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  • : Communistes libertaires de Seine-Saint-Denis
  • : Nous sommes des militant-e-s d'Alternative libertaire habitant ou travaillant en Seine-Saint-Denis (Bagnolet, Blanc-Mesnil, Bobigny, Bondy, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Rosny-sous-Bois, Saint-Denis). Ce blog est notre expression sur ce que nous vivons au quotidien, dans nos quartiers et notre vie professionnelle.
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7 septembre 2009 1 07 /09 /septembre /2009 22:35

http://ecx.images-amazon.com/images/I/41Q4EQMAMQL._SS500_.jpgOn sait que les classes dominantes, dans l’exercice pratique et quotidien de leur domination, ont besoin de dominer le champ des idées. La domination politique et économique ne se suffit pas à elle-même pour expliquer sa perpétuation. Il faut pour cela convaincre les dominés pour les impliquer dans leur propre domination, qu’il s’agisse de l’assujettissement étatique ou de l’exploitation capitalistique. Il faut que les dominés eux-mêmes partagent une commune croyance dans la légitimité de leur situation, et c’est ce à quoi travaillent les intellectuels attachés à défendre l’ordre de la domination. « Les idées dominantes sont les idées de la classe dominante » écrivaient déjà en 1846 Karl Marx et Friedrich Engels dans leur ouvrage L’Idéologie allemande. Moins d’un siècle plus tard, le communiste italien Antonio Gramsci insistait sur le caractère culturel permettant l’établissement de l’hégémonie des classes dominantes. Parce que le réel est tout autant constitué d’idéel et de matériel pour parler cette fois-ci comme l’anthropologue Maurice Godelier, parce que le monde social est traversé de structures objectives qui sont aussi des structures mentales subjectivement intériorisées, parce qu’enfin la domination s’effectue sur un mode tout à la fois individuel et collectif, mental et concret, pratique et symbolique, parce qu’elle sévit dans les corps et dans les têtes, on ne peut donc écarter l’analyse des discours qui parachèvent sur le plan des idées et des représentations la domination subie.

 

1/ Deux siècles de rhétorique réactionnaire : un ouvrage actuel

 

Loin  de considérer le discours que la domination tient sur elle-même afin de légitimer son existence comme étant le reflet superstructurel d’une infrastructure économique qui serait le fondement primordial de l’ordre social, et donc à l’encontre du marxisme le plus vulgaire, la nécessité intellectuelle et politique de faire la démonstration des tours de la rhétorique réactionnaire est un préalable permettant de montrer et démonter rationnellement la face discursive d’une domination qui, ailleurs, dans les plis du monde vécu, s’exerce silencieusement. Des ouvrages récents se sont attelés à cette tâche politique essentielle : La Politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde de Bertrand Méheust (éd. La Découverte, 2009, 161 p.), La Novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste de Alain Bihr (éd. Page deux, 2007, 237 p.), LQR. La propagande au quotidien de Eric Hazan (éd. Raisons d’agir, 2006, 122 p.) Un classique de ce type de littérature, et qui a largement influencé la production des écrits suivants consacrés à l’analytique des mots et des discours du pouvoir en place, demeure l’ouvrage du juif allemand Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue (éd. Albin Michel – coll. Agora, 1996, 375 p.), rédigé à l’époque de l’avènement du nazisme et terminé au moment de sa chute. Il existe pourtant un autre ouvrage remarquable, moins connu que ce dernier exemple, mais plus susceptible de nous aider dans la situation présente, et dont nous aimerions parler ici. Il s’agit du formidable livre d’Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire (éd. Fayard, 1991, 294 p.)

 

Albert Hirschman est né en 1915 à Berlin de parents juifs. Militant aux jeunesses socialistes du SPD lors de la montée du parti nazi, il partit en France lors de l’accession au pouvoir d’Hitler, puis gagna l’Espagne en 1936 afin de combattre le franquisme. En 1938, il vécut en Italie où il obtint un doctorat d’économie, et s’engagea clandestinement dans la résistance contre Mussolini. Lors du déclenchement de la seconde guerre mondiale, il fit partie d’un groupe de volontaires allemands et italiens engagés au sein de l’armée française. Il participa même à l’exfiltration de personnes menacées par le nouveau régime de Vichy avant de partir pour les Etats-Unis. Devenu citoyen étasunien en 1943, il travailla pour les services militaires américains postés en Afrique du nord, puis officia au sein de la réserve fédérale à l’époque du plan Marshall. Une trajectoire faite d’engagements marqués à gauche qui peuvent expliquer le désir d’Albert Hirschman d’écrire un ouvrage consacré à ce qu’il appelle la « rhétorique réactionnaire ». Il faut également dire que la carrière universitaire de cet homme, qui a commencé par l’analyse de l’économie du développement des pays du tiers-monde dans les années 1950, avant de s’orienter par la suite vers une analyse des idées politiques, a ceci de singulier qu’elle chevauche plusieurs champs de recherche distincts et plusieurs disciplines hétérogènes : sciences politiques, sociologie, économie, histoire des idées. Ce refus des clôtures académiques concomitante de cette envie de multiplier les approches transdisciplinaires (on pourrait parler d’approche « dédisciplinarisée » pour parler aujourd’hui comme Olivier Le Cour Grandmaison) a également déterminé la forme même de son ouvrage, à la croisée de l’analyse des discours politiques et de leurs diverses expressions intellectuelles et historiques. Enfin, un dernier élément de contexte a suscité la rédaction de l’ouvrage : en 1985, Albert Hirschman a participé aux travaux du groupe d’études sur la politique sociale aux Etats-Unis créé par la Fondation Ford, à l’époque où une offensive néolibérale incarnée en Amérique par Ronald Reagan et en Angleterre par Margaret Thatcher avait été déclarée contre l’Etat-Providence, et plus généralement contre la protection sociale. Cette attaque idéologique menée contre ce que Pierre Bourdieu a appelé « la main gauche de l’Etat », à savoir l’Etat social, aura donc largement déterminé l’écriture d’un livre qui s’attache à montrer en quoi la rhétorique réactionnaire repose sur un nombre fini de discours qui se sont déjà exercés à d’autres moments historiques.

 

Comme le dit lui-même Albert Hirschman, sa démarche est d’abord structurale. Il s’agit de mettre au jour les invariants discursifs propres au camp réactionnaire. Pour cela, il choisit trois périodes historiques, la Révolution française, l’établissement du suffrage universel en Angleterre dans le courant du 19ème siècle, et la mise en place de l’Etat-Providence de la fin du 19ème siècle dans l’Allemagne bismarckienne jusqu’en 1945 dans l’ensemble des pays industrialisés. Le choix de ces trois moments recoupe l’approche privilégiée par le sociologue étasunien T. H. Marshall afin de rendre compte de l’avènement progressif d’une citoyenneté dont les trois dimensions essentielles, civile avec les droits afférents aux libertés individuelles (droits de parole et de réunion, etc.) pendant le 18ème siècle, politique avec les droits relatifs à la participation au pouvoir et au suffrage universel (le droit de vote) pendant le 19ème siècle, et sociale avec les droits propres à protéger le monde salarial (droits à la protection sociale) pendant le 20ème siècle, composent la citoyenneté moderne dans les démocraties représentatives bourgeoises. Avec l’analyse des discours produits lors de chaque étape de l’institution de la citoyenneté moderne, Albert Hirschman recense à chaque fois trois types de discours critiques de ces trois moments constitutifs de l’histoire de la citoyenneté en ses faces civile, politique et sociale. Trois arguments prônés par le camp réactionnaire applicables lors de chacune des trois étapes privilégiées, et qui trouvent également à s’appliquer lors des attaques émises contre la protection sociale à l’époque où Albert Hirschman écrivit son livre. On verra que les trois invariants de la rhétorique réactionnaire continuent encore aujourd’hui à s’exercer contre les conquis sociaux. La répétition de ces discours servira à montrer leur relativité, pour ne pas dire leur faiblesse en termes d’argumentation rationnelle.

 

2/ Les thèses réactionnaires de l’effet pervers, de la mise en péril et de l’inanité

 

Quelles sont les trois thèses mises au jour par Albert Hirschman ? Les thèses de la mise en péril, de l’effet pervers, et de l’inanité sont les trois types discursifs qui n’auront jamais eu de cesse d’être mis en avant par les opposants à la Révolution française, au suffrage universel, et à la mise en place de l’Etat-Providence. La thèse de la mise en péril avance que l’institution d’une nouvelle politique risque de détruire les acquis des époques précédentes. La thèse de l’effet pervers postule que toute modification de l’ordre existant produit des conséquences inverses au but désiré. La thèse de l’inanité insiste enfin sur le fait que les programmes de changement politique et social sont impuissants à modifier la logique des choses. L’analyse de la rhétorique réactionnaire est implacable, et s’effectue de façon souvent ironique. La lecture est facilitée par un aisance non dogmatique dans l'écriture et un refus du jargon qui caractérisent souvent les écrits d’intellectuels étasuniens sachant combiner plaisir de la démonstration et pragmatisme de l’analyse. Les grandes figures intellectuelles classiques en prennent à juste titre pour leur grade, et Albert Hirschman est le premier surpris de sa démonstration, après s’être plongé dans la lecture des grandes œuvres des penseurs les plus éminents des trois périodes historiques privilégiées. La critique est mordante quand l’analyste rend compte de l’opiniâtreté de certains penseurs consacrés pourtant capables de jouer sur plusieurs tableaux en s’appuyant sur plusieurs des thèses alors qu’elles sont profondément contradictoires entre elles. En effet, comment arguer en même temps de l’effet pervers et de l’inanité pour vouloir convaincre par exemple des dangers de la protection sociale ? Un intellectuel très estimé dans son pays, Samuel Huntington, et davantage connu aujourd’hui pour ses pseudo-thèses sur « le choc des civilisations », s’est pourtant appuyé sur les deux registres afin de montrer dans les années 1970 que la crise d'autorité des démocraties occidentales résultait d’une extension du domaine de la protection sociale. 

 

Ainsi les thèses de la mise en péril comme de l’effet pervers ont été employées par les critiques les plus virulents de la Révolution française, Edmund Burke et Joseph de Maistre. Thèses contradictoires puisque la première veut prévenir de la destruction possible de l’existant sous prétexte de la mise en place d’un autre modèle de société possible, quand la seconde explique que c’est le contraire qui se produira lorsqu’une politique de changement social et politique se mettra en place. Dans tous les cas, la Révolution ne doit pas avoir lieu, tantôt parce qu’elle va ruiner l’ordre naturel des choses, tantôt parce que la Providence y remédiera en instituant à nouveau l’ordre naturel des choses ébranlé par le choc révolutionnaire. Les arguments se contredisent, même si, du point de vue de Burke et de Maistre, cela est nécessaire pour convaincre l’opinion et promouvoir le statu quo. Quant à la thèse de l’inanité, elle aura été entonnée par Alexis de Tocqueville afin d’expliquer doctement que les changements induits par la Révolution française avaient en fait été initiés avant la Révolution. On se demande bien alors pourquoi la Révolution a eu lieu et comment Louis XVI a été décapité. La thèse de l’inanité trouve son ultime expression dans le célèbre roman de Lampedusa adapté au cinéma par Luchino Visconti, Le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Les partisans du consensus ne cesseront jamais de s’abreuver aux trois grandes sources de la rhétorique réactionnaire. Qu’il s’agisse de l’extension du suffrage universel : l’effet pervers argué par Gustave Le Bon et Herbert Spencer appelle à se méfier d’une institution qui va favoriser les pauvres contre les riches ; la mise en péril prônée par Fustel de Coulanges et Max Scheler veut alerter sur la possible destruction de la société si les incultes valent autant en voix que l’élite ; enfin l’inanité telle que la met en avant l’économiste néoclassique Vilfredo Pareto explique que le suffrage universel ne sert à rien puisque la société fonctionne sur la base (dont il aurait fourni la loi pseudo-mathématique !) d’une domination économique des riches sur les pauvres que ne saurait affecter le principe de la représentation électorale.

 

3/ Mépris du peuple et ordre naturel

 

Deux principes idéologiques traversent l’ensemble des trois thèses : un mépris de classe pour le populaire et une volonté consensuelle de naturaliser l’ordre social en montrant que l'ordre économique serait si naturel qu’aucune politique ne saurait le modifier ou le corriger. On voit bien que ces deux registres fonctionnent à plein régime aujourd’hui, même si de façon plus euphémisée. S’agissant par exemple de l’usage idéologique du terme de populisme servant tant à disqualifier l’appel politique au peuple qu’à dénigrer les classes populaires elles-mêmes (comme l’a montré la politiste Annie Collovald dans Le « Populisme du FN », un dangereux contresens, éd. du Croquant, 2004, 253 p.). Et s’agissant aussi de la défense du capitalisme financier considéré par l'ami des puissants Alain Minc par exemple comme l’équivalent de la météorologie avec laquelle doit composer tout paysan ! Quant à la thèse l’effet pervers, elle aura servi à tous les penseurs contre-révolutionnaires qui auront essaimé dans le sillage des soi-disant « nouveaux philosophes » apparus dans les années 1970 afin de nous expliquer que toute révolution mène fatalement, logiquement, naturellement, à la terreur (une note de l’auteur citant François Furet instruit de son intuition concernant un historien qui participera au concert antirévolutionnaire des années 1980). Enfin, l’analyse par Albert Hirschman des critiques adressées à l’Etat-Providence demeure largement contemporaine. Les trois thèses resservent à nouveau, comme si rien n’avait changé dans le ciel forcément demeuré pur des idées. On connaît l’efficace idéologique de la thèse de l’inanité selon laquelle les avancées en termes de protection sociale ne servent à rien. Mais cette thèse n’est pas la plus employée pour appeler à décréter la fin de l’Etat-Providence. La thèse de la mise en péril est celle sur laquelle s’appuient les plus grands promoteurs du renouveau du libéralisme après guerre, tel Friedrich Hayek, qui veulent préserver les libertés individuelles contre le socialisme contenu en puissance dans les politiques de l’Etat social. Quant à la thèse de l’effet pervers, elle est avancée par d’autres libéraux plus tardifs, tels Milton Friedman et Samuel Huntington, afin de montrer que la lutte contre la pauvreté tantôt participerait à la fabrication de la pauvreté, tantôt bénéficierait en réalité aux classes moyennes. Encore une fois, tenir ensemble les deux thèses relève de la contradiction non assumée comme telle, mais dans le domaine de la lutte idéologique, ce n’est pas la « raison communicationnelle » (Jürgen Habermas) qui règne. Et le débat argumenté cède bien trop souvent la place à la polémique, la provocation, l’invective, toutes formes de ce qui relève d'un terrorisme intellectuel dont la visée est précisément de faire taire l’opposition.

 

L’auteur de Deux siècles de rhétorique réactionnaire s’amuse à trouver autant les origines mythologiques de pareils discours (la prophétie autoréalisatrice du mythe d'Oedipe, le couple catastrophique Némésis-Hubris) que des contre-exemples économiques sur lesquels viennent buter les trois grandes thèses. Non pas que les effets pervers, les périls possibles ou l’inanité n’existent pas dans le domaine du réel des politiques économiques et sociales ayant été appliquées. Mais on peut trouver problématique que, à chaque étape historique, civile, politique et sociale, de la constitution de la citoyenneté, les étapes d’abord attaquées servent ensuite de prétextes afin de bloquer l’institution des étapes suivantes. Ensuite, c’est faire peu de cas de l’intelligence des individus qui souhaitent impulser des politiques réformistes ou progressistes que de leur faire valoir à chaque fois les mêmes thèses, alors qu’elles auront été invalidées plusieurs fois, empiriquement et historiquement. Enfin, Albert Hirschman relève le ton ironique qui enveloppe les thèses avancées par les réactionnaires, et qui ne sauraient cacher d’une part l’envie pour ces derniers de briller dans le firmament du champ intellectuel sur son axe conservateur (même s’il s’agit de ressasser les mêmes vieilles thèses), comme d’autre part le désir stratégique de participer à une bataille intellectuelle afin d’emporter l’adhésion de l’opinion. Car ces thèses ont un effet moins argumentatif que performatif : relevant de la « prophétie auto-réalisatrice » (Robert K. Merton), elles veulent faire advenir ce qu’elles prétendent prévenir.

 

4/ La rhétorique progressiste existe-t-elle ?

 

Enfin, l’analyse ne serait pas close si nous n’évoquions pas le chapitre que Albert hirschman consacre à la « rhétorique progressiste ». En effet, au-delà d’une malice de l’auteur qui cherche ainsi à mettre à l’arrière-plan le caractère partisan de ses démonstrations, comme à couper l’herbe sous le pied à ses détracteurs qui pourraient reprendre le modèle du livre à leur compte, existent également trois thèses progressistes, en miroir des trois thèses réactionnaires, qui prouvent également que le camp progressiste n’est pas en reste et n’est pas protégé des mêmes tendances à cette « intransigeance » qui contraint à « ne pas discuter en démocratie » (pour citer les termes de l’auteur lui-même dans l’ultime chapitre 7 de son ouvrage). Les thèses de la situation désespérée (renoncer à l’action envisagée aura des conséquences catastrophiques), de la réciprocité (la nouvelle réforme renforcera l’ancienne), et du progrès (l’action envisagée s’appuie sur de puissantes forces historiques auxquelles il est vain de s’opposer) ont largement dominé la pensée de gauche, notamment marxiste, et elles relèvent également des mêmes logiques discursives et des mêmes tropismes contradictoires. Ainsi, Marx lui-même pouvait tout à la fois dire que le communisme est un type de société qui ne pouvait pas ne pas advenir historiquement, et dire aussi qu’il fallait en même temps précipiter politiquement son avènement. Plus symptomatique encore, la thèse de l’inanité est autant partagé par les dominants que par les radicaux contestant son hégémonie. En effet, Lénine partageait, peut-être sans le savoir, les vues de Vilfredo Pareto sur l’inanité du suffrage universel servant de paravent idéologique à la domination de classe, vues qui en Italie auraient favorisé, en délégitimant la démocratie représentative, l'avènement du fascisme. Pour Lénine, la domination bourgeoise est incapable d’être modifiée par le registre électoral, sinon par la dictature du prolétariat dont l'établissement relève de la thèse de la situation désespérée. Le fameux mot de Sartre à l'époque de 1968, « Elections, pièges à cons » ne dit pas autre chose. Pire, les critiques communistes orthodoxes (par exemple promues par la frange la plus radicale de Lutte Ouvrière) contestant l’existence de la protection sociale au nom de son intérêt à apaiser les contradictions de classe et empêcher la révolution peuvent recouper ou servir les critiques conservatrices portées contre l’Etat-Providence. 

 

On l’aura compris, Albert Hirschman est un réformiste (pour employer un terme qu'il apprécie, on pourrait le qualifier de "philodémocrate") qui, loin de se retrancher derrière son identité politique (sociale-démocrate comme on dit en Europe, libérale comme on dit aux Etats-Unis), avance que la conquête de réformes sociales ne peut être contestée par l’extrême-gauche, à moins d’un gauchisme dont le prix vaut de servir la rhétorique réactionnaire en répondant sur le même terrain qu’elle. Ultime tour de la thèse des effets pervers ? Nous dirons pour notre compte que si la révolution est l’horizon à moyen (pour les moins pessimistes) ou long (pour les plus pessimistes) terme des luttes sociales si elles veulent accéder à l’institution de l’autonomie de la société arrachée du joug des systèmes de domination qui l’accablent, les réformes sociales représentent les conquis sociaux nécessaires à partir desquels s’appuyer pour permettre et entretenir la dynamique sociale de l’auto-émancipation. Et cela n’est pas négociable. Il ne s’agira donc jamais pour nous de sacrifier l’existant en termes de conquis sociaux obtenus au prix de luttes de classes sévères au nom d’une révolution qui risque de ne pas advenir comme on le souhaiterait. Le choix entre réforme et révolution est donc un faux dilemme.

 

http://pics.librarything.com/picsizes/31/60/3160294fbf4e4e2636a6e7741674331414f6744.jpgUne dernière chose enfin, concernant la rhétorique réactionnaire. Si Deux siècles de rhétorique réactionnaire de Albert Hirschman est d’une actualité évidente, et s’il demeure un outil indispensable afin de mieux combattre les mécanismes propres aux discours de la domination, il lui manque pourtant un chapitre qui serait consacré aux ultimes tours contemporains d’une rhétorique qui a su s’approprier certains éléments discursifs progressistes afin de renouveler sa façade. C’est probablement ici que réside la nouveauté formelle qui caractérise la rhétorique réactionnaire actuelle. En effet, celle-ci a su intelligemment troquer son vieux schéma de l’ordre naturel immuable et sa vieille thèse de l’inanité contre la thèse de la réforme progressiste, de la modernité, et du changement, parce que, comme le dit le slogan d’un banque, « le monde bouge ». C’est pourquoi Sarkozy, aidé par son nègre Henri Guaino, peut citer sans vergogne dans ses discours les figures de Jaurès, Blum et Guy Möquet. C’est que la promotion du néolibéralisme s’effectue sur le modèle de la thèse du progrès au nom de laquelle les forces historiques de la mondialisation (du capital) obligent à suivre coûte que coûte le mouvement, et à soumettre le champ de la décision politique aux réquisits de l’économie capitaliste. Sinon, c’est la catastrophe. C’est alors que la thèse du progrès revue et corrigée par le camp réactionnaire retombe par réflexe sur ses pattes de derrière en invoquant au final la vieille thèse de la mise en péril. La réaction ne se refait pas, même si ses nouveaux avatars ont su s’habiller des thèses en provenance du camp progressiste. Raison de plus pour renouveler et actualiser le vieux fonds argumentatif et discursif de la gauche, et ceci afin de rendre légitime aux dominés leur refus de continuer à l’être.

 

Franz B.

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2 septembre 2009 3 02 /09 /septembre /2009 19:27
Plusieurs mois de prison, certes avec sursis, mais plusieurs mois quand même! C'est ce que la justice de classe, aux ordres de la bourgeoisie a infligé aux travailleurs et travailleuses en lutte de Continental. Cette décision est scandaleuse à plus d'un titre.
- Si tant est qu'il soit prouvé que redécorer et réaménager un peu sportivement le quartier général local de l'Etat complice des licencieurs (à savoir la sous-préfecture) soit répréhensible, les condamnés et condamnées sont des bouc-émissaires. Il y avait des centaines d'autres personnes dans les locaux ce jour-là. Malgré l'appareil policier et judiciaire mobilisé pour "se faire" les Conti, aucun acte précis n'a pu être imputé nominativement aux inculpés, comme l'a expliqué leur avocate (Canal Plus, 1/9/09). Le juge qui a rendu ce verdict inique devrait ouvrir un dico pour comprendre la différence entre "justice" et "vengeance"!
- Les responsables moraux de ces événements sont les patrons de Continental et leurs actionnaires. C'est eux qui ont l'entière responsabilité de ce qui s'est passé. C'est eux qui ont obligé les salariés à ces actions. Et eux ne sont pas inquiétés.
- Six travailleurs et travailleuses sont condamnés pour 2 chaises éraflées et 3 étagères bougées, mais les patrons les actionnaires de Continental, ces terroristes sociaux, détruisent impunément des vies de labeur sans être le moins du monde inquiété. "Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir", écrivait La Fontaine. Trois siècles plus tard, rien n'a changé.

L'agression contre l'un ou l'une d'entre nous est une agression contre nous tous et toutes. La parodie de justice dont les Conti viennent d'être victimes, c'est chaque travailleur et chaque travailleuse qui la prend en pleine gueule. Les Conti aujourd'hui, qui d'autre demain?

Le pouvoir tente de camoufler sa complicité et sa connivence avec les riches. Il agite les bras autour des bonus dans les banques, sans aucun effet (Canard enchaîné, 2/9/09). Il orchestre une communication de camouflage, mais se garde bien de toute décision contraire aux intérêts des classes possédantes. La ruée des ministres du gouvernement actuel vers l'université d'été du MEDEF en est le symbole le plus éclatant.

Et Sarkozy ose même nous ressortir son écran de fumée préféré: la "lutte contre l'insécurité"! Depuis le temps qu'il est aux manettes sur la question, depuis le temps qu'il nous bassine avec des "luttes sans merci contre la délinquance", des "plans ambitieux" et des "actions déterminées", il ne devrait plus y avoir même un vol de carambar en France! Mais comme sur tous les sujets, Sarko fait uniquement de la comm. Si on prend ses propres critères d'"efficacité", les résultats actuels montrent sa nullité totale et absolue en matière de lutte contre l'"insécurité". A force de bidonner les chiffres dans tous les sens pour leur faire dire tout, n'importe quoi et son contraire et leur faire justifier les mesures les plus liberticides et réactionnaires, même les pires tripatouilleurs s'y perdent et n'arrivent plus a sortir un résultat présentable. Que Sarkozy ose remettre le couvert sur ce thème démago et que les journalistes tombent dans le panneau est simplement hallucinant. En tout cas, il y a une délinquance contre laquelle il ne compte pas sévir: celle des patrons-voyous comme ceux de Continental!

Et pendant ce temps, la pseudo "gauche de gouvernement" nous sort un grand projet de société: le carriérisme! De quoi discute le PS en ce moment? De lutte contre les licenciements? D'expropriation des patrons-voyous? Non! De primaires pour trouver un chef et "sécher" la concurrence, de "cumul des mandats" (autrement dit de partage entre potes des prébendes), d'alliances plus ou moins tordues avec la lie de la droite mollassonne, bref de la manière de conserver des mandats, de garder son "job" de professionnel de la politique, coupé de la réalité et du monde. Le seul projet de société de la social-démocratie, c'est la carrière de ses élu-e-s.

Les Conti ont courageusement emprunté la seule voie qui gagne: lutter, prendre en main directement leur avenir, et en pas hésiter à conduire des actions peut-être illégales, mais totalement légitimes.
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2 septembre 2009 3 02 /09 /septembre /2009 15:18

Une dystopie pour deux : le conflit israélo-palestinien revu et corrigé par Elia Suleiman

 

Trois films récemment sortis, Le Temps qu’il reste du palestinien Elia Suleiman, Inglourious Basterds de l’étasunien Quentin Tarantino, et Un prophète du français Jacques Audiard, auront à juste titre marqué le dernier Festival de Cannes. Les films de Quentin Tarantino et de Jacques Audiard sont de puissantes propositions de cinéma, qui ont reçu les honneurs de Cannes (Prix d’interprétation pour Inglourious Basterds et Grand Prix pour Un prophète), et reçoivent en ce moment même un excellent accueil autant de la part de la critique que de celle du public. Il est pourtant regrettable que leur succès fasse de l’ombre au film d’Elia Suleiman qui leur est esthétiquement supérieur, qui est politiquement plus ambitieux, et qui a pour désir d’interroger les régimes de perception et de représentation avec lesquels les spectateurs nouent relation avec les questions de l’imaginaire, de l’histoire et de la réalité relatives au conflit israélo-palestinien. C’est pourquoi nous allons nous attarder ici sur Le Temps qu’il reste qui revisite avec une intensité comique rare la généalogie de la tragédie palestinienne.

 

http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:nPE-y22ujetDfM:http://www.biosstars.com/e/Elia_Suleiman/Elia_Suleiman.jpgLe fait que le troisième long métrage du cinéaste palestinien, après les remarquables Chronique d’une disparition en 1996 et Intervention divine en 2002, soit reparti bredouille de la compétition cannoise constitue en soi un scandale, tant ce film ouvre pour l’histoire du peuple palestinien de grandes perspectives. Perspectives politiquement et esthétiquement audacieuses, alors même que la domination coloniale israélienne dépossède ce peuple de son propre imaginaire comme de sa propre histoire. C’est que Elia Suleiman est ce que l’on appelle en Israël un « Arabe israélien », autrement dit un Palestinien dont les parents (laïcs originaires de la chrétienne Nazareth) ont refusé, à l’opposé de centaines de milliers d’autres Palestiniens (cet exil forcé que ces derniers nomment la Nakba si bien racontée dans le roman du libanais Elias Khoury La Porte du soleil en 1998 et magnifiquement adapté au cinéma par l’égyptien Yousry Nasrallah en 2004), de quitter la terre conquise par les troupes juives de la Haganah lors de la guerre de 1948 au terme de laquelle l’Etat hébreu fut établi. Etre « Arabe israélien », c’est être atopos comme dirait Platon, nulle part, doublement étranger : étranger en Palestine puisque la Palestine comme état de droit n’existe pas, et étranger en Israël puisque ce pays réserve un sort juridique différencié, discriminatoire, et partant raciste aux Palestiniens qu’il s’est malgré tout résolu à intégrer. D’où l’extraordinaire prologue du film, montrant de manière quasi-fantastique le retour au « pays » d’un homme qui formellement s’apparente à un spectre, sorte de Nosferatu véhiculé dans ce corbillard symbolique qu’est un taxi conduit par un Israélien qui, au cours d’une tempête nocturne fulgurante, perd son chemin. Il est donc bien question de désorientation. Mais, là où la désorientation est, du point de vue palestinien, le produit historique d’une dépossession d’une appartenance territoriale et d’une identité culturelle (pour ne pas dire nationale), Elia Suleiman retourne cette commune désorientation pour en faire la matière cosmique (et comique comme on va le voir) apte à inventer un nouveau type de sensorialité susceptible d’engloutir Israël lui-même. Cet engloutissement que représente allégoriquement cette tempête matérialise la souveraineté esthétique du geste d’un cinéaste profondément burlesque visant à rappeler que, autant la Palestine est un non-lieu, littéralement une utopie encore à naître, un pays en puissance, seulement imaginaire, autant le pouvoir de l’Etat hébreu bute sur la réalité imaginaire de cette utopie, et ce faisant, demeure inaccompli.

 

Le rire : le propre de la résistance selon Elia suleiman

 

http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:JEGaxSne5MNymM:http://www.cinemovies.fr/images/data/photos/18506/the-time-that-remains-2009-18506-621360817.jpgLa première originalité cinématographique proposée par Elia Suleiman s’inscrit donc dans le régime burlesque qui est le sien, et qu’il accommode à la réalité de l’oppression vécue par les Palestiniens assujettis au joug des Israéliens. C’est un burlesque mélancolique qui peut s’apparenter à celui de Buster Keaton quand la figure de l’acteur-cinéaste demeure le spectateur des délirantes déflagrations du réel qui l’environnent. C’est une même posture figée, c’est un semblable regard lunaire arboré par Elia Suleiman lui-même dans le rôle du témoin muet qui observe et consigne, en plan large et sous la forme de tableaux cliniques à la Jacques Tati, les fragments symptomatiques de la déliquescence de la société palestinienne. Et cette déliquescence fait rire, parce que le rire est ici le mode d’une préservation symbolique (ou de résilience) devant les dégâts psychiques et symboliques vécus par les Palestiniens et causés par l’oppression de l’Etat israélien. Comme le rire est aussi une autre façon de préserver un esprit de résistance qui n’a pas cessé de se volatiliser depuis la guerre de 1948. Sauf que, à la différence de Buster Keaton qui passe classiquement à l’action afin d’inscrire son corps dans les dynamiques sociales et historiques qui font, défont, et refont la réalité, Elia Suleiman incarne une forme de passivité jamais transcendée par un régime de la mise en action du corps. Il est bien question d’actions politiques auxquelles auraient participé Elia Suleiman quand il était plus jeune, et qui l’auraient obligé à s’exiler, mais leur expression restera hors-champ. Le privilège de la passivité est au contraire un principe esthétique moderne à partir duquel ici tant les visions de la remémoration (probablement dans le taxi bloqué par la tempête) de l’histoire familiale par l’acteur-réalisateur-personnage que les rêveries permises par un imaginaire ludique et une situation objective de blocage produisent une autre façon de percevoir et comprendre la situation palestinienne, une manière nouvelle de produire un régime de visibilité dissonant par rapport à l’enfermement médiatique dont est aussi victime le peuple palestinien. En tant que cinéaste, les armes dont il dispose sont les images qu’il oppose au mur de représentations médiatiques figées afin de pouvoir le surmonter et ainsi faire voir ce qui se déroule derrière lui. Il n’y a ainsi pas de meilleure séquence qui allégorise cela que celle montrant Elia Suleiman lui-même sauter (à la perche) par-dessus le mur de séparation illégalement édifié par Israël en 2003. C’est un gag qui instruit magnifiquement de ce souci de passer le mur des clichés ou de l’odieuse réalité existante pour donner à voir ce qui demeure escamoté.

 

La révolution du tragique au comique

 

Voir ce qu’il y a derrière les images, c’est les retourner sur elles-mêmes, les révolutionner en renversant les points de vue habituels. De ce point de vue-là, Elia Suleiman rejoint le burlesque de Charlie Chaplin, en ce sens que la forme gag chez eux est réversible en pointe tragique. On rit, et la chose dont on rit est terrible. Mais si l’on rit de la bêtise terrifiante de la chose, c’est pour pouvoir supporter celle-ci et imaginer qu’il pourrait en être autrement. L’émotion réside alors dans la collure entre le tragique d’une situation dont la part comique nous est révélée, et vice-versa. La réversibilité déterminera donc ici les raccords entre les plans (à 180° la plupart du temps), comme si filmer consistait à retourner sur elles-mêmes les visibilités dominantes afin de mettre à nu le visible secret et minoritaire qu’elles cachent. Toutes les machines idéologiques mises en place par les Israéliens afin de représenter la domination de leur pouvoir n’auront de cesse dans Le Temps qu’il reste d’être sur elles-mêmes retournées pour montrer l’envers du pouvoir dominant. Et cet envers est la puissance palestinienne. A l’endroit du pouvoir israélien, ce sont les mises en scènes (la séquence de la chorale d’enfants palestiniens entonnant des chants hébreux), les représentations (la séquence en classe de la projection de Spartacus de Stanley Kubrick), les photographies (lors de la reddition de la population arabe de Nazareth), et tous les chorégraphiques mouvements de l’armée, qui sont censés manifester le seul ordre visible qui vaille, le seul « partage du sensible » (Jacques Rancière) qui importe, à savoir Israël. A l’envers de ce pouvoir, c’est la puissance palestinienne qui s’exprime à travers les chants patriotiques israéliens (puisque le glorieux pays à venir qui est chanté peut valoir aussi pour la Palestine), lors de la projection d’un film montrant la révolte des esclaves à l’époque de l’empire romain qui évoque aussi la légitimité de la révolte des Palestiniens, dans le dos du photographe qui immortalise la paix israélienne de 1948 en laissant derrière lui l’amertume de ceux qui auraient voulu qu’il en soit autrement, ou bien encore dans ces situations de la vie quotidienne où parler au téléphone, avancer avec sa poussette, et danser dans une boîte de nuit équivalent à des gestes de résistance opposés à l’excessive massivité de l’appareil militaire israélien, tank, groupes militaires surarmés ou jeep bondée de soldats. Au cœur de la machine israélienne dont la pesanteur (avion au début puis char à la fin) est subvertie par un original et drolatique traitement numérique (cette armada, réduite en langage binaire, fait penser à ce que Mao appelait naguère des « tigres de papier »), ce sont des micromachines palestiniennes, comme autant de grains de sable (qui sont aussi des grains de folie) venant gripper le fonctionnement machinique général. Au cœur du grand Israël, ce sont de petites poches désordonnées et anarchiques exprimant une logique de contre-pouvoirs multiples et disséminés qui minent le pouvoir dominant et interdisent son complet déploiement.

 

Le pouvoir israélien et la puissance palestinienne

 

http://t1.gstatic.com/images?q=tbn:EnK1b7rKT4dTUM:http://media.paperblog.fr/i/216/2163830/elia-suleiman-temps-perdu-propos-temps-quil-r-L-1.jpegLa Palestine est un spectre qui hante Israël, et son fantôme empêche que l’Etat hébreu ne se cristallise complètement. Si la Palestine ne demeure encore qu’un possible, voire une myriade de possibles qui sont l’expression d’autant de Palestiniens d’ici et d’ailleurs, en Israël et dans les territoires occupés, dans les camps de réfugiés proche-orientaux dans les territoires palestiniens dominés par le Fatah ou par le Hamas, et plus largement dans le monde entier, l’actualité israélienne ne cesse pas de buter sur cette foultitude de virtualités qui vont jusqu’à la contaminer. Une seule terre, et deux utopies qui la peuplent en la rendant inhabitable (ou pire une seule et même dystopie qui est partagée par les deux groupes antagonistes) : l’utopie palestinienne et l’utopie israélienne, la première étant du côté de la résistance et de la puissance quand la seconde est du côté de la domination et du pouvoir. Et leur conflictuelle coexistence empêche tout autant l’une que l’autre d’obtenir une parfaite actualité. Voilà l’ultime tour farceur d’Elia Suleiman : si la Palestine n’existe pas, Israël non plus alors. A la place, un non-lieu dans lequel les aberrations de comportement des Palestiniens est la résultante des aberrations du pouvoir israélien. A la place, un terre de possibles que tentent de réaliser le pouvoir israélien comme la puissance palestinienne. Et si Israël existe massivement, et si la Palestine existe si peu, l’inexistence (comme dirait Alain Badiou) de la seconde est une existence faible sur laquelle se cogne, encore et toujours, la force israélienne. Pourtant, la Palestine n’a pas toujours occupé cette position de faiblesse et d’inexistence. Le père d’Elia Suleiman, auquel toute la première partie du film est consacré, a représenté en 1948 une puissance si haute et fulgurante dans son expression, si courageuse dans ses actes, si nécessaire dans son être, si aristocratique dans sa grâce (inoubliable Saleh Bakri dans le rôle de Fuad Suleiman), que le deuil de celle-ci, après la défaite des armées arabes et la trahison de bon nombres de Palestiniens (dont le cinéaste ne fait pas l’économie), est ce poids qui in fine détermine autant la folie quotidienne des Palestiniens réduits à subir la violence symbolique de la domination israélienne, que le burlesque lunaire, silencieux, statique et mélancolique d’un cinéaste qui observe le monde dont il est issu. Et dont la quête comique des microparticules propres à la puissance palestinienne (c’est la reprise finale par Mirwais du tube des Bee Gees, Staying alive) participe à empêcher le règne d’une vision tragique. Car le tragique est la pensée de ce qui est, quand Elia Suleiman veut encore imaginer ce qui n’est pas encore, la Palestine, et, en témoignant de l’imaginaire de cette inexistence, pouvoir imaginer que l’existence israélienne n’est pas encore totale. « Du possible sinon j’étouffe » disait Kierkegaard. Sinon le peuple palestinien étouffe, pourrait rajouter Elia Suleiman.

 

Franz B.

 

 

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1 septembre 2009 2 01 /09 /septembre /2009 15:09

A l'heure où Inglourious Basterds de Quentin Tarantino triomphe actuellement sur les écrans, l'opportune ressortie de The Dirty Dozen (1967) de Robert Aldrich, qui en est une des références cinéphiliques évidentes, est judicieusement accompagnée de la ressortie d'un autre film d'Aldrich, bien moins connu celui-là, The Grissom Gang (1971). The Grissom Gang, qui est une adaptation relativement fidèle (sauf la fin) du premier roman noir de James Hadley Chase écrit en 1938 à l'âge de 32 ans (le titre français est celui du roman : Pas d'orchidées pour Miss Blandish), est un film qui, même s'il occupe une place mineure dans l'œuvre du cinéaste étasunien, sait exprimer les tensions esthétiques et politiques qui traversaient alors tant le cinéma hollywoodien à l'orée des années 1970 que celles propres au cinéma de Robert Aldrich.

 

http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:3pKKhkjhzMDRNM:http://things-and-other-stuff.com/images/MASTOSprofiles/cagney/1936-r95-linen.jpgAvec le succès critique et public mondial de Bonnie and Clyde (1967) d'Arthur Penn, qui est aujourd'hui considéré comme la borne historique à partir de laquelle a commencé une nouvelle époque pour l'industrie hollywoodienne, c'est tout un mouvement « rétro » qui à ce moment-là a été impulsé en remettant au premier plan le genre du film criminel dont les gangsters officiant pendant les années 1930 restent les plus éminentes figures. Les héros négatifs des films de William A. Wellman (The Public Enemy en 1931), Mervyn Le Roy (Little Caesar en 1931), Howard Hawks (Scarface en 1932), W. S. Von Dyke (Manhattan Melodrama en 1934), Michael Curtiz (Angels with Dirty Faces en 1938), et Raoul Walsh (The Roaring Twenties en 1939), incarnés par Clark Gable, Edward G. Robinson, Paul Muni et James Cagney, ont définitivement imposé la figure du gangster violent et frénétique de l'époque de la prohibition et de la Grande Dépression rappelant à l'ordre de l'Etat les fulgurances transgressives d'une société individualiste et consumériste. C'est seulement à la fin des années 1960, et grâce au succès de Bonnie dans Clyde, que cette figure obscure ré-émerge dans le cinéma hollywoodien. Elle servira notamment à vérifier les homologies structurales existant entre la corruption des années 1930 et celle qui s'exprime trente ans plus tard dans un pays rongé à l'extérieur par la guerre du Vietnam et à l'intérieur par les conflits sociaux et raciaux. Après le film d'Arthur Penn, suivront les deux films de Roger Corman, The Saint-Valentine's Day en 1967 et Bloody Mama en 1970 (signalons dans la même veine, mais dix ans auparavant, comme une prévision de l'explosion du genre une décennie plus tard, Machine Gun Kelly toujours de Roger Corman voisinant avec Party Girl de Nicholas Ray réalisé la même année en 1958, Baby Face Neslon en 1957 de Don Siegel, ainsi que The Rise and Fall of Legs Diamond en 1960 de Budd Boetticher), Boxcar Bertha (1973) de Martin Scorsese produit d'ailleurs par Roger Corman et encore Dillinger (1973) de John Milius 35 ans avant la superbe revisitation du gangster par Michael Mann. En 1971, Robert Aldrich s'y colle à son tour (il s'y collera à nouveau en 1973 avec The Emperor of the North), et réalise avec The Grissom Gang un film étrange et grinçant, reconnu comme l'une des toutes meilleures adaptations d'un roman de James Hadley Chase (en tous cas meilleure qu'une première adaptation réalisée par Saint John Legh Clowes en 1948), et qui sait déranger bon nombre d'attendus de l'esthétique hollywoodienne dominante.

 

La Dépression, d’hier et d’aujourd’hui

 

Miss Blandish est cette riche héritière du Kansas dont le collier attise les convoitises d'une bande de petites frappes qui décide d'enlever la belle un soir d'ivresse. Hélas pour eux, ils vont tomber sur le gang Grissom mené par Gladys « Ma » Grissom (son personnage est inspiré de la célèbre Ma Barker dont les exploits avaient déjà été racontés dans Bloody Mama de Roger Corman) et qui va impitoyablement les éliminer. Barbara Blandish se retrouve ainsi entre les mains d'une famille de psychopathes dont le plus pur représentant est Slim Grissom, un grand échalas suant et baveux magnifiquement défendu par l'acteur Scott Wilson. Ce dernier, vraisemblablement puceau, va s'éprendre de l'héritière, pendant que le père de celle-ci paiera la rançon permettant de la délivrer. Sauf que les Grissom, après avoir obtenu l'argent de la rançon, veulent se débarrasser de la kidnappée afin de ne laisser aucune trace de leur crime. Seule l'attirance de Slim pour la jeune femme, et la terreur qu'il inspire à sa famille, vont l'autoriser à la conserver auprès de lui comme un véritable trésor. Alors que n'importe quel réalisateur académique aurait privilégié la mise en parallèle entre l'enquête permettant de retrouver la jeune femme disparue et sa situation de séquestrée, Robert Aldrich va étouffer dans l'œuf cette dynamique attendue en focalisant toute son attention sur le clan Grissom et les conditions de vie qu'il inflige à Miss Blandish. C'est le premier principe esthétique défendu par le cinéaste afin de décevoir les attendus esthétiques hollywoodiens classiques. En se contrefichant de l'enquête et du suspense qu'elle est normalement censée induire, Robert Aldrich préfère l'étude psychopathologique d'une famille dont la monstruosité comportementale témoigne symptomatiquement du non-accomplissement de l'étatisation de la société étasunienne laissant en friche de nombreuses couches de la population abandonnées à elles-mêmes, et sans solution alternative autre qu’un familialisme clanique et la prédation sociale. Cette monstruosité participera in fine à avilir la femme qui est leur captive, et dont l'anomie fera honte à son grand-bourgeois de père lorsqu'il mettra sur pied avec la police l'opération censée la délivrer de ses oppresseurs. Alors la monstruosité excessive des Grissom fera éclore celle qui se camoufle derrière la civilité grande-bourgeoise. Tous pourris.

 

http://t3.gstatic.com/images?q=tbn:E4DH1Pv8S89lZM:http://sotinel.blog.lemonde.fr/files/2009/03/la-valise-lumineuse.1237496791.jpgOn peut légitimement préférer les films plus « cinématographiques » de Robert Aldrich, capables de rythmes et de fulgurances en termes de cadrage et de montage, à l'instar de ses remarquables premiers opus, le polar révolutionnaire Kiss me Deadly d'après Mickey Spillane en 1955, les westerns baroques Bronco Apache en 1954 (un des tout premiers films pro-indiens de l'histoire hollywoodienne) et Vera Cruz en 1955, la charge cinglante contre la corruption hollywoodienne qu'est The Big Knife en 1955, et le film de guerre Attack ! en 1956. Il est vrai qu'ensuite l'étoile du cinéaste allait ternir, jusqu'à renouer à nouveau avec le succès avec What ever happened to Baby Jane en 1963, puis avec le film de guerre The Dirty Dozen en 1967. Ce dernier succès lui permettra d'ailleurs de posséder en toute indépendance ses propres studios – fait unique pour un cinéaste travaillant à Hollywood – qu'il devra par la suite hélas vendre après les nombreux insuccès des années 1970, The Grissom Gang inclus. Si The Dirty Dozen représente la face viriliste du cinéma de Robert Aldrich, Whatever happened to Baby Jane inaugure le versant «féministe» d'une œuvre hantée par la réclusion et la folie de personnages féminins détruits par l'ordre social et patriarcal existant. C'est dans cette série que s'inscrivent les films suivants, Hush... Hush, Sweet Charlotte (1964), The Killing of Sister George (1968) qui est une charge contre la télévision, The Legend of Lylah Clare (1968) qui est après The Big Knife une nouvelle charge contre Hollywood, The Greatest Mother of them all (1970), et donc The Grissom Gang. Ce dernier film est habité par ces figures féminines antithétiques que sont la furieuse Ma Grissom (Irene Dailey) et l'anomique Barbara Blandish (Kim Darby), sortes de doublures des sœurs de Whatever happened to Baby Jane incarnées par les vieillissantes Bette Davies et Joan Crawford.

 

Notons que le dernier film réalisé par Robert Aldrich en 1981, All the Marbles, raconte l'histoire d'un manager de deux équipes de catcheuses sillonnant les Etats-Unis. Les femmes qui se crêpent le chignon, qui se tirent les cheveux et se défigurent, sortes de harpies contemporaines, sont des figures spectaculaires qui ont peuplé le cinéma de Robert Aldrich. Et la façon musclée dont Ma Grissom corrige Barbara Blandish afin de la soumettre sexuellement à son fils restera dans les annales. Cette fureur quasi-sadienne qui vrille les visages et brisent les corps ne semblerait alors avoir comme seul équivalent que les violences corporelles et psychologiques qui zèbrent l'œuvre d'Eric Von Stroheim. Et effectivement, il y a un naturalisme qui court dans le cinéma de Robert Aldrich, et qui travaille à enfler les personnages d'une énergie pulsionnelle excessive qui tout autant ravage les corps qu'elle participe à neutraliser la dynamique narrative habituelle requise par le régime classique hollywoodien de l'action. Les actes sont l'expression d'une pulsion (auto)destructrice, et ils ne valent que pour eux-mêmes, sans enchaînement libérateur, sans sublimation. D'où le rythme ralenti, alangui du film, qui s’accorde avec la chaleur du Sud des Etats-Unis (on rappellera que James Hadley Chase était un écrivain anglais qui, n'ayant jamais mis les pieds aux Etats-Unis, les aura rêvés dans toute son oeuvre littéraire), ses ambiances moites, ses maisons brinquebalantes, ses corps libidineux et ses visages ruisselants. D'où aussi ces gros plans qui surenchérissent sur la claustrophobie générale régnant dans ce film. D'où cette théâtralité déliquescente, qui peut faire un peu songer au Elia Kazan de A Streetcar named Desire (1951) et Baby Doll (1956), et qui favorise une impudique promiscuité et une électricité épidermique, à fleur de peau (de ce point de vue-là, on pense aussi à The Beguiled de Don Siegel avec Clint Eastwood tourné également en 1971). D'où enfin pour le cinéaste la nécessité de circonscrire à l'intérieur de la clôture de ses propres studios (à l'image de Slim Grissom constituant pour sa prisonnière une prison dorée) un récit qui paraît devoir symboliquement enfermer le genre du film de gangsters des années 1930 pour le voir – telle une expérience de laboratoire in vitro – pourrir sur pied, pourriture qui tout aussi symboliquement devrait précipiter celle du système hollywoodien (et pourquoi pas entraîner celle des Etats-Unis eux-mêmes). La Dépression devient alors l’allégorie grâce à laquelle le cinéaste règle ses vieux comptes tant avec le système hollywoodien qu’avec son pays (ainsi que sa classe sociale d'origine comme on le verra).

 

Le rire : le propre d’Aldrich

 

http://t1.gstatic.com/images?q=tbn:lwTJnqclTFa06M:http://4.bp.blogspot.com/_bHSVCs9rX0A/Sl2sg2ilwBI/AAAAAAAAGvs/Oi_2dkK25i4/s320/robert-aldrich.jpgN'oublions pas que, issu de la même génération que Don Siegel et Richard Fleischer, Robert Aldrich a commencé à travailler, après avoir été l'assistant entre autres de Charlie Chaplin, Jean Renoir, William A. Wellman, Lewis Milestone et Joseph Losey, à une époque - le début des années 1950 - où le classicisme hollywoodien touchait à sa fin. Son programme esthétique aura donc été d'accomplir le stade terminal de ce classicisme en lui injectant une forte dose de naturalisme quasiment mortelle. On comprend pourquoi ce naturalisme théâtral bouffon, grotesque et féroce, plein de corps adipeux et  de figures monstrueuses, aura participé à entraîner dans la voie d'une dégénérescence le régime de l'action classique, ici victime de formes de saturation, de graisses qui l’étouffent, le dépriment, et ainsi l'empêchent de se remettre sur pied. Mais c’est aussi le baroquisme des cadrages de Robert Aldrich, provenant probablement d'Orson Welles, et favorisant les angles biscornus afin d'intensifier les lignes tordues de l'architecture, ou insistant sur les objets, barreaux, montants de lit, afin de ronger la lisibilité du plan, baroquisme qui s'inscrit dans une même dynamique de saturation, d'excès monstrueux, de gonflement d'énergies libidinales dont le terme logique et tragique est l'explosion. Mais, nous aurions oublié l'essentiel, si nous n'avions pas mentionné la forme de saturation ultime, la forme excessive définitive qui traverse tout le cinéma de Robert Aldrich. Autrement dit le rire, cette « part maudite » comme l'a montré Georges Bataille, cette zébrure diabolique qui déforme les visages entraînés dans une fuite, une pure dépense énergétique improductive, une coulée impossible à juguler, et qui signerait la pensée organique et tragique d’un cinéaste hanté par l'entropie, la déperdition, et la dégénérescence. Incroyables rires de la famille Grissom à l'encontre de la virilité inaccomplie de Slim, et qui durent des minutes entières, au point de valoir pour eux-mêmes, et faire oublier toute la dynamique narrative. Purs moments de flots incandescents auxquels se joint Ma Grissom lorsqu'elle se réjouit de corriger Barbara Blandish. De tels rires sont shakespeariens. Ils témoignent d'un monde qui a perdu son axe de rotation, qui ne sait plus comment continuer à tourner, et dans quel sens. Ils disent, pour paraphraser Macbeth, le bruit et la fureur d’un monde dont le récit ne serait plus raconté que par des idiots du type de Slim Grissom, et qui ne voudrait plus rien dire. Et de tels rires appellent un régime esthétique fait de gros plans, de visages grimaçants et dégoulinants, d’éructations et de saillies sonores qui gonflent, crèvent et balafrent la belle transparence hollywoodienne d’autrefois.

 

Robert Aldrich est un bateleur, un forain qui aime exposer ses freaks. Sauf que cette exposition, cette exhibition, qui exprime le plus intensément que montrer peut de façon excessive basculer dans le monstrueux, a lieu au cœur de Hollywood ainsi vrillé de l’intérieur par ce monstrueux vortex, par cette folle invagination. Et son film veut exhiber comment une fraction criminalisée du prolétariat désœuvré s’abandonne aux plaisirs régressifs de la transgression, pendant que la bourgeoisie elle-même, telle que l’incarnent Miss Blandish et son père (et dont est issu d'ailleurs le cinéaste), emprunte la double pente de la déréliction physique et psychologique (s’agissant d’une femme qui s’engouffre dans l’alcool pour supporter les atrocités du clan Grissom) et de l’avilissement moral (s’agissant d’un père qui accuse sa fille de s’être laisser malmenée par ses malfaiteurs). Comme si, au fond, les représentants de la bourgeoisie subissaient ici une forme d’engloutissement figuré par les Grissom qui ensuite les recracheraient après les avoir assimilés. C’est-à-dire, après les avoir faits à l’image de ce qu’ils sont, alors qu’eux-mêmes sont le produit de la violence bourgeoise. Double obscénité. The Grissom Gang, qui commence et finit avec le motif de la roue, montre la monstrueuse parade exhibant ces obscènes jumeaux que sont le sous-prolétariat criminalisé et la bourgeoisie criminelle, les monstruosités sur-visibles de l’un n’étant que le reflet en miroir déformé des monstruosités cachées de l’autre. Son excessive sudation. Sa diabolique défiguration. Son rire tonitruant.

 

Franz B. 

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14 août 2009 5 14 /08 /août /2009 17:31
La série de six articles écrits par Catherine Vincent et parus lors des deux premières semaines d'août dans le journal Le Monde est censée renseigner les lecteurs des rapports entre les "sexes" tels que différentes sciences (anthropologie et primatologie, sémiologie et génétique, etc.) en problématisent ce que le sens commun croit en savoir. Leur lecture ne manque pas d'intérêt, et nombreuses sont les informations qui effectivement permettent de reconsidérer la question si cela n'avait pas été chose faite. Pourtant le premier article de cette série expose la lecture philosophique la plus générale afin d'aborder la question des rapports de genre de manière ensuite plus spécifique. Et là franchement, à la mesure de ce qui se théorise aujourd'hui, nous sommes en retard d'une bonne guerre.

Cette guerre théorique et universitaire (mais on va vite comprendre les effets pratiques et politiques de cet affrontement) est celle qui a vu s'opposer il y a plus de trente ans les partisan-e-s de l'école structuraliste d'un côté et les militant-e-s d'une approche plus matérialiste de l'autre. Les neuf dixièmes du premier article de Catherine Vincent sont consacrés à la promotion de la pensée de Françoise Héritier, titulaire d'une chaire au Collège de France et ancienne élève de l'ethnologue Claude Lévi-Strauss. C'est lui qui a imposé dans les années 1950 la méthode structurale issue des travaux linguistiques de Saussure dans le champ de la recherche concernant les sociétés dites alors "primitives". La perspective anthropologique structurale défendue par cette dernière dans la continuité à peine renouvelée de son maître vise à essentialiser la différence des sexes au nom de sa portée symbolique universelle qui serait censément à l'origine de toutes les pensées mythiques et dualistes, voire de la pensée humaine tout court. N'est-il pas significatif que Catherine Vincent elle-même n'hésite pas à considérer positivement l'aspect essentialiste de cette position ! La convergence idéologique des vues de l'anthropologue et de la journaliste s'en trouvera ainsi vérifiée. Contenons notre fureur matérialiste, et continuons notre lecture critique.
 
A la recherche de l'invariant universel, Héritier fige dans l'immobilité anhistorique des structures les rapports historiques et sociaux qui les déterminent pratiquement. Du coup, ces structures, parce qu'elles ont été construites, sont donc en conséquence déconstructibles, et, parce qu'elles se manifestent de manière toujours différentielle les unes par rapport aux autres, prouvent la plasticité des représentations symboliques et de l'imaginaire humain. Si l'appropriation du corps des femmes par les hommes afin de pouvoir contrôler la fécondité est évidemment un élément très important à prendre en compte et dont la démonstration scientifique est due aux travaux de Héritier, d'une part cet élément est loin d'être le seul permettant de combattre la domination masculine. Et d'autre part la méthode structurale est loin d'être la plus efficace scientifiquement pour permettre d'impulser les combats politiques nécessaires à l'arrêt de cette appropriation.
 
C'est pourquoi la pensée structurale a toujours élé un objet de lutte menée par les partisan-e-s d'une approche moins essentialiste que matérialiste justement, et qui privilégie davantage les rapports sociaux que les invariants structuraux anhistoriques. Déjà on se rappelle que les promoteurs de la normalité hétérosexuelle n'ont pas hésité, lors des débats concernant le mariage homosexuel il y a dix ans, à solliciter la pensée structurale afin de surenchérir sur l'importance symbolique primordiale de la différence des sexes dans l'équilibre individuel psychique de chacun. Il est somme toute significatif aussi d'attendre le dernier paragraphe de l'article pour que soient enfin évoquées les théories matérialistes (encore que ne sont pas mentionnés les noms de leurs auteures principales, Christine Delphy, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Monique Wittig, etc.) Pourtant Catherine Vincent les cantonne rapidement dans un historicisme incapable selon elle de penser l'universalité de la domination masculine. Or, c'est bien une approche matérialiste (en terme de rapports sociaux induits par l'exploitation du travail par le capital) qui permet de penser et de combattre les prétentions universelles et totalisantes du capitalisme. En toute logique, on ne comprend alors pas en quoi, toutes choses égales par ailleurs, une semblable approche matérialiste (en termes de rapports sociaux induits par l'exploitation du travail de femmes par les hommes dans le cadre de l'analyse du système patriarcal) serait impuissante à traiter de la domination masculine. 
 
En tant que communiste libertaire, nous considérons devant pareille analyse que l'on est loin, mais alors très loin de l'émancipation. Heureusement les excellents articles écrits dans le dernier numéro d'Alternative Libertaire de cet été nous sauvent de l'essentialisme structural vanté par Le Monde.

Franz B.
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22 juillet 2009 3 22 /07 /juillet /2009 17:28

Le Roi de l’évasion d’Alain Guiraudie et J’ai tué ma mère de Xavier Dolan


Que l’on ait affaire au troisième long métrage du cinéaste français Alain Guiraudie, comme au premier film du jeune cinéaste québécois Xavier Dolan, dans les deux cas, l’homosexualité n’est pas considérée comme un mode minoritaire sexuel à confiner dans les marges de l’hétérosexualité dominante. Bien plutôt, ce que ces deux films présentés en sélection parallèle du Festival de Cannes exposent, c’est l’homosexualité envisagée comme une manière d’être, de sentir et de ressentir visant à mettre en crise l’hétéro-patriarcat comme système de domination reposant sur la double articulation des normes symboliques requises par le patriarcat pour lequel l’économie domestique est subordonnée à la centralité de la figure paternelle, et des règles promues par l’hétérosexualité afin d’exclure hors du champ de l’acceptable toutes les autres formes d’identités sexuelles, possibles et imaginables.

 


1/ Le Roi de l’évasion

 


http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:0JS6vRc4HjRiJM:http://www.festivals-connexion.com/actualites/103.jpgIl y a deux tendances dans le cinéma d’Alain Guiraudie. La première tendance, la plus connue, qui est à l’œuvre dans le moyen métrage Du soleil pour les gueux (2001) et le second long métrage Voici venu le temps (2005), présente la fiction d’un monde parallèle dont les partages et règles insolites nous apparaissent progressivement dans une familiarité qui autorise la critique de notre existant. La seconde tendance fait exactement l’inverse : du moyen métrage Ce vieux rêve qui bouge (2001) à l’actuel long métrage Le Roi de l’évasion, il s’agit de mettre en scène un monde dont la vraisemblance et le réalisme vont petit à petit s’enfoncer dans une logique fantaisiste au point de le faire basculer de la reconnaissance d’un monde familier à la découverte d’un monde inconnu. Entre ces deux tendances, le premier long-métrage Pas de repos pour les braves (2003) s'amuserait à réinventer sur un mode surréaliste et onirique, en allers et retours indécidables entre le rêve et la réalité (ou entre David Lynch et Luc Moullet),  un territoire à la fois réel et imaginaire qui souffre d'être déjà un peu trop balisé. C’est, de toute façon, la vigueur utopiste et libertaire d’un geste cinématographique qui s’amuse à brouiller les cartes de la semblance et de la dissemblance, du vraisemblable et de l’inimaginable, afin de voir en quoi la réalité à l’épreuve du possible est critiquable, et même mieux, susceptible de toutes les réinventions, de toutes les machinations.

 


Ce que mettent en avant les films réalisés par ce cinéaste, c’est ce que Cornélius Castoriadis a conceptualisé sous le nom d’« institution imaginaire de la société », c’est-à-dire les faits sociaux et historiques comme n’étant pas le produit d’une nature humaine ou mystique, intangible et immuable, mais relevant de processus créatifs entraînés par l’imaginaire collectif des individus faisant société. On le constate déjà avec les titres des films d’Alain Guiraudie, qui semblent tous provenir de cette région de notre enfance dans laquelle un des grands plaisirs était de réinventer la carte de la réalité en ouvrant en son sein les territoires du possible susceptibles d’accueillir ce que nous qualifions alors d’aventures. La nouvelle aventure que met en scène le cinéaste concerne Armand (Ludovic Berthillot), homosexuel grassouillet de 40 ans qui est représentant de commerce dans la région ouvrière et agricole d’Albi, et qui étrangement s’éprend de Curly (Hafsia Herzi), la fille de l’un de ses concurrents. Le nœud à partir duquel se noue la fiction et s’accélère son régime narratif réside dans une passion hétérosexuelle littéralement improbable, et contre laquelle va s’élever une vaste police des mœurs incluant les forces de sécurité régionales et les représentants locaux du patriarcat, et particulièrement le père de la adolescente dont s’est épris Armand. Pourquoi improbable ? C’est que le différentiel de position sociale séparant les deux héros est énorme : les différences s’accumulent, entre générations – Armand a 25 ans de plus qu’elle –, entre genres, entre identités sexuelles – il est homo, elle est hétéro –, entre races sociales – elle est d’ascendance migratoire et postcoloniale, pas lui –, entre situations professionnelles – il est employé quand elle est la fille d’un patron. Et dans la réalité telle qu’elle est assujettie à de massives règles de reproduction et de mimétisme sociales, ces deux là n’auraient que très peu de chances de se rencontrer. Sauf dans la fiction impulsée par Alain Guiraudie, et dont l’extrême originalité réside dans le fait que ce n’est pas l’homosexualité qui fait problème, mais bien l’hétérosexualité quand elle prend ces formes sensibles dérogeant aux normes symboliques régissant l’ordre de l’acceptable.

 


On le voit, l’homosexualité telle que la vit Armand s’épuise, tantôt dans des lieux de drague dans lesquels on croise toujours les mêmes personnes et qui cantonnent l’homosexualité dans des marges appréciées autant par les dominants hétéro que par les dominés gays, tantôt dans le moulage intéressé au sein d’une logique utilitariste qui voit la drague homosexuelle autoriser la séduction de futurs clients comme de son propre patron. En revanche, qu’un homosexuel de ce type s’entiche d’une jeune fille de cette sorte, et c’est la règle générale qui ne veut pas autre chose de chacun qu’il reste assigné à sa place supposée « naturelle » qui est ébranlée. L’utopie des corps libérés des conformités sociales ambiantes, sexuelles et patriarcales, et de la police du sensible dont tout un chacun (y compris le public du film) a pu intérioriser les normes esthétiques, voilà ce que promeut Alain Guiraudie avec son Roi de l’évasion, ses racines aux pouvoirs énergisants et fantastiques (la fameuse « dourougne »), ses agriculteurs priapiques, ses flics besogneux dont la rigidité sécuritaire se renverse en hédonisme bucolique, ses vieillards qui ont encore de la libido pour aimer à 70 ans de jeunes hommes, et ses acteurs, ses corps et ses accents que l’on ne voit ni n’entend jamais ailleurs. Un autre monde est possible, on vous dit, et qui renvoie le pauvre monde existant à la médiocrité de ses conservatismes sociaux et sexuels. Et si, comme l’a affirmé Rimbaud, l’amour est à réinventer, ses possibles réinventions s’exposent déjà sur l’écran de cinéma où l’on projette le nouveau film d’Alain Guiraudie.

 


2/ J’ai tué ma mère

 


http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:1zIunZJRe_4RAM:http://laternamagika.files.wordpress.com/2009/06/19106337_w434_h_q80.jpgRimbaud est également cité dans le premier long métrage réalisé par un jeune homme de vingt ans, à la fois acteur principal, chef décorateur, scénariste et producteur de son film. Rimbaud, mais aussi Maupassant (dans un carton en exergue du film), Cocteau, Musset, Sade. Quand on connaît la haine philosophique que l’auteur des 120 journées de Sodome a vouée à la figure maternelle considérée sous l’angle honni de la génération et de la reproduction, on comprendra mieux le titre du film. Dans ce festival de littérature, on pourra peut-être déceler plus secrètement le fantôme de Roland Barthes (qui, lui, a follement aimé sa mère) dont les Fragments du discours amoureux sollicitaient le motif de la « loquèle » d’Ignace de Loyola pour évoquer les flux propres au ressassement verbal de celui qui, amoureux, remâche et rabâche ses propres mots pour alimenter l’interminable travail de révision des affects. Les scènes qui mettent en jeu l’adolescent de 17 ans Hubert Minel (Xavier Dolan) et sa mère Chantale Lemming (Anne Dorval), notamment lors de formidables séquences tournées en voiture en une prise, en plan fixe et frontal, sont saturées d’une double logorrhée entortillant la mère et le fils selon que l’un-e présente une demande affective que l’autre est incapable ou se refuse à entendre, ou selon que l’on goûte le plaisir du ressentiment et de la culpabilisation que l’autre doit accueillir en se mortifiant d’un pareil don. On n’avait pas vu depuis A nos amours (1983) de Maurice Pialat (un critique auteur d’une monographie consacrée à ce dernier, Joël Magny, avait également mentionné la « loquèle » de Loyola pour caractériser les crises verbales qui scandent tout son cinéma, sur ce plan-là largement influencé par Ingmar Bergman) une si grande habileté à mettre au point de grandes scènes de ménage familiales conçues comme de véritables cyclones affectifs dans lesquels les flux langagiers, leurs rythmes et leurs intensités, s’ébrouent avec une extraordinaire vigueur (à tel point d’ailleurs que le sous-titrage est nécessaire pour suivre des dialogues dits dans un français québécois incompréhensibles lorsque la crise survient). A vingt ans, Xavier Dolan se révèle être un formidable directeur d’acteur, capable de mettre en scène des tensions auxquelles il sait participer comme acteur.

 


Pourtant, on ne saurait résumer J’ai tué ma mère à cette seule dynamique des affects paroxystiques déchirant un fils et sa mère. D’abord parce que cette pente ne se résout pas à un naturalisme dont le terme effectif serait le matricide. Le meurtre n’est ici que symbolique, et la littérature (ou la peinture lors d'une séquence très "pollockienne") pour Hubert, comme le cinéma pour Xavier Dolan dont le scénario emprunte largement à la biographie de son auteur, sont les modes permettant de sublimer dans l’acte artistique un noyau pulsionnel possiblement (auto)destructeur. Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas de montrer comment l’amour maternel et filial s’est transmué en haine, mais comment l’amour et la haine cohabitent dans la même zone d’indistinction, comme si le premier affect avait pour reflet dégradé le second assurant pourtant au premier l’image d’une permanence, même malmenée. Enfin, la référence au cinéma de Pialat cohabite pareillement avec l’objet de sa rancœur d’alors, c’est-à-dire la Nouvelle Vague dont s’abreuve le jeune cinéaste québécois. Fragmentation de plans courts d’objets du quotidien dignes d’Alain Resnais, ralentis oniriques et lyriques s’étirant sur une musique violoneuse rappelant Wong Kar-Wai (qui adore la Nouvelle Vague), citations littéraires et picturales appropriées et dignes de Jean-Luc Godard, mentions explicites aux 400 coups (1959) de François Truffaut, commentaires subjectifs en noir et blanc qui peuvent rappeler Godard ou Bergman, etc. Il s’agit donc, avec J’ai tué ma mère, de tramer le manteau d’Arlequin à partir duquel un garçon va pouvoir s’émanciper de son lourd roman familial dominé par la sur-présence de la mère et l’absence du père. N’est-ce pas une mère à l’enfant aimante peinte par le symboliste Klimt qui colore les murs de l’appartement lumineux du petit copain du protagoniste, alors que c’est le Cri de l’expressionniste Munch qui s’affiche, dans un appartement plus sombre, sur la porte de la chambre de Hubert, et derrière laquelle peut surgir inopinément sa mère ?

 


L’homosexualité (le petit ami de Hubert ne s’appelle-t-il pas Antonin Rimbaud ?) comme manifestation d’un refus, même inconscient ou implicite, de l’hétérosexualité telle qu’elle s’incarne dans une figure maternelle qui cherche à sublimer son désarroi familial et sexuel en consommation des signes d’une féminité ostentatoirement kitsch, se constitue également contre la domination hétéro-patriarcale dont sont victimes autant la mère de Hubert que ce dernier. L’homosexualité comme double refus, des misères symboliques que véhiculent les ordres symboliques dominants, « matrice hétérosexuelle » (Monique Wittig) et « système patriarcal » (Christine Delphy), comme évasion des mécanismes sociaux de la reproduction, de la reconduction de la domination, comme moyen de se constituer avec les fragments hétérogènes de l’existant une subjectivité autonome et récalcitrante (à l’image de la mèche ébouriffante arborée par le jeune homme), et surtout comme possibilité de pouvoir aimer une femme qui souffre des contraintes symboliques l’obligeant à coller aux règles de la féminité et de la maternité, et qui n’a pas d’autre amour à donner à son fils que l’inclusion dans le monde de souffrance qui est le sien. Le refus du couple hétérosexuel s’origine dans l’horreur que lui inspire la relation de couple que le héros forme avec sa mère. A la fin du film, c’est un horizon qui s’ouvre, en adéquation avec l’ouvert apaisé d’un paysage de lac forestier : cet horizon est celui d’un amour encore possible, encore à venir, amour utopique entre deux individus déliés des obligations symboliques en termes de filiation et de maternité.

 


Utopistes sont donc les films d’Alain Guiraudie et de Xavier Dolan. Utopie dans
Le Roi de l’évasion d’une France populaire sortie du bois des raideurs en termes de rôles sociaux et d’identités sexuelles, et au sein de laquelle s’aventurer dans le broussailleuse fiction d’un hors-piste qui serait celui du « trouble dans le genre » (Judith Butler) autoriserait la critique ludique et libertaire d’un existant figé dans les normes. Utopie dans J’ai tué ma mère d’un amour entre un garçon et sa mère qui se serait autonomisé du double système de domination hétéro-patriarcale dont le carburant est un mélange de frustration et de ressentiment. Dans les deux cas, l’hétéro-patriarcat comme machine à assigner symboliquement chacun à sa place et comme police des mœurs est ce contre quoi il faut batailler afin de retrouver la force possiblement subversive de l’homosexualité comme l’amour possiblement subversif d’un fils et d'une mère.

Franz B.

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19 juillet 2009 7 19 /07 /juillet /2009 21:57
Après la leçon de Jacotot sur l'égalité et l'émancipation universelle, il est bon de revenir sur le flou sémantique réel qui entoure aujourd’hui un emploi souvent aléatoire et confus de concepts radicalement différents en terme de signification, et dont les soubassements idéologiques sont moins complémentaires que réellement antagonistes, sinon inconciliables. Ce flou peut parfois affecter les propos de militant-e-s communistes libertaires alors même qu’ils combattent les discours et les actes des propagandistes actuel-le-s du néolibéralisme. C’est pourquoi il apparaît nécessaire d’opérer une clarification terminologique et idéologique afin de circonscrire les objets discursifs qui vont dans le sens du combat communiste libertaire et ainsi désigner ceux qui en sont l’exacte négation.

 

Pourquoi l’équité n’est pas l’égalité ?


Sans revenir sur les distinctions marxiennes (1) et relatives aux différentes formes historiques de l’égalité, égalité formelle lorsqu’elle repose sur l’universalisme abstrait des « droits de l’homme » qui sont en réalité les droits du bourgeois à exploiter le prolétaire, et égalité réelle lorsque tous les individus d’une société débarrassée de ses clivages de classe sont propriétaires de moyens de production assurant l’impossibilité pratique de profiter d’un système de domination économique tel que le capitalisme en incarne le dernier (l’ultime ?) avatar existant, il faut impérativement faire un sort aux différences fondamentales qui séparent radicalement une conception égalitaire de celle qui reposerait sur une notion aussi impressionniste que celle d’équité.

 

En effet, l’équité est ce jugement individuel du juste et de l’injuste provenant originairement d’une philosophie individualiste et subjectiviste des droits dits « naturels » au nom de laquelle le sentiment d’équité, toujours particularisé, s’oppose à toute forme de jurisprudence et de loi subsumée sous le cadre collectif et juridique des droits positifs (2). C’est pourquoi l’emploi contemporain du terme d’équité, remis au goût du jour par certains philosophes anglo-saxons libéraux tel John Rawls et introduit en France notamment par cet affidé du MEDEF qu’est Alain Minc dans son Rapport sur la France de l’an 2000, équivaut explicitement à mettre en place sur le plan du débat public un Cheval de Troie idéologique, visant la destitution du concept d’égalité qui oblige à une reconfiguration collective et totale des rapports sociaux, au profit d’une équité dont le caractère subjectiviste ne peut en rien bouleverser les inégalités structurelles existantes (3).

 

Des patrons comme Dassault, Lagardère, Pinault, Arnaud, Bolloré ainsi que leurs représentants étatiques peuvent arguer, et arguent en effet de l’équitable répartition des rôles sociaux en vigueur qui légitime la supériorité du propriétaire des capitaux et conséquemment des moyens de production sur celles et ceux qui ne disposent que de leur force de travail pour (sur)vivre – quand bien même c’est cette force de travail qui permet seule la valorisation du capital et sa profitabilité. C’est aussi au nom de l’équité que sont justifiées, notamment par la restriction du champ d’action du salaire socialisé en faveur de la protection sociale, une orientation monétariste de l’économie valorisant l’offre (c’est-à-dire les capitalistes) au détriment de la demande (soit le salariat) au nom d’une lutte contre l’inflation signifiant un rabotage des salaires, une extension des profits, et corrélativement l’inégale redistribution des richesses produites dans ce pays qui, en l’espace de vingt ans, a autorisé le passage de dix points de PIB (soit la bagatelle de 200 milliards d’euros) du camp du travail à celui du capital. Inégale redistribution d’un point de vue communiste quand cette redistribution peut apparaître équitable d’un point de vue plus restrictif (celui, libéral, du patronat dont la légitimité sociale est partagée par une fraction non négligeable du salariat). C’est enfin au nom de l’équité que le patronat a mis en avant, dans son projet dit de « refondation sociale », c’est-à-dire de destruction progressive des conquis sociaux de 1936, 1945 et 1968, sa stratégie individualiste et inégalitaire du contrat opposé à la loi dont l’application devrait être toujours démocratique, collective, égalitaire, sans défaut ni reste (4).

 

Alors que l’égalité est ce processus politique, objectivé par les rapports de force promouvant le principe égalitaire, validé par la loi, et disposant que les individus sont égaux entre eux parce que leurs conditions d’existence induisent une liberté et une autonomie qui ne peuvent plus se prévaloir d’une domination s’exerçant entre eux ou contre eux, l’équité est ce discours moral qui donne à entendre la subjectivité du sentiment personnel de justice sans avoir à poser la question des inégalités relatives aux différences de position sociale dans une société subordonnée à une logique de classe et qui sont au fondement des formes de subordination, équitables pour les un-e-s comme inéquitables pour les autres, propre aux sociétés capitalistes. Alors qu’une société capitaliste peut supporter la coexistence d’individus pour qui l’ordre des choses est ou n’est pas équitable, une société communiste (et a fortiori libertaire) ne pourrait pas supporter, à moins de trahir son nom, des situations économiquement, socialement, juridiquement et politiquement inégalitaires, et ce quel que soit le rapport de domination (entre classes, mais également entre les genres ou les races sociales)..

 

Combien de dominant-e-s chantent les vertus de l’équité, parce qu’ils répugnent à employer le mot qui tue, celui d’égalité dont les promoteurs sont qualifiés péjorativement par eux d'"égalitaristes", mot dont la philosophie ruinerait leurs positions dominantes ? Il faut en ce sens se demander aussi pourquoi le développement du « commerce équitable », quoi qu’on pense de ses éventuelles réussites ou de ses très réelles insuffisances, fait autant consensus, si ce n’est qu’il permet justement de ne pas envisager l’idée d’un commerce proprement égalitaire. Le commerce égalitaire serait tout bonnement la fin du capitalisme parce que le mode d’existence de ce dernier est certes celui de l’échange équitable (du point de vue de ses gagnants et de certains de ses perdants qui croient en la légitimité des premiers), mais surtout celui de l’"échange inégal" (Samir Amin) entre le Nord et le Sud comme entre les salarié-e-s et les patrons.

 

Pourquoi l’égalité des chances pervertit la substance même du concept d’égalité ?

 

On a vu la substitution idéologique visant à remplacer le mot révolutionnaire d’égalité par celui, moins propice à ce que le monde change de base, d’équité (significativement jamais employé d’ailleurs par les grands penseurs communistes et anarchistes). On peut supposer que l’efficacité libérale de ce tour de passe-passe bute empiriquement sur un consensus relativement partagé par une population culturellement attachée aux mots de la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité » comme aux politiques solidaristes que la république française a mises en place lors des grands compromis sociaux à l’origine de l’institution de l’état-providence.

 

C’est alors qu’une autre terminologie a fait depuis son apparition, d’abord dans l’espace scolaire, puis consacrée par la loi du 31 mars 2006 qui avait d’ailleurs autorisé (avant son abrogation suite à la victoire du mouvement social) l’article 8 relatif au Contrat Première Embauche (CPE), à savoir celle de l’égalité des chances. On retrouve l’égalité contre laquelle cherche à se substituer l’équité, mais accolée au mot de chance, ce concept s’en trouve rapidement neutralisé. En effet, l’égalité des chances ne saurait être tenable dans une configuration sociale dont les principaux bénéficiaires sont les héritiers qui, parce qu’ils disposent des différents types de capitaux (économiques, sociaux, culturels, symboliques) accumulés le long d’une histoire familiale parfois très longue, ont à leur disposition toutes les ressources matérielles et symboliques pour maintenir leur situation de dominant-e-s (5). A l’autre bout du spectre social, les prolétaires quasiment démuni-e-s de toute forme de capital ne peuvent individuellement renverser l’ordre de la domination. L’égalisation des possibles (6), nécessaire certes mais encore insuffisante, ne saurait pallier la question fondamentale de l’égalisation réelle des conditions sociales d’existence, par la neutralisation de la propriété lucrative et l’appropriation collective des moyens de produire et d’instituer de façon autonome la société, égalisation qui induit en conséquence la caducité pratique du modèle capitaliste de domination économique et de reproduction sociale existant.

 

L’égalité des chances est la formule néolibérale autorisant ses thuriféraires à vanter les mérites d’un modèle social compétitif et méritocratique en déplaçant le problème de l’égalité réelle du côté des limbes du hasard et de l’éther des chances alors qu’elles sont fortement déterminées par les structures sociales inégalitaires objectivement existantes en régime capitaliste (7). En ce sens, l’égalité des chances équivaut à parquer l’égalité dans le domaine uniquement du possible, en faisant l’économie du réel et des rapports de domination qui le structurent dans l’espace social et le temps historique. Pareillement, il faut renverser les termes de la logique consensuelle relative à toutes ces questions présentement abordées . Ce n’est pas parce que l’inégalité est réelle que l’égalité est en conséquence à renvoyer dans la sphère du possible utopique et qu’il faudrait s’en remettre en dernière instance aux leurres rhétoriques de l’équité. Mais c’est bien parce que règne l’utopie (la dystopie devrions nous dire) capitaliste avec son cortège d’inégalités et de mots d’ordre équitables que l’égalité, dont la positivité est forcément réelle puisque son négatif existe, et même si elle demeure encore virtuelle, est une puissance révolutionnaire à actualiser dans toute sa totalité.

 

Franz B.

Notes :

 

(1) Distinctions établies notamment dans le fameux opuscule de Karl Marx intitulé A propos de la question juive (1844), éd. Gallimard – Folio essais, 1982, p. 47-88.

(2) André Lalande, Vocabulaire technique et philosophique de la philosophie, éd. PUF – Quadrige, 1929, p. 295-296.

(3) De la même façon, en plus de faire l’erreur de poser une synonymie trompeuse entre l’égalité et l’équité, on peut difficilement soutenir, comme on l’a lu dans l’extrait du blog des communistes libertaires de Seine-Saint-Denis intitulé « Avis aux otages » sur lequel se concluait le numéro 168 de décembre 2007 d’Alternative Libertaire, que l’équité « est ce qu’on peut faire de meilleur pour le plus grand nombre », puisqu’il s’agit là, ni plus ni moins, du credo utilitariste vanté par des auteurs canoniques de la nébuleuse libérale classique, tels Jeremy Bentham, Adam Smith et John Stuart Mill. Un tel credo, que résume le principe dit « d’utilité », met entre les mains des acteurs du marché la décision de savoir ce qui est valable socialement ou non, hors de l’enceinte de la décision démocratique, et sans la possibilité que tout le monde (puisqu’il est bien question du « plus grand nombre ») puisse en être les bénéficiaires égaux. L’utilitarisme peut certes poser les questions de l’équité et de l’utilité, mais jamais celle de la délibération démocratique qui seule décidera dans sa forme non parlementaire mais directe de ce qui est bon et juste ou non, et jamais celle de l’égalité qui, dans sa forme économique achevée, entraînera pour la totalité sans restriction du monde social la mort du capitalisme.

(4) Thierry Renard et Voltairine de Cleyre, MEDEF : un projet de société, éd. Syllepse, 2001.

(5) Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, éd. Minuit, 1966 et La Reproduction, éd. Minuit, 1970.

(6) Eric Maurin, L’Egalité des possibles : la nouvelle société française, éd. Seuil – La République des idées, 2002.

(7) Pascal Durand (sous la dir. de), Les Nouveaux mots du pouvoir : abécédaire critique, éd. Aden, 2007, p. 169-171.

Cf. lire également, Alain Bihr, La Novlangue néolibérale, éd. Page deux, 2007.

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18 juillet 2009 6 18 /07 /juillet /2009 15:17

Publié par les éditions Fayard en 1987, et réédité par 10/18 en 2004, Le Maître ignorant fait partie de ces ouvrages de philosophie qui rendent la discipline bien plus familière que les productions des experts, tantôt en « moraline » comme disait Nietzsche, tantôt en « jargon » comme disait Adorno, qui dominent aujourd’hui largement le champ. Etrange livre que celui écrit par le philosophe Jacques Rancière il y a plus de vingt ans maintenant, et qui expose moins une théorie qu’il raconte la vie d’un homme de son temps, Joseph Jacotot, telle qu’elle a un jour et par hasard rencontré la puissance subversive de l’égalité. Subversive par rapport au règne social des inégalités s’appuyant sur la légitimation de l’ordre existant. Et si l’inégalité a trop souvent, dans une acception marxiste, désigné le différentiel des positions occupées par les individus dans un espace social clivé en fonction des rapports capitalistes de production, elle est ici appréhendée dans le champ social plus vaste des compétences intellectuelles sur lesquelles repose justement et entre autres la division du travail en tant qu’idéologie. Des compétences inégalement distribuées dans l’espace social, et en conséquence différemment détenues par des individus, les uns censés disposer de l’intelligence nécessaire à l’accomplissement des actions les plus valorisées et les plus valorisantes, pendant que les autres n’ont alors plus comme seul destin social acceptable qu’à s’instruire auprès des précédents pour rattraper un retard stigmatisant et finalement incomblable. Joseph Jacotot est le nom qui, selon Rancière, sonne le glas de la fable de l’inégalité des intelligences, et rappelle que l’égalité ne cessera jamais plus de hanter l’organisation sociale inégalitaire.

 

Qui était Joseph Jacotot ?

 

Extraordinaire trajectoire de celui qui s’est un jour appelé le « maître ignorant ». En 1789, Jacotot a 19 ans. Il enseigne alors la rhétorique à Dijon et se prépare au métier d’avocat. En 1792, il sert en tant qu’artilleur dans les armées de la République qui se battent alors pour protéger la Révolution de l’offensive contre-révolutionnaire. Instructeur au Bureau des poudres pendant la Convention, il devient ensuite secrétaire du ministre de la Guerre et substitut du directeur de l’Ecole Polytechnique. Revenu à Dijon, il enseigne alors entre autres les mathématiques, le droit, les langues anciennes. En 1815, il est élu député, mais le retour des Bourbons ouvrant la période conservatrice de la Restauration le conduit à l’exil aux Pays-Bas où il trouve un poste de lecteur de littérature française à l’université de Louvain. On le voit, la trajectoire de Jacotot est riche d’expériences et d’enseignements au nom desquelles il pouvait alors se prévaloir légitimement de figurer en bon intellectuel libéral de son temps. Mais c’est pendant son enseignement qu’a lieu en 1818 l’événement qui va changer sa vie. Comment apprendre le français à des étudiants hollandais dont Jacotot ne connait pas la langue ? Une version bilingue de Télémaque (1699) de Fénelon publiée à Bruxelles aura suffi pour que la puissance de l’égalité soit révélée à l’enseignant. Jacotot demande à ses étudiants d’apprendre par cœur la moitié de la traduction du livre de Fénelon tout en prenant en compte les équivalences en français, avant de lire en entier la partie française de l’ouvrage. La réussite de cette expérience nourrie par une intuition qui se révélera géniale a largement dépassé les espérances du professeur. Les étudiants, en plus de maîtriser le français, sont capables de composer des dissertations originales et brillantes. Mieux, l’expérience offerte par le Télémaque a révolutionné les pratiques de Jacotot ainsi que sa vision du professorat.

 


Ce qu’a découvert à cette occasion Jacotot, c’est « l’émancipation intellectuelle » comme il l’a écrit lui-même dans un de ses nombreux ouvrages. Celle-ci repose sur deux constats. Le premier est empirique quand le second débouche sur une position éthique. D’abord, les explications du maître qui dans le système classique d’enseignement (que Jacotot désignera désormais ironiquement dans ses écrits comme « la Vieille ») paraissent nécessaires ne le sont plus dans l’expérience menée par Jacotot. Pourquoi ? Parce que les explications sont le mode discursif à partir duquel est établie la hiérarchie entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, hiérarchie qui ainsi écrase toute possibilité aux intelligences de pouvoir se manifester dans l’égalité qui leur est commune. L’explication présuppose à la fois une capacité d’un côté et une incapacité de l’autre. Comme l’a précisé ailleurs Rancière, « toute explication est fiction d’inégalité ». L’explication est une manière de partage du monde entre les compétents et les ignorants, entre les supérieurs en intelligence et les inférieurs en intelligence. Or le fait que représente l’apprentissage du français par des étudiants hollandais et du hollandais par le professeur français exemplifie empiriquement la non-nécessité du système explicateur. Et les exemples abondent de situations dans lesquelles pratiquement les individus comprennent sans explication extérieure ni la médiation d’un savant ce qu’il faut entendre ou faire et comment agir. Un exemple cinématographique remarquable est à trouver dans Kes, le deuxième long métrage réalisé par le cinéaste anglais Ken Loach en 1969. Car que met en scène le film, si ce n'est la trajectoire d'un enfant issu du monde ouvrier de la mine du nord de l'Angleterre, sadisé par son frère aîné, moqué par ses camardes de classe et humilié par l'institution scolaire, et qui va apprendre seul à s'émanciper en s'appropriant un traité de fauconnerie volé dans un rayonnage de la bibliothèque municipale dont l'accès lui a été interdit. La plus belle séquence du film est celle qui voit le jeune héros montrer à son professeur de lettres comment il a appris à dresser un faucon crécerelle. La démonstration se déroule dans l'espace ouvert d'un champ symboliquement opposé aux espaces sociaux fermés (tels la maison familiale ou la classe) que traverse le protagoniste, et dans lequel il a fait venir à lui le maître obligé d'adopter en la circonstance une position de distance respectueuse devant ce que le garçon accomplit. D’ailleurs, Jacotot lui-même n’avait pas cessé ensuite de renouveler avec succès son expérience dans d’autres domaines de la connaissance, inspirant des démarches similaires dans toute l’Europe suivies par des personnes désireuses de propager la bonne nouvelle de l’émancipation intellectuelle à la portée de tous. Etudiants, mais aussi ouvriers, prolétaires de toute sorte qui du coup découvrent que leur infériorisation est une fable sociale à laquelle ils participent en y croyant. De là découle la position éthique de Jacotot : si le postulat est celui de l’égalité des intelligences, il n’est nul besoin de savants ; si le postulat est celui de l’inégalité des intelligences, les compétents sont nécessaires, et avec eux la légitimation de l’inégalité des individus.

 

Le postulat de l’égalité est développé dans une approche que Jacotot a qualifiée de « panécastique ». Autrement dit, dans chaque manifestation de l’intelligence humaine, il y a concentrée toute l’intelligence de l’humanité. Ainsi, c’est la compréhension d’une même intelligence à l’œuvre dans tous les apprentissages, compétents et incompétents étant pareillement doués de celle-ci mais ignorant ensemble cette identité au nom de la division verticale des savoirs dont l’institution sociale vaut réification. Tout un chacun est pareillement capable de voir et de sentir, de connaître et de reconnaître, de comprendre ce qui se répète et ce qui diffère, de décomposer et de recomposer, d’analyser et de synthétiser en retraduisant en mots ce qu’il a vu et vu faire. Cela, c’est l’intelligence générique et universelle, le génie humain dont chaque individu est en puissance le détenteur. Apprendre ce que l’on ignore n’est alors pas synonyme d’une bêtise partagée et propagée, mais le mode à partir duquel les savants n’exercent plus leur domination. Le maître ignorant n’en demeure pas moins un maître, c’est-à-dire qu’il dispose de l’autorité (qui n’est pas un pouvoir) grâce à laquelle la volonté de l’ignorant accède à la maîtrise de l’ignorant sans être assujetti aux explications du savant. Opposée à « l’abrutissement » que véhicule le système explicateur (on l’appelle aujourd’hui éducatif) parce qu’il produit des inférieurs et des supérieurs, et même pire, des « inférieurs supérieurs », c’est-à-dire des individus qui trouveront toujours des supérieurs pour être dominés par eux et des inférieurs pour à leur tour les dominer au sein du classement requis par la grille des inégales compétences, « l’émancipation intellectuelle » promue par Jacotot (et par Rancière qui veut dans son propre livre sauver de l’oubli cette histoire exceptionnelle et ainsi réitérer la bonne nouvelle de l’égalité toujours aussi mal acceptée de nos jours qu’il y a un siècle et demi) est cette exigence éthique au nom de laquelle s’appuyer sur le postulat de l’égalité en intelligence des individus permet l’accomplissement des processus d’autonomisation à partir desquels ces mêmes individus pourront se libérer de la fable de l’inégalité sur laquelle s’appuie idéologiquement l’organisation sociale. 


L’égalité maintenant ?

 

« Ne dis pas que tu ne le peux pas. Tu sais voir, tu sais parler, tu sais montrer, tu peux te souvenir. Que faut-il de plus ? Une attention absolue pour voir et revoir, dire et redire » (Le Maître ignorant, p. 46). « "Je peux" : voilà finalement ce que je propose d’appeler la phrase de Jacques Rancière, et il n’y a pas d’autre puissance » (Alexandre Costanzo, « Le Corps de l’émancipation » in Jacques Rancière et la politique de l’esthétique, éd. des Archives contemporaines, 20009, p. 106). Bouleversante promesse. L’égalité est une puissance à partir du moment où elle est désirée. Si règne le « Je ne peux pas », c’est la croyance en l’ordre social inégalitaire qui se trouve surenchérie. Bien sûr, les capacités individuelles sont différentes, parce qu’elles sont moulées dans l’appareil éducatif inégalitaire et la division sociale du travail, et parce qu’elles reposent sur l’inégalité des ressources sociales, culturelles et symboliques liées aux positions sociales occupées ou héritées par chacun. Cela, c’est le constat scientifiquement validée par la sociologie de la domination impulsée par Pierre Bourdieu depuis plus de quarante ans. Mais ce constat ne doit pas servir la neutralisation des capacités qui toutes relèvent, en puissance comme en acte, d’une même intelligence commune et générique. On comprendra ainsi mieux l’importance de la trajectoire de Rancière quand on la met en lumière avec celle de Jacotot. Proche de Louis Althusser, il s’en éloignera à partir du milieu des années 1970 (éloignement théorisé dans La Leçon d’Althusser en 1974) parce qu’il récuse une approche philosophique au nom de laquelle la garantie de la scientificité du marxisme, opposée aux illusions véhiculées par l’idéologie bourgeoise dominante, réinscrit l’écart entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, le parti d’avant-garde communiste et le prolétariat à émanciper (et donc assujetti au précédent).

Une bonne partie du travail de Rancière, de La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier (Fayard, 1981 – réédité par Hachette en 1997) à Les Scènes du peuple (Horlieu, 2003) en passant par La Parole ouvrière 1830-1851 (10/18, 1976 – réédité par La Fabrique en 2007) vise à rappeler comment les dominés, les « incomptés » ou les « sans part » comme le philosophe les appelle, et particulièrement ceux issus du monde du travail, ont toujours produit les formes symboliques et pratiques à partir desquelles il se sont écartés ou se sont séparés du consensus inégalitaire qui n’a pas d’autre fonction idéologique que de les (ré)assigner à leur place « naturelle ». Le marxisme althussérien a également participé au surenchérissement d’une vision inégalitaire pour laquelle les savants communistes ont pour tâche historique d’émanciper un prolétariat ignorant qui ne saurait être capable de s’émanciper lui-même. La sociologie bourdieusienne également d'après Rancière (c'est l'enjeu du livre de Charlotte Nordmann, Bourdieu/Rancière. La philosophie entre sociologie et philosophie, publié aux éditions Amsterdam en 2006). C’est donc aussi la bataille intellectuelle contre la sociologie de la domination constituée par Pierre Bourdieu qui se trouve mieux clarifiée à la lumière de la biographie philosophique consacrée à Jacotot dont le contexte de la rédaction était alors surdéterminé par le débat entre les intellectuels (du type de Jean-Claude Milner et d’Alain Finkielkraut) se plaignant de la « baisse de niveau » et de l’effacement des humanités dans l’enseignement, et les sociologues (tels Bourdieu et ses disciples, Christian Baudelot et Roger Establet) qui leur opposaient les réalités sociales que les premiers ne cessaient pas d’escamoter. Entre les promoteurs républicains de la méritocratie et les observateurs scientifiques de la reproduction des inégalités scolaires, Rancière par le truchement de Jacotot en appelle à une autre voie pour laquelle ni la méritocratie comme valorisation de l’inégalité des compétences sanctionnée de manière objective et neutre par l’institution scolaire, ni la sociologie de la domination envisagée comme le discours reproduisant l’objet qu’elle critique (puisque seule la science sociologique permet d’objectiver des pratiques dont les agents n’auraient pas conscience en tant que tel) et renforçant scientifiquement les inégalités existantes (puisque l’analyse sociologique dit que ce qui est a peu de chances d’être autrement). Bien sûr la sociologie critique est l'indispensable outil d'analyse permettant l'objectivation de la construction sociale des inégalités de position. Mais sur un plan plus politique, la compréhension des rapports de domination ne se suffit pas par elle-même, et requiert de déboucher sur leur abolition à partir du moment où l'horizon sociale souhaitée est celui de l'égalité partagée.

 


Cette voie, qui philosophiquement se veut ainsi radicalement anti-platonicienne (parce que Platon est le philosophe qui a théorisé la supériorité sociale du savant sur le reste de la société et que doit gouverner ce dernier – c’est d’ailleurs là une extrême différence d’appréciation entre Jacques Rancière et Alain Badiou qui sont tous deux issus de l’althussérisme) est toute entière ramassée dans les deux phrases suivantes : « Un individu peut tout ce qu’il veut » (p. 96) parce que « l’homme est une volonté servie par une intelligence » (p. 92). Si l’existant est à l’inégalité, alors le possible ? C’est ce qu’ignore le discours sociologique dont la force sociale certaine peut également servir dialectiquement la légitimation de l’ordre tel qu’il se présente. Si l’égalité est un postulat accepté par tous, alors l’inégalité devient une fiction à laquelle n’accorderont plus de crédit les individus. Si l’égalité est notre horizon, alors l’émancipation ne viendra plus de l’extérieur, parti d’avant-garde révolutionnaire ou système explicateur ou éducatif censé réduire progressivement les inégalités de position sociale (c’est-à-dire en repoussant toujours leur abolition réelle), mais des individus eux-mêmes, tous collectivement capables d’une même volonté d’apprendre, parce que tous animés d’une même intelligence dont toutes les activités humaines, œuvre d’art ou d’artisanat, témoignent. Jacotot est le nom inoubliable de la vérification empirique et concrète de l’intelligence générique et de l’émancipation universelle dans laquelle s’abolit la séparation idéologique entre travailleurs manuels et intellectuels, les premiers étant identiques en intelligence aux seconds. Si Rancière reste sceptique quant à l’institutionnalisation sociale du geste émancipateur, parce qu’il relève de l’effraction politique au nom de laquelle le partage consensuel présidant à l’ordre inégalitaire existant est remis en cause, il n’en demeure pas moins que la puissance politique (et « anarchique » puisque le philosophe associe ces deux termes ainsi que celui de démocratie dans l’entretien donné pour l’ouvrage collectif édité par La Fabrique en 2009, La Démocratie dans quel état ?) promise par l’émancipation universelle recoupe en bien des points le projet d’une société communiste libertaire telle que la conçoit Alternative Libertaire. Projet politique qui repose sur la base du postulat de l’égalité en intelligence des individus que doivent accomplir conjointement l’auto-émancipation collective et l’abolition des systèmes de domination existants et des inégalités qu’ils produisent.

 


En 1842, deux ans après la mort de Joseph Jacotot, la bonne nouvelle de l’émancipation universelle s’évanouissait dans les airs. Pour toujours ? « Le Fondateur l’avait bien prédit : l’enseignement universel ne prendrait pas. Il avait ajouté, il est vrai, qu’il ne périrait pas » (p. 230).


Franz B.

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1 juillet 2009 3 01 /07 /juillet /2009 17:17

Le deuxième long métrage des cinéastes italiens Daniele Cipri et Francesco Maresco, dont la verve corrosive s'était déjà exercée à l'époque de leur émission de télévision « Cinico TV », connaît, onze ans après sa réalisation, une résurrection qui ne serait pas trop pour leur déplaire. Il se trouve que leur film est une charge particulièrement virulente envers l'église catholique, s'amusant à parodier certaines figures ou épisodes bibliques avec un sens de la laideur et de la méchanceté qui a provoqué alors un véritable tollé. La commission de censure italienne, saisie par une bande excitée de culs-bénits, interdit le film. Une bataille juridique s'en est suivie, à laquelle ont participé les grands cinéastes italiens, Bernardo Bertolucci, Mario Monicelli, Marco Bellocchio (dont Vincere, présenté cette année à Cannes, et portant sur la première épouse de Mussolini, a eu pour chef opérateur Cipri), qui ont apporté leur soutien aux deux réalisateurs. Au terme d'un combat qui a duré six mois, le film pourra sortir, mais affublé d'une interdiction aux moins de 18 ans. L'activisme de militants intégristes, empêchant les spectateurs d'accéder aux salles dans lesquelles était projeté le film, fera le reste. Toto qui vécut deux fois sera alors rapidement retiré des affiches. Onze ans plus tard, le film de Cipri et Maresco renaît de ses cendres.


http://t0.gstatic.com/images?q=tbn:s_5Ic3tPo1gimM:http://www.cinemagora.com/images/films/81/20381-b-toto-qui-vecut-deux-fois.jpgLa séquence introductive du film situe d'emblée l'ambition des cinéastes : dans une salle de cinéma miteuse de Palerme, les quelques badauds présents s'esbaudissent à la projection d'un film (L'Oncle de Brooklyn, précédent long métrage de Cipri et Maresco réalisé en 1995 – depuis ils ont tourné Le Retour de Cagliostro en 2004) qui montre un âne sodomisé par un homme. « Quel veinard » disent-ils, pendant qu'à côté d'eux, un individu au visage difforme, presque cubiste, adresse à la caméra un regard qui s'origine dans l'orbite mort de son oeil. C'est donc que Toto qui vécut deux fois (qui avait peut-être ainsi prévu son invisibilité, et du coup notre cécité, suite à l'opération de censure orchestrée par l'église catholique) va nous déciller les yeux, multipliant les outrances et les provocations : masturbation collective et priapisme éruptif, déjections diverses et humiliations multiples, âne en érection et poule sodomisée, ange diarrhéique puis violée et Christ atrabilaire dissout dans l'acide, etc. Pour schématiser, le film navigue entre orgie tératologique et profanation bachique, élan vital et libertaire et anticléricalisme primaire.

Sur le plan narratif, Toto qui vécut deux fois est construit en triptyque (tel le retable d'Issenheim !) dont le premier panneau est consacré à l'idiot du village qui voudrait bien se taper la prostituée du coin dénommée « Turbine », et le deuxième à l'amant d'un homme qui vient de mourir et qui en dépouille le cadavre. Quant au troisième et dernier panneau, il se présente sous la forme d'un mélange de pastiches déglingués et cradingues d'épisodes bibliques au coeur desquels on reconnaîtra les personnages des deux récits précédents. Formellement, une image dont la granulosité s'accorde avec la rugosité des visages et paysages palermitains, un noir et blanc fortement contrasté qui donne au monde filmé un côté tour à tour charbonneux ou lunaire, et des plans souvent longs et fixes qui paraissent renouer avec le primitivisme du cinéma muet (surtout burlesque) participent à l'établissement d'une esthétique visant à la sublimation de la réalité filmée. Le plomb de la misère sicilienne converti en or catholique ? Pas vraiment. Ce serait même le contraire.

 

http://t1.gstatic.com/images?q=tbn:NwDlu7s1WgEyjM:https://wikis.otis.edu/modernart/images/3/3f/UnChienAndalou.jpgDevant Toto qui vécut deux fois, on ne peut pas ne pas penser au cinéma de Luis Bunuel et Pier Paolo Pasolini. Déjà la séquence introductive rappelle explicitement le début du Chien andalou (1928). Quant au nom de Toto dont est affublé le Christ dans le dernier panneau, il paraît devoir provenir du nom du célèbre comique italien qui joua dans Uccellacci e Uccellini (1966) de Pasolini (c'était aussi celui du héros du célèbre Miracle à Milan de Vittorio de Sica qui, en 1951, enchantait le néoréalisme à coup de merveilleux, et dans lequel un idiot angélique emmenait une bande de clochards au paradis). Entre Nazarin (1958) et Viridiana (1961) de Bunuel d'un côté, et La Ricotta (1963) et Il Vangelo secondo Matteo (1964) de Pasolini de l'autre, il s'agit toujours de mettre en scène la pauvreté sous-prolétarienne telle qu'elle excède ou déborde l'ordre symbolique chrétien. Le film de Cipri et Maresco se veut ainsi une allégorie, tout à la fois poétique et scatologique, au nom de laquelle les bondieuseries sulpiciennes sont littéralement prises par derrière.

 

Devant, ce sont l'église catholique, la gloire de son pouvoir, les ors prestigieux de son iconographie. Derrière, nous avons le sous-prolétariat italien, sa monstrueuse impuissance, les excréments dans lesquels il barbote. Tout cela dans le dos des richesses catholiques. Retourner les représentations, les prendre par derrière, c'est alors montrer ce qu'elles escamotent, le monstrueux qu'elles refoulent, la merde qu'elles occultent. Pourtant, le film n'a rien de naturaliste, on l'a compris en rendant compte de l'esthétique du film. Peut-on alors parler de maniérisme ? Ce serait le cas si l'on croit avoir affaire à des réalisateurs qui, issus de la télévision, cherchent à se donner des allures artistes en copiant les maîtres anciens, Bunuel ou Pasolini (à l'instar de Gustave Kervern et Benoît Délepine issus de Canal + et qui, passant au cinéma, se sont inspirés de Jacques Tati et Aki Kaurismäki pour réaliser leurs premiers films, Aaltra en 2004 et Avida en 2006). Surtout que la copie ne semble retenir ici que la fureur organique des corps dont l'excès asperge et gicle sur l'imagerie catholique habituelle, alors que les films des cinéastes espagnol et italien ne sauraient se réduire à la seule charge anticléricale.

 

http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:rJoW6Amy5LVWdM:http://cine-serie-tv.portail.free.fr/critiques-de-films/11-05-2009/toto-qui-vecut-deux-fois-coup-de-coeur/toto_qui_vecut_deux_fois_4.jpgCe carnaval rabelaisien qu'est Toto qui vécut deux fois dit finalement trois choses simples, élémentaires comme le sont les besoins (surtout sexuels) des personnages du film. D'abord le maniérisme du film, au sens où il s'inscrit de façon explicite dans les sillons esthétiques tracés naguère par Bunuel et Pasolini, vise moins à copier les illustres modèles en cinéma qu'à maintenir l'idée d'une continuité sociale et historique relative à la condition sous-prolétarienne, identique aujourd'hui à ce qu'elle a été en Espagne et au Mexique dans les années 50, et dans les faubourgs de Rome dans les années 60. C'est la grande force politique du film, et ce n'est pas la seule. En deuxième lieu, l'aspect carnavalesque ici largement affirmé repose notamment sur cette idée que le travestissement, en accord avec la dynamique parodique générale, dynamite les représentations sexuelles dominantes. Il est drôle en effet de mettre en scène des individus souvent homophobes, virilistes, et sexuellement attirés par des femmes qui sont en réalité des hommes travestis. Le casting ne comprenant aucune actrice puisque les rôles féminins sont tenus par des acteurs (tous non-professionnels et originaires des environs de Palerme) appelle ainsi à neutraliser la supposée nature hétérosexuelle des êtres humains par la mise en crise d'un imaginaire pour lequel le réel compte moins que le fantasme.

 

En dernier lieu, et c'est là peut-être le plus important, la puissance de profanation de Toto qui vécut deux fois est à comprendre à la lettre. Le philosophe Giorgio Agamben (qui fait d'ailleurs une fugace apparition dans Il Vangelo secondo Matteo de Pasolini) a bien expliqué dans son ouvrage Profanations (éd. Payot & Rivages, 2005) que le sacré est ce domaine symbolique improfanable, c'est-à-dire impossible à restituer à l'usage des individus. La profanation est alors ce geste qui vise à se réapproprier des formes, figures, scènes, récits ou représentations séparés car appropriés par l'église catholique. D'où son ire devant un film qui met en scène la réappropriation d'une gloire ou d'un prestige par ceux qui en sont habituellement exclus, les sous-prolétaires. C'est parce que la profanation accomplit l'indistinction entre sacré et profane, les deux termes convergeant au point de leur indiscernabilité commune, que le profane se change en sacré et vice-versa. A ce moment, Toto qui vécut deux fois touche au but : l'obscénité des sous-prolétaires devient celle de l'église catholique pendant que les miséreux deviennent sacrés, c'est-à-dire dignes d'être regardés sans qu'on les touche, leurs corps et leurs souffrances se gonflant en conséquence d'une gloire inattendue.

 

Le sous-prolétariat, incarnation plombée de la profanation dont est capable une organisation sociale inégalitaire validée hypocritement par l'église catholique, se change alors en or : celui de l'improfanable. Les sacrifiés sur l'autel du capitalisme sont devenus sacrés, c'est-à-dire intouchables. Voilà ce que l'église catholique n'a pas supporté : qu'elle se trouve dépossédée de ses prérogatives sacrales, qu'elle soit profanée au bénéfice de ce nouvel improfanable, de ces nouveaux intouchables que sont les sous-prolétaires siciliens.

Franz B.

 

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29 juin 2009 1 29 /06 /juin /2009 22:37

Communiqué de Femmes Egalité

 

femmesegalite@yahoo.com

www.femmes-egalite.org


 

En 6 jours, un débat national est monté « en mayonnaise » sans rapport avec un fait d’actualité récent : provoqué le 17 juin par André Gerin, député-maire PCF de Vénissieux (Rhône) sollicitant  « la création d’une commission d’enquête sur la pratique du port de la burqa sur le territoire national », puis repris par 64 parlementaires soutenant la demande, ensuite ce sont les ministres du gouvernement qui rentrent dans le débat…finalement Nicolas Sarkozy s’exprime sur la question le 22 devant le Congrès réuni à Versailles et soutient cette requête, en demandant une commission d’enquête parlementaire. 6 jours de débat médiatisé par la presse, la radio et la télévision…

 

Pourquoi cette polémique aujourd’hui, en pleine crise économique accompagnée de ses retombées désastreuses pour les masses populaires ? Pourquoi  a-t-on fait de cette question un débat de politique intérieure qui occupe les esprits dans une situation internationale très tendue ? 

Liberté de la femme, respect de la dignité de la femme, respect  de la  laïcité, …voilà les mots prononcés… Les uns proposent de légiférer, les autres pas, mais tous, absolument tous, ont participé à cette opération médiatique dangereuse qui peut conduire à des dérapages sérieux !

 

Faisons la part des choses :

 

Le port de la burqa en France, c’est aujourd’hui un phénomène marginal, le débat lancé ne peut que contribuer à l’amplifier.

Le nombre de femmes qui mettent cette tenue n’est pas très élevé ; nous pouvons l’observer nous-mêmes dans nos quartiers, dans nos rues ; le Ministère de l’intérieur lui-même signale « qu’il n’est pas en grande expansion ». Une chose est sûre, le débat déclenché contribue à amplifier cette question en exacerbant le communautarisme, en isolant encore davantage ces femmes, même si on ne défend bien évidemment pas le port du voile, encore moins le voile intégral. Comme à l’époque du débat lancé tous azimuts sur le voile à l’école, une fois de plus, à travers cette polémique, on désigne les populations musulmanes…Même si le port de la burqa n’est pas une obligation de la religion musulmane, ce sont à nouveau les femmes musulmanes qui sont montrées du doigt.

 

Pourquoi braquer les projecteurs sur cette question qui divise à un moment où les licenciements pleuvent ? Pourquoi dresser les gens les uns contre les autres, quand on a besoin de nous unir pour faire face à tous ceux et celles qui veulent nous faire payer la crise ?

Des membres du gouvernement parlent de défense des droits des femmes, une fois de plus quel cynisme !

Parler de nos droits quand, à la veille de cette polémique, ces mêmes membres du gouvernement ferment les yeux devant la liquidation des 104 emplois des ouvrières d’Aubade, qui sont mises à la porte après de multiples restructurations. Multiplication des licenciements, augmentation du chômage, extension de la précarité, chute vertigineuse du pouvoir d’achat… Il faudrait rappeler à ces messieurs et ces dames que pour qu’une femme puisse se faire respecter, il lui faut un travail et un salaire lui permettant de vivre et d’être autonome. L’autonomie est essentielle pour lever la tête, rester débout et faire valoir ses droits. Ce sont les femmes des milieux modestes qui pâtissent le plus de ce manque d’autonomie étant les plus touchées par le chômage ; il les rend ainsi plus vulnérables à toutes sortes de pressions.

Xavier Darcos, ministre de l’Education Nationale, est favorable à l’interdiction du port de la burqa en France au nom de la laïcité, « la burqa est une oppression » dit-il.

On rêve ! Ce même ministre enlève les moyens à l’école publique, laïque, pour accueillir les enfants. C’est lui qui a lancé les réformes tendant à faire disparaître l’école maternelle en France, alors que chacun sait l’importance de l’éducation pour ouvrir les esprits des enfants à la tolérance, au respect de l’autre, au respect des femmes. Quand c’est aussi l’éducation dans l’école publique et laïque qui donne les mêmes chances aux filles qu’aux garçons. Et que dire de Nadine Morano, qualifiant elle aussi le port de la burqa « comme une soumission de la femme ». Et elle met en place des jardins d’éveil, risquant de remplacer à terme les maternelles : déjà, des écoles privées confessionnelles se portent candidates pour les installer dans leurs locaux ! Or, c’est la socialisation des enfants, filles comme garçons, garantie par l’école publique, gratuite dès le plus jeune âge, qui leur permet de s’éveiller.

La proposition d’interdire le port de la burqa sur la voie publique s’inscrit dans un contexte de développement de la répression et de limitation des libertés démocratiques.

Il s’agit d’interdire une tenue vestimentaire à des femmes adultes. Cette proposition d'interdiction arrive à la suite d'une série de mesures et d’actes répressifs de plus en plus préoccupants  telles que la répression et la criminalisation de la protestation sociale, la fouille des cartables au collège, les arrestations d'enfants, un fichage de plus en plus généralisé. Nous nous retrouvons devant une proposition d’interdiction d’une tenue vestimentaire dans la rue, c’est un pas supplémentaire de restriction des libertés individuelles !

 

Ce débat ne prépare-t-il pas les esprits à l’intensification des combats des troupes françaises en Afghanistan ?

Ce débat est lancé au moment même où l’engagement de la France en Afghanistan s’est renforcé, où elle réaménage son dispositif militaire en renforçant la présence des troupes dans les zones où se déroulent les combats, moment aussi, où elle s’apprête à envoyer plus d’hélicoptères cet été. C’est la médiatisation de la situation au Pakistan et en Afghanistan au moment de l’occupation de ce pays par les USA, réalisée par les troupes de l’OTAN, qui a fait connaître le port de la burka.

L’oppression des femmes afghanes a servi de justificatif à l'envoi de troupes impérialistes dans ce pays. Après avoir détruit durablement l’Afghanistan, bombardé les populations, livré le pays aux seigneurs de guerre qui ont poussé la société afghane vers le chaos, après avoir enfoncé la majorité des femmes dans la misère et la pauvreté, le seul droit qu’elles ont gagné, c’est celui de vivre des situations d’insécurité totale ! La situation de la grande majorité des femmes afghanes s’est aggravée, et le droit fondamental qui est le droit à la vie a été bafoué. Ce ne sont pas les troupes impérialistes en Afghanistan qui feront reculer le port de la burqa.

 

Une loi en France qui interdirait la burqa  ne résoudra en rien le problème, bien au contraire.

L’interdiction de la burqa ne fera qu'enfermer un peu plus les femmes... en effet, si elles n'ont plus le droit de la porter dans la rue, elles seront alors condamnées à rester chez elles et donc à couper tout lien social avec l'extérieur qui pourrait enfin les pousser à ôter la burqa d'elles-mêmes. Lorsque ces femmes vont chercher leurs enfants à l'école, elles rencontrent d'autres femmes, des institutrices qui les amènent à discuter. Voir ces femmes enfermées dans ce voile fait mal au cœur, pousse à la révolte... mais encore une fois, c'est un travail de fond qu'il faut faire avec elles et l'interdiction ne les poussera pas du jour au lendemain vers un nouveau regard sur la religion et le monde qui les entoure.

Cette loi ne libèrera pas ces femmes, loin de là.

 

Le Comité national

Le 23 juin 2009

Organisation de Femmes Egalité

Adresse postale : Foyer de Grenelle, 17 rue de l’Avre 75015 Paris

Tél 06 282 56 282

femmesegalite@yahoo.com                          www.femmes-egalite.org

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