie pour des millions de personnes.

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11 mai 2010 2 11 /05 /mai /2010 10:36

L’image, les images : de quelques principes théoriques

  

1/ Préliminaires philosophiques généraux

 

L’œuvre d’art, qu’elle soit de cinéma ou d’un autre art, voit son économie relever de la question non de la signification mais du sens. Le sens dans tous les sens (Jean-Luc Nancy) : autrement dit la surface sensible du monde telle qu’elle présente les signes obscurs d’une compréhension toujours différée, toujours différente, toujours « différante » (Jacques Derrida). Dit encore d’une autre façon, l’œuvre d’art réside structurellement dans l’écart entre raison sensible et raison intelligible (Friedrich Schiller), elle manifeste le jeu écartant, dis-joignant, partageant les deux types de raison. Comprendre ici, c’est ressentir, c’est affaire de sensations égale à notre potentiel en termes d’intellection. Sensation et intellection représentent ici les deux pôles du champ magnétique de la création artistique et de la perception esthétique. Sinon la clôture symbolique rabat tout le sens sur la seule représentation (Georges Didi-Huberman), et c’est tout à la fois la sensibilité du récepteur qui s’appauvrit, et sa faculté interprétative qui s’en trouve anémiée. Mieux, la faculté de juger doit buter sur le sublime qui excède toute raison (Emmanuel Kant), afin que la raison elle-même fasse l’épreuve d’un reste – le figural sous la figure (Jean-François Lyotard) – résistant à toute captation symbolique et, ce faisant, puisse continuellement persévérer, sans stabilisation définitive, dans son être rationnel. Alors, l’œuvre demeure ouverte (Umberto Ecco), l’ouvert de l’œuvre convoquant infiniment nos facultés interprétatives, et électrisant continuellement notre fonds sensitif.

 

2/ La politique esthétique des images de Jacques Rancière

 

http://thm-a01.yimg.com/nimage/69d1e5f029407e6cAlors que le régime représentatif soumet la fiction et son expression figurative à la police des règles, des codes et des conventions (réalistes, mimétiques, psychologiques) existantes, le régime esthétique propose les principes singuliers ne valant que pour le film ou l’œuvre pour lesquels ils s’appliquent. Le régime esthétique autorise alors la double identité d’un film ou d’une œuvre ne renvoyant donc qu’à sa propre cohérence ou logique, mais également d’un film ou d’une œuvre faisant l’expérience d’un réel qui l’excède. Alors que le consensus policier des représentations configure, conforme et arraisonne les perceptions et les opinions dominantes (dans le sens de l’idéologie dominante, comme l’ont dit Marx et Engels), le dissensus politique du régime esthétique instruit une contestation unique des représentations habituelles, indique une redistribution possible des pôles et des relations, des places et des positions, des rôles et des actions, et enfin vérifie pratiquement cette opération au cœur même du réel. Les films et les œuvres qui pratiquent l’identité entre les formes de l’art et les formes de la vie, qui reposent sur l’indétermination de l’art et du non-art, qui jouent la troublante indiscernabilité entre documentaire et fiction, ces films et ces œuvres relèvent du régime esthétique. Ailleurs, c’est le régime représentatif avec son consensus dominant qui rabâche symboliquement un ordre policier remâché afin de nous préserver ainsi de toute irruption disruptive du réel, cela au nom de la sacro-sainte réalité représentée (et, en toute logique, et plus généralement, du réalisme politique, économique, etc., censé représenter et défendre nos intérêts).

 

3/ Le commerce des regards selon Marie-José Mondzain

 

http://thm-a04.yimg.com/nimage/5d75160bc68cfe94L’époque contemporaine est à la domination, non pas des images, mais des clichés (Gilles Deleuze), ces images inertes qui absorbent nos perceptions et les ossifient au point où elles nous éloignent et nous exproprient du monde (d’où que l’art se doive de nous le redonner selon le philosophe). Marie-José Mondzain parle de son côté du règne des visibilités (médiatiques en l’occurrence, et qui sont tout autant politiques qu’économiques). Des images, il y en a peu au fond, et ce sont les œuvres d’art (cinématographiques ou autres) qui proposent les rares images susceptibles de contester le joug obscène des visibilités saturant nos sensibilités et court-circuitant notre intellectualité. Qu’est-ce alors qu’une image ? Elle est le support d’un affrontement entre le visible et l’invisible, elle propose une incarnation iconique (le Verbe invisible se fait chair visible selon les iconodoules chrétiens, l’Idée donne forme à l’informe selon le schéma hylémorphique aristotélicien), cela à l’opposé de toute forme d’incorporation exigée par les églises, quelles qu’elles soient, qui réglementent sévèrement l’ordre policier des visibilités, des croyances, et des possibles. L’image est composition instable entre ce que nous voyons et ce que nous ne pouvons voir ou devinons seulement, entre ce que nous entendons et ce qui demeure inaudible, entre ce que nous comprenons et ce qui résiste à cette compréhension. Cet affrontement est non-dialectique, car il ne se résout pas sous la forme d’une synthèse rassurante, aussi provisoire fût-elle. En effet, la vérité d’une image se situe en dehors de celle-ci. Elle est la résultante du travail partagé des regards individuellement tout autant que collectivement constitués, et des paroles communément échangées, ceci afin de constituer le site commun d’une parole démocratique à l’épreuve de la « pluralité humaine » (Hannah Arendt). L’image excède ce que nous pouvons en dire, la parole dépasse ce qu’expose l’image : il y a ainsi du jeu pour le libre exercice esthétique et la libre faculté de juger et d’interpréter inscrits dans l’expérience de notre égalité générique, égalité intellectuelle et égalité sensitive, ainsi partagée.

 

4/ Faire l’expérience de l’altérité :

les rapports entre le documentaire

et la fiction selon Jean-Louis Comolli

 

http://thm-a01.yimg.com/nimage/e9d246c71bca5a16La fiction n’est pas mensonge, mais récit participant à la symbolisation de qui, dans le réel, échappe à cet effort. La réalité est le terme signifiant la traduction symbolique, que proposent indifféremment tous les types de représentation et tous les modes de signification, de nos rapports difficiles avec le réel, toujours retors, toujours fuyant (Jacques Lacan, Slavoj Zizek). La fiction participe de cet effort mais, dans le domaine particulier de l’art cinématographique, l’image doit être saisie dans sa logique duelle de matière à fiction et de matière à sensation prélevée de façon documentaire sur le réel. Bordure entre le subjectivisme artiste des fictions et l’objectivité phénoménologique du monde enregistré et consigné techniquement par la machine filmique, l’image (visuelle autant que sonore) dispose d’une tension résultant de ce que désire le filmeur et de ce qui résiste dans ce désir quand il se confronte à la matière hétérogène et chaotique du monde réel. Faire l’épreuve de l’hétérogène, c’est accomplir la puissance de l’image comme lieu où se fait jour l’altérité, comme le rappelle le théoricien Jean-Louis Comolli (mais déjà son camarade des Cahiers du Cinéma Serge Daney) qui n’a de cesse de vérifier ce principe éthique à l’aune de ses propres documentaires. Etre un spectateur critique (émancipé dirait Jacques Rancière), c'est être au travail des oeuvres cinématographiques qui participent à couper les flux de la marchandise spectaculaire (Guy Debord), c'est faire l'expérience d'un manque, d'un trouble, d'une incertitude, d'une interrogation, cet "estrangement" dont parlait Siegfried Kracauer quand l'image se comprend comme un mixte de ressemblance et de dissemblance (la seconde venant inquiéter la première), et surtout quand, au sein de la société de contrôle (Gilles Deleuze), des limites sont alors posées à l'obscénité du tout-voir et du tout-entendre. Alors penser (re)devient possible. Pour le dire avec les mots d’Alain Badiou, reconnaître la puissance de l’image, c'est la considérer comme le lieu d’une visitation par la grâce de l’événement imprescriptible, débordant tout type de contrôle et de calcul, et venant trouer le tissu consensuel des opinions et des représentations. La grâce de cette visitation ne peut être perçue que par un spectateur critique et attentif à sentir et penser les mouvements imprévisibles du monde tel qu'ils ne peuvent se réduire aux empires, tels qu'ils excèdent ou supplémentent les normes assurant l'ordre des situations dominantes ainsi que leur reproduction.

 

5/ La troisième image, la seule pour Jean-Luc Godard

 

http://thm-a02.yimg.com/nimage/7c75fbc030fd86d6Il n’y a pas d’images justes, juste des images, avait un jour avancé le cinéaste. Cela signifie que les images seules ne disent rien en elles-mêmes : elles ne sont expressives que dans leur mise en rapport mutuelle. Cette mise en relation peut se dire dialectiquement : l’image est ce qui résulte du rapprochement de deux images éloignées (Pierre Reverdy, André Breton). Plus précisément, le montage est l’opération nécessaire afin de créer des images qui résultent de la mise en relation d’images que tout paraît devoir séparer. Cette troisième image n’existe pourtant que dans l’esprit du spectateur à qui est proposée cette mise en rapport : elle relève alors du commerce des regards et des paroles que partage la communauté des êtres parlants. La proposition d’une troisième image sera alors le produit de la confrontation démocratique des spectateurs. N’en demeure pas moins que cette philosophie est, pour parler à nouveau comme Gilles Deleuze, moins essentialiste (l’être de l’image ne l’intéresse pas) ou dialectique (les images se contredisent moins qu’elles ne s’agencent en machines de sens), que l’expression privilégiée d’une ontologie du multiple et des infinies conjonctions qu’elle instruit. Une philosophie du « et » et de la relation qui peut ici remonter, si l’on veut, à l’empirisme du philosophe anglais David Hume. Une image seule ne vaut rien en termes de sens si elle n’est pas agencée, conjuguée, machinée avec une autre image. Par le biais de cette brèche ouverte, le truchement de cet intervalle créateur, le spectateur est alors invité à prolonger la proposition cinématographique ainsi avancée en l’actualisant sous la forme démocratique des regards exposés et des paroles affrontées. Ceci fait, afin que, tous ensemble, artistes et spectateurs unis dans une même et égale communauté esthétique, ils participent au travail librement créateur de fourbissement des images qui manquent. Car elles manquent toujours, les images, quand règne la guerre médiatique quotidienne que mènent les visibilités au nom de prescriptions économiques et idéologiques insensées. Les images, littéralement, sont encore à-venir.

 

Si, d'après le philosophe Jean-Louis Déotte, l’image est un mixte d’archive et de fiction, autrement dit une composition objective-subjective et audible-visible consignant récits, faits et témoignages, cette consignation d’un peu de fiction et de documentaire entremêlés tout à la fois peut alors dire le monde, le regard qui s’exerce sur lui, et le regard que le monde exerce sur ce même regard. L’intervalle qui partage ce que nous voyons et ce qui nous regarde (Georges Didi-Huberman), qui creuse dans le monde de la sur-exposition audiovisuelle les poches refusant de céder au contrôle de la marchandise spectaculaire, cela s’appelle l’image. L'image comme promesse et attente d'autres images pour la contester ou la prolonger, et ainsi permettre la perpétuation d'un effort rien moins que détesté par la domination : celui de penser.

 

Bibliographie :

 

Jean-Luc Nancy, Au fond des images, éd. Galilée, 2003.

Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Echographies – de la télévision : entretiens filmés, éd. Galilée, 1997.

Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme [1795], éd. Aubier, 1992.

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, éd. Minuit, 1999.

Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Questions posées aux fins d’une histoire de l’art, éd. Minuit, 1990.

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], éd. Vrin, 2000.

Jean-François Lyotard, Discours, figure [1971], éd. Klincksieck, 2002.

Umberto Ecco, L’œuvre ouverte, éd. Seuil, 1979.

Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande [1846], éd. Sociales, 1976.

Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, éd. La Fabrique, 2000.

Jacques Rancière, Le Destin des images, éd. La Fabrique, 2003.

Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, éd. La Fabrique, 2008.

Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, éd. Minuit, 1983.

Gilles Deleuze, Cinéma 2 L’image-temps, éd. Minuit, 1985.

Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards, éd. Seuil, 2003.

Marie-José Mondzain, Homo spectator, éd. Bayard, 2007.

Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, éd. Amsterdam, 2007.

Slavoj Zizek, Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le demander à Hitchcock, éd. Capricci, 2010.

Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir : cinéma, télévision, fiction, documentaire, éd. Verdier, 2004.

Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle. Suivi de : Technique et idéologie (1971-1972), éd. Verdier, 2009.

Guy Debord, La Société du spectacle [1967], éd. Gallimard, 1992.

Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle [1960], éd. Flammarion, 2010.

Serge Daney, La Rampe, éd. Les Cahiers du Cinéma, 1996.

Serge Daney, L’Exercice a été profitable, monsieur, éd. P.O.L, 1993.

Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, éd. Seuil, 1998.

Alain Bergala, Godard par Godard (tomes I et II), éd. Cahiers du Cinéma, 1998.

André Breton, Manifestes du surréalisme [1924, 1930], éd. Pauvert, 1979.

Jean-Louis Déotte, L’Epoque des appareils, éd. Léo Scheer/Lignes, 2004.

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27 avril 2010 2 27 /04 /avril /2010 15:51

ballon_fede.jpgNous sommes à moins de 15 jours du mardi 4 mai 2010, la grande journée d’action et de mobilisation pour le respect et le développement des libertés et droits syndicaux, décidée par notre fédération.

 

Cette journée sera l’occasion de mettre en lumière l’ensemble des situations locales d’atteintes aux libertés et droits syndicaux, dont le nombre ne cesse d’augmenter.

 

Face à ces attaques, la fédération CGT des services publics appelle les personnels territoriaux à une journée de mobilisation et de grève le 4 mai 2010.

 

En conséquence, elle dépose, par la présente, un préavis de grève pour la journée du 4/05/2010 de 00 heures à 24 heures, pour l’ensemble des personnels relevant des collectivités territoriales.

 

Le tract d'appel

http://www.spterritoriaux.cgt.fr/IMG/pdf_journeedu04052010woerth.pdf

 

Autres Informations : Fédération CGT des Services Publics

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20 avril 2010 2 20 /04 /avril /2010 22:04

Grand spécialiste du salariat considéré non seulement comme l’ensemble numérique des salariés, mais aussi et surtout comme l’ensemble des institutions assurant aux salariés une protection face à la violence de leur subordination par le capital, l’économiste Bernard Friot est l’auteur d’un nouvel ouvrage, L’Enjeu des retraites (éd. La Dispute, 2010, 175 p.), qui propose une réflexion originale et tonifiante concernant notre système actuel de retraite par répartition, les attaques dont il est la victime depuis plus de vingt ans, et enfin les potentialités émancipatrices que la retraite salariée contient. C’est d’ailleurs sur ce point-là que Bernard Friot se distingue particulièrement de tous les autres économistes hétérodoxes, antilibéraux et anticapitalistes qui, certes, critiquent à juste titre les « réformes » visant à affaiblir notre système de retraite, mais n’envisagent jamais celui-ci à partir de l’horizon qu’il ouvre en direction d’un avenir hors des rets de la domination capitaliste. En ce sens, la retraite n’est pas qu’une histoire de comptabilité diversement intéressée ou qu’une manière plus ou moins équitable de partager le gâteau des richesses produites. La réduire à des calculs en seuls termes de répartition de la valeur ajoutée en réduit la portée proprement révolutionnaire, alors qu’elle représente un enjeu économique autant que politique, pour ne pas dire de civilisation. De ce point de vue, le retraité ne figure alors plus le vieux dont l’oisiveté méritée, après de longues années de labeur, est financée par les actifs sur la base de considérations morales ou charitables, mais le travailleur émancipé du joug de la valorisation du capital, travailleur qualifié et salarié à hauteur des richesses qu’il produit et qui échappent à la sphère marchande. Ce travailleur libre, ce n’est plus l’âge passé des salariés présents, c’est déjà un peu le présent, et ce peut être l’avenir entier du salariat autonomisé du capitalisme.

 

La retraite par répartition : une bataille qui est aussi de vocabulaire


La réflexion proposée par Bernard Friot repose sur trois axes essentiels. En premier lieu, est rendue manifeste dans le détail l’offensive gouvernementale et patronale qui vise à détruire le système des retraites existant dont le sommet en termes de processus historique est atteint en 1982 avec l’âge légal de départ (60 ans, 37,5 annuités de cotisation, et 75 % du dernier salaire de référence). Quelques dates sont importantes à retenir, qui amorcent un effilochement de cette conquête sociale qu’est la retraite : en 1979, c’est le gel des cotisations sociales patronales ; en 1987, est appliquée avec Philippe Seguin, ministre des affaires sociales sous le gouvernement de cohabitation Chirac, l’indexation des pensions des salariés du privé non plus sur les salaires mais sur les prix (qui augmentent moins vite que les salaires) ; en 1993 pour le privé et en 2003 pour le public, le nombre d’annuités passe légalement de 37,5 à 40 annuités. Il est question pour la nouvelle « réforme » promise cette année par Eric Woerth, entre autres, de passer à 41 annuités de cotisation en 2012, comme de revenir sur 60 ans comme âge légal. On remarque que l’offensive prend la forme perverse d’une volonté affichée de sauver le système par répartition, mais tout en l’évidant en réalité de l’intérieur de sa substance révolutionnaire. C’est aussi une bataille de vocabulaire, quand on se rend compte que la « réforme », qui a longtemps signifié ce que le dictionnaire lui donne comme sens habituel (« changer en mieux »), est devenue, par un retournement désormais classique de la « novlangue néolibérale » (Alain Bihr), synonyme de recul social.

 

La chose est identique pour le terme de répartition, qui appartient aussi aux « réformateurs ». Et si la répartition permet une opposition nécessaire aux partisans d’un système de retraite par capitalisation adossé aux mécanismes de la spéculation boursière, et soutenu activement par les assurances et les fonds de pension, elle n’est pas en elle-même seule suffisante pour affronter la politique d’affaiblissement d’un système qui ne cherche pas seulement à répartir la richesse monétaire produite, mais surtout à socialiser une partie de celle-ci sous la forme de « salaire continué ». C’est là un piège que relève Bernard Friot dans sa brillante démonstration : les opposants progressistes bataillent sur le même terrain idéologique que leurs adversaires. Le prétendu « choc démographique » est pris sérieusement en compte. Les difficultés de financement avancées par les patrons, les gouvernants et leurs experts patentés à grand renfort médiatique obligent le camp progressiste à chercher d’autres sources de revenu (une taxe sur les profits financiers ou sur la valeur ajoutée des entreprises par exemple) qui remettent en cause les fondements salariaux du système. Enfin, est considérée comme légitime l’habituelle dichotomie économique selon laquelle les retraités sont des inactifs dont les pensions sont payés par les actifs. C’est pourtant un véritable « trésor impensé » que recouvre en fait la retraite salariée, et cette réalité sociale méconnue ou déniée comme telle devrait nous rendre lucide sur l’idée révolutionnaire que les retraités ouvrent aux autres salariés subordonnés un avenir hors du champ capitaliste. Le programme politique à promouvoir, c’est donc de détendre le progrès social que représente aujourd’hui la retraite salariée pour imaginer un avenir post-capitaliste.


La retraite : droit au salaire continué et à la reconnaissance de la qualification


Le premier chapitre de L’Enjeu des retraites propose un historique de l’établissement du système des retraites français, et une comparaison avec les systèmes anglais (Beveridge) reposant sur la logique individuelle de l’épargne et financé par l’impôt, et allemand (Bismarck) assis sur un caractère interprofessionnel et la socialisation du salaire. L’optique privilégiée par l’auteur vise à montrer que ce système, établi à l’intérieur de la domination capitaliste, représente un contre-pied au capitalisme en faveur du salariat. Son origine, c’est la fonction publique avec la mise en place d’un système de retraite à partir du milieu du 19ème siècle. L’important à retenir, c’est que le droit à la retraite est assujetti à une reconnaissance des agents sur la base de leur grade et non de leur poste. Concernant les salariés du privé, le système de l’épargne aura dominé jusqu’à la seconde guerre mondiale. Or, après 1945, la fin de l’option de l’épargne retraite individuelle et la mise en place d’un régime général relevant du champ de la sécurité sociale nouvellement créée induisent une situation profondément originale. Les retraités sortent de la prévoyance, parce qu’ils ne sont plus des vieux qui auront épargné pendant leurs années de travailleur subordonné, mais des travailleurs salariés dont le niveau des pensions est indexé sur la reconnaissance de leur qualification, et qui sont payés à produire les richesses sociales que, bien sûr, le PIB ne reconnaît pas comme telles parce que ce ne sont pas des biens ou des services dont le prix est mesuré par le temps de travail abstrait nécessaire à leur production.


La pension est du « salaire continué » qui libère le travail de la valeur travail : autrement dit, le travail n’est plus subordonné à la valorisation du capital ou à la production de marchandises. Mieux, la retraite représente pour le retraité salarié la reconnaissance de la moyenne des qualifications professionnelles accumulées, qualification qui est l’équivalent du grade pour les fonctionnaires, et qui détache le travailleur du poste occupé et de la valorisation du capital qu’il induit. Le retraité, c’est alors une personne qui touche du salaire sur la base de sa qualification, qui travaille librement en dehors des contraintes relatives à l’emploi, contribuant à produire la richesse sociale existante, et dont le salaire rémunère son travail libre. C’est la grande subversion impensée comme telle par le camp progressiste, trop occupé hélas à affronter ses adversaires gouvernementaux et patronaux sur un terrain initié par eux. Répétons-le : les retraités sont des travailleurs libres, reconnus par leur capacité à produire et non à dépenser un gain, qui produisent des richesses irréductibles à la sphère de la marchandise. Les retraités sont au bout du compte des salariés détachés de toute obligation capitaliste, qu’il s’agisse d’être employable du point de vue du marché du travail ou d’être employé à valoriser par son travail aliéné le capital d’autrui. On doit enfin l’admettre, à moins de demeurer symboliquement captifs du mode de pensée propre à l’économie capitaliste : les producteurs de richesses ne sont pas que les seuls travailleurs subordonnés, à moins de réduire la richesse au seul PIB (et sa croissance qui ne calcule que le prix à payer pour le salariat dont le travail aliéné sert la rémunération du capital).

 

Qualification, salaire continué et réseau professionnel :

les trois fondements du retraité salarié

 

Trois éléments confèrent au retraité une place sociale singulière dont l’importance est à souligner en regard des attendus d’une société capitaliste. La qualification comme reconnaissance d’un statut qui libère le travailleur du poste de travail (c’est là toute l’importance des conventions professionnelles et des grilles salariales), à l’image du grade pour les fonctionnaires. Le salaire continué comme part socialisée du salaire qui équivaut à rémunérer le libre travail du retraité émancipé du joug de l’emploi, de la valeur travail, de la propriété lucrative, et de la marchandise. Et le réseau professionnel (à distinguer du collectif de travail propre à tout fonctionnement interne d’entreprise) constitué pendant toutes les années de travail subordonné, et mobilisé pour accomplir la production sociale à laquelle le retraité est susceptible de se destiner. D’où la place importante des retraités dans la société, outre leur part active dans une consommation qui permet à la production de biens et de services d’être solvabilisée à hauteur de 70 % : mandats électifs, participation dans diverses associations, actions culturelles, etc. Toutes choses qui matérialisent la situation d’un travailleur émancipé de la valeur travail. Alors que les retraités ont permis d’en finir (globalement à partir de la fin des années 1970) avec les vieux, ces personnes âgées qui, souvent usées par le travail, devaient continuer à trouver des petits boulots pour survivre puisque leur pension ne suffisait pas à les rendre autonomes, l’invention de la catégorie de « jeunes » inventée à la même époque vise à défaire dans l’autre sens la cohésion salariale par la multiplication de contrats précaires sous qualifiés et des revenus financés par les impôts et non plus indexés sur le salaire.


On pourrait dire évidemment la même chose pour l’invention du RMI sous Rocard. C’est le retour de l’assistance que l’assurance sociale assise sur la part socialisée du salaire avait rendue caduque, et qui permet aux employeurs de se décharger du financement de tels dispositifs sur le dos des contribuables. La CSG en 1991, après le RMI en 1988, participe d’un même mouvement de fiscalisation des revenus qui cherche autant à disqualifier les individus enfermés dans le rôle de victime à secourir et stigmatisés comme inemployables, qu’à entamer le volume des cotisations sociales au profit des dividendes qui, dans la même période, ont cru en proportion au détriment de l’investissement. Dès qu’il est question de solidarité nationale, il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’une opération idéologique qui veut diviser le monde du travail en part d’occupés contraints à la valorisation du capital et d’inoccupés assistés grâce à la charité des premiers médiatisée par l’impôt. Et c’est la solidarité salariale qui doit être dégainée en réponse, parce qu’avec l’idée de solidarité nationale, on ne reconnaît uniquement chez les jeunes ou les travailleurs pauvres qu’une capacité de gain pour consommer, et non pas une capacité de produire. En conséquence, il est inutile de mettre en avant le plein emploi, et ce d’autant plus dans une société dont les gains de productivité appellent une diminution générale du temps de travail subordonné, que les gouvernements sociaux libéraux et libéraux sociaux successifs répartissent de la manière la plus violente et inique qui soit (chômage et sous travail pour les uns, travail hyper intensif pour les autres), mais la pleine qualification. Parce que la qualification révèle un travail qui existe déjà, et qui ne s’inscrit plus dans le domaine de la valeur travail, ce qui est anticapitaliste au possible.


Pour en finir avec les quatre clichés

qui neutralisent la force révolutionnaire du retraité salarié

 

Quatre idées dominantes sont alors vigoureusement contestées par Bernard Friot. D’abord, les retraités ne travailleraient pas. Il faut en finir avec la vision dominante et économiciste selon laquelle une division existerait entre actifs et inactifs, les premiers étant censés financer les pensions des seconds, alors que la pension des retraités est un salaire adossé à leur qualification, qui leur permet de consommer (et donc de rendre solvable la production), et qui surtout rémunère leurs libres activités. Ensuite, les retraités toucheraient un revenu différé. C’est faux, ou du moins les « réformateurs » souhaiteraient bien que cette réalité advienne et se généralise (avec par exemple le dispositif des « comptes notionnels » présenté à partir du modèle suédois, vanté par les idéologues dominants, et qui inspire déjà un peu les régimes complémentaires, AGIRC pour les cadres en 1947 et ARRCO en 1961 qui représentent 25 % de l’ensemble des régimes de retraites en France – sachant que la répartition représente 94 % des dépenses de pensions en 2006). Un revenu différé s’inscrit dans une logique individualiste de la prévoyance et de l’épargne, pour laquelle dominent le taux de rendement entre cotisations et pensions, ainsi que les idées corrélatives d’équité, de contributivité, et de « neutralité actuarielle individuelle ». En gros, chacun contribue à la hauteur de ce qu’il peut donner, et plus il contribue (autrement dit plus il marne), plus sa pension au moment de la liquidation sera élevée, indépendamment de toute considération sur le niveau de richesse produite lors du moment où il liquidera sa retraite. Alors que le salaire continué rappelle ce fait élémentaire depuis Adam Smith : la richesse annuelle d’une nation est le résultat de la conjugaison sociale des forces de travail mobilisées qui auront permis la production annuelle de ces mêmes richesses. A l’inverse du taux de rendement, le taux de remplacement permet de ne pas enfermer le droit à partir en retraite sur les seules cotisations (puisqu’il inclut les années validées non travaillées, comme c’est le cas pour les mères qui ont élevé leurs enfants – sachant que le montant moyen des pensions est de 1.600 euros et seulement de 1.000 euros pour les femmes). Le salaire est un prélèvement produit sur la richesse socialement constituée, et maintient le retraité dans le monde du travail, à ceci près que le travail en question est désormais libéré de la subordination à la loi capitaliste de la valeur. Enfin, le salaire informe des activités d’un travailleur qualifié, et dont la qualification nourrit en retour la production de richesses sociales qui excèdent la seule sphère de la comptabilité nationale.


La solidarité salariale ne doit également pas nous empêcher de critiquer la solidarité intergénérationnelle que partisans comme opposants de la « réforme », certes différemment, promeuvent, car cette critique repose aussi sur ce qui vient d’être préalablement énoncé. Les retraités, avec leur salaire, sont payés à la mesure du travail qu’ils fournissent, même si celui-ci est débarrassé de la valeur travail qui n’est que l’autre nom de la valorisation du capital. Le travers de la société capitaliste voulant que la production monétaire transite par le biais de la sphère marchande. Mais, ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de transfert de la valeur créée par les actifs subordonnés au capital aux inactifs extirpés de ce dernier, mais de création d’une valeur, les richesses produites par les retraités, dont le prix est fixé par la monnaie existante, le salaire mesurant la qualification de chacun d’entre eux et qui a été nécessaire à cette production. Revenons sur l’exemple des fonctionnaires (desquels Bernard Friot rapproche structuralement les intermittents du spectacle, le personnel hospitalier, certains indépendants, etc.) : ce ne sont pas des improductifs payés par les actifs du privé, mais ; au contraire, les impôts financent le salaire des fonctionnaires parce que leur salaire correspond aux richesses qu’ils ont produites dans l’année. D’ailleurs, comme le rappelle aussi l’économiste Jean-Marie Harribey, la valeur produite par les fonctionnaires est inscrite sous forme de salaires depuis la fin des années 1970 dans le PIB. Semblablement, la richesse que les retraités produisent est reconnue à la hauteur de leurs qualifications, indépendamment du fait que la monnaie transite par le système de la production des marchandises. Donc apparaît dans sa fausseté l’idée de ponction de valeur : c’est une transition de monnaie médiatisée par le système capitaliste de productions de marchandises dont le prix est anticipé par le crédit bancaire. Enfin, la fameux « choc démographique », aussi fallacieux que le « choc des civilisations » de Samuel Huntington, est un leurre auquel il faut aussi savoir rendre gorge. D’une part, les gains de productivité, doublant en euros constants tous les quarante ou cinquante ans, rappelle bien que le choc démographique repose sur le postulat de leur non prise en compte. Or, le poids des pensions a été multiplié par 2,6 entre 1950 et 2000, il devrait l’être par seulement par 1,4 d’ici 2050, si le PIB double comme il n’a pas cessé de le faire depuis 1945. Aujourd’hui, le PIB est égal à 2.000 milliards, avec 13 % pour les pensions (260 milliards), et un reste de 1740 milliards pour les actifs et investissements. Dans 50 ans, le PIB sera de 4.000 milliards : sur ceux-ci, 20 % seront destinés aux pensions, ce qui laisse pour les actifs 3.200 milliards aux actifs et à l’investissement. Donc, aucune catastrophe à l’horizon. D’autre part, le rapport des plus de 60 ans sur les 20-59 ans n'est pas un indicateur du rapport entre actifs inoccupés et inactifs, le seul qui possède un sens économique. Les inactifs incluent les moins de 20 ans tandis que les 20-59 ans ne sont pas tous des actifs occupés (avec un taux d'emploi à hauteur de 76 % aujourd'hui contre 67 % au début des années 1960, cette glorieuse décennie présentée comme celle du plein emploi). Il faudrait plutôt, et en toute logique, mettre en relation le ratio d’inoccupés (les vieux mais aussi les mères au foyer, les enfants, les étudiants, et les chômeurs qui ont aussi un poids en termes de dépenses privées et publiques) et d’occupés (les travailleurs employés à la valorisation du capital). Quand on fait ce ratio, de 2000 à 2050, il bouge à peine (entre 1,6 et 1,8), c’est-à-dire que la baisse du poids des enfants et des jeunes compense la hausse de celui des vieux. Il faut donc faire un sort définitif sur ces questions démographiques des générations, des vieux et des jeunes, car la surenchère concernant ces notions participe à dépolitiser et naturaliser des enjeux économiques et politiques autrement plus sérieux. D’ailleurs, aujourd’hui, une société qui compte une majorité de jeunes est plutôt une société pauvre, quand une société dont le nombre de personnes de plus de soixante ans grandit signifie qu’elle est une société riche dont les richesses allouées à ces dernières témoignent qu’elles existent en grand nombre.


Un nouvel âge de la citoyenneté politique et de l’investissement social

 

La répartition reposant sur la logique du revenu différé est donc ce qui est valorisé au travers du modèle de l’« inkomstpension » propre au « modèle suédois » tant vanté par les « réformateurs » tel l’économiste de « gauche » Thomas Piketty. Si on parle de revenu différé, on se situe dans le registre de l’épargne, et par conséquent de la propriété lucrative. Dans cette optique, le revenu est l’équivalent de titres ouvrant à un droit de tirage sur la production de richesses converties monétairement. Quand on parle d’épargne, il n’y a rien de plus fallacieux, puisque la richesse est le produit du travail de la nation en temps réel, sans rien de différé ni d’épargné. L’épargne n’est rien d’autre qu’un droit lucratif de ponctionner de la valeur relative à la richesse annuelle produite à un moment donné. Le versant logique de la promotion idéologique de l’épargne, ce sont les attaques contre la mutualisation du salaire, avec le gel des cotisations patronales, la réduction de 15 points des prestations sociales plus généralement depuis vingt ans, et la déconnexion du travail avec le salaire auquel se substitue comme rémunération un revenu financé par l’impôt. Aujourd’hui, plus de la moitié des personnes qui liquident leur pension ne sont plus en emploi, mais au chômage, en invalidité ou inactifs, l’âge moyen de départ en retraite se situant davantage vers 59 ans qu’après 60 ans. Comme 18 ans est l’âge de la majorité politique légale, 60 ans doit devenir l’âge de la consécration de cette majorité politique devenue également sociale, à l’opposé de la vision capitaliste selon laquelle les travailleurs assujettis à la valorisation du capital demeurent des mineurs sociaux dont n’est seulement reconnue qu’une capacité de gain pour consommer, et non de produire pour vivre émancipés.


Mieux, et plus radicalement encore, en s’inspirant du modèle proposé par le salaire continué, on peut également commencer à envisager de se passer de la dynamique financière et du crédit bancaire, et cela justement par le biais de la cotisation sociale. Si l’avènement social et historique des retraités, comme conquête salariale et établissement de la puissance d’autonomie du salariat, a permis de se passer des usuriers, l’avènement de la cotisation économique (envisagée par Bernard Friot en page 106), comme manière de financer sans épargne l’investissement, permettra de se passer tout autant du crédit bancaire, de la bourse et des investisseurs qui n’apportent rien si ce n’est qu’ils disposent (ou mettent à disposition) d’un droit à ponctionner, grâce à la propriété lucrative, une partie de la valeur monétaire existante. Collectée dans des caisses d’investissement qui financeraient sans taux d’intérêt des projets à haute valeur sociale adoptés après délibération politique, la cotisation économique  prélevée sur la valeur ajoutée et affectée au salaire (de l’ordre de 35 % du salaire brut par exemple - quand les pensions nécessitent 25 % de ce salaire brut) induira en toute logique la fin de l’accumulation privée du capital. C’est la cotisation qui abolira la propriété lucrative en redonnant toute sa force à la propriété d’usage (comprenant l’outil de production), qui créera de l’emploi en vertu de la promotion de la propriété d’usage contre l’échange marchand, et qui rendra caduque la propriété lucrative qui est au fondement de l’empire capitaliste. Il y aurait là comme un début très concret de ce que d’aucun ose cantonner dans l’utopie irréalisable, et que nous osons appeler du nom de communisme libertaire…

 

La retraite en sept propositions ultimes

 

Dans la conclusion de sa passionnante analyse (pp. 159-171), Bernard Friot ramasse tout son propos en présentant, sous forme de synthèse, les sept points qui représentent autant de propositions politiques pour à la fois comprendre la puissance émancipatrice de la retraite comme travail libre rémunéré par du salaire continué, et à la fois approfondir politiquement une puissance sociale qui nous permettrait d’en finir avec la destructivité propre au système capitaliste.


1/  Alors que le capitalisme représente une forme d’organisation de la production qui lui donne une valeur par le temps de travail moyen nécessaire à son existence, travail abstrait permettant l’échange et la mesure de toutes les marchandises, et signifiant l’expropriation et la dépossession des travailleurs de leurs capacités librement créatrices au profit de la rémunération des capitalistes, les retraités dotés de l’assurance d’un salaire à vie incarnent le bonheur d’un travail libéré du joug de la valorisation du capital.


2/ Existent deux formes contradictoires de régimes de pension en répartition, le régime salarial et le régime de prévoyance, les « réformateurs » travaillant à rabattre le premier régime sur le second. Alors que le premier régime considère la pension comme continuation du salaire reposant sur la reconnaissance de la qualification professionnelle, et posant les salariés comme des personnes en capacité de produire, le second régime considère la pension comme du revenu différé, c’est-à-dire un pouvoir d’achat garanti dont jouissent des individus posés comme des employables (distingués des pauvres assistés) dotés d’une capacité de gain afin de prévoir lorsque l’heure de l’inactivité aura sonné.


3/ Ce qu’il faut récuser en matière de retraite : la stabilité, voire le recul du taux de cotisation ; l’indexation sur les prix des salaires ; l’inscription des cotisations dans des comptes notionnels ; le déplacement selon la norme de la « neutralité actuarielle individuelle » du taux de remplacement vers le taux de rendement ; la distinction entre la part contributive et la part non contributive de la pension ; la CSG et le fonds de solidarité vieillesse : l’abandon de l’âge légal et l’allongement de la durée de cotisation ; les décotes, les surcotes et la remise en cause des bonifications (pour enfants) ; l’épargne salariale et les fonds de pension…


4/ Ce qu’il faut proposer en matière de retraite : promouvoir la pension comme salaire continué dans les régimes actuels ; pas de pensions inférieures au SMIC ; indexation des pensions sur les salaires ; augmentation annuelle du taux de cotisation sociale patronale et salariale ; calcul de la pension nette sur la base de 100 % du meilleur salaire net pour une carrière complète de 150 trimestres validés ; liquidation sans décote de la retraite à 60 ans (ou le jour de la cessation d’activité s’il est postérieur ou antérieur à 60 ans pour les travaux pénibles) ; pousser à une politique de soutien de la qualification personnelle des retraités dans les sphères publique et privée ; soutenir leurs réseaux de pairs, leur donner des institutions représentatives, et financer leurs projets…


5/ Une revendication unitaire : la qualification personnelle universelle, comme nouveau support de droits collectifs ; l’attestation (non scolaire) de la maîtrise d’un ensemble de capacités transversales à plusieurs métiers relevant des conventions collectives existantes ; un niveau de salaire correspondant au niveau des capacités reconnues, avec une hiérarchie de qualifications de 1 à 4 pour une échelle des salaires de 1 à 5 allant de 2.000 à 10.000 euros nets… 


6/ La monnaie et l’investissement doivent devenir d’autres institutions relevant de la puissance du salariat. Comme la monnaie n’est créée qu’à l’occasion du prix attribué aux marchandises par le jeu des anticipations de ce prix par les banques, la monnaie mesurant la valeur de la richesse créée par les retraités transite par ces marchandises. C’est-à-dire qu’un flux monétaire passe des titulaires d’emploi du secteur capitaliste vers les pensionnés à travers la cotisation vieillesse. Il ne s’agit pas d’un transfert de valeur, puisque ce sont bien les retraités qui produisent les richesses auxquelles est attribuée la valeur correspondant à leur qualification. Est donc envisageable une création monétaire, qui est toujours anticipation de ce qui va être produit, mais qui anticiperait cette fois-ci le produit du travail en l’évaluant par le truchement des qualifications et non pas des marchandises, et qui ainsi serait mise au service du travail émancipé. Quant à la propriété lucrative, qui n’est rien d’autre que le droit de ponctionner de la valeur sur la valeur de la production existante, et dont profitent investisseurs, spéculateurs et banquier de tous bords, elle serait abolie au profit d’une cotisation économique prélevée sur la valeur ajoutée, collectée par des caisses qui financerait l’investissement productif et social sans taux d’intérêt, et qui rendrait en conséquence inutile et obsolète l’accumulation privée du capital.


7/ Faire advenir le salariat, en acte et non plus seulement en puissance. Avec la pension comme salaire continué qui démontre que nous pouvons produire libérés du joug du marché du travail, des employeurs et des emplois, de la marchandise et de la valeur travail, des investisseurs, de la bourse et des banquiers, nous pouvons libérer la création monétaire du carcan des marchandises en la fondant sur la qualification personnelle des salariés.


L’avenir des retraités, c’est l’avenir du salariat en son entier si son souci demeure bel et bien son émancipation hors du joug du capitalisme.

 

Lire aussi : http://libertaires93.over-blog.com/article-33154425.html

 

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29 mars 2010 1 29 /03 /mars /2010 10:46
White Material (2009) de Claire DENIS

La Matrice de la race


Présenté hors compétition lors du dernier Festival de Venise, White Material, le quinzième long métrage (qui est la douzième fiction) de la cinéaste Claire Denis, est son premier film à disposer d'une couverture aussi large dans le parc de salles de cinéma français : 114 copies. Produit par Why Not Productions, Canal Plus et France 3 Cinéma, et distribué par Wild Bunch, c'est tout simplement le film le plus richement doté que Claire Denis ait jamais eu à réaliser : Isabelle Huppert dans le rôle principal et Christophe Lambert dans un rôle plus secondaire, un tournage en scope au Cameroun avec plusieurs dizaines de figurants locaux, un scénario co-écrit par Marie Ndiaye, récemment récipiendaire du Prix Goncourt pour son dernier roman Trois femmes puissantes (éd. Gallimard), un grand sujet allégorique relatif aux guerres civiles déchirant l'Afrique contemporaine et saisies dans leur dimension (post)coloniale. C'est le premier film de la cinéaste où les éléments participant à la richesse culturelle, économique, matérielle et symbolique de sa réalisation représentent autant d'obstacles qui peuvent facilement alourdir l'élan artistique d'un tel projet cinématographique. Là où un film comme Beau travail (2000) disposait d'éléments hétérogènes (le souvenir de la nouvelle Billy Budd de Herman Melville transposée dans le monde des légionnaires, l'opéra que le compositeur anglais Benjamin Britten avait consacré à ce récit, les chorégraphies de Bernardo Montet, la présence de Denis Lavant, l'Erythrée en bout de corne de l'Afrique, etc.) qui d'emblée assurait au film une place singulière dans la production cinématographique française habituelle, White Material court continuellement le risque de voir la richesse dont il peut jouir plomber le film dans un registre représentatif et discursif on ne peut plus académique, à l'opposé de la subtile et vibratile puissance esthétique dont Claire Denis est capable.

1/ Déni de réalité et écarts entre le sensible et l'intelligible

Le grand motif structurant le récit de White Material est le déni. C'est dans son Abrégé de psychanalyse en 1938 que Sigmund Freud donne l'exposé le plus accompli d'une notion (Verleugnung en allemand) décrite à partir de 1924. Le déni de réalité est ce "mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d'une perception traumatisante" (Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, éd. PUF - Quadrige, 1967, p. 115). La formule classique du déni aura été donnée en 1963 par le psychanalyste freudien Octave Mannoni dans un article intitulé justement : "Je sais bien, mais quand même..." (in Clefs pour l'imaginaire ou l'Autre Scène, éd. Seuil - Points, 1969). En effet, que raconte le film de Claire Denis, si ce n'est l'histoire d'une famille française, les Vial, propriétaire d'une exploitation de café dans un pays africain jamais nommé, et qui refuse d'admettre la réalité traumatisante d'une guerre civile provoquant de violents déchirements qui ne s'arrêteront pas sur le seuil de leur propriété privée ou de leur propre personne ? Les formes que prend la logique du déni sont à chaque fois différenciées en fonction du membre de cette famille, et de la place qu'il occupe dans l'économie familiale : alors que Maria Vial (Isabelle Huppert) se démène pour achever coûte que coûte la production de la dernière culture de café, son ex-mari André (Christophe Lambert) préfère plutôt dans son dos s'arranger avec le maire d'une ville voisine pour vendre ce qui reste à vendre avant de partir, pendant que son ancien beau-père, Henri (Michel Subor), s'enferme dans la souveraineté d'un isolement renforcé par sa maladie respiratoire, et que son fils Manuel (Nicolas Duvauchelle) profite de la désorganisation progressive générale pour muer son avachissement habituel en participation inconsciente aux pillages menés par les enfants-soldats qui ratissent la région. Tous savent bien qu'ils n'échapperont pas au mouvement extensif et totalisant de la guerre, mais quand même, chacun tente de continuer vaille que vaille à faire comme si cela ne les concernait pas directement. Parce que le travail (pour Maria), la vente de la propriété (pour André), l'impériale souveraineté de celui qui se croit indéboulonnable (pour Henri), ou la participation joyeuse à des actes considérés comme des jeux (pour Manuel) représentent les stratégies déployées par les uns et les autres pour opérer le déni d'une réalité dont les feedbacks feront brutalement craquer de telles protections imaginaires.

Là où White Material refuse d'inscrire le motif du déni dans le seul traitement narratif de la fiction, c'est quand il organise le maillage du tissu filmique à partir même des logiques inhérentes à ce motif. Parce que le déni instille un écart entre le réel perçu et la compréhension de ce réel. Parce que le déni creuse les intervalles entre les signes obscurs que notre machine perceptive prélève sur le réel et le sens de ces signes quand ils s'inscrivent dans un enchaînement narratif logique. C'est, chez Claire Denis, cette puissante esthétique du fragment et de l'ellipse, du trou et de la béance, obligeant à différer la signification au nom de la sensation première des choses, et induisant le privilège de l'autonomie relative des plans valant pour d'abord eux-mêmes au détriment de leur intrication dans des chaînes signifiantes qui ne valent que secondairement, qu'après coup. La sensation avant la signification, le plan avant son inscription dans une chaîne filmique signifiante, le réel obscur avant son incorporation dans l'ordre symbolique des réalités, le visible avant le lisible : c'est ce qui permet à la cinéaste de filmer en bordure de son scénario, de préférer les interstices de son récit, d'habiter les marges broussailleuses d'une fiction trouée qui très largement se déroule hors-champ. Ainsi, un hélicoptère de l'armée française est ici moins mobilisé pour son aspect strictement spectaculaire, ou pour servir à véhiculer à l'héroïne esseulée au milieu de sa plantation déserte le message d'une fuite nécessaire, qu'à provoquer une tornade de poussière ocre dans laquelle elle disparaît visiblement, cette volatilisation littérale signifiant seulement en un second temps l'évanouissement plus général d'une présence française qui, dans White Material, est le seul élément véritablement exotique. Ailleurs, un filmage caméra sur l'épaule afin de planter physiquement le geste même de tourner dans la terre où se déploient et s'éparpillent les plans, l'utilisation de focales courtes afin de pouvoir filmer très loin des gros plans qui contractent et ramassent les corps sur eux-mêmes en écrasant ainsi toute perspective (C'est Yves Cape qui a remplacé au pied levé la chef opératrice habituelle de Claire Denis, Agnès Godard),  le choix de filmer les corps à partir de leur nuque ou alors en trois-quarts dos afin de dissocier la parole des visages et ainsi rendre manifeste une dissociation générale, la non-linéarité narrative d'un récit éclaté en strates temporelles disjointes (comme si la terre nourricière de la fiction avait été retournée ou piétinée), ou encore la musique à la douceur languide et empoisonnée du groupe anglais Tindersticks, qui travaille avec la cinéaste depuis Nénette et Boni en 1997, et qui cherche moins à illustrer ou souligner la dramaturgie qu'à rendre sensible, avec des grondements d'harmonium et des percées de cordes, une ambiance électrique chargée d'affects contradictoires : tout cela participe à subordonner une matière romanesque apportée par Marie Ndiaye (pour sa première participation à l'écriture d'un film) à la matière plus générale d'un lieu traversé de forces antagonistes saisies de manière dispersive, tourbillonnaire et matériologique.

2/ Contre la tentation du romanesque, la captation matériologique et phénoménologique du réel

Il est évident, à s'en tenir à son seul récit, que White Material est habité par nombre de réminiscences romanesques qui auraient pu figer l'élan esthétique du film dans l'académisme représentatif et culturel. Au coeur des ténèbres (1899) et Nostromo (1904) de Joseph Conrad, La Ferme africaine (1937) de Karen Blixen (dont Sydney Pollack a tiré une adaptation en 1985 sous le titre Out of Africa), Un barrage contre le Pacifique (1950) de Marguerite Duras (adapté au cinéma il y a un peu plus d'un an par le réalisateur cambodgien Rithy Panh avec Isabelle Huppert dans un rôle principal proche de celui qu'elle tient ici), Vaincue par la brousse (1950) et Rire d'Afrique (1995) de Doris Lessing, (le premier des deux ouvrages avait déjà inspiré Chocolat, le premier long métrage de Claire Denis tourné en 1988), Disgrâce (2001) de John Maxwell Coetzee : inévitablement, le scénario de Marie Ndiaye et Claire Denis est tramé par le souvenir de tous ces grands récits. On sait aussi, avec le critique Serge Daney (que Claire Denis avait filmé, conversant en 1990 avec Jacques Rivette, dans le documentaire intitulé Jacques Rivette, le veilleur), que la cinéaste est meilleure en géographie qu'en histoire. Là encore, la forme narrative parcellaire et l'optique phénoménologique privilégiées par la cinéaste auront permis de gonfler la fiction d'une matière réelle qui, d'une certaine façon, vaut comme la réponse cinématographique à la question même du déni qui structure si profondément le récit. Coller au récit en sacrifiant la matière réelle qui en supporte la réalité documentaire aurait été considéré comme le redoublement, sur le plan cinématographique, du déni qui est psychiquement vécu par les membres de la famille Vial. Filmer dans les intervalles de l'imaginaire du scénario, c'est alors retrouver le réel que cet imaginaire aurait pu refouler. Chez Claire Denis, la réalité des personnes qui jouent n'est par exemple jamais déniée au profit des personnages qu'elles incarnent. C'est d'ailleurs ce qui permet à la cinéaste de composer habilement avec ce monstre de professionnalisme qu'est Isabelle Huppert, dont la maîtrise actorale est telle qu'elle l'autorise à perpétuellement jouer, quel que soit le film, la même figure de femme déterminée jusqu'à la fêlure. Parce que Maria est une somme d'actes à l'état pur, conduisant une moto ou une camionnette, s'occupant des corps alités des hommes dont elle a la charge, et continuant à mettre la main à la pâte de son exploitation de café, les mouvements à finalité pratique dans lesquels elle s'insère privent l'actrice de ses habitudes de jeu comme de sa propension à remplir de psychologie les rôles qu'elle interprète habituellement. Sa peau claire, ses cheveux roux, son corps squelettique et ses muscles noueux sont ainsi autant les supports de l'incarnation de son personnage que sa voix et son jeu. A l'opposé, Christophe Lambert, acteur déclassé issu de la frange la plus commerciale du cinéma, est ici envisagé selon une perspective spectrale qui correspond au caractère ectoplasmique de son personnage. Entre l'actrice hyper-légitime d'abord regardée comme un corps concentré sur sa détermination pratique et l'acteur délégitimé considéré sous l'angle symbolique de son manque de densité à exister, ce sont d'autres corps déjà croisés chez une cinéaste qui aime monter à l'instar de Jean-Luc Godard les castings les plus hétérogènes, le bloc de souveraineté de Michel Subor, les décharges électriques du jeune chien fou lancées par Nicolas Duvauchelle, la pétrification auratique dans laquelle s'enfonce Isaach de Bankolé (de retour chez Claire Denis depuis S'en fout la mort en 1990) dans le rôle du rebelle surnommé Le Boxeur. Et puis, ce sont aussi le commentateur rasta travaillant pour la radio locale, les ouvriers, les jeunes coupeurs de routes, les enfants-soldats, les miliciens, les rebelles, les militaires, les citadins, autant de figures consistantes, même si plus furtives ou fugitives, agrégées dans des groupes distincts dont les intérêts sont antagonistes, et qui rendent  partticulièrement manifeste le haut niveau de clivage qui électrise toute la population du film.

Il est vrai que White Material est le film le plus densément peuplé que Claire Denis ait jamais eu à mettre en scène, au moins depuis J'ai pas sommeil en 1993. Il est vrai aussi que ce film permet à la cinéaste de revenir en terres camerounaises, 22 ans après son premier long métrage, Chocolat, d'inspiration très autobiographique puisqu'il narrait les souvenirs d'enfance d'une femme interprétée par Mireille Perrier qui avait vécu, comme la cinéaste (née en 1948), en Afrique à l'époque coloniale (sur ce point, Marie Ndiaye, dont le père est d'origine sénégalaise, mais qui a toujours vécu en France, considère à juste titre que Claire Denis est bien plus africaine qu'elle). Du chocolat au café, ce qui a changé, c'est l'affirmation d'un geste esthétique fort, allusif et suspensif, fonctionnant par fragments de façon elliptique et métonymique, qui s'ouvre toujours plus sur l'appréhension des puissances chaotiques du hors-champ telles que leurs effets s'exercent à même les corps des personnages. Avec L'Intrus (2005) d'après un court texte philosophique de Jean-Luc Nancy, Claire Denis arrivait à rendre sensible une "pensée archipélique" (Edouard Glissant) accordée à un mouvement de "créolisation du monde" (idem) qui, passant par la Suisse, la Russie, la Corée du sud et la Polynésie française, rendait caducs les efforts de préservation identitaire d'un homme (Michel Subor à nouveau qui, dans Beau travail comme dans White Material, figure puissamment l'allégorie de la domination patriarcale et occidentale) qui payait le prix fort sa greffe de coeur puisqu'il s'agissait de celui de son propre fils assassiné pour l'occasion. Dans L'Intrus, le paternalisme (auto)cannibalique, s'obstinant dans la préservation de la pureté de son identité, et saisi aux quatre coins de la mondialité hétérogène du monde, se renverse dans White Material en familialisme têtu incapable d'assurer la perpétuation de sa domination et de sa cohésion dispersées aux quatre vents d'une guerre concentrée en un lieu unique. Ce qui persiste dans les deux films, c'est ce double mouvement d'impuissance : impuissance à retenir ce qui s'en va et impuissance à empêcher ce qui arrive. Les forces sociales sont des flux qu'échouent à couper ou juguler tant l'ancien barbouze de L'Intrus que l'exploitante de café de White Material. Et, ni la propriété privée (la riche Suisse peuplée des spectres de migrants clandestins dans le premier film, l'exploitation de café pénétrée par d'invisibles enfants-soldats liquidés par de tout aussi invisibles militaires dans le second film), ni le corps (les égorgements et les blessures dans les deux films, la maladie de coeur ou respiratoire des personnages incarnés dans les deux films par Michel Subor), ni même la peau ne peuvent, lorsque les forces de l'hétérogène et du chaos sont déchaînées, plus rien arrêter.

C'est ce double mouvement des flux, impossibles à retenir selon qu'ils partent ou qu'ils arrivent (les représentants du monde du travail, les ouvriers, s'en vont, pendant que les représentants du monde de la guerre, enfants-soldats, rebelles et militaires, entrent), qui appelle dans White Material un récit chaotique, une désorganisation des chaînes filmiques signifiantes, et des lignes de fuite psychique qui prennent la forme du déni, lâcheté d'André, immobilité souveraine de Henri, folie régressive de Manuel, hystérie productive de Maria. C'est la beauté des personnages des films de Claire Denis, US Go Home (1994), Nénette et Boni, Beau travail, Vendredi soir (2003) et 35 rhums (2008), que de comprendre que la situation qui est la leur est intenable, qu'il va falloir faire siens les imprévisibles changements de coordonnées de la situation : le frère qui va accepter que sa soeur couche avec un soldat étasunien ; le frère qui adopte le bébé de sa soeur qui n'en veut pas ; l'ancien légionnaire qui a abandonné le monde qui le rendait heureux ; la femme qui va passer la nuit avec un inconnu rencontré pendant le mouvement social de décembre 1995 ; le père qui sait devoir se séparer de sa fille qu'il aime plus que tout. Et c'est l'horreur des personnages des autres films de Claire Denis, J'ai pas sommeil, Trouble Every Day (2001), L'Intrus et White Material, que de s'obstiner à ne rien voir ni rien comprendre des termes mêmes de la situation : la mère qui croit que son fils, assassin de vieilles dames inspiré de du tueur en série Thierry Paulin, est un monstre ; l'homme qui échoue à retenir ses pulsions sexuelles destructrices ; le vieux barbouze qui ne saisit pas qu'il a lui-même participé à l'hétérogénéisation et l'impurification du monde ; la famille qui dénie la folle violence qui tournoie autour d'elle et qui l'emporte parce qu'elle lui est irrémédiablement liée. L'originalité de White Material réside précisément dans le fait que les déterminants (post)coloniaux agissent sur la logique même du déni, l'écart entre le réel et sa compréhension étant le produit d'un refus psychique d'une réalité traumatisante dont l''origine est le refus plus global en la circonstance d'une domination occidentale rendue aussi obsolète que les légionnaires de Beau travail. Cette esthétique qui, au lieu de subordonner comme le veut la conception représentative classique le sensible à l'intelligible, sépare les deux termes pour privilégier le premier terme et lui indexer ensuite le second terme, selon une logique de montage nébuleux et de mise en relation pointilliste seulement réalisée mentalement par le spectateur, s'enracine profondément dans cette expérience fondatrice, racontée dans Chocolat, vécue par une jeune fille, enfant d'un administrateur colonial habitant le Cameroun, qui voyait le monde qui se présentait à elle sans rien y comprendre de ses déterminations sociales réelles (il fallait une brûlure partagée entre la jeune fille et le boy de la maison interprété là aussi par Isaach de Bankolé pour que la compréhension de la violence coloniale se fasse sentir, et soit partagée à même un peu de peau brûlée).

3/ L'allégorie : déni et compulsion de répétition

Ce déni premier qu'objective le premier long métrage de la cinéaste à partir de sa propre biographie d'enfant d'administrateur colonial se trouve prolongé dans la famille de White Material (c'est d'ailleurs Freud qui raconte que le déni accompagne toute la période de l'enfance, et que c'est seulement à l'âge adulte que le déni peut se transformer en dérives psychotiques). Qu'est-ce qui se rejoue aujourd'hui qui s'est déjà joué il y a plus de cinquante ans ? Quelle est la dynamique, pour employer un autre concept freudien, de cette compulsion de répétition qui voit l'histoire bégayer à ce point ? C'était un autre piège que devait contourner ou neutraliser Claire Denis lorsqu'elle s'est attelée avec Marie Ndiaye à mener à bien leur projet commun, à savoir celui de l'allégorie. Le problème n'est pas l'allégorie en elle-même, mais le fait que, posée d'emblée aux avant-postes du film, le récit se drape immédiatement dans les amples couvertures du générique et de l'universel, au risque justement de dénier à des réalités spécifiques leur contenu particulier. Là où l'allégorie, quand elle est la résultante d'un récit, lui permet de puiser dans sa matière particulière les éléments susceptibles de passer au niveau des invariants universels, son installation comme préalable du récit prive celui-ci de toute particularité, et le hausse tout de suite au niveau de généralités qui précisément manquent de la consistance du spécifique. S'il est logique et légitime, dans une perspective narrative, de partir du particulier pour atteindre un universel pratiquement déterminé par ce dernier, il est plus difficile d'admettre l'inverse, puisque poser d'emblée un universel risquerait d'imposer d'abstraites évidences au risque de rendre encore moins lisible la complexité du réel. Pour le coup, l'allégorie comme geste narratif posé d'emblée peut dangereusement recouper la logique du déni qui est au coeur du film de Claire Denis, l'abstraction universelle pouvant faire écran aux réalités spécifiques d'une situation donnée. L'indécidable localisation spatiale (le nom du pays où se déroule l'action de White Material n'est jamais donné) et temporelle (la date non plus n'est jamais indiquée) dans laquelle se love le récit, certes, participe à offrir au film un caractère immédiatement et explicitement allégorique, mais au risque de verser dans des généralités abusives au nom desquelles le sens commun considère que tous les pays d'Afrique se ressemblent, que n'importe quel pays africain équivaut au continent tout entier. Des généralités qui peuvent au bout du compte alimenter le confusionnisme et le racisme contemporains (toutes choses que l'on retrouve dans les écrits du "négrologue" autoproclamé Stephen Smith par exemple).

On a déjà insisté sur toutes les opérations cinématographiques qui ramènent dans la densité de la matière les élans romanesques du scénario, et qui ouvrent celui-ci sur les puissances invisibles du hors-champ. On a préalablement montré que le déni pouvait aussi se loger dans une conscience déterminée par des logiques (post)coloniales au nom desquelles la réalité de la fin de la domination était refusée par ceux-là mêmes qui n'allaient bientôt plus pouvoir en profiter. L'indétermination spatio-temporelle du récit de White Material permet-elle de faire revenir subrepticement le spectre du déni, allant jusqu'à neutraliser un film alors paralysé par ses propres contradictions ? Au-delà de précisions données en entretien dans les Cahiers du cinéma (n°654, mars 2010) par Claire Denis et Marie Ndiaye (le tournage s'est déroulé au Cameroun, un pays qui n'est pas en guerre aujourd'hui ; quant à l'idée de la plantation de café, elle venait du projet originel qui aurait dû se tourner au Ghana ; enfin, l'option ivoirienne intermédiaire était rendue caduque du fait même qu'on y cultive pas le café), White Material arrive malgré tout à s'extirper du double piège allégorique. D'abord parce que l'indétermination spatiale rend compte d'une "Françafrique" (François-Xavier Verschave) qui progressivement s'étiole et se disperse au profit d'une "mafiafrique" (idem) dans laquelle la France perd toujours plus, dans la course actuelle à la valorisation concurrentielle du capital transnational, ses anciennes prérogatives impériales. L'utilisation dans le film de la langue française comme de la langue anglaise par les autochtones manifeste clairement l'érosion linguistique de la présence impériale française (sous sa forme consensuelle, à savoir la Francophonie), au profit de l'ancien ennemi impérial français en Afrique, l'Angleterre, surtout au profit de l'idiome même des échanges internationaux, à savoir la langue anglaise. Cet affaiblissement linguistique et donc politique de la France en Afrique se voit prolongé d'ailleurs par la situation même des Français dans le film de Claire Denis, qui pratiquent collectivement le déni de ce qui se passe parce que leurs intérêts ne sont pensés qu'à l'aune de l'économique. C'est le second élément assurant au film sa portée allégorique : si le temps est ici indéterminé (cette indétermination s'accordant avec la non-linéarité narrative du film), c'est qu'il permet de rendre manifeste ce qui, à l'époque postcoloniale, se perpétue du colonialisme. Non pas qu'il s'agirait de dire que tout s'équivaut, et que hier est égal à aujourd'hui. Bien plutôt, la question économique saisie au travers du prisme matérialiste de la propriété foncière, des rapports et des moyens de production est ce qui demeure, du colonialisme au postcolonialisme, irrésolu. C'est d'ailleurs ce qui motive le déni des Vial qui ne se considèrent pas autrement que comme des exploitants qui donc, parce qu'ils ne font pas de politique, n'auraient rien à craindre des désordres politiques et de leurs prolongements armés, puisque cela n'est pas censé les concerner. Toutes les séquences avec les enfants-soldats, tantôt lutins à peine visibles qu'échouent à suivre ou simplement à voir André et Manuel Vial, tantôt marmaille volcanique dont la fureur prédatrice trace un trait d'identité entre la consommation de gâteaux et de bonbons et l'ingestion de médicaments, montrent que l'inégal partage des richesses se soldera toujours par des hordes criminelles d'enfants affamés, par des dominants qui ne comprendront rien aux résultantes d'une misère dont ils sont matériellement responsables, et par des partisans d'un retour à l'ordre de l'Etat qui ne craindront pas de liquider la marmaille nue et repue des pillages du "white material" environnant, comme s'il s'agissait d'agneaux à saigner. La terrible séquence du massacre d'enfants, dont l'innocence monstrueuse n'est que le corrélat de l'intrication de rapports sociaux inégalitaires au sein desquels la famille Vial a toute sa place, même déniée, fonctionne sur une économie pudique et métonymique (bruits de sang s'écoulant et aucun cri, lames ensanglantées et aucune gorge filmée au moment de la pénétration des armes blanches) évitant ainsi toute obscénité, en même temps qu'elle accomplit toute l'horreur contenue dans la position même qu'occupent les Vial, puisque ce massacre se déroule au coeur de leur propre maison.

4/ Sexe, race : quelles pratiques du pouvoir colonial ?

Tant que la question économique n'aura pas été résolue, mieux, tant que cette question n'aura pas été comprise comme relevant de la question politique, tous les exploiteurs ou propriétaires de moyens de production dénieront leur participation involontaire mais réelle, active-passive (une espèce de passivité active qui devrait passionner le philosophe matérialiste lacanien Slavoj Zizek), dans des processus sociaux qui ne se déroulent pas qu'en Afrique, mais concernent le monde entier quand il est considéré comme un espace de valorisation maximale par le capitalisme. C'est parce que cette question n'a pas été résolue à l'époque de la décolonisation que le postcolonialisme peut se muer en néocolonialisme, que le néocolonialisme peut alors être envisagé comme une compulsion de répétition, un bégaiement du colonialisme lui-même. Le déni représente par conséquent la logique psychique propre à tous les dominants, (post)coloniaux et autres, au nom de laquelle ne cesse pas d'être éprouvé le différé entre la perception traumatisante du réel et la compréhension de ses déterminations. "Je sais bien, mais quand même..." : entre les deux propositions de la formule d'Octave Mannoni, subsiste un écart qui ne se réduit pas à l'annulation par la seconde proposition de la première proposition, mais qui vaut aussi pour rendre compte de l'intervalle partageant les questions politique et économique, ce partage incluant la seconde question dans le champ de la première. Nous savons bien que l'administration coloniale française a cessé d'exister dans les pays africains anciennement colonisés. Mais quand même, comment pouvons-nous encore ignorer que les richesses de ces pays sont encore largement ponctionnées par les héritiers du pouvoir colonial ? Il est intéressant également de relever que la formule classique du déni, qui a d'ailleurs servi à son auteur à analyser l'expérience théâtrale, a été employée par le philosophe Christian Metz dans Le Signifiant imaginaire en 1977 (éd. Christian Bourgois, 1993) afin d'expliquer la position clivée du spectateur devant un film, y croyant sans y croire, croyant dans l'espace imaginaire que lui offre la projection du film, sans cesser de voir qu'il ne s'agit que d'un film. Expérience biographique de Claire Denis qui aura déterminé la singularité de son geste esthétique écartant l'espace des perceptions du réseau de leur intelligibilité ; expérience de tous les dominants déniant leur propre intrication dans les désordres sociaux auxquels ils prennent une part active-passive ; expérience spectatorielle qui croit sans croire les fictions qui sont projetées sur les écrans des salles de cinéma : partager l'expérience, intime et collective, du déni, c'est alors objectiver ce qui résiste à l'objectivation, cette part imaginaire de nous-mêmes qui insiste tant pour creuser les écarts entre ce que nous percevons et ce que nous comprenons de nos perceptions. 

Nous conclurons enfin sur le fait qu'Octave Mannoni, qui a enseigné à la Martinique et à Madagascar pendant les années 20 et 30, a été l'un des premiers intellectuels français à critiquer le colonialisme dans son ouvrage Psychologie de la décolonisation (éd. Seuil, 1950), oeuvre majeure d'une discipline, l'ethnopsychanalyse, consacrée par Georges Devereux dans les années 60. Si cet ouvrage a été vivement critiqué à l'époque par Aimé Césaire et Frantz Fanon, ces derniers mettant l'accent tant sur la faiblesse analytique du système colonial (réduit chez Mannoni aux commerçants et artisans colons afin d'innocenter l'Etat français), que sur les présuppositions racisantes d'alors qui lui permettaient d'expliquer que les colonisés étaient voués à une infériorité amenée à nécessairement rencontrer la domination européenne, il témoigne d'un effort de pensée, à juste titre critiqué et critiquable, mais dont certains résultats en termes de conceptualisation, comme le "complexe de Prospero" inspiré du personnage principal de la pièce de William Shakespeare, La Tempête, peuvent demeurer encore pertinents. En regardant White Material, on se dit que ce fameux "complexe de Prospero", en tant qu'il s'agit d'un "ensemble de dispositions névrotiques inconscientes qui dessinent tout à la fois la figure du paternalisme colonial et le portrait du raciste dont la fille a été l'objet d'une tentative de viol (imaginaire) de la part d'un être inférieur" (Psychologie et décolonisation, p. 108), aiderait à mieux appréhender la nature étrange de la relation unissant Maria à son ancien beau-père, et ce qui déclencherait chez elle à la toute fin du film son désir de l'assassiner. A l'île mystérieuse de la pièce de Shakespeare, s'est substituée l'exploitation de café isolée dans la mer ocre de la brousse africaine. Demeure pourtant, tel qu'en lui-même, le patriarche dont l'existence est au fondement de tout, de la mort de Manuel brûlé vif dans l'incendie de la plantation (son corps calciné semble à la fois le terme final de sa pente régressive-anale comme le résidu symbolique des défauts respiratoires de son grand-père) à l'inertie (l'impuissance ?) d'André en passant par l'hystérie productive de Maria. Si elle est le seul personnage de la famille Vial à survivre, c'est parce que, loin de seulement jouir comme les hommes de son groupe des privilèges de la propriété privée remontant loin dans le temps du colonialisme, elle travaille, et son caractère de travailleuse, certes balisée par sa posture de donneuse d'ordres aux prolétaires environnant, lui donne une relative légitimité auprès des autochtones. Si elle s'abandonne à son délire productiviste, c'est peut-être aussi parce qu'elle a psychiquement intériorisé le fait que, inactive, elle risquerait d'apparaître aux yeux des hommes socialement infériorisés de la région comme une femme sexuellement désirable (la maigreur d'Isabelle Huppert n'appelle pas vraiment chez le spectateur du pur désir sexuel). Le meurtre final de Henri, symptomatiquement décapité dans l'obscurité à la machette (les coupes entre les plans redoublant les coups de la lame s'abattant sur le cou), vaudrait alors symboliquement comme la castration symbolique du porteur du phallus (le patriarche propriétaire), et sa réappropriation par le seul personnage qui travaille et manipule des outils, autrement dit elle-même. La référence ultime à Apocalypse now ! (1979) de Francis Ford Coppola, Michel Subor ressemblant alors à Marlon Brando, se trouve fondue dans une perspective anti-sexiste qui n'existait pas dans la nouvelle de Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres, qui avait inspiré le film de Coppola. Parce que la domination occidentale est autant raciste que sexiste. Dominant parmi les Noirs parce qu'elle est Blanche, Maria est dominée parmi les hommes de sa famille parce qu'elle est une femme. Et c'est parce qu'elle est une femme qu'elle travaille, debout quand la plupart des hommes qui vivent à côté d'elle sont symptomatiquement couchés, en mouvement quand ils sont souvent statiques, son travail lui permettant de survivre au milieu des vents de la destruction qui vont entraîner son ex-mari dans un devenir-larve, son ancien beau-père dans un devenir-éléphant, son fils dans un devenir-chien, et Le Boxeur dans un devenir-statue d'ébène (rappelant le zombie de Vaudou de Jacques tourneur tourné en 1943).

C'est la double force terminale de White Material : montrer, à l'inverse de l'ethnopsychanalyse primitive d'Octave Mannoni, que les dominants sont victimes d'une série d'aliénations psychiques qui n'affectent pas les dominés, d'abord mus par les logiques matérielles de la survie (en même temps que ces logiques appellent des divergences d'intérêt qui empêchent de fondre en un seul bloc la population africaine du film, ce qui aurait induit une vision non plus matérialiste mais essentialiste, et partant raciste) ; mais montrer quand même, dans le relèvement critique de la psychanalyse freudienne opérée par Octave Mannoni, que le déni de réalité peut aussi avoir pour origine l'absence imaginaire de pénis pour les petites filles intoxiquées par les représentations dominantes de la société hétéropatriarcale. La réappropriation symbolique du phallus, une fois levée la fin du déni, est ce qui permet dans le film de Claire Denis à une femme de rompre (dans l'obscurité, comme si elle était Noire) avec le patriarcat qui l'opprimait, comme il opprimait les hommes racisés de la région. Et on sait bien, depuis les travaux de la chercheuse foucaldienne Elsa Dorlin, que la généalogie de la nation française est tout à la fois sexuelle et coloniale, que le sexe a été "la matrice de la race" (éd. La Découverte, 2006). Parce que la race comme rapport social inégalitaire et naturalisé est aussi une compulsion de répétition du sexe comme rapport social inégalitaire naturalisé : ce que dénient tous les dominants, qu'ils soient sexistes et racistes, qu'ils vivent en Afrique et ailleurs. 
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25 mars 2010 4 25 /03 /mars /2010 21:21
GY2.gifLa CGT de Goodyear l’a annoncé lors d’une conférence de presse à l’Assemblée nationale à Paris en début de ce mois de mars. Elle assigne la direction du fabricant de pneus au tribunal de commerce de Nanterre le 30 mars prochain, pour obtenir de la justice l’arrêt définitif « de toute restructuration dans notre groupe. »
Le syndicat organisera à cette occasion un déplacement en masse des salariés. Au-delà de l’annulation du plan prévoyant la suppression de 820 postes dans le secteur « tourisme » de l’usine d’Amiens, la CGT espère également obtenir « la nomination d’un administrateur provisoire » en lieu et place de la direction taxée de « désorganiser délibérément les entreprises françaises du groupe. »
D’autres recours sont également en préparation, dont un pour « harcèlement moral » sur les salariés. La CGT envisage aussi « sérieusement la possibilité d’aller plaider (sa cause) devant un tribunal aux États-Unis où se trouve la maison mère.»

Nous soutenons les salariés de Goodyear-Amiens et Goodyear-Dunlop France dans leurs combats

Chers amis, chers camarades et sympathisants,
Cela fait un moment que nous suivons les batailles des salariés de GOODYEAR à AMIENS NORD, et notamment les combats du syndicat majoritaire CGT, contre la rapacité du patronat et des actionnaires.
Vous regarderez le reportage qui a été fait par Arte il y a quelques mois sur cette usine.
Vous verrez leurs conditions de travail proches de celles de pays du tiers monde, vous entendrez les mensonges du patronat, des actionnaires, vous constaterez à quel point leurs luttes sont difficiles.
Mais vous comprendrez mieux encore pourquoi leurs combats acharnés et quotidiens sont exemplaires et doivent être soutenus, désormais, PAR TOUT LE PAYS.
A ce stade, nous ne pouvons pas faire grand-chose d’autre que de construire la solidarité et de SOUTENIR, par tous les moyens que nous jugerons appropriés, cette lutte pour l’emploi et la dignité, lutte qui est passée encore "un cran au-dessus" depuis plus de 3 ans .
Derrière les luttes des GOODYEAR Amiens, ce sont plus de 3000 emplois GOODYEAR/DUNLOP qui sont en jeu en France.
Pouvons nous rester les bras croisés et muets face à la nouvelle vague de dés-industrialisation qui frappe notre pays depuis le début de "la crise"?
Un pays sans OUVRIERS, SANS USINES, SANS INDUSTRIES, est un pays à genoux, mort, une économie FRAGILE, FOUTUE, à la merci des pires pratiques du capitalisme financier.
Sans usines, sans ouvriers, TOUT LE MONDE TRINQUERA, salariés du tertiaire, artisans, TPE compris !
 
   POURQUOI PRIVER LA FRANCE DE SES USINES ET DE SES OUVRIERS, DE SA PRODUCTION, QUAND ON SAIT QUE TOUT CE QUI A ÉTÉ RETIRE DE NOTRE PAYS A ÉTÉ RECONSTRUIT AILLEURS, DANS DES PAYS DITS "A BAS COUTS" ET RÉINTRODUIT ENSUITE SUR LE MARCHE EUROPÉEN COMME DE L’IMPORTATION?
C’EST BIEN QUE LES BESOINS EXISTENT !

   MAIS LE PATRONAT ET LES ACTIONNAIRES NE VEULENT PAS INVESTIR NI PRÉSERVER LES DROITS DES SALARIES, CAR ILS VEULENT SIMPLEMENT MAINTENIR LEUR TAUX DE PROFIT ET ACCROITRE LEURS DIVIDENDES.
 
   Ça suffit !
   Alors, ce n’est pas grand chose, un simple SOUTIEN, la signature d’une pétition, "c’est peu", diront certains.
   Peut être.
   Mais d’une part, rien n’oblige à en rester là et surtout, d’autre part, si nous ne faisons pas d’abord acte public de solidarité envers nos frères de lutte et nos camarades de cette usine, qui se battent comme des chiens enragés contre le patronat et la finance internationale depuis des années, sur tous les fronts, avec tous les instruments de lutte de classe à leur disposition, et qui ne reculent JAMAIS sur RIEN, si nous ne faisons pas au moins ces actes de solidarité somme toute minimes, mais qui leur fera chaud au cœur pour continuer la lutte, si nous ne leur disons pas PUBLIQUEMENT que "Nous sommes toutes et tous à leurs côtés" et que leurs combats sont aussi les nôtres, du privé, du public, salariés, actifs, chômeurs, retraités, avec ou sans papiers, des usines, des bureaux, des magasins, des chantiers, des écoles... si nous ne faisons rien, à quoi servons-nous? A eux, et A NOUS MÊMES?
   Voilà donc le but de cette pétition, simplement de dire à nos amis et camarades en lutte de chez GOODYEAR à Amiens, et derrière eux à tous les salariés GOODYEAR DUNLOP FRANCE :
COURAGE DANS VOS COMBATS,
Nous sommes avec vous !
   Nous soutenons votre action du 30 mars 2010 au Tribunal de Nanterre pour empêcher les actionnaires de dépouiller la filière française, que nous puissions être sur place ou pas.
   Vous êtes, comme d’autres lutteurs partout en France, une partie de notre fierté, des porteurs de flambeaux.
   On ne vous laissera pas TOMBER !

Pour signer la petition :
Collectif BELLACIAO,


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