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  • : Communistes libertaires de Seine-Saint-Denis
  • : Nous sommes des militant-e-s d'Alternative libertaire habitant ou travaillant en Seine-Saint-Denis (Bagnolet, Blanc-Mesnil, Bobigny, Bondy, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Rosny-sous-Bois, Saint-Denis). Ce blog est notre expression sur ce que nous vivons au quotidien, dans nos quartiers et notre vie professionnelle.
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24 novembre 2009 2 24 /11 /novembre /2009 17:52
Je m’appelle Moussa, j’ai 10 ans, je suis en CM2 à Epinay - Ville du 93 où j’ai grandi et où je suis né
Mon école elle est mignonne même si les murs sont pas tout neufs - Dans chaque salle y’a plein de bruits, moi dans ma classe on est 29
Y’a pas beaucoup d’élèves modèles et puis on est un peu dissipés - Je crois que nous sommes ce qu’on appelle des élèves en difficulté
Moi en math je suis pas terrible mais c’est pas pire qu’en dictée - Ce que je préfère c’est 16h, je retrouve les grands dans mon quartier
Pourtant ma maîtresse je l’aime bien, elle peut être dure mais elle est patiente -Et si jamais je comprends rien, elle me réexplique, elle est pas chiante
Elle a toujours plein d’idées et plein de projets pour les sorties -Mais on n’a que 2 cars par an qui sont prêtés par la mairie
Je crois que mon école elle est pauvre, on n’a pas de salle informatique - On n’a que le préau et la cour pour faire de la gymnastique
A la télé j’ai vu que des classes faisaient du golf en EPS -Nous on n’a que des tapis, des cerceaux et la détresse de nos maîtresses
Alors si tout se joue à l’école, il est temps d’entendre le SOS -Ne laissons pas se creuser le fossé d’un enseignement à 2 vitesses
Au milieu des tours, y’a trop de pions dans le jeu d’échec scolaire -Ne laissons pas nos rois devenir fous dans des défaites spectaculaires


L’enseignement en France va mal, personne ne peut nier la vérité -Les zones d’éducation prioritaire ne sont pas une priorité
Les classes sont surchargées pas comme la paye des profs minés -Et on supprime des effectifs dans des écoles déjà en apnée
Au contraire, faut ajouter des profs et d’autres métiers qui prennent la relève -Dans les quartiers les plus en galère, créer des classes de 15 élèves
Ajouter des postes d’assistants ou d’auxiliaires qui aident aux devoirs -Qui connaissent les parents et accompagnent les enfants les plus en retard
L’enseignement en France va mal, l’Etat ne met pas assez d’argent - Quelques réformes à 2 balles pour ne pas voir le plus urgent
Un établissement scolaire sans vrai moyen est impuissant -Comment peut-on faire des économies sur l’avenir de nos enfants
L’enseignement en France va mal car il rend pas les gens égaux -Les plus fragiles tirent l’alarme mais on étouffe leur écho
L’école publique va mal car elle a la tête sous l’eau - Il n’y a pas d’éducation nationale, y’a que des moyens de survie locaux
Alors continuons de dire aux petits frères que l’école est la solution -Mais donnons leur les bons outils pour leur avenir car attention
La réussite scolaire dans certaines zones pourrait rester un mystère - Et l’égalité des chances, un concept de ministère Alors si tout se joue à l’école, il est temps d’entendre le SOS - Ne laissons pas se creuser le fossé d’un enseignement à 2 vitesses
Au milieu des tours, y’a trop de pions dans le jeu d’échec scolaire -Ne laissons pas nos rois devenir fous dans des défaites spectaculaires
Je m’appelle Moussa, j’ai 10 ans, je suis en CM2 à Epinay -Ville du 93 où j’ai grandi et où je suis né
C’est pas de ma faute à moi si j’ai moins de chances d’avoir le Bac - C’est simplement parce que je vis là que mon avenir est un cul de sac
(© Grand Corps Malade, 2009)

En ces jours de grève au sein de l'Education "Nationale", la vidéo du titre inédit de Grand Corps Malade "Education Nationale" fait plutot du bien, même si l'égalité des chances ne vaut pas l'égalité des droits ;=)
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11 novembre 2009 3 11 /11 /novembre /2009 21:36
Ca y est, c'est fait : le grand débat que nous attendions toutes et tous, nous qui sommes censé-e-s nous contrefoutre de la crise de l'accumulation du capital qui détruit des dizaines de milliers de postes de travail et jette à la rue des dizaines de travailleur-se-s, a enfin été impulsé par le servile Eric Besson. Vous savez, celui qui a troqué son poste de conseiller de Ségolène Royal pour celui de ministre sarkozyste et, ce faisant, a démontré tranquillement que la différence idéologique entre le PS et l'UMP n'était pas plus dense qu'une feuille de papier à cigarette. L'identité nationale, vous la kiffez ? Si c'est oui, ne vous abstenez pas de le dire sur le portail électronique mis en place à cette occasion par le ministère de l'immigration et de l'identité nationale, qui ainsi se fera le plus grand plaisir de relayer votre opinion rejoignant ainsi celle des tenanciers des cafés du commerce de France et de Navarre. Preuve, si l'on en avait encore besoin, que le Front National, loin de poser les bonnes questions comme l'a dit un jour Laurent Fabius, aura exposé les piteuses problématiques qui auront orienté le débat politicien des 30 dernières années. A nous de déconstruire ce leurre idéologique qui ne saurait pourtant se réduire à n'être qu'un faux problème à écarter d'un simple revers de la main, parce qu'il révèle le sens profond des orientations privilégiées par l'Etat Sarkozy.

Carte d'identité et identité nationale

En premier lieu, on fera remarquer qu'il semble aller de soi que le ministère de l'identité nationale soit également celui qui s'acharne à refuser de délivrer les documents administratifs permettant aux travailleur-se-s migrant-e-s d'être en règle avec la loi. Ce ministère représente ainsi la machine d'Etat qui fabrique, à chaque nouvelle réadaptation du corps de textes législatifs régissant le mode d'entrée et de séjour des immigrés en France, de nouvelles classes d'irréguliers qu'elle stigmatise, et qui dans le même mouvement appelle au sursaut de la nation afin de réfléchir à son identité supposément menacée par les irréguliers que l'Etat produit justement à la chaîne. Selon ce partage qui veut que le ministère de l'intérieur prenne en charge le délivrement des cartes d'identité individuelles, et que le ministère de l'immigration s'occupe de la carte d'identité nationale, on aura bien compris que la règle aujourd'hui est au fichage généralisé des individus et des peuples, selon qu'ils soient répertoriés comme des nationaux ou des étrangers, comme des inclus ou des exclus. Cette division étatico-juridique entre ces deux groupes devant servir à contrôler et fliquer les individus et les peuples, ainsi qu'à casser les solidarités entre celles et ceux dont le seul intérêt commun objectif est la fin de la domination étatique et l'abolition des chaînes capitalistes auxquelles elles et ils sont ensemble assujetties. De la même façon que l'abolition du salariat ne se fera qu'à la condition que tout le monde soit salarié, l'abolition des cartes administratives ne se produira que le jour où  une seule et même protection juridique couvrira tout le monde. A bas tous les encartements !

Le nationalisme, l'antilibéralisme des imbéciles

L'identité nationale est ce mythe ainsi employé afin de dissoudre la conscience d'appartenir à une seule et même classe, celle des prolétaires qui n'ont que leur force de travail à louer, qui n'ont que leur vie à défendre, et qui n'ont que leurs chaînes à perdre. Ce grand commun diviseur que serait l'identité nationale, séparant les inclus de la nation aux exclus de celle-ci, est bien le meilleur moyen pour faire oublier l'essentiel : les aberrations d'un capitalisme décomplexé qui n'ignore pas que la machine à profit ne peut tourner qu'à la double condition de licencier des milliers de salarié-e-s en précarisant, mettant en concurrence et surexploitant celles et ceux qui ont encore la chance de conserver leur emploi. Mais, nous avance-t-on doctement, comme s'il s'agissait là de l'argument ultime : les travailleurs étrangers, et d'autant plus quand ils sont irréguliers, parce qu'ils sont sous-payés, entraînent à la baisse l'ensemble de la masse salariale. Comme si ces travailleurs disposaient d'un tel pouvoir de décision ! Mais qui décide de la baisse tendancielle des salaires par rapport aux prix, si ce n'est la classe capitaliste elle-même, patronat ou gouvernement dont le seul intérêt est la division affaiblissant la puissance contestataire des dominés ? Franchement, à part Eric Zemmour et quelques autres idéologues, qui peut bien être intéressé par un débat de ce type, si ce n'est une minorité fervente adepte d'une mythologie du sursaut ou du salut national opposé tant au "mondialisme cosmopolite" qu'à "l'invasion du sol français" englouti sous les vagues de pauvres issus des pays anciennement colonisés ? Le nationalisme, définitivement, demeure aujourd'hui l'antilibéralisme des imbéciles.

Le nationalisme fait le lit de tous les racismes

Car c'est de nationalisme dont il s'agit avec le débat proposé par le méprisant Eric Besson. Et le mépris n'appelle que le mépris, ou plutôt, mieux la déprise : il ne s'agit donc pas de se méprendre, mais bien de se déprendre de tels énoncés pour en proposer d'autres. Le nationalisme, on le sait, a besoin d'un grand récit mythique fédérateur, et d'une croyance collective dans les mirages économiques et sociaux qu'il est censé prodiguer, et qui doit reposer sur un ensemble de rites (la Marseillaise) et d'emblèmes (du coq gaulois au buste de Marianne) afin de pouvoir symboliquement s'auto-entretenir. Le grand récit que le nationalisme propose, ce serait alors celui d'un "nous" généreux, fort et fier, et qui s'opposerait à un "eux" susceptible d'affaiblir ou de dégénérer le premier. Vision essentialiste ou substantialiste, homologue en tout cas à n'importe quelle forme de racisme : cette structuration imaginaire et binaire de l'organisation sociale, et que la frontière est censée matériellement accomplir, est quand même l'un des ressorts politiques des pires catastrophes que l'Europe et le monde ont vécues ces deux derniers siècles. Le terme ultime du discours inclusif-exclusif demeure historiquement la négation de l'autre, son extermination.

Vivre l'en-commun : le communisme

L'autre que le discours nationaliste vilipende n'est pourtant pas d'une essence ou substance différente que le même préservé et chouchouté par le discours nationaliste : ce ne sont que deux cas d'un même genre humain plus général qui ont précisément en partage ces quelques traits génériques que sont le langage pour parler et se comprendre et leur égale intelligence pour oeuvrer ensemble dans une société qui leur est commune. Une politique de l'émancipation et de l'égalité n'a que faire des différences culturelles, qui ne sont pour le meilleur que la preuve de la richesse des formes de vie adoptées par le genre humain. Une telle politique fait communauté, sans exclusive, avec tous les individus qui, parce qu'ils sont doués de langage, énoncent leur désir commun de ne plus s'identifier aux grands récits qui les divisent. Et ce, au nom d'un projet d'organisation sociale dans lequel l'autre n'est plus considéré ni comme une force de travail corvéable, ni comme un concurrent à abattre, ni comme un ennemi à vaincre. Ce vivre en-commun des égaux de la société émancipée s'est un jour appelé communisme. Cela ne peut s'oublier, et le nom même de communisme est l'antithèse destructrice de tout nationalisme, de tout discours de promotion d'une supposée et hypothétique identité nationale dont historiquement les Etats ont usé pour mobiliser leurs peuples assujettis  en les jetant effroyablement dans la guerre.

A bas l'internationalisme du capital ! Vive l'internationalisme des peuples !

L'identité nationale, parce qu'elle promeut une logique étatique d'identification indexée sur un grand mythe inclusif autant qu'il est exclusif, parce qu'elle subordonne les individus au nationalisme qui fait le lit de tout racisme, parce qu'elle aliène leur liberté d'agir et de penser au profit des grandes machines bureaucratiques de l'Etat sécuritaire et gestionnaire du Capital, fabrique le séparatisme symbolique au nom duquel les autres extra-nationaux sont les problèmes à résoudre des inclus de la nation. Mais quelle instance fabrique ces autres qui font problème, ces indésirables qui gênent, ces non-identiques qui souillent l'identité nationale, si ce n'est l'Etat lui-même ? Quand il s'agit de déréguler le mouvement des capitaux, il n'y a aucun problème, mais les êtres humains sembleraient représenter une autre affaire. A l'internationalisme du capital qui divise et met en concurrence les individus et les peuples, il faudrait (re)commencer par constituer l'internationalisme des peuples et des prolétaires, unis contre les divisions promues par l'exploitation capitaliste et l'identité nationale-étatique. Il faudrait même aller jusqu'au bout de la logique à l'oeuvre, en actualisant sa part d'impensé : si les étrangers sont en France désirables uniquement sous l'angle de la force de travail qu'ils représentent, et s'ils participent ainsi de la richesse économique dont profite toute une société, la moindre des choses qui assurerait un peu de cohérence et mettrait fin aux contradictions de l'Etat avec lui-même serait alors d'identifier cette force de travail avec le juste statut juridique qui devrait l'accompagner.

Qui est ici est d'ici. Et qui travaille ici l'est aussi.


L'autre étranger, mon proche

L'autre étranger qui fait problème, c'est en fait mon proche, celui avec qui je fais société, et celui à qui la société en retour doit donner les droits lui assurant la protection d'une vie libérée de toute forme de joug. L'étranger, c'est mon autre moi-même, celui avec qui je travaille et avec qui je travaille à nous émanciper du travail subordonné par le Capital et de la vie assujettie à l'Etat, alors que les représentants du national-étatisme que sont Eric Besson, Eric Zemmour et leurs affidés sont ces étrangers qui appartiendraient à un monde archaïque et barbare, dont peut-être les ultimes feux nocturnes viendraient nous brûler le visage, tout juste avant l'extinction.

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9 novembre 2009 1 09 /11 /novembre /2009 22:42
Contrats sans cesse renouvelés, volume d’heures de travail variable, non respect du droit des travailleurs… Voilà le quotidien des salariés précaires qui ne travaillent pas seulement dans le secteur privé, mais sont également très nombreux dans la fonction publique, notamment territoriale. (FPT) Les chiffres sont édifiants : 1.220.000 agents travaillent dans les organismes communaux et intercommunaux, 228.000 agents dans les départements et les régions, 63.000 agents dans les autres organismes publics, 108.000 agents dans les organismes privés d’action locale. D’après l’INSEE, 4 agents travaillant dans la FPT sur 10 ne sont pas titulaires, soit 25 % des agents !

Les non-titulaires se répartissent en 2 grands groupes, les permanents représentants ¼ des non-titulaires (contractuels, etc.), les non permanents représentant le reste (saisonniers, emplois aidés, etc.) 

Sur 597.400 agents territoriaux non titulaires dénombrés par l’Unedic en 2007, 172.600 ont été cette année-là connu le chômage ! Soit 29 % des agents non titulaires des 46.854 collectivités et établissements territoriaux ! La durée moyenne d’indemnisation avoisinait alors les 150 jours !

En 2005, 42 % des recrutements dans la FPT portaient sur des non titulaires, et ce malgré une législation qui impose désormais le CDI (Contrat à Durée Indéterminée) au bout de six années de CDD (Contrat à Durée Déterminée) ! 287.000 agents titulaires de la FPT travaillent à temps non complet. C’est le cas de 41 % des non titulaires !

Notons encore que la durée d'un CDD dans le privé ne doit normalement pas excéder 18 mois, alors que, dans la fonction publique, un CDD de trois ans renouvelable une fois, soit six années de précarité, est autorisé !

Cette précarisation induit des grilles de salaires basses, une flexibilité responsable de stress, ainsi qu’une situation de fragilisation individuelle empêchant les actions collectives. Il existe des agents territoriaux qui gagnent moins de 1.000 euros par mois, et vivent à la limite du seuil de pauvreté ! Cela est indigne de la fonction publique territoriale. C’est donc un véritable plan national de titularisation permettant la résorption de l’emploi précaire qui doit être impulsé par la FPT. Et les collectivités territoriales sont invitées à s’y inscrire !

Zoom avant sur la question de l’indemnisation chômage en FPT :

Beaucoup d’employeurs du secteur public ou semi-public ont leur propre système d’assurance chômage : les cotisations des salariés sont perçues par les employeurs qui indemniseront ensuite eux-mêmes les personnes qu’ils n’emploient plus. Les employeurs doivent respecter les règles du régime classique d’assurance chômage et ne peuvent pas apporter de restrictions supplémentaires à l’ouverture de droits. Pourtant, les employeurs, non contents d’utiliser des précaires, font des économies en détournant les règles d’indemnisation à leur profit. Ainsi, un salarié du privé qui a terminé un contrat et qui fait la demande d’une ouverture de droits à l’ASSEDIC sera indemnisé normalement, qu’il ait refusé ou non le renouvellement de son contrat à la fin de celui-ci. Les employeurs du public, profitant de leur double statut de patron et d’organisme d’indemnisation, utilisent quant à eux les informations en leur possession sur les conditions de la fin du contrat pour ne pas indemniser.

Comment est-ce possible ?

Avant la fin du contrat, une proposition de renouvellement est adressée au salarié, qu’elle soit ou non réelle d’ailleurs, peu importe. Si le salarié la refuse, l’employeur considère alors que la privation involontaire d’emploi, condition nécessaire pour l’ouverture des droits, n’est pas remplie. Le refus de renouvellement est en quelque sorte assimilé à une démission. Nombreux sont les précaires piégés par ce dispositif pervers, qui croient disposer de contrats mal payés en attendant mieux, et qui seraient susceptibles de leur ouvrir des droits à l’indemnisation leur permettant de chercher un emploi plus adapté en termes de qualification et de salaire. Mais comme le refus de renouvellement proposé par l’employeur est assimilé par lui à une démission, c’est la sanction du refus d’indemnisation qui tombe ! Ce système offre du point de vue de l’employeur l’avantage de se payer à petit prix une main-d’œuvre contrainte de multiplier les CDD. Même quand l’employeur n’a pas l’intention de renouveler un CDD, une proposition bidon refusée par écrit entraînera de toute façon le refus d’indemnisation et donc des économies substantielles pour l’employeur.

Comment résister ?

Dès l’entrée en poste, accumulez les preuves contre l’employeur. A toute proposition orale de renouvellement, exigez une proposition concrète sur la nature du poste à pourvoir et les conditions de rémunération. Et refusez de vous positionner si le contrat de travail n’est pas mis sur la table. Ne signez surtout pas un refus de renouvellement de contrat même si l’on vous dit qu’il ne s’agit que d’une simple formalité administrative. Sinon, cela sera reconnu comme une démission entraînant le non-versement des indemnités. Lorsque le contrat relève du droit privé, il ne peut y avoir refus d’indemnisation sur la base du refus de renouvellement de contrat. Si l’employeur s’entête à refuser l’indemnisation, menacez le d’un recours judiciaire auprès des tribunaux prud’homaux. Lorsque le contrat relève du droit public, les jurisprudences sont celles de la cour d’appel administrative. Le contrat proposé ne doit pas comporter de modification substantielle (pas de modification de salaire ou de durée de temps de travail), et l’emploi proposé doit être compatible avec la spécialité ou la formation antérieure de l’employé. Le contrat peut enfin être refusé pour des raisons liées à des motifs d’ordre personnel, comme la volonté d’entamer une formation.

Attention ! Les jurisprudences n’ont pas force de loi puisqu’elles ne sont que l’interprétation des textes en vigueur. Si les décisions prises sont très restrictives pour les droits des salariés, la multiplication des jurisprudences favorise malgré tout ces derniers. Surtout, la pression collective et syndicale peut contraindre les employeurs à accorder les droits.
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22 octobre 2009 4 22 /10 /octobre /2009 22:05
Rachel (2009) de Simone Bitton

Parmi les grands films documentaires qui auront dominé l'année cinématographique, deux sont consacrés à la violence d'Etat israélienne : Z 32 d'Avi Mograbi (sorti le 18 février) et Rachel de Simone Bitton (sorti le 21 octobre). La complicité unissant les deux documentaristes, qui va jusqu'à s'exprimer à l'intérieur même de leur film (le générique-fin de Z 32 salue Simone Bitton, et la voix d'Avi Mograbi résonne parmi d'autres dans Rachel), ne s'arrête pourtant pas à ces seuls clins d'oeil. Au-delà d'une connivence partagée aussi avec le cinéaste palestinien Elia Suleiman, dont les sous-titres de son dernier long métrage de fiction, Le Temps qu'il reste, ont été partiellement traduits par Simone Bitton, la convergence de vue est plus profonde, puisqu'elle veut soumettre la question du geste documentaire à la mise en crise des représentations dominantes concernant ce que les médias appellent souvent euphémiquement le "conflit israélo-palestinien". Faire un film documentaire pour ces deux personnes (l'homme est citoyen israélien, la femme est d'origine juive marocaine et possède la double nationalité française et israélienne), c'est pratiquer une incise afin d'ouvrir la croûte des visibilités recouvrant la réalité de la brutalité coloniale israélienne envers le peuple palestinien sur les visibilités alternatives qu'elles écrasent. C'est décentrer le regard et apprendre enfin à considérer le hors champ que refoule le champ représentatif dominant les modalités concrètes d'une guerre coloniale qui ne se dit jamais comme telle dans la bouche des gouvernants israéliens et de la plupart des médias qui les relaient servilement (tous préférant parler en un même choeur consensuel de "lutte contre le terrorisme" et de "droit à la défense"). C'est enfin comprendre que les images ne sont pas affaire de reproduction technique du visible, mais sont des enjeux esthétiques de luttes entre le visible et l'invisible, qu'elles sont justement des mixtes instables de visible et d'invisible, de semblance et de dissemblance, de réel et de fiction, et dont l'indécision doit susciter parole et prise de position, débat démocratique et politique.

Scène de crime et responsabilité

Z 32 et Rachel ont en partage deux brûlants motifs complémentaires : il existe des endroits où la violence d'Etat israélienne s'est exercée de la façon la plus inique et brutale, et cet exercice peut en droit être légitimement contesté. Constituer cinématographiquement la scène d'un crime, et la responsabilité d'Israël dans ce crime sont deux mouvements qu'accomplissent ensemble les films de Simone Bitton et d'Avi Mograbi. Deux policiers palestiniens tués sommairement en représailles d'un attentat terroriste notamment par le jeune homme qui est interrogé sur la motivation d'un tel geste dans Z 32, et la mort de la militante pour la paix étasunienne Rachel Corrie écrasée par l'action d'un bulldozer dans le film éponyme de la documentariste figurent leur point aveugle respectif, cette zone grise à partir de laquelle se met en place un dispositif qui veut montrer tout à la fois ce qui s'est passé en contestant l'ordre des visibilités qui conforme le sens unique des événements, et comprendre ce qui a déterminé ces actes horribles en désignant l'effective responsabilité d'un Etat qui ne cesse pas de s'exonérer des crimes qu'il commet. Ensuite, les films divergent dans le cas traité et la forme requise pour en objectiver la signification. Z 32 apparaît de ce point de vue plus radical que le film de Simone Bitton (ce qui ne veut pas dire qu'il est meilleur que lui). D'abord, parce que le dispositif esthétique conçu par Avi Mograbi pour interroger le meurtre des deux Cisjordaniens revêt des formes originales : masque numérique métamorphique qui cache le visage du bourreau ordinaire et appelle par rapport à la situation traitée une catharsis digne de la tragédie grecque ; intervention du cinéaste dans son propre film afin de mettre en crise sa propre posture didactique ; chansons qui scandent la narration et lui donnent un air distancié digne des pièces de Bertolt Brecht et Kurt Weill. Ensuite, parce que le récit établi par le film désigne une réalité totalement déniée par l'Etat israélien : en effet, le crime narré par le jeune réserviste (dont le nom de code donne son titre au film) retourné à la vie civile n'existe que par le biais de son témoignage, et la scène de crime que le documentariste investit avec son singulier témoin (puisqu'il est aussi le bourreau) n'existe pas officiellement. Beauté du film d'Avi Mograbi qui fonde cinématographiquement l'écart séparant la société israélienne d'un Etat dont elle ignore les actes qu'il a commis en se revendiquant de la légitimité démocratique. Ce crime invisible, qui n'est objectivé que par le documentaire, en appelle à l'action de la société afin de rappeler à l'ordre de la loi un Etat qui ne cesse pas paradoxalement d'outrepasser ses propres bornes légales. Rachel, si proche de Z 32, s'en éloigne malgré tout sur ces deux points : la scène où eut lieu l'horreur est reconnue comme telle, autant par les témoins présents lors de la mort de la militante que par les autorités officielles, et la responsabilité de l'Etat israélien a été officiellement invoquée. Sauf que les conclusions divergent entre le groupe de pacifistes accompagnant Rachel Corrie pour protéger les maisons palestiniennes de Rafah à Gaza (en mars 2003, soit avant le retrait des colonies israéliennes de l'été 2005, le contrôle de la bande de Gaza par le Hamas, et l'attaque d'Israël en décembre 2008-janvier 2009 qui a fait plus de mille morts civils), et les représentants de l'Etat israélien. Alors que les premiers accusent Tsahal (cette "armée exceptionnelle" selon Claude Lanzmann qui lui a consacré un film éponyme et apologétique en 1994) d'homicide volontaire, les seconds ne déplorent qu'un regrettable accident.

Perspectivisme et constructivisme

Rachel s'appuie tout d'abord sur un remarquable travail de documentation dont on aimerait qu'il inspire les écoles de journalisme si elles n'étaient pas si souvent contraintes, par les décideurs économiques et étatiques, à ressembler à des fabriques de production de l'opinion dominante. C'est pourquoi le documentaire de Simone Bitton relève de ce genre qu'est le film-enquête, avec ses fragments narratifs non-chronologiques et ses pointes de subjectivité concordantes et/ou discordantes, et dont l'exemple définitif demeure la première fiction réalisée par Orson Welles en 1941, Citizen Kane (modèle avoué également des premiers grands films-dossier du cinéaste italien Francesco Rosi). C'est aussi ce qui différencie le nouveau long métrage de Simone Bitton du précédent, Mur (2004), tourné à chaud au moment de l'édification de l'illégal (selon la Cour Internationale de Justice) mur de séparation impulsée par le gouvernement Sharon (et continuée depuis sans interruption) afin de rendre toujours plus difficile l'établissement de l'unité territoriale et politique du peuple palestinien. Alors que Mur relevait d'un geste issu du cinéma direct institué dans le courant des années 60 (et auquel a participé un Frederick Wiseman), comme il témoignait avec ses longs travellings latéraux de l'influence de De l'autre côté (2002) de Chantal Akerman (tourné le long de la frontière mexicano-étasunienne), Rachel équivaut à une sorte de flash-back afin de revenir à un événement qui s'est déroulé quelques années auparavant (à l'époque du tournage de Mur), et qui résulte aussi de la politique mortifère d'emmurement bétonné décrété par Israël. Pacifistes (originaires d'Ecosse, de Grande-Bretagne et des Etats-Unis) qui ont milité avec Rachel Corrie dans le cadre de l'ISM (International Solidarity Movement) et témoignent de ce qu'ils se souviennent avoir vu le 16 mars 2003, représentants de Tsahal qui exposent (avec des différences notables) leur version des faits, autochtones palestiniens qui se rappellent avec émotion l'engagement de la jeune fille, médecin israélien qui a pratiqué l'autopsie de cette dernière, proches de la victime filmés dans sa ville natale (Olympia dans l'Etat de Washington), ancien soldat qui raconte anonymement les contradictions éthiques vécues lors de son incorporation militaire, membre du groupe israélien Anarchists against the Wall qui veut continuer le combat : Rachel s'avance sur le mode perspectiviste de la mise en place d'une grille de perception à l'intérieur de laquelle les points de vue tantôt se recoupent, tantôt s'ignorent (voire s'opposent ou se tournent le dos). Citations de la correspondance électronique de Rachel Corrie (qui a été éditée sous la forme d'un journal) lues par ses camarades, lectures de compte-rendus officiels (notamment par Avi Mograbi et Shuli Dichter, ce kibboutznik ami croisé dans Mur), extraits de bandes d'archives (reportages TV, photographies et dessins conservées par les proches de la victime ou réalisés après coup en sa mémoire, archives militaires) que borde un cadre noir afin de les distinguer des plans tournés par la documentariste : Rachel est également un passionnant exercice de montage mosaïque grâce auquel les fragments hétérogènes recueillis, tantôt trouvent à s'articuler, tantôt se rejettent. Nous avons donc affaire à une esthétique perspectiviste et constructiviste qui privilégie ici la confrontation dialectique des points de vue et des matériaux existants, en quête de l'impossible synthèse. Parce qu'une tâche demeure, un point aveugle reste entier : Rachel Corrie a-t-elle été délibérément écrasée sous l'action du bulldozer de Tsahal, ou bien a-t-elle été victime d'un accident  (un "dommage collatéral" comme le dirait la doxa militaire) dont le groupe auquel elle appartient est pour partie responsable, aveuglé par un activisme qui aurait fait l'économie des déterminants de la situation ?

Dans chaque image : un point aveugle

Comme l'a souvent répété Marie-José Mondzain, philosophe dont l'objet de recherche est la question des images de l'antiquité grecque et chrétienne à nos jours, il ne faut pas confondre le régime économique des visibilités qui est le produit objectif de la domination et de son regard sur le sensible, et le régime esthétique des images qui ont pour fonction de mettre en crise les spectateurs soumis au régime des visibilités dominant. Là où une visibilité requiert de son spectateur un acquiescement passif devant ce qu'on lui montre, assujetti à la croyance normative de l'identité entre le représenté et le réel, une image dérange l'ordre des normes en termes de perceptions et de leur compréhension, parce qu'elle se fonde sur un équilibre instable entre le visible et l'invisible, parce que le second terme qui conteste la prééminence du premier oblige le spectateur à se positionner, à penser le jeu entre les deux termes, à justifier sa position et sa pensée, à se constituer comme sujet parlant et pensant, et ainsi à soumettre son discours critique au débat politique qui devrait être, dans toute société démocratique qui se respecte, le propre de l'espace public (sauf qu'aujourd'hui il ne cesse pas de se rétrécir sous l'effet des impositions techniciennes de l'expertise gestionnaire et des pressions consuméristes du capitalisme). Le point aveugle, à l'instar des corps évanouis des films du cinéaste italien Michelangelo Antonioni, autrement dit "l'invu" pour parler à nouveau comme Marie-José Mondzain, c'est le cadavre de Rachel Corrie dont le sens ne cesse pas de fuir dans l'écart entre les visibilités qui dominent (quand elles sont produites par les médias et l'Etat), les visibilités minoritaires (qui sont l'oeuvre des témoins), et les visibilités qui font défaut. A l'intersection de tous ces régimes inégaux et hétérogènes de visibilité (inégalité et hétérogénéité qui obligent justement chacun-e à penser, parler, interpréter et prendre position : se faire sujet), cette tache qui demeure, ce pli obscur qui insiste toujours, ce visage tordu et rouge de sang, cette butée de sens : le corps mort de Rachel. S'il s'agissait de minorer la parole des témoins, et de valoriser dans le même mouvement le discours du pouvoir, le film relèverait purement et simplement de la police. Si, au contraire, il s'agissait de prendre partie automatiquement pour les faibles contre les forts, les gentils contre les méchants, le film ressortirait d'une vision manichéenne tout aussi consensuelle. Heureusement, Rachel est un peu plus retors que cela. En effet, la fin du film ne lève pas toutes les ambiguïtés, au sens où la probabilité de l'accident, même faible, tient toujours, notamment par rapport à l'expertise médico-légale. Il est vrai aussi que cette thèse achoppe sur de nombreux points troublants, par exemple quand il est question de la bande vidéo issue des archives militaires qui a été coupée au moment où Rachel a été saisie par la motte de terre soulevée par le bulldozer. C'est que Simone Bitton a eu l'intelligence de ne pas réduire la force politique de son film à la seule posture humaniste et scandalisée par la mort d'une jeune femme forcément sympathique. Pour le coup, on dira de Rachel qu'il effectue tout au long de son déroulement une sorte de zoom arrière, partant de cette tâche aveugle que représente sa mort pour ouvrir toujours plus grand le champ des déterminations concrètes de l'épouvantable événement. Si les thèses antagoniques de l'homicide volontaire qui relève de la responsabilité de l'armée israélienne, et de l'homicide involontaire  pour lequel est engagée la responsabilité des pacifistes, restent frappées par une charge dubitable que n'épuise pas le film, ce qui en revanche est indubitable appartient à la présence illégale de Tsahal en territoire palestinien. Le décès de Rachel est la résultante de la politique coloniale israélienne envers le peuple palestinien. Comme résulte de cette politique la résistance palestinienne dont certaines formes pratiques, tel l'attentat terroriste, sont ensuite considérées par le pouvoir israélien, selon un schéma pervers classique (bien analysé par Denis Sieffert et Joss Dray, par exemple dans La Guerre israélienne de l'information, éd. La Découverte,  2002), comme des attaques entraînant de nécessaires ripostes.

Rachel, Rachel

On aura remarqué que les deux documentaires sortis au cinéma de Simone Bitton, Mur et Rachel, sont tous les deux hantés par différents avatars d'une même allégorie, le personnage de Rachel. Dans Mur, il était question de la poétesse Rachel (1890-1931) que citait le kibboutznik Shuli Dichter, la première écrivaine, à l'époque de la Palestine sous mandat britannique et du foyer juif qu'elle abritait, à poser les bases littéraires d'une poésie féminine. Il était également question de Rachel, cette figure biblique qui apparaît dans la Genèse, cousine et seconde femme de Jacob, qui est morte sur le chemin du retour à Bethléem, et dont le tombeau, lieu saint du judaïsme, symbolise pour ses croyants la route de l'exil vers Babylone. On apprenait alors que son tombeau avait été endommagé par la construction du mur de séparation : cette extraordinaire conséquence d'un Etat qui s'abrite derrière le paravent théologico-politique pour justifier ses exactions coloniales, et qui malmène ses propres sanctuaires, valait alors comme symptôme d'une attitude irrationnelle et autodestructrice. Par le biais du dispositif esthétique conçu par Simone Bitton, Rachel Corrie incarne alors l'actualité de ces deux figures féminines spectrales, la poétesse qui raconte dans l'un de ses courriels un cauchemar qui annonce incroyablement sa mort tragique, et la femme dont le tombeau de terre résulte de l'entreprise de bétonnage sécuritaire israélienne. Rachel mythique, Rachel héroïque, d'hier et d'aujourd'hui : l'allégorie de la résistance et du martyr que souvent elle appelle, sachant que le martyr signifie étymologiquement (martus en grec ancien) le témoin qui consent à la possibilité de son propre meurtre afin d'affirmer sa foi plutôt que de l'abjurer. C'est pourquoi Rachel commence avec un panoramique d'ouverture qui embrasse à Jérusalem les trois lieux saints représentant les trois monothéismes, islam, judaïsme et christianisme. Non pas que le film s'inscrirait dans le régime du religieux, mais Simone Bitton sait, à l'instar de Marie-José Mondzain, que la question des images a connu sa résolution critique à l'époque où, en bordure des mondes occidental et oriental, le christianisme s'est séparé des deux autres monothéismes par rapport à la querelle divisant les iconodoules (plutôt que les iconolâtres) menés par Jean Damascène et Théodore Studite, et les iconoclastes représentés par l'empereur byzantin Léon III en 726 de notre ère. Défendre les images, c'était alors défendre la thèse de l'incarnation, autrement dit du visible qui témoigne dans la chair souffrante du Christ de l'invisible divin. Si Rachel est un documentaire on ne peut plus matérialiste, il n'oublie pas que l'image, en tant qu'elle est l'ouverture du visible sur l'invisible (qui peut s'entendre aussi comme l'ouverture du réel sur le possible ou du pensable sur l'impensable), se joue en rapport avec un corps qui souffre et meurt parce qu'il incarne cet invisible qu'est l'idée (de la paix, de la justice sociale - tout ce que pour notre part nous nommons communisme libertaire) que la visibilité du pouvoir dominant cherche à écraser. De la même façon, la mort brutale de Rachel ne doit pas écraser la situation conflictuelle de l'oppression coloniale israélienne dont elle est l'une des expressions, la grande médiatisation de son cas ayant autorisé à l'époque l'escamotage d'autres tragédies dont personne alors n'a rendu compte. On découvre que, le même jour du décès de la militante, un travailleur handicapé palestinien de Rafah a été assassiné par un sniper israélien. "Le Commerce des regards" (éd. Seuil, 2003) dont a parlé Marie-José Mondzain est devenu aujourd'hui une guerre des visibilités qui vise la neutralisation des regards qui justement interrogent et discutent le réel plutôt qu'ils ne cherchent à valider l'ordre des réalités visibles existantes. "Quel film évoquera cet homme ?" se demande  en substance la documentariste, laissant passer un discret repentir, et comme une sorte d'autocritique qui heureusement se trouve dépassée par ce mouvement général de lent zoom arrière qui inscrit la mort de Rachel Corrie dans l'espace d'un désastre plus global incluant toutes les victimes de l'Etat israélien.

Monumanque

C'est la grande force politique de Rachel que de déployer un espace universel et commun aux victimes de la raison d'Etat et à leurs témoins, palestiniens (les habitants de Rafah n'oublieront jamais Rachel Corrie), israéliens (le militant d'Anarchists against the Wall), anglo-saxons (les camarades de Rachel qui entretiennent sa mémoire en lui consacrant des peintures et des chansons, tel ce morceau rap avec lequel se clot le film et qui redit ce qu'un mur à Rafah affirme : "Rachel est une citoyenne étasunienne avec du sang palestinien"). Si le documentaire a su constituer un lieu, c'est-à-dire au sens propre une scène à partir de laquelle on peut parler, discuter et se positionner devant les ravages de la politique israélienne actuelle, un espace de paroles où la polyphonie fait l'épreuve de la discordance, c'est qu'il est profondément un tombeau, au sens où ce lieu est celui où est tombée Rachel Corrie, et où cette chute est symboliquement rédimée par l'entretien mémoriel de l'invincible idée de résistance que le corps tombé incarnait. C'est l'aspect monumental du film de Simone Bitton (bien que son économie de production soit modeste), en ce sens étymologique que le monument (du latin moneo, se remémorer) est le lieu de la personne qui manque, et dont il faut impérativement se souvenir. C'est d'ailleurs pourquoi Jacques Derrida, dans Glas (éd. Galilée, 1974), parlait de "monumanque", du monument en tant qu'il est le lieu rappelant la personne ou l'événement qui nous manque. Et puis, concernant le rapport entre archive et monument, Michel Foucault n'écrivait-il pas : "Analyser les faits de discours dans l'élément de l'archive, c'est les considérer non point comme documents (d'une signification cachée, ou d'une règle de construction), mais comme monuments ; c'est (...) faire ce que l'on pourrait appeler, selon les droits ludiques de l'étymologie, quelque chose comme une archéologie ?" (Dits et écrits, vol. 1, texte n° 59). Rachel nous manque, et son être qui nous fait défaut, et qui fait tache dans l'image en divisant les archives, appelle la constitution d'un lieu d'où se dressera la parole plurielle et universelle qui entretiendra le souvenir d'un corps qui a incarné une idée qui lui survivra, d'un lieu qui reconduira la mémoire d'une personne dont le nom est devenu un synonyme à la fois particulier et universel de résistance. Rachel ne s'applique alors pas seulement à ruiner archéologiquement quelques clichés, en montrant par exemple que des Etasuniens sont mobilisés, contre l'alliance objective unissant les Etats-Unis et l'Etat d'Israël, pour la cause palestinienne. Et cette mobilisation revêt aussi la forme de l'allégorie biblique de David combattant le géant Goliath (que matérialisent ici les tanks et les bulldozers D9, à l'instar du char de la place Tian'anmen en face duquel s'exposait le corps nu d'un étudiant chinois, inoubliable et anonyme, lors des manifestations réprimées de 1989) dont le mythe sert par ailleurs à alimenter la machine idéologique israélienne (comme l'avaient montré le précédent documentaire d'Avi Mograbi, Pour un seul de mes deux yeux, en 2005, ainsi que l'essai de Michel Warschawski, A tombeau ouvert. La crise de la société israélienne, éd. La Fabrique, 2003). Rachel ne cherche pas seulement à reconduire le combat pacifiste de la documentariste, en proposant un exercice pieux de célébration des martyrs de la cause palestinienne. Plus profondément, Rachel constitue cinématographiquement l'image invincible de l'idée politique de résistance à l'oppression étatique, et telle qu'elle s'incarne dans des figures inoubliables. Figures qui, à l'instar du militant de l'IRA Bobby Sands dans le bouleversant Hunger (2008) de Steve Mac Queen, à l'instar du groupe Manouchian dans L'Armée du crime (2009) de Robert Guédiguian, à l'instar encore des militants ultra-gauchistes japonais de United Red Army (2008) de Koji Wakamatsu, ont souffert dans leur chair (et parfois jusqu'à la folie) pour avoir maintenu l'existence d'une idée, et dont la mortelle souffrance manifeste autant le combat pour la perpétuation de l'idée (dont l'invisible possibilité lutte contre la visibilité de l'ordre réellement existant), que sa victoire sur la mort individuelle.

Vivre pour une Idée

Si le martyr de Rachel Corrie rejoint celui de James Byrd jr. traîné à mort le long d'une route du Texas par une bande de jeunes racistes dont il était question dans le documentaire intitulé Sud (1999) de Chantal Akerman, au sens où ces deux corps, dont peut-être nous ignorions l'existence, sont devenus deux noms inoubliables exprimant l'universel scandale de la barbarie et le nécessaire combat contre elle, il représente aussi, à l'instar des insurgés du ghetto de Varsovie qu'évoque le militant d'Anarchists against the Wall, le souvenir de ceux qui, pour parler comme Walter Benjamin, nous ont précédés sur terre dans la lutte pour l'émancipation, et dont la mémoire requiert notre engagement présent et à venir. Cette mémoire vaut comme fidélité à une idée que des corps incarnent et que des noms désignent, et la fidélité pour Simone Bitton concerne aussi la figure du poète palestinien Mahmoud Darwich, à qui elle a consacré un documentaire en 1998 pour la série télévisuelle Un siècle d'écrivains, et  qui, dans Rachel, se traduit simplement sous la forme d'un plan montrant une statue amérindienne, rappelant que le poète avait établi le rapport, dans son Discours de l'Indien rouge en 1992, comme dans le film de Jean-Luc Godard Notre musique en 2004, entre le sort de son peuple à celui des Amérindiens. La fidélité s'exprime également dans une des affiches du film, montrant un dessin représentant la jeune femme habillée d'un pull dont la couleur orange vif s'oppose à la masse grise du bulldozer, la mention "Un film de Simone Bitton" étant également en orange, comme si cette couleur devait symboliquement assurer la fidélité envers un combat commun que partagent les deux femmes. Enfin, Rachel sait admirablement rappeler que le combat pour une idée de la justice trouve aujourd'hui à s'incarner dans de nouvelles générations de militants. Alors qu'on ne cesse pas d'incriminer le manque de politisation de la jeunesse contemporaine, Simone Bitton montre la puissance de cette dernière quand elle se sait fidèle aux vérités politiques de l'émancipation et de l'égalité. Si, pour finir avec Alain Badiou, la maxime  inconsistante de l'ordre capitaliste dominant est de "vivre sans Idée" (autrement dit consommer et se taire), pour les partisans de son abolition, "Commencer, ou recommencer, à vivre pour une Idée est, puisque c'est possible, le seul impératif" (Logiques des mondes, éd. Seuil, 2006, p. 602).

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13 octobre 2009 2 13 /10 /octobre /2009 12:40

Revenir sur le pamphlet du philosophe Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? (éd. Lignes, 2007) qui a connu un beau succès de librairie, c'est la possibilité de penser à nouveaux frais les rapports entre la politique et la philosophie, sachant que la seconde dispose de la capacité d'énoncer les vérités universelles et génériques qui traversent le champ de la première. Loin des recensions caricaturales qui appauvrissent le contenu de ce livre, le souci analytique qui anime notre lecture du livre d'Alain Badiou veut mettre en avant les quelques principes philosophiques défendus par un homme pour qui la question communiste demeure toujours à l'ordre du jour. Certes il existe des écarts qui distinguent le communisme selon Alain Badiou, et le projet de société communiste libertaire promu par Alternative Libertaire. Mais ces différences ne doivent pas empêcher un égal désir pour l'avènement du communisme.


1/ La peur, et la peur de la peur

 

Ce n’est pas parce que la philosophie se défie, depuis le geste inaugural de Platon, du lit des opinions (ce que ce dernier appelait la doxa) qu’elle doit s’en détourner toujours. Elle a aussi à en ébranler le ronronnement quotidien en réfléchissant sur le rôle social des affects collectifs qu’amplifie largement l’industrie médiatique. Les dernières élections présidentielles ont été par exemple l’occasion de convoquer deux types de peur : la peur primitive de réaction des dominants (représentés par le clan umpiste autour de Sarkozy) qui se verraient contester leur pouvoir, et la peur secondaire dérivant de la précédente qu’incarnerait la « socialiste » Royal et qui ne vaudrait seulement que pour s’opposer à la première. Entre la peur et la peur de la peur, entre la peur de l’étranger ou du prolétarisé d’ascendance coloniale et la peur du flic tabassant les précédents, il y a là comme une indice déplorable d’une négativité affective qui s'exprime dans le champ électoral. Négativité affective et expression électorale rendent hors-jeu le concept même, non pas du, mais de la politique en regard de laquelle il est nécessaire de tirer rationnellement les conséquences des possibilités positives que refoule l’état des choses existant. Aucun affect, et encore moins s’il est négatif, ne peut alors prétendre à soutenir un principe d’orientation politique affirmatif, émancipatoire, égalitaire et universel.

 2/ La terreur est l'avenir de la peur 

 

C’est donc la peur qui justifie le néant politique de la reproduction étatique, alors qu’une véritable politique d’émancipation doit poser la question de son autonomie en regard de la sphère étatique justement. Investi par une subjectivité massivement et médiatiquement conformée par la peur de réaction comme par la peur d’opposition, l’Etat n’a pas d’autre fonction que de reproduire la peur (d'où son caractère potentiellement terroriste). La peur n’a pas d’autre avenir que la terreur nécessaire à son autojustification ainsi qu’à la maintenance brutale de l’ordre existant qui, reposant sur la division mondiale de la production des richesses et l’accaparement inégale de celles-ci, fait du monde commun un monde invivable. Un monde proprement immonde : c’est-à-dire peuplé d’animaux humains réduits à leurs besoins consommatoires, et dont la mise en concurrence généralisée équivaut à une guerre perpétuelle et sans merci.

3/ L'actualité du pétainisme et la nécessité politique des sans-peur

 

C’est pourquoi il y a un avenir en France pour un "néo-pétainisme" qui, contrairement à l’élan conquérant et vitaliste du fascisme, repose principalement sur cet affect régressif et défensif qu’est la peur. Néo-pétainisme compris à l’intérieur de l’arc républicain (le clivage gauche-droite n’apparaissant alors que pour ce qu’il est : un consensus sur la base d’une peur partagée et des positions de pouvoir à conquérir), et contre lequel est aujourd’hui politiquement requise une « alliance des sans-peur ». Historiquement toujours minoritaires, les sans-peur font du courage une vertu affirmative afin de lutter au nom d’une politique orientant l’action émancipatoire, à distance de la sphère étatique critiquée comme activité séparée, et à rebours de la division sociale du monde. C’est cette action au nom d’un principe (transcendantal) universel contre le néo-pétainisme qui exige une nouvelle subjectivation synonyme de fidélité à la vérité de leur combat. Ce combat est celui de la démocratie dont le nom et les pratiques seraient enfin adéquats à son concept.


4/ Le parti unique, social-libéral sur sa gauche, libéral-social sur sa droite

 

La désorientation politique actuelle est doublement consécutive du délitement des appareils représentatifs traditionnels de gauche comme de la nouvelle violence sociale dont est capable, après le reniement du compromis keynésiano-fordiste, le capitalisme financiarisé. D’ailleurs l’affaissement des légitimités syndicales, partisanes et parlementaires s’origine précisément dans le déploiement de ce que l’on appelle depuis les années 70 la « mondialisation néolibérale » (alors que la structure même du capital a toujours appelé à la mondialisation de son procès comme l’avait bien vu en son temps Marx). Ralliés aux politiques néolibérales présentées comme inéluctables, les partis sociaux-démocrates quels qu’ils soient n’incarnent plus aujourd’hui une force d’opposition au système existant, mais bien plutôt un élément participant de sa molle et morne reproduction. Il y a donc comme la prise de conscience (que signalent une démobilisation et une désaffection populaires grandissantes envers l’institution électorale) de la réalité d’un parti unique, libéral-social du point de vue de l’UMP, social-libéral du point de vue du PS, qui a trouvé à s’exprimer dans la mise en place du gouvernement d’"ouverture" de Sarkozy (à l’image de ce que fit Berlusconi en Italie). Le mot du philosophe slovène Slavoj Zizek se trouve ainsi vérifié : « le stalinisme est l’avenir de la démocratie parlementaire ».


5/ L'ordre capitalo-parlementaire et sa validation chiffrée par le suffrage universel

 

A l’élément pulsionnel (la peur) ajouté à l’élément nostalgique (le vieux parti de gauche d’antan) se mêle une impuissance qui se vérifie chaque jour de publication d’un énième sondage dit d’opinion : l’ultime forme de légitimation de la démocratie parlementaire ne réside plus dans le contenu de la politique que la nouvelle équipe dirigeante doit défendre, mais dans la loi abstraite du chiffre qui prive d’en interroger le contenu. Le suffrage universel ne s’identifie plus à un programme politique pour lequel il est requis comme forme légitime de validation démocratique. Mais il est identifié à la loi des grands nombres suspendant tout jugement critique en déniant les effets réels et problématiques des mesures gouvernementales. Les élections ne relèvent donc que de la reproduction de l’ordre établi capitalo-parlementariste, et ne possèdent ainsi aucune puissance de contestation possible de cette machine de domination et de division réellement existante.

 

6/ Passer de l'impuissance à l'impossible

 

Face à cette asthénie dépressive concomitante d'un assujettissement de masse, il faut, pour paraphraser le psychanalyste Jacques Lacan, « passer de l’impuissance à l’impossible ». C’est-à-dire trouver le point à partir duquel repenser en dehors de la situation présente l’intégralité du réel de cette situation. C'est cela le transcendantal : ce point qui nous excepte de la situation pour penser, dans cet arrachement au quotidien de l'existant, autre chose que ce dernier. Le sujet est celui qui tire les conséquences de ce point de reconfiguration exceptionnelle du réel. Car, si le possible est un réel qui n’existe pas, l’impossible devient le nom d'un autre réel, non pas tel qu’il est mais, tel qu’il faut autrement qu'il soit. L'impossible, c'est l'avènement d'un réel qui jusqu'alors n'existait pas. N’être ni déprimé (parce qu’on a peur de la peur), ni rat (parce que la peur nous rend lâche) : voilà ce qui qualifie, contre la majorité des peureux et des traîtres, l’alliance courageuse des sans-peur qui ne craint pas d’être en exception « illégale » avec la règle de la réalité au nom d’un événement à venir dont la vérité universelle a pour nom celui d’égalité.

7/ Huit principes qui commandent l'exception politique

 

Les huit points praticables pour s’excepter hors de la règle en cours et s’ouvrir à l’impossible sont les suivants :

. Qui est ici est d’ici ;

. L’art comme création est supérieur à la culture comme consommation ;

. La science qui est gratuite l’emporte sur la technique et son potentiel de profitabilité ;

. L’amour, à défaut d’être réinventé, doit être défendu ;

. La médecine doit s’appliquer pour toute et tous également (point d’Hippocrate) ;

. Toute politique émancipatoire est supérieure à la gestion managériale des affaires courantes ;

. La presse doit être libre de la censure capitaliste ;

. Ultime point, le plus important : il n’y a qu’un seul et même monde pour tout le monde.

 

8/ La politique de l'égalité comme indifférence aux différences 

 

Le seul axiome réel de la politique dominante est que le monde des sujets humains n’est pas unifié, qu'il est conséquemment divisé par des procédures nationalistes, racistes, sociales et économiques induites par la mondialisation du capital pour laquelle le seul espace unifié s’identifie alors au monde devenu marché. Alors que la pensée néolibérale exige qu’il y ait plusieurs mondes (eux et nous, les riches et les pauvres, les winners et les loosers, etc.) pour que puisse perdurer l’accumulation infinie du capital au détriment écologique du caractère fini des ressources terrestres, la pensée émancipatoire veut qu’il n’y ait qu’un seul monde. Dans l’universalité générique de tous ses sujets (c'est-à-dire indépendamment des différences culturelles), ce même monde se déploierait sous le mode juste de l’égale liberté. Indifférente aux différences culturelles parce qu’elles constituent notre universelle condition de sujets infiniment singuliers, la politique émancipatoire s’opère dans la consolidation de ce qu’il y a d’universel dans les identités les plus culturellement différenciées. D’où que cette politique se fasse avec toutes celles et toux ceux qui ne viennent pas de là où nous sommes.


9/ L'héroïsme de la conversion à l'exception 

 

Passer de l’impuissance à l’impossible demande donc du courage, cette vertu s’éprouvant dans l’endurance pour l’impossible qui demande ce temps nécessaire pour résister devant la durée qu’impose la dure loi du monde existant. Le courage n’est alors pas de recommencer comme avant, mais de se convertir (comme aurait dit Platon) au point de rupture affirmative avec la réalité des opinions existantes. Et cette conversion à l’exception de l’impossible est héroïque : elle permet l’assurance d’une orientation locale pendant que règne la désorientation globale. Cette désorientation a pour nom, on l’a dit, transcendantal pétainiste. Et celui-ci est fait de servilité aux puissances militaires et financières (ce que les révolutionnaires de 1793 nommaient justement « corruption »). Il repose sur l’impuissance relative aux motifs réactionnaires et racistes de la "crise morale" et du "déclin national", et oblige à un redressement dont le modèle vient toujours de l’étranger (ici c’est le modèle libéral anglo-saxon qui a été privilégié). Un modèle censé nous extirper enfin de la "catastrophe" dont nous serions toujours les victimes, et il s’agit bien sûr du point de vue de Sarkozy de Mai 68.

 

10/ La vérité de l'hypothèse communiste 

 
Avoir le courage de ne pas être néo-pétainiste, c’est accepter héroïquement de tenir un point hétérogène à l’impuissance provoquée par le transcendantal pétainiste en son immonde réalité. C’est refuser de demeurer un animal humain, seulement mu par ses égoïstes intérêts qu’attise la guerre relative à la mise en concurrence généralisée de tous contre tous. C'est s’ouvrir à l’événement d’une subjectivité nouvelle attachée à rester fidèle à la vérité universelle qui requiert résistance et lutte active. Cette vérité peut-elle encore s’identifiée à l’hypothèse communiste ? Oui si celle-ci, en tant qu’elle induit une répartition véritablement démocratique des richesses économiquement produites afin de satisfaire tous les besoins sociaux, sait se dissocier de la forme qu’elle a prise lors du siècle précédent, à savoir celle du Parti accédant au pouvoir étatique.

11/ L'autonomie du communisme, hors des appareils marxistes-léninistes et de l'incorporation étatique

 

Que retenir de ces deux paradigmes historiques qui restent pour Alain Badiou la Commune de Paris en 1871 et la Révolution russe de 1917 (quid de la Guerre d'Espagne ?) ? Le marxisme-léninisme n’apparaît plus aujourd’hui comme la forme adéquate à partir de laquelle l’invention politique pourra faire événement en rupture avec la situation existante. C’est précisément ce que nous a appris Mai 68, par-delà toutes ses ambiguïtés constitutives : perpétuer l’hypothèse communiste, sans laquelle il n’est même pas pensable de vouloir continuer sous peine de demeurer des animaux humains s’entre-déchirant dans un monde de plus en plus immonde. Cette hypothèse exige une autonomie de ses conditions pratiques de réalisation qui sont hétérogènes à ces formes partisanes et étatiques traditionnelles que l’histoire passée a invalidées.

 

12/ Le communisme est à réinventer

 

Le communisme est cet événement dont l’universelle vérité sollicite les sujets qui lui sont restés fidèles afin que ceux-ci en reformulent la pratique concrète. Comme l’amour selon Arthur Rimbaud (condition, avec la politique, le poème et les mathématiques, grâce à laquelle selon Alain Badiou la philosophie peut penser la puissance de l’événement), le communisme comme invention politique est à nécessairement réinventer.

Franz B.

 

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5 octobre 2009 1 05 /10 /octobre /2009 00:01
La révolution (documentaire) reste à faire

 

 

Grondements, marbre des violoncelles, nom des auteurs s’affichant en blanc sur fond noir : De la servitude moderne de Jean-François Brient se présente d’emblée comme un documentaire qui affiche pendant 52 minutes et avec componction les signes de la gravité et du sérieux. On craint le pensum. Et nos craintes vont hélas trouver à se justifier.

 

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D’emblée le premier plan affirme la hauteur du point de vue de l’auteur : Sirius. Cette introduction, qui rappelle un peu le début de 2001 (1968) de Stanley Kubrick, expose la situation d’où nous parle l’auteur : le monde éthéré de ses idées. C’est dire l’idéalisme dans lequel s’est réfugié un « penseur » qui va nous parler du haut de son documentaire de la marche catastrophique du monde telle que, lui seul, il peut la considérer, les peuples étant en toute logique écrasés par les considérations matérielles qui les aveuglent. D’où la citation de Shakespeare sur les aveugles dirigés par des idiots, alors que les dominants sont ingénieux, les dominés sont perspicaces, et que tout le monde est intelligent. Si nous étions des idiots, on ne s’embêterait ni faire ce blog, ni à proposer un projet de société communiste libertaire, par exemple. Brient, clone marxiste orthodoxe de Yann Arthus Bertrand.

 

 

Si la mise en rapport du fétichisme religieux et du fétichisme de la marchandise n’est pas inintéressante, elle n’est que le rappel élémentaire de considérations philosophiques qui datent de plus d’un siècle, lorsque Marx est passé de la critique de la philosophie allemande à celle des économistes anglais de son temps. Cela, c’est le début du film. Ensuite, c’est une enfilade (divisée en trois parties d’environ 17 minutes chacune) de courts sujets thématiques, annoncés par une citation, et concernant entre autres la production industrielle de la « mal bouffe » ou des biens de consommation, le saccage de la nature, la sacralisation de l’argent, l'uniformité consumériste, le pillage du Nord par le Sud, la mascarade politicienne, etc. Soit tous les incontournables de la critique anticapitaliste de base. Contre le droit à la propriété intellectuelle, le film peut être regardé gratuitement (http://www.dailymotion.com/relevance/search/de+la+servitude), et le texte est libre de toute reproduction. On devrait  opiner du chef, et dire qu'on ne peut qu'être que d'accord. Alors, où est le problème ? Parce qu’il y en a, et même plusieurs, et ils sont tous de taille.

 

Signifiant-maître

 

Compositions violoneuses et pianistiques (mais un final placé sous le déluge sonique de Rage Againt the Machine), coulées d’images tantôt ralenties (pathos garanti) tantôt accélérées (ivresse assurée), voix-off sentencieuse et marmoréenne, didactisme monotone du commentaire : c’est une parole qui aimerait bien frayer son chemin esthétique entre Godard et Debord (cité), hélas sans la puissance ironique et conflictuelle des chocs esthétiques du premier, ni le sens du détournement et de la mélancolie du second. Les images sont ici réduites à n’être que les signes serviles du discours de la maîtrise. Règne compact de la tautologie et du signifiant-maître : les images sont assujetties à la botte illustrative du commentaire, elles montrent docilement ce que la voix affirme, elles répondent aux ordres de la démonstration que le texte ânnone. On notera donc cette contradiction entre d’un côté la dénonciation de l’esclavage et de l’autre la servilité filmique d’images vouées à n’être que la pauvre illustration, les wagons à bestiaux de la locomotive rutilante des énoncés. L’énonciation est ici le propre de celui qui sait et nous fait doctement la leçon, juché sur les hauteurs éthérées de son magistère, inaccessibles pour la moutonnerie humaine.  C'est une hauteur scolastique qui s'oppose à la fraternité horizontale et égalitaire des individus qui luttent. C’est une logique verticale qui instruit un rapport inégalitaire de soumission hiérarchique entre le texte et les images, mais aussi entre le voyant et les aveugles, le savant et les incompétents, les seconds contraints à attendre du premier la lumière qui les sortira de la caverne ténébreuse du non-sens de l’existant capitaliste. Point de vue transcendantal et platonicien, autrement dit anti-matérialiste et anti-démocratique. Pas la peine alors de nous faire la leçon sur l’horreur de la domination, s’il faut la reproduire cinématographiquement. Le spectateur, pauvre esclave de la leçon (qui est le contraire de celle de Joseph Jacotot présentée par Jacques Rancière : http://libertaires93.over-blog.com/article-33962691.html), pourra enfin s’identifier aux masses révoltées des dernières minutes. Manque malgré tout l’enchaînement logique qui rendrait compréhensible le passage de la foule idiote, aveugle et esclave, aux masses en révolte. Ou alors il s'agit de deux groupes distincts et opposés, la majorité des bovins qui marchent à l'abattoir capitaliste, et la minorité éclairée qui veut abattre le veau d'or, et à laquelle appartient l'auteur du film. Au vu de la logique profondément prétentieuse et autoritaire présidant au film, on se dit que la révolte est peut-être moins le produit du refus de l’oppression capitaliste que de la leçon bien apprise enseignée par De la servitude moderne.

 

 

Une des premières citations introductives du film dit que « Seule la vérité est révolutionnaire ». Cette phrase a été prononcée par le phare de la révolution bolchévique, notre "ami" Lénine, l'assassin de Kronstadt. On retrouvera donc ici la bonne vieille reconduction de la position marxiste scientiste au nom de laquelle l’avant-garde montre la voie révolutionnaire au prolétariat. Vision pastorale (le berger avant-gardiste désignant du bout de son doigt lumineux le chemin aux masses grégaires), dont on connaît les échecs historiques, et que n’a jamais cessé - au risque de la vie -  de critiquer le mouvement libertaire. Et cette vision est particulièrement méprisante : symptomatique est le commentaire qui repose souvent sur la troisième personne du singulier. Cette personne est celle de l’exploité dont il est ici question, objet passif qui n’est jamais le sujet (même clivé) de sa propre histoire et de sa propre existence, qui est dépossédé de son vécu et exclu de sa pensée par un dispositif qui, en alignant les signes de son appartenance à la culture légitime (Shakespeare, Artaud, Paracelse, Hugo, Saint Marc, Elisée Reclus, Diderot, Plutarque, Nietzsche, Marx : n’en jetez plus, l’auberge espagnole est bondée !), réitère ce qu’il est censé combattre. Soit la domination, et la violence symbolique qui l’accompagne. Posture méprisante, donc méprisable : il y a là comme une manifestation de ce que Pierre Bourdieu appelait "le racisme de l'intelligence" professé par ceux qui ont tout compris et adressé à ceux qui n'ont donc forcément rien compris. On peut faire la critique du pouvoir, mais alors sans oublier que le savoir participe aussi des formes de pouvoir. Version précieuse, intellectuelle et « artiste » du populisme d’un Michael Moore. La démagogie, qu’elle soit « artiste » ou populiste, demeure.

 

Qui veut faire l’ange…

 

Nous avons au final affaire à un tract audiovisuel, et pas à un film documentaire qui aurait eu alors comme souci esthétique de problématiser en les articulant les questions du réel et des représentations dominantes, de la place de celui qui les interroge et de celle du spectateur par rapport à ses interrogations. Pourtant, un tract papier est infiniment plus subversif que le film de Jean-François Brient. Pourquoi ? Là où son film se télécharge dans l’espace privé et domestique de son chez soi, un tract papier vient interrompre au cœur de l’espace public la continuité de ses flux quotidiens, interruption politique dont n’est pas capable un film téléchargeable sur Internet et regardable tranquillement à la maison. Un tract papier est infiniment plus en capacité de produire un peu de dialectique, parce que le militant qui le diffuse s’expose politiquement devant des foules qui, mises en mouvement par des obligations sociales et économiques, sont faiblement sensibles à toute effraction politique. Sur Internet, les conscientisés parlent aux conscientisés, les convaincus s’adressent aux convaincus : circuit clos et auto-narcissisme garanti. Film antidialectique, De la servitude moderne est un film consensuel au fond. Inventer de nouvelles formes de lutte, comme le dit un carton, signifie aussi inventer de nouvelles manières de les mettre en mots et en images. La contre-propagande reste de la propagande, et elle a pour fonction de nier systématiquement l'intelligence de ses récepteurs. Certes, De la servitude moderne est mu par de bons sentiments. Mais est-ce suffisant ? Une citation manque à son name-dropping prestigieux. Pascal : « Qui veut faire l’ange fait la bête ».

 

 

Franz B.

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28 septembre 2009 1 28 /09 /septembre /2009 13:20

Nous avons précédemment évoqué le livre collectif Pourquoi travaillons-nous ? (éd. Erès, 2008) coordonné par la sociologue Danièle Linhart dont l’intérêt est de rendre compte des différentes façons de mobiliser, dans le domaine professionnel, des ressources subjectives qui, tantôt le sont à partir d’injonctions managériales, tantôt sont mises en œuvre par les salarié-e-s eux/elles-mêmes afin de résister, individuellement comme collectivement, à l’intensification du procès de production requise par ces mêmes injonctions. Si la subjectivité des travailleu-r-se-s fait partie des impensés, refoulés, ou angles morts de la plupart des revendications syndicales, et plus largement politiques, c’est que l’intensité des luttes sociales n’autorise que faiblement aujourd’hui la remise en cause du travail lui-même lorsqu’il est subordonné à la loi antisociale du capital. Une autre question vaut alors d’être examinée, et elle concerne la conflictualité dans le monde salarial, et dont la réalité est souvent minorée parce qu’elle est indexée sur le faible taux de syndicalisation français (autour de 8 % du salariat aujourd’hui). La conflictualité est pourtant un champ d’expression privilégié de la subjectivité résistante des exploité-e-s, parce qu’elle prend la forme de collectifs soudés autour de mots d’ordre et de revendications syndicales (mais, comme on va le voir, ce n’est pas toujours le cas) qui visent, ou bien la préservation de conquis sociaux, ou bien (moins souvent hélas) l’obtention de nouveaux, ou bien encore une issue digne lors de l’annonce d’une charrette de licenciements ou d’une fermeture d’un lieu de production. En tous les cas, ce qui se trouve alors en toutes ces occasions contesté, implicitement ou explicitement, c’est l’ordre des choses du capitalisme. « Aujourd’hui, quand il y a une grève, personne ne s’en aperçoit » a dit le 05 juillet 2008, en faisant gausser l’assemblée de bourgeois présents lors de son intervention, Nicolas Sarkozy. Cette tentative de discrédit jeté sur les luttes salariales relève classiquement de l’idéologie dominante dont l’objectif est précisément, dans les faits mais aussi comme ici dans les mots, la neutralisation pratique de la conflictualité. Or, elle existe, et, en existant, elle ne cesse pas de rappeler aux dominants et de contester le cortège de violences symboliques et physiques, verbales et psychiques, auxquelles sont soumis-e-s les prolétaires lorsque, mis-e-s au travail, elles et ils affrontent la brutalité de l’organisation capitaliste de la production des richesses. Et cette conflictualité, quand elle est appréhendée par les outils de la méthode sociologique, révèle tout à la fois l’hétérogénéité de ses formes, son non-réduction aux supports syndicaux, et son extrême densité et variété.

 

Les chiffres suivants, tirés du livre Les Désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme (éd Le Seuil – La République des idées, 2004) de l’économiste chargé de recherches au CNRS, Philippe Askenazy, exposent froidement la violence capitaliste : chaque jour en France, ce sont 2.000 personnes qui sont victimes d’un accident de travail qui nécessite une interruption d’activité ; c’est un coût cumulé des accidents de travail et des maladies professionnelles s’élevant à 3 % du PIB (soit environ 6 milliards d’euros, l’équivalent de plus de 10 jours fériés supplémentaires). On sait également que, selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT), qui n’est pas vraiment une officine du communisme libertaire, la première cause mondiale de mortalité humaine est justement le travail, avec plus de deux millions de décès annuels (1.500.000 hommes et 750.000 femmes). Si ce scandale est passé sous silence, parce que le champ médiatique censé le relayer objectivement est largement soumis aux pressions des décideurs appartenant aux grands groupes industriels qui possèdent les médias, ce scandale est massivement et quotidiennement éprouvé dans la chair des classes populaires et laborieuses. Et c’est ce scandale, dans la multitude et la diversité de ses manifestations négatives, qui détermine dialectiquement l’existence d’une conflictualité que les producteurs d’opinion et de représentations médiatiques escamotent tout autant qu’ils escamotent l’origine scandaleuse de cette conflictualité. Puisque la conflictualité secouant le monde du travail est assujettie à un travail idéologique d’euphémisation, voire d’invisibilisation, sa réalité demeure forcément méconnue, ainsi que l’hétérogénéité de ses formes et la multiplicité de ses expressions. L’ouvrage collectif La Lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, publié en octobre 2008 par les éditions du Croquant, et réalisé par cet « intellectuel collectif » (pour parler comme Pierre Bourdieu qui aura été à son initiative avant son décès en 2002) qu’est l’association Raisons d’agir, permettra ainsi de rompre avec le sens commun dominant, tant est ici scientifiquement démontrée l’intensité des luttes qui ébranle l’organisation capitaliste du travail. Si le juste combat des travailleur-e-s du secteur automobile, les Continental, les Goodyear, les New Fabris, les Ford Blanquefort, SBFM, etc., a récemment et puissamment occupé le devant de la scène sociale, obligeant les médias à suivre le mouvement de la dignité et de la colère ouvrières, on ne saurait pourtant réduire la réalité des conflits du travail en France, ni à l’ultime sursaut d’ouvriers du secteur privé qui n’ont rien d’autre à perdre dans la lutte que leur honneur à ne pas se laisser virer comme des chiens, ni aux manifestations des salarié-e-s du public dont on ne cesse pas de rappeler l’odieux privilège de jouir à l’ère de la mondialisation du capital des protections sociales liées au fonctionnariat. Ce que prouve l’exploitation méthodique des enquêtes statistiques du ministère de l’Emploi entre 1998 et 2004 par cinq chercheu-r-se-s au profil scientifique distinct et complémentaire : la politiste Sophie Béroud, le sociologue Jean-Michel Denis, l’ingénieur d’études en sciences humaines et sociales Guillaume Desage, le doctorant en science politique Baptiste Giraud, et le sociologue Jérôme Pélisse.

 

Des conflits en baisse ?

 

A partir de l’analyse des éditions de l’enquête Relations Professionnelles et Négociations d’Entreprise (REPONSE) réalisée en 1993, 1998 et 2004, et d’une étude menée au Centre d’étude de l’emploi pour le compte de la Direction à l’Animation de la Recherche et des Etudes Statistiques (DARES) du ministère du Travail, et constituée d’un ensemble d’enquêtes de type monographique (entretiens, recueils de documents, observations) faites auprès d’une dizaine d’établissements (directions, encadrements, syndicalistes, salarié-e-s) qui ont fait partie de l’échantillon de la dernière réponse de REPONSE, les cinq chercheur-se-s discutent cinq idées reçues les plus répandues concernant la conflictualité salariale. L’utilisation des données disponibles permettant de relativiser la réalité des conflits, le constat d’un regain des luttes depuis 10 ans, la continuité des combats salariaux et de leur inscription  dans la forme syndicale, l’émergence de nouvelles formes individuelles et collectives de protestation et de mobilisation salariale, et enfin la non-séparation de la question de la négociation et de celle des conflits représentent l’administration des cinq preuves sociologiques qui rendent intenable les clichés relatifs à la décroissance de la conflictualité salariale et syndicale. La meilleure façon de renforcer le sens commun dominant est de s’attacher à insister sur la chute importante du nombre de Journées Individuelles Non Travaillées (JINT) pour fait de grève. Entre les 3 millions de JINT recensées dans le secteur privé à la fin des années 1970, et les 500.000 (estimation la plus haute) au milieu des années 1990, l’affaire paraît être réglée. Quant aux grandes journées nationales d’action interprofessionnelles de 1995 et 2003, elles sont davantage incarnées par les salarié-e-s de la fonction publique et des grandes entreprises publiques. Le dossier est-il pour autant clos ?

 

Or, cette convention statistique des JINT qui engage des représentations dominant la question de la conflictualité au travail présente plusieurs problèmes. D’abord, cette convention est restrictive, gommant toutes les autres formes de protestation, comme la pétition et la manifestation. De plus la prise en compte des débrayages (arrêts de travail de moins d’une heure ou de quelques heures au plus) a varié dans le temps : doit être désormais comptabilisé tout arrêt de travail dont la durée multipliée par l’effectif gréviste donne un volume d’heures chômées égal ou supérieur à huit heurs. Donc, si dans un établissement, sept grévistes débrayent une heure, soit sept heures non travaillées, cet arrêt ne sera pas comptabilisé. Ensuite, le recensement des JINT ne couvre plus depuis 2003 les entreprises publiques. Un troisième problème réside dans le recensement lui-même des JINT, codifié par une disposition légale mais accompagné d’aucun acte administratif obligatoire. L’intérêt quasi-stratégique de l’enquête REPONSE repose justement sur la passation d’un questionnaire auprès des représentant-e-s de la direction, des délégué-e-s du personnel, et des salarié-e-s qui permet de partir des lieux de production ayant connu un conflit et par conséquent d’élargir la prise en compte des modes d’action protestataire. Les limitations induites par le recensement des JINT sont en conséquence largement dépassées. Ainsi, entre 1998 et 2004, si le chiffre de la grève d’une durée minimale de deux jours baisse relativement, les grèves de moins de deux jours, les débrayages, les grèves perlées, la grève du zèle, le refus des heures supplémentaires, la manifestation et la pétition connaissent pour la plupart une forte augmentation. Si, contrairement aux idées reçues, la France n’a jamais été un pays pratiquant massivement la grève (deux fois moins en grève que l’Autriche, trois fois moins que l’Italie, cinq fois moins que l’Espagne, et juste en-dessous de la moyenne des pays de l’Union Européenne), réduire la conflictualité salariale à la grève longue serait par conséquent méconnaître la réalité de celle-ci, hétérogène, multiple, et en augmentation depuis 10 ans, comme le montre ici l’étude sociologique de l’enquête REPONSE.

 

La continuité des luttes ?

 

Une thèse censée expliquer la décrue des JINT serait celle de la réorientation « postindustrielle » du marché du travail dans le sens d’une plus grande tertiarisation, concomitante d’un processus de désindustrialisation économique entamé à partir de la fin  des années 1970. Il y aurait beaucoup à dire, et à critiquer, d’une explication de ce type, qui d’une part confond désindustrialisation du tissu économique et ré-industrialisation de celui-ci loin des bastions ouvriers traditionnels. Cette politique étatique et patronale de mutations industrielles a privilégié les régions périphériques et semi-rurales envisagées comme de nouveaux pôles de compétitivité de niveau européen, et marquées aujourd’hui par la présence du plus grand nombre d’ouvriers actifs, mais peu habitués à la lutte des classes. Comme le montre le rapport de la DATAR, La France, puissance industrielle. Une nouvelle politique industrielle par les territoires (éd. La Documentation française, 2004 : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/044000090/0000.pdf), la part de l’industrie dans le PIB français est restée stable au cours des vingt dernières années (19,5 % en 2002 contre 20,1 % en 1978), malgré le quasi-doublement des emplois d’intérim dans l’industriel et l’externalisation d’un certain nombre de fonctions vers le secteur des services. D’autre part l’explication par la tertiarisation souffre d’un biais macrosociologique qui tend à réduire la réelle porosité entre secteurs industriel et tertiaire, comme à effacer la disparité et la complexité des formes conflictuelles.

 

On soulignera également que, depuis l’amendement Lamassoure de 1987 qui rétablit pour les seuls agents de l’Etat une disposition datant de 1954, « toute cessation du travail pendant une fraction quelconque d’une journée donne lieu à la retenue de traitement pour la journée entière ». Seule la grève franche est donc autorisée dans le secteur public, souvent considéré comme le seul secteur capable d’impulser des mouvements forts (de 1982 à 2005, selon la DARES, l’éducation nationale est le secteur public d’activité dans lequel a été recensé le plus de JINT). Quant au secteur industriel, emblème classique de la conflictualité salariale, le fait d’être victime d’une désindustrialisation ayant entraîné la déstructuration des collectifs ouvriers des grands bastions au profit d’une ré-industrialisation dans des zones peu marquées par l’histoire des luttes ouvrières irait donc dans le sens de l’affaiblissement des luttes du monde du travail. Ces considérations (sur-visibilité conflictuelle dans le public, raréfaction conflictuelle dans le privé) écrasent la visibilité des grands mouvements qui ont eu lieu dans le secteur privé ces dernières années, qu’il s’agisse par exemple de la journée intersyndicale dans la grande distribution qui a mobilisé le 01 février 2008 de nombreuses hôtesses de caisse, alors que dans cet univers professionnel la conflictualité est généralement très faiblement exprimée. On citera également les luttes de sans-papiers pour leur régularisation, souvent initiées par la CGT, et dont la première vague a été lancée à partir du mois d’avril 2008. La tertiarisation, loin d’avoir modifié radicalement la donne salariale au profit de l’apaisement des conflits censée résulter de la forme moins dure des emplois de service, est l’autre nom de la recomposition hétérogène du prolétariat : parmi les actifs ayant un emploi, 29 % sont des employé-e-s (beaucoup sont des femmes) et 24 % sont des ouvriers, ces deux catégories dominant les catégories socioprofessionnelles du monde salarial (et si l’on compte les inactifs, chômeurs et retraités, ce sont les ouvriers qui dominent la société salariale).

 

Les chiffres donnés par l’enquête REPONSE expriment le regain de la conflictualité dans le monde du travail, secteurs public et privé confondus, qu’il s’agisse de l’industrie (+ 10 %), de la construction (+ 6 %), du commerce (+ 7 %), des transports (+ 12 %), du secteur bancaire (+ 8 %), des services (+ 8 %). Entre 1996 et 2004, c’est une augmentation de 9 points qui est constatée. Trois autres constats sont également tirés de l’analyse de ces chiffres. D’abord, l’intensification des luttes collectives se produit essentiellement dans des univers professionnels où elles existaient déjà. Ensuite, plus l’effectif de l’établissement est élevé, plus la proportion d’« établissements conflictuels » (pour reprendre la terminologie sociologique en vigueur ici) est importante. Enfin, un conflit a d’autant plus de probabilités de se produire dans un univers productif si les salarié-e-s qui y travaillent disposent d’une capacité de mobilisation collective incarnée par des militants actifs et expérimentés que sont les représentant-e-s du personnel et les délégué-e-s syndicaux. L’augmentation de la conflictualité salariale est donc en rapport avec le renforcement de la présence syndicale qui s’opère à peu près partout, et plus fortement dans les entreprises de plus de 100 salarié-e-s. Les raisons objectives qui déterminent la combativité en acte du monde du travail sont, en premier lieu, la question des rémunérations. Ensuite viennent, par ordre décroissant, le temps de travail, le climat des relations de travail, l’emploi, les conditions de travail, les qualifications professionnelles, les changements technologiques et organisationnels, le droit syndical et la formation professionnelle. Tous les chiffres avancés par REPONSE montrent qu’entre 1996 et 2004 s’est produite une augmentation considérable des conflits en relation avec ces motifs (on passerait presque du simple au double pour les questions de salaire et de temps de travail).

 

Retrait individuel et action collective ; négociations et conflits

 

Une autre thèse, après celle du passage postindustriel à la tertiarisation de l’économie, qui domine l’appréhension de la question de la conflictualité salariale nous instruit de processus d’individualisation du social censés reléguer dans le magasin des antiquités les formes classiques de luttes. Les politiques managériales de modernisation valorisant depuis les années 1980 l’autonomie, la flexibilité, la responsabilité et la polyvalence de salarié-e-s soumis-e-s à la pression incessante de l’adaptation et de la réussite individuelles les auraient détournés par conséquent des modes habituels d’action collectifs. Cette vision qui travaille à symboliquement diviser le monde du travail en deux groupes distincts, un premier toujours sous la coupe de l’organisation taylorienne du travail, et un autre qui en serait sorti (ce post-taylorisme que d’aucuns qualifient de toyotisme), ne recoupe pas toujours une réalité sociale dans laquelle le taylorisme est encore dominant (il a même été importé dans le monde des services), et où les stratégies de retrait individuelles, loin d’être une nouveauté de nos temps censément « postmodernes », ont toujours accompagné ce mode organisationnel du travail, qu’il s’agisse de l’absentéisme pare exemple. Plus précisément, toujours en suivant l’analyse sociologique de l’enquête REPONSE, l’augmentation nette des sanctions individuelles décidées par les directions depuis 10 ans (+ 6 %) a entraîné un recours plus important auprès des prud’hommes (+ 6 % également). Le recours au droit tend à être plus fréquent dans les petits établissements dans lesquels la présence syndicale est faible. Concernant l’absentéisme, cette forme de retrait monte à 25 % dans les établissements où les ingénieurs, les cadres et les commerciaux sont majoritaires, à 53 % dans les établissements où ce sont les ouvriers qui sont majoritaires. L’absentéisme est donc une manière de refuser individuellement le consentement aux politiques managériales concourant à intensifier le travail. Mais on fera surtout remarquer l’existence d’un brouillage des clivages séparant formes individuelles de conflictualité (recours aux prud’hommes suite à des sanctions et absentéisme) et formes collectives (débrayage, grève de zèle, grève perlée, grève de moins de deux jours ou de plus de deux jours, manifestation, pétition, refus des heures supplémentaires). Il s’avère que ces deux types de conflictualité sont plus souvent associés qu’on ne le croit, le premier type apparaissant souvent comme un préalable dans un processus de mobilisation collective. Il ne s’agit donc pas d’un remplacement pur et simple du second type par le premier, mais d’une augmentation conjointe des deux modes conflictuels pouvant compenser le recul de la grève de plus de deux jours, seule forme conflictuelle en baisse quand toutes les autres augmentent significativement. Si la grève ne survient pas comme mode d’action facile à mettre en œuvre, et notamment dans les secteurs dépourvus de tradition combative et de sections syndicales, son renforcement sous la forme de débrayages prend place dans un ensemble contrasté d’actions conflictuelles, individuelles comme collectives. 

 

Pareillement, loin de considérer que la négociation est le mode de résolution des conflits permettant la neutralisation de la conflictualité, l’enquête REPONSE tendrait plutôt à montrer leur mutuelle imbrication. Là où le sens commun considère la dichotomie entre la part dévolue à la négociation et celle qui revient aux conflits, le développement d’une activité de négociation, lorsqu’elle est plus régulière et plus fréquente, ne constitue pas nécessairement un vecteur de pacification des tensions au travail. Au contraire, elle va de pair avec le maintien de pratiques de mobilisations collectives du monde salarial. L’existence de la conflictualité n’est donc pas le produit de l’absence de la mise en place du « dialogue social » entre les directions et les syndicats dont la visée consiste justement à neutraliser la conflictualité potentielle, et que doit censément parachever la loi Fillon du 31 janvier 2007 dite de « modernisation du dialogue social » aboutissant à la position commune d’avril 2008 adoptée par la CGT, la CFDT et le MEDEF. Au lieu de vouloir opposer les deux formes, il faudrait commencer à prendre en compte le continuum de pratiques au sein duquel négociation et action collective se recouvrent partiellement (sans non plus se déterminer systématiquement : en moyenne, c’est un établissement sur deux qui voit une négociation déboucher sur un conflit). De la même façon, la volonté gouvernementale et patronale de faire émerger, par le biais de divers dispositifs de participation (réunions, groupes de qualité, etc.), de nouveaux acteurs de la négociation afin qu’ils se substituent aux représentant-e-s des syndicats bute sur la réalité suivante : plus ces dispositifs sont nombreux, plus le signalement d’au moins un conflit collectif par la direction est fréquent. Exemplaire est le passage aux 35 heures, où c’est l’imbrication des pratiques de la participation, de la négociation et de l’action collective qui domine, comme le montrent les 2.000 conflits locaux qui ont eu lieu à la Poste entre 1999 et 2000. Quelle place des syndicats dans cette interpénétration des pratiques ? Si les établissements conflictuels sont ceux dans lesquels la CGT et Solidaires sont bien implantés, la CGT signe presque autant que FO et la CFDT de nombreux accords au terme de négociations ne débouchant pas nécessairement sur des luttes. Et elle fait davantage appel à des experts juridiques que les autres centrales syndicales. On ne saurait donc réduire la conflictualité à la seule grève dure, et on devra reconnaître les multiples dimensions des formes de mobilisation qui peuvent aussi bien s’articuler avec un cadre de négociations, que prendre appui sur l’expertise et le traitement juridiques des conflits. Le faible taux de syndicalisation (8 %) ne devra pas non plus oblitérer l’amplification de l’implantation des organisations syndicales sur les lieux de travail, et le renforcement de la présence des représentant-e-s du personnel. Enfin, dans la France des années 2000, 98 % des salarié-e-s sont couvert-e-s, malgré l’essor des accords d’entreprise, par une convention collective dont l’existence doit à la mobilisation syndicale et à l’investissement de ses représentant-e-s. Au lieu de vouloir séparer hermétiquement les formes de participation, de négociations et de mobilisation salariales, il faut donc bien considérer leur étroite interpénétration participant à renouveler et, à maints endroits, à accroître les formes de la conflictualité salariale.

 

Le constat de l’élargissement et de l’intensification de la conflictualité dans le monde du travail que prouve La Lutte continue ? rompt avec les représentations dominantes qui masquent les antagonismes sociaux en promouvant une vision pacifiée des rapports de classe, et remet notamment en cause les principales données statistiques administratives qui souffrent de nombreuses limitations. La tertiarisation de l’économie, l’individualisation des rapports de travail et l’institutionnalisation des relations professionnelles et des principales centrales syndicales  sont très loin d’empêcher la reconnaissance de la conflictualité comme mode de structuration du monde salarial qui ne saurait donc se réduire à la seule comptabilité des journées individuelles non travaillées. Cette prise en compte doit déboucher politiquement sur la promotion d’une autre organisation de la production des richesses qui ne cesse pas, malgré toutes les dénégations, d’être contestée par ses principaux acteurs, autrement dit les travailleu-r-se-s dont l’émancipation hors des chaînes du capitalisme ne pourra venir que d’eux-mêmes.

 

Franz B.

 

 

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23 septembre 2009 3 23 /09 /septembre /2009 15:25
"Travailler plus pour gagner plus" : on connaît ce slogan répété à satiété de la propagande sarkozyste qui aurait permis la victoire aux élections présidentielles de celui qui se présentait alors comme l'homme du "pouvoir d'achat" et de la "France qui se lève tôt". Concernant le pouvoir d'achat, il est certain que sarkozy l'a revalorisé, mais au profit des classes possédantes dont il est le servile représentant, par le biais notamment du fameux "bouclier fiscal" dont le coût annuel s'élève à plus de 10 milliards d'euros. Pour les classes populaires, l'exonération des cotisations sociales et la multiplication des boulots précaires et des contrats atypiques (CDD, contrats dits d'avenir, etc.) participent objectivement à l'écrasement de leurs prétentions salariales. Enfin, la valorisation du travail ne cesse pas d'être contredite par le non-renouvellement après départ en retraite d'un poste sur deux dans la fonction publique (et particulièrement l'éducation nationale) et la destruction de dizaines de milliers d'emplois dans le secteur industriel de l'automobile notamment qui résulte de la subordination du travail productif aux exigences folles en termes de rentabilité du capital financier. Mais, surtout, l'antienne du "travailler plus pour gagner plus" instruit du fait que le travail n'aurait comme seule finalité que sa rémunération, l'augmentation de sa charge devant entraîner automatiquement la croissance des revenus salariaux. D'une part, cette équation fait fi de l'existence actuelle d'un chômage de masse qui est le produit d'une politique libérale de répartition du travail au nom de laquelle celles et ceux qui travaillent doivent travailler davantage pour compenser le non-travail contraint des privé-e-s d'emploi. L'intensification du travail pour celles et ceux qui en ont résulte de la mise au chômage des autres qui en outre exerce des effets de plafonnement en termes d'exigence salariale (la peur du licenciement obligeant les salarié-e-s à la "modestie" salariale). D'autre part, la question - certes légitime - de la rémunération fait oublier la question tout aussi importante du contenu du travail. Travaillons-nous uniquement pour toucher du salaire ? C'est faire fi de la force symbolique du travail comme mode social de dépassement et de réalisation de soi et comme mode d'inscription productive et positive de soi au sein de la collectivité. Le travail réduit à la question du salaire permet de ne plus parler du travail comme forme d'exploitation et d'aliénation de la force productive dont l'effort est soustrait à la propriété de la personne qui l'a fourni, et du travail comme support social et symbolique d'existence autorisant l'accomplissement des processus sociaux d'individuation et de subjectivation au terme desquels une personne peut affirmer son irréductible singularité existentielle.

Cette "double vérité du travail" (pour parler comme Pierre Bourdieu dans Les Méditations pascaliennes en 1997), c'est-à-dire à la fois comme domination qu'objective le procès de production capitaliste, et comme réappropriation subjective et collective de cette domination, est purement et simplement escamotée par la phraséologie sarkozyste. C'est pourquoi nous allons nous attacher ici à rendre compte d'un ouvrage collectif coordonné par la sociologue Danièle Linhart, Pourquoi travaillons-nous ? Une approche sociologique de la subjectivité au travail (édition Erès, 2008). Cet ouvrage cherche en effet à montrer que, à partir des dix enquêtes de terrain qui en constituent l'armature, la question de la subjectivité au travail est caractérisable de manière contradictoire, subjectivité conformée par les processus de production contemporains, et en même temps gagnée sur eux, contre eux. C'est une subjectivité à la fois captive et résistante, soumise aux nouvelles exigences en termes de productivité et de rentabilité de l'organisation du travail qui s'est développé à partir des années 1980, comme engagée à se préserver face aux nouvelles orientations productives. Cette subjectivité, qui a trop longtemps échappé à la sociologie du travail, et dont la valorisation libertaire aura pourtant été promue dans le sillage des luttes sociales de Mai 1968 (à l'époque où la CFDT voulait gagner du terrain syndical face à la stalinienne CGT en mettant en avant les questions connexes des conditions de travail et de l'autogestion), sert depuis au moins deux décennies la réorientation managériale du procès de production qui a bien compris l'intérêt capitalistique de subordonner la subjectivité des travailleu-r-se-s afin d'obtenir une plus grande implication productive. Le chômage de masse et la précarisation des contrats et des conditions de travail qui se sont à cette occasion développés sont le corrélat logique d'une intensification du travail qui s'est donc traduite par une obligation à un surinvestissement psychique et subjectif dont les dégâts ont connu une horrible actualité : 23 suicides en à peine deux ans chez France Télécom.

Pourquoi travaillons-nous ?

L'intérêt de l'ouvrage dirigé par Danièle Linhart consistera par conséquent à rendre compte d'un triple mouvement d'implication subjective dans le travail requis depuis les années 1980, des violences symboliques que cette implication induit, et des résistances qui s'opposent à elle afin de se réapproprier tant le travail effectué que la subjectivité nécessaire à cette effectuation. Divisé en trois pôles, "Travail et validation de soi : un contrat social", "Controverses" et "Subjectivités en travail", qui permettent le regroupement différencié des dix enquêtes de terrain réalisées dans le cadre du laboratoire de recherche "Travail, Genre et Mobilité" de l'Université de Paris X-Nanterre, Pourquoi travaillons-nous ? affirme l'existence d'une sociologie critique du travail désormais intéressée à l'objectivation tant des nouvelles formes d'aliénation conçues par le néo-taylorisme (que certains qualifient de "toyotisme") mis en place depuis les années 1980 que des résistances qui permettent au monde salarial de s'en protéger. Et l'on verra que la diversité des objets, des lieux (en France mais aussi à l'étranger, en Espagne et au Maroc), et des situations de travail analysées s'accompage d'une implication méthodologique des dix chercheu-r-se-s ayant mené chacun-e plusieurs dizaines d'entretien qui prouve la rigueur scientifique de l'ouvrage proposé. Enffin, cet effort sociologique aura été soutenu par une équipe de travail plutôt jeune (certain-e-s chercheu-r-se-s n'étaient encore, à l'époque de la rédaction du livre, que doctorant-e-s ou postdoctorant-e-s, quand d'autres plus confirmé-e-s sont maîtres de conférence ou travaillent au sein du CNRS comme c'est le cas pour Danièle Linhart) qui peut rassurer, malgré les contre-réformes libérales visant la mise en concurrence et la privatisation du monde universitaire, sur l'avenir d'une sociologie critique du travail utile à tout communiste libertaire pour lui permettre de peaufiner le projet de société qu'il promeut.

Travail et validation de soi

Trois contributions différentes dans leur objet constituent le premier chapitre de l'ouvrage intitulé "Travail et validation de soi". Alors que la première traite du travail des détenus en prison, et la deuxième des soins à domicile, la troisième s'intéresse aux agents de la Caisse primaire d'assurance-maladie (CPAM). "Quand le travail libère les hommes. Remarques sur la subjectivité des travailleurs détenus" de Fabrice Guilbaud montre que la privation de liberté subie par le détenu peut trouver une forme de compensation symbolique dans l'investissement dans le travail dont la force intégratrice n'a pas cessé d'être rappelée par la sociologie depuis Emile Durkheim. Le travail permet de se réapproprier un temps qui autrement est perdu en prison en angoisse ou en activités illicites. Autant l'administration profite de l'existence des ateliers afin d'entretenir la paix sociale dans les prisons, autant les prisonniers apprennent par le travail à se constituer une identité positive qui peut progressivement se substituer au stigmate de la condamnation et de la peine encourue. "Genre et mobilisation de la subjectivité dans le travail. L'exemple des services à domicile aux personnes âgées" d'Annie Dusset rend manifeste les difficultés des auxiliaires de vie auxquelles on ne reconnaît que trop peu les qualités de professionnelles. La subjectivité est ici requise pour accomplir un travail largement soumis à la domination de genre, et par conséquent rendue invisible. S'il y a nécessité d'un engagement subjectif auprès des personnes dont s'occupent les auxiliaires de vie, la subjectivité est aussi ce qui freine la reconnaissance des compétences professionnelles que ces femmes mettent en jeu lorsqu'elles travaillent, et qui sont très souvent rabattues sur l'idée de dispositions "naturellement" féminines. Travailleuses précaires, victimes d'une double domination salariale et de genre, les auxiliaires de vie sont contraintes à l'investissement subjectif de par la nature de leurs activités, et vivent difficilement le paradoxe d'une implication subjective obligatoire et dans le même mouvement considérée comme la marque d'une qualité n'appelant pas la reconnaissance professionnelle (qui entraînerait, par la voie des conventions collectives, la stabilité des contrats de travail et la hausse des salaires). "Les ressorts du ressentiment. L'appel aux contrôles des usagers, entre illégitimité d'un droit social et évolutions du travail" de Sacha Leduc expose les difficultés vécues par les salariées (il s'agit ici  de femmes à nouveau) de la CPAM lorqu'elles ont affaire aux bénéficiaires de la Couverture Maladie Universelle (CMU) active depuis 2000. D'un côté ces agents ont été socialisées dans un environnement salarial pour lequel c'est le travail qui ouvre des droits à l'assurance. De l'autre elles doivent répondre à des situations dans lesquelles les droits sont déconnectés de la question du travail. Tantôt elles peuvent rappeler la logique délétère d'un désajustement du droit au travail et du travail comme droit à l'assurance de vivre quand il vient à manquer qui peut faire basculer la logique assurancielle dans une logique de l'assistance. Tantôt elles souffrent, devant les usagers qui se présentent devant elles, d'une forme de déclassement qui leur fait craindre de vivre un jour pareille situation, et les autorise au nom d'une morale "travailliste" à ressentir un vif ressentiment devant ce qu'elles nomment des "profiteurs" du système.

Controverses

La deuxième partie intitulée "Controverses" propose trois contributions consacrées à la question du positionnement des salarié-e-s lorsque la conscience commune d'appartenir à la société en effectuant un travail spécifique est problématisée dans son contenu au cours de ce travail même. Qu'il s'agisse des questions de la justice et de l'injustice dans le cadre du traitement des impayés chez un fournisseur d'énergie, de l'éthique de la profession des travailleu-r-se-s sociaux, comme des valeurs des fonctionnaires d'Etat des Directions Départementales de l'Equipement (DDE). "La mise à distance des pauvres. Gestion de la précarité, effacement de la subjectivité et résistances" de Sabine Fortino traite de la façon dont une subjectivité collective se met en place face aux injonctions managériales visant la professionnalisation de la compassion. Le traitement bureaucratique, informatique et juridique des impayés des usagers que met progressivement en place l'entreprise fournisseuse d'énergie (il s'agit ici d'EDF) cherche à rationaliser les comportements individuels et collectifs des salarié-e-s qui partagent une vision positive de leurs missions de service public pour lesquelles la coupure peut être contournée. En raison d'une forte socialisation professionnelle surdéterminée par l'appartenance à une entreprise publique, les salarié-e-s travaillent  à préserver leur subjectivité et leur morale du bien commun contre les tentatives de réappropriation managériale. Cette préservation aura notamment pris la forme syndicale fameuse et populaire des Robins des Bois qui, au moment des luttes concernant la contre-réforme des retraites ou l'ouverture du capital d'EDF, rétablissaient l'électricité coupée des ménages pauvres et coupaient celui des foyers aisés. "L'intensification du travail : une atteinte à l'éthique professionnelle des travailleurs sociaux" de Jean-Phillippe Melchior montre que la contrainte à des objectifs quantifiables, la décrue des postes de travail disponibles dont bénéficie le secteur privé, et l'intensification du travail suite au passage aux 35 heures sans création d'emploi, a entraîné les travailleurs sociaux à subir une redéfinition négative de leurs missions. Se considérant parfois comme de simples auxiliaires de justice exerçant un contrôle social, les travaileurs sociaux font remarquer que la gestion des revenus et du patrimoine se substituent progessivement aux missions habituelles d'éducation et d'accompagnement social qui forment la part la plus valorisante du métier. La subjectivité nécessaire dans l'exercice du travail social peut à la fois se trouver rognée par la nouvelle logique du chiffre en cours, et compensée par un surinvestissement grignotant le temps libre et les week-ends. Comme elle peut aussi servir à la mise en place de collectifs de travail permettant de mutualiser les tâches à effectuer sans risquer la saturation. "Le paradigme perdu du fonctionnaire d'Etat. Le ministère de l'Equipement à l'épreuve de la décentralisation" de Danièle Linhart explique enfin que la décentralisation est très mal vécue par les agents des DDE qui ont été socialisés dans une dynamique républicaine de service public, et qui craignent de subir les pressions des élu-e-s et des collectivités territoriales qu'ils ont depuis rejoints. Ce n'est donc pas tant la question des conditions de travail qui est mise en avant (puisqu'elles ne semblent pas souffrir du passage de l'Etat à la Territoriale) que celle d'une subjectivité  professionnelle mise en cause par ce passage qui est affirmée, et qui risquerait un remodelage partisan et intéressé des missions et de la morale qui leur est associée, remodelage appelé par les logiques politiciennes des collectivités territoriales.

Subjectivités en travail

Enfin, quatre contributions sont proposées dans la dernière partie intitulée "Sujectivités en travail" afin de mettre en lumière les reconfigurations opérées par les modes de mise au travail, qu'il s'agisse des effets des pratiques managériales sur le vécu au travail, comme sur la place symbolique occupée au sein de la société par les questions de genre, de couple, d'identité professionnelle et même culturelle, toutes susceptibles de subir des remises en question induites par les nouvelles orientations du procès de production initiées lors des années 1980. "L'encensement au travail. Référents religieux et profane dans l'expression des subjectivités au travail des ouvrières marocaines" de Brahim Labari traite de la situation des ouvrières marocaines travaillant dans une entreprise de textile française délocalisée. Dominées en tant que femmes, en tant qu'ouvrières non qualifées (très peu ont été durablement scolarisées), et en tant que Marocaines (c'est-à-dire vivant dans un pays anciennement colonisé par la France), les salariées observées lors de l'enquête ont su mettre en place des stratégies individuelles et collectives de résistance qui leur permettent de composer  avec une organisation du travail qui les aliène triplement. Les exercices de ritualisation (encens, gri-gri) qui servent à la réappropriation symbolique des machines, la multiplication des registres de langue (le français qui est la langue du management et auquel s'oppose l'utilisation de la langue marocaine comme forme de critique et de résistance), comme des utilisations du hidjab (le foulard islamique qui peut tout à la fois servir d'affirmation identitaire et culturelle contre la domination française, de protection symbolique contre la lubricité masculine, et de protection utilitaire - qui est majoritaire - contre le bruit de l'usine) représentent les expressions diverses d'une subjectivité qui prend progressivement la forme d'un sentiment d'appartenance de classe. "Volontaires pour la nuit : des ouvrières de l'industrie laitière" de Hélène Carteron possède ceci d'intéressant que cette enquête montre que la contestation classique et légitime des syndicats (et particulièrement la CGT) des horaires de nuit ne prend pas en compte les profits symboliques qu'en retirent certain-e-s salarié-e-s (et ce sont surtout ici des femmes). En effet, le travail de nuit peut être préférée parce qu'il autorise un moindre contrôle managériale et une plus grande solidarité collective rendue quasiment impossible en journée. De plus, les horaires de nuit sont privilégiés par rapport aux horaires requis par le travail posté, plus fatiguant, et ouvrent de nouvelles disponibilités en termes de loisir pour les femmes qui y sont soumises et qui peuvent ainsi profiter d'après-midis libérés. "Précarité et mobilisation au travail. Une immersion en chaîne de montage" de José Angel Calderon rend compte, dans le sillage des conclusions sociologiques de Retour sur la condition ouvrière (1999) de stéphane Beaud et Michel Pialoux, du hiatus résultant dans la grande industrie automobile de la dualisation salariale distinguant les vieux salariés stables de la jeune génération d'intérimaires. Alors que les salariés stables peuvent collectivement résister face aux nouvelles orientations managériales privilégiant le régime productif en flux tendu, les intérimaires souffrent de ne pas pouvoir disposer de pareils modes de défense stratégiques. Pendant que les seconds éprouvent un vif ressentiment devant les capacités solidaires des plus anciens qu'ils ne peuvent pas partager avec eux, les premiers ressentent une méfiance devant une jeune génération de salariés instables caractérisée comme individualiste et participant à l'accélération des cadences. Ce hiatus dont profite consciemment la direction participe d'une fragilisation symbolique de la classe ouvrière repliée défensivement sur ses acquis et incapable d'intégrer dans son orbe les nouveaux salariés "atypiques". Enfin, "Les comptes privés de la banque : les cadres et leur famille à l'épreuve de la mobilité" d'Isabelle Bertaux-Wiame démontre que les engagements requis par la direction d'une banque en termes de mobilité des cadres contraignent à de perpétuels ajustements dans le cadre de la sphère domestique. Si la division sociale du travail s'accompagne d'une division sociale du travail domestique, et si les hommes privilégient l'espace productif quand les femmes sont souvent cantonnées dans l'espace reproductif, la mobilité exigée par la banque appelle des négociations qui remettent en cause les normes et partages de la conjugalité. C'est une plus grande tension vécue par les cadres masculins qui doivent convaincre leur famille de bouger avec eux, et qui courent le risque d'un échec conjugal, soit parce que la conjointe veut préserver sa propre carrière professionnelle, soit parce que la nouvelle installation est un facteur de déstabilisation familiale. L'exigence de mobilité induit une reconfiguration de la vie privée dont la direction de la banque n'a cure, et qui induit de nouvelles dispositions subjectives de la part des cadres masculins (et parfois des cadres femmes, même si elles sont plus minoritaires), qui souhaitent concilier vie professionnelle et vie privée.

En attendant un prochain volume qui, nous dit Danièle Linhart en conclusion de l'ouvrage, traitera des effets objectifs que la précarité du travail produit sur la subjectivité des travailleu-r-se-s, Pourquoi travaillons-nous ? est cet ouvrage dense sur plan sociologique, et riche sur celui des matériaux obtenus et enquêtes réalisées à cette occasion, qui rappelle que la subjectivité est autant le nouveau nom d'un mode managérial d'assujettissement de la société salariale que celui d'un champ de résistances potentielles et réelles dont sont capables les classes laborieuses. Parce que la subjectivité n'a que trop longtemps été écartée du terrain de l'objectivation sociologique, parce qu'elle est ignorée par les revendications du monde syndical, et parce qu'elle est aujourd'hui instrumentalisée par le capitalisme contemporain afin de perpétuer sa domination en élargissant son emprise sur la vie des individus, la subjectivité comme libre souci de soi et réalisation personnelle autorisée par une société autonome de toute forme de domination collective ne peut pas ne pas être un élément primordial constitutif du projet de société communiste libertaire.

Franz B.
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11 septembre 2009 5 11 /09 /septembre /2009 16:34

Impératif cinéphilique d’urgence : redécouvrir les premiers films du plus grand cinéaste italien en activité avec Marco Bellocchio, à savoir Nanni Moretti. Notamment son premier long métrage tourné en 1976, Io sono un Autarchico (Je suis un autarcique), et auquel succédera Ecce bombo en 1978. On sera sensible aux remarquables qualités cinématographiques de ces premiers films, malgré la ténuité de leur production et la fragilité de la pellicule Super-8 qui leur sert de support filmique. Considérer ces deux œuvres trente ans après leur réalisation, c’est faire le constat de trois choses : d’abord, c’est la singularité esthétique d’un tout jeune réalisateur, au-delà de tout amateurisme, et que ne démentiront pas les films suivants ; ensuite, c’est la cohérence d’une œuvre cinématographique déjà contenue en puissance dans les deux premiers films ; enfin, c’est l’expression fine et assurée d’un certain désenchantement idéologique et militant à la fin des années 1970 qui marque d’emblée le geste morettien, qui durera dix ans (jusqu’à ce doublet que représentent la fiction Palombella rossa en 1989 et le documentaire La Cosa en 1990), et qui se retournera en nouvelle combativité politique à partir du milieu des années 1990 (de Aprile en 1998 au Caïman en 2006) lorsque l’horrible figure berlusconienne aura parachevé en Italie le bouchage du champ des possibles politiques.

 


http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:DdJSdoV4g15YgM:http://www.oeff.jp/Documents/jpg/Nanni-Moretti.jpgCe fils d’enseignants (qui en interprétera un lui-même dans Bianca en 1983) avait déjà commis à l’aide de sa caméra Super-8 deux courts métrages drolatiques et gauchisants, les bien nommés Pâté de bourgeois et La Défaite. C’était en 1973, le cinéaste n’avait alors que vingt ans, mais déjà son goût sardonique des piques mordantes adressées à ses contemporains et le sentiment d’une fin de partie concernant le Parti communiste auquel il était affilié se manifestent en pointillé. Avec Je suis un autarcique et Ecce Bombo, ces deux principes occupent plus largement le champ de la caméra. Les habitués du cinéma de Nanni Moretti retrouveront les motifs qui parcourent toute l’œuvre en lui assurant une solide homogénéité esthétique. C’est la cinéphilie considérée comme un sport de combat (et déjà la détestation des critiques). Ce sont les pâtisseries comme pis-aller régressif quand le monde adulte ne cesse pas de décevoir. C’est l’importance symbolique de la couleur rouge qui appartient autant au communisme qu’à la vive santé dont est capable le héros morettien quand il se met en colère. C’est la récurrence des motifs sportifs (Nanni Moretti a pratiqué le water-polo étant jeune, et il en rendra compte dans Palombella rossa dont le titre désigne aussi le privilège du rouge) et ludiques qui marque un esprit agonistique et joueur pour lequel le monde social est un jeu avec ses règles et ses affrontements ritualisés. C’est le verbiage envisagé par ses utilisateurs (et parfois Nanni Moretti y cède aussi) comme pouvoir symbolique ou mode de subjectivation de soi, mais dont les dérives (notamment théoriques ou idéologiques) neutralisent toute possibilité de communication, toute rétroaction interpersonnelle. C’est la multiplication de registres formels et narratifs hétérogènes assortie à un filmage carré et frontal qui donne à ses deux premiers films (comme à beaucoup d’autres du cinéaste) l’aspect cubiste d’un objet multi-facette, d’un cube dont chaque face renouvelle les articulations (parfois pointues et piquantes) entre le subjectif et l’objectif, l’individuel et le social. C’est enfin la domination d’un régime comique, dont le centre rayonnant est le corps du cinéaste-acteur, mais qui peut s’ouvrir à des stases mélancoliques dont la rumeur océanique est une expression appropriée. Mais c’est en général l’eau sous toutes ses formes, dont les ondes baignent tout son cinéma, et qui en vivifient la matière en empêchant la formation d’un gel ressentimental qui menace toujours de déborder et engluer, heureusement sans s’accomplir, le geste morettien.

 


Le tournage en pellicule Super-8 ensuite gonflée en 16 mm, le format carré 1’33, les opérations de découpage et de montage, le choix minimaliste des tons (rouge, blanc et noir dominent largement chez lui, avec l’arrivée du bleu à partir de Bianca), et une narrativité qui oblige la fiction à se réduire à la répétition des mêmes motifs diégétiques, entraînent à considérer que le cubisme morettien relève d’un primitivisme au nom duquel sont mis en regard les débuts, l’enfance cinématographique de Nanni Moretti, et l’époque qui lui offre son cadre de contextualisation et qui semble s’abandonner à la pente d’un gâtisme précoce résultant d’un épuisement de l’automne chaud italien de la fin des années 1960. C’est dans cette contradiction entre la jeunesse et la vigueur de l’auteur et le monde si morne et si vieux dans lequel il vit que réside la tension esthétique innervant ses premiers films. La rage morettienne contre le monde contemporain ne s’explique alors que par cet écart, ce faux-raccord entre des aspirations existentielles et politiques au recommencement du monde et la réalité bloquée de celui-ci (ou bien dont la seule dynamique sociale serait alors celle du vieillissement interminable de l’existant). Toutes choses qui à l’époque assurent la proximité du geste esthétique morettien avec celui impulsé par Philippe Garrel à partir de L’Enfant secret en 1979. Les cendres refroidies de l’après-mai 68 sont la litière grise où s’ébroue une génération qui aura légitimement refusé de faire le choix entre la bureaucratie ossifiée du PC et les exploits explosifs mais improductifs et sans lendemain du terrorisme gauchiste, Brigades Rouges en Italie, Action Directe en France. On avait promis à cette génération des lendemains qui chantent. Seul règne désormais, après l’extinction des promesses, le désenchantement de l’existant. Que s’est-il donc passé ? En France la chape de plomb que fut le programme commun PC-PS, et en Italie le compromis historique au nom de la sauvegarde de la démocratie menacée par les actions terroristes d’extrême-droite et d’extrême-gauche, ont signifié le consensus politique au nom duquel il faudra apprendre à faire son deuil de la révolution. Alors a été laissée sur le rivage de la mélancolie une génération désorientée qui doit faire l’épreuve de l’écart toujours plus grand entre un imaginaire révolutionnaire et une réalité conservatrice. Ecart qui est une impuissance vécue tantôt sur le mode du délire rageur, régressif ou théorique, tantôt sur le mode apathique de l’anomie.

 

Je suis un autarcique coincé entre communisme sénile et gauchisme infantile 


Que raconte Je suis un autarcique ? Michele (incarné par Nanni Moretti) est en train de se séparer de sa compagne, et il refuse de lui laisser la garde de leur tout jeune garçon. Pendant ce temps-là, Fabio cherche à monter une troupe de théâtre capable de jouer sa dernière pièce avant-gardiste. Le désœuvré Michele ainsi que plusieurs autres amis communs feront partie de l’aventure proposée par Fabio. C’est la première apparition du personnage Michele, dont les avatars peupleront la suite de l’œuvre. On le retrouvera tout aussi désœuvré dans Ecce bombo, en réalisateur de films dans Sogni d’oro en 1981 (premier film tourné en 35 mm et Grand Prix de la Mostra de Venise), en professeur de mathématiques dans Bianca en 1983, en curé dans La Messe est finie en 1986, en député communiste amnésique et joueur de water-polo dans Palombella rossa en 1989). Et ce jusqu’à ce que Nanni Moretti lui-même incarne son propre rôle dans Journal intime (Caro diaro en 1993) et Aprile en 1998. Et déjà le personnage morettien fonctionne parfaitement. Soliloques dans le désert contre l’avachie des critiques de cinéma, efforts de théorisation (sur les femmes ou le cinéma – voir sa théorie pseudo-godardienne de l’actorat représentant la grande-bourgeoisie, de l’image représentant le prolétariat, et de la bande-son représentant la petite bourgeoisie qui ne sait lequel des deux camps, celui de la révolution ou de la réaction, choisir !) qui n’accouchent que des souris de l’égotisme, sécheresse affective et mauvaise foi dans les rapports interindividuels (notamment amicaux et sentimentaux) autorisant des saillies intempestives et cruelles envers ses prochains. 

 


http://t1.gstatic.com/images?q=tbn:zi4Fq-9_VsZzPM:http://a_sinistra.ilcannocchiale.it/mediamanager/sys.user/48543/1084715456_Nanni_Moretti_1.jpgPourtant, on aime ce personnage qui entretient plus d’un point commun avec ceux incarnés par Woody Allen, mais la différence essentielle entre Nanni Moretti et ce dernier réside dans la question politique, brûlante pour le premier, inexistante pour le second. On l’aime donc, et ce pour trois raisons. On l’aime d’abord pour cette immodestie qui justifie qu’ils se paient dans son premier film la tronche des intellectuels pourtant estimables tels Giorgio Bassani et Alberto Moravia, le patron de Fiat Agnelli et le politicien Berlinguer, et les cinéastes respectables Visconti, Bertolucci et Scola (on croit même percevoir une pique contre Pasolini quand Michele affirme abhorrer les films d’intellectuels qui fricotent avec la pornographie). C’est l’immodestie des nouveaux entrants qui ruent dans les brancards de l’ordre établi afin de réussir à se faire une place qui doit contester la hiérarchie et l’ordre des places existantes. On l’aime ensuite parce que, malgré tous les défauts du personnage, ceux-ci sont exposés avec une franchise frontale qui permet de croire que le personnage ne cesse jamais d’être sincère. Quand il ment, on le voit faire. Quand il est nul, il ne l’est pas qu’à moitié. Un exemple croustillant, c’est Michele mettant au point un petit stratagème avec son fils en lui demandant de simuler la tristesse avant le départ de sa mère. Or, quand celle-ci est sur le point de s’en aller, c’est Michele qui s’effondre pathétiquement à ses pieds. On le retrouvera à plusieurs reprises pleurer à très chaudes larmes au téléphone lorsqu’il s’entretient avec son ex-compagne (avant de l’insulter de catholique !). On l’aime enfin parce qu’il est animé de vives mais saines colères. « Si le monde social m’est supportable, c’est que je peux m’en indigner » disait Pierre Bourdieu dont le « génie colérique » a si bien été exprimé par l’hommage rendu au sociologue par Michel Onfray. Le génie colérique morettien sait prodiguer les intempestifs affects permettant au personnage d’ouvrir à ses indignations, imprécations et autres vitupérations, l’espace d’une vérité grâce à laquelle devient légitime sa contestation de l’existant. Là réside une éthique, dont les expressions sont certes souvent brutalement assénées (que l'on se souvienne des inoubliables gifles de La Messe est finie et de Palombella rossa), mais qui rend supportable un monde social bouché (d'où l'absence de profondeur de champ des plans). 


Prenons le cas de Fabio. Son entreprise théâtrale repose sur une fatuité gonflée de références ostentatoires à Sade, Artaud, Foucault, et le Living Theatre de Julian Beck. Elle croit l’autoriser à des attitudes dictatoriales et à exiger de ses compagnons une discipline physique et idéologique qui rappelle, sur le mode comique (et même parfois burlesque lorsque les entraînements sont filmés sans son), les horribles déviations militantes de l’Armée Rouge japonaise telles que Koji Wakamatsu en a rendu compte de façon bouleversante dans United Red Army cette année (cf. : http://libertaires93.over-blog.com/article-31925539.html). Quand ce n’est pas, sur un mode plus parodique, Les Onze Fioretti de Saint-François d’Assise (1950) de Roberto Rossellini ou L’Evangile selon Mathieu (1964) de Pier Paolo Pasolini. Si l’ascèse communautaire induit un régime esthétique primitiviste, les lignes de fuite parodiques qui ponctuent l’axe ascétique l’entraînent dans un régime de saccades, de redoublements, de moqueries (voir cette dramarisation marrante appelée par des zooms avant et une musique inspirée des films de kung-fu de l'époque, que rejouera trente ans après Le Caïman), au terme duquel le pathétique et le grotesque, quand ce n’est pas le monstrueux, ne sont jamais loin. Cet excès théorique censé répondre à une volonté artistique de réveiller la conscience des masses s’articule chez Fabio à un pauvre désir de se trouver un maître (comme l’aurait dit Jacques Lacan qui a bien connu cette posture) que figurera un éminent critique de théâtre dont l’amphigourique autorité provoque crainte et impuissance. Quant au reste des compagnons de l’aventure, certains se refugient dans le mutisme ou la scène de ménage perpétuelle (pour l’autre couple du film), et d’autres rêvent de leur énigmatique voisine (dans une anticipation de la volonté de surveiller ses voisins animant le héros de Bianca). D’autres encore se mettent à hurler afin de réclamer leur salaire ou crier leur désarroi devant le contenu de la pièce, mais c'est surtout afin de pouvoir un peu exister dans une atmosphère idéologiquement confinée et saturée. Pendant ce temps-là, Michele voit l’éloignement avec la mère de son fils s’agrandir de jour en jour, jusqu’à la triste, simple et belle séparation finale. Loin des conventions sociales au nom desquelles la cohésion serait entretenue par la « raison communicationnelle » (Jürgen Habermas), la communication produit ici exactement le contraire de ce à quoi elle aspire. Délires théoriques et idéologiques, soliloques, bégaiements, grimaces, hurlements, visages butés ou mutiques, c’est-à-dire toutes formes qui participent à retourner le langage sur lui-même, sur sa propre violence, et sur les échecs qu’il aura produits. L’affiche de King Kong chez Michele instruit de cette bestialité, de cette force régressive du langage que toute phraséologie induit en puissance (et Berlusconi sera dans le bien nommé Le Caïman une nouvelle démonstration du monstrueux dont est capable l'agitation politique). C’est aussi ce beau plan symbolique où cette idée est croisée avec celle du registre parodique vu ailleurs, et qui montre Michele en train de baver, un épais liquide bleu sortant de sa bouche (ce plan anticipe quant à lui la fin fantastique de Sogni d’oro dans laquelle Michele se transforme en loup-garou).


Cette fureur prend même des traits bergmaniens, lorsque déjà l’enfant de Michele joue avec un théâtre de marionnettes au début du film, et surtout ensuite lorsque le théâtre de Fabio se trouve peuplé de visages blanchâtres énigmatiques sur-éclairés par les projecteurs de la salle. Bien sûr, il y a une homologie entre le jeu de l’enfant et celui des adultes. Mais il y a aussi une très grande différence. L’enfant est heureux car il joue seul, quand les adultes sont malheureux d’être si mal entourés. Un autre moment drolatique et terrible concerne le spectacle qui, s’il a souvent été chahuté (inoubliable moment où un chant adressé à Berlinguer pour le rappeler à l’ordre des canons de Mao est accueilli à coups de légumes), est cette fois-ci vigoureusement applaudi. C’était la dernière représentation, et Fabio croit bon de sacrifier à l’exercice rituel du débat. Sauf que ses préliminaires sont si fastidieusement étalés que pas un spectateur ne peut y résister et veut rester dans la salle. Il y a clairement ici la constatation d’un épuisement d’un certain type communautaire, inspiré par le gauchisme d’après 1968, et qui a pu servir un temps de repli loin des disciplines bureaucratiques du PC. Les vertus du groupe et du collectif censées arracher l’individu de sa gangue bourgeoise et le hausser au niveau de la conscience de classe se renversent en zoo cacophonique, en souterrain habité par des troglodytes incompréhensibles, car coupés des masses dont ils ne cessent pourtant pas de faire référence à la moindre occasion. La mer entraperçue par Michele tiré de sa contemplation par le dirigiste Fabio, et surtout la présence silencieuse mais compacte, pleine comme un œuf de son fils, comme s’il se suffisait à lui-même, sont les signes fébriles mais réels d’un nouveau commencement, à redémarrer ailleurs que là où s’ossifie le PC (comparé à un club de foot satisfait de ses nouvelles adhésions) et là où également s’épuise en stériles agissements et en vaines paroles le gauchisme.On fera quand même remarquer que le fils de Michele, promesse d'un avenir meilleur dans Je suis un autarcique, se prénomme Andrea, à l'instar de l'adolescent de La Chambre du fils dont la mort accidentelle va provoquer la désagrégation de la famille du film, et son sursaut final au-delà de la frontière séparant la France d'une Italie enlisée dans un avenir obscur devenu momentanément inenvisageable.

 

Si, comme l’a écrit un jour Lénine, le gauchisme est la maladie infantile du communisme, et si, comme l’ont écrit les frères Cohn-Bendit, le communisme est la maladie sénile du gauchisme, Je suis un autarcique hurle précisément contre cette situation d'étranglement et d’étouffement, de prise en étau entre deux postures idéologiques qui ne représentent en fait que le reflet en miroir déformé l’une de l’autre. Il ne s’agira pas pour autant de privilégier sur le plan cinématographique une « pensée faible », autrement dit postmoderne, que l'intellectuel Gianni Vattimo (par ailleurs devenu plus tard significativement politicien libéral) tentait alors d’imposer dans le champ de la philosophie à l’époque d’un recul effectif de la pensée marxiste. Parce que si le collectif fait alors problème, l’individu bourgeois connaît également une crise d’existence que la scène de ménage et les rapports de couple expriment avec le plus d’intensité. Double crise qui se rapporte donc autant au désarroi de l’« hypothèse communiste » (Alain Badiou) qu’à la contestation de l’existant bourgeois, patriarcal et capitaliste. Il y a pourtant un enfant dont la pleine existence s’accorde avec la rumeur océanique morettienne qu’un plan aura donné furtivement à entrapercevoir, et qui désigne l’ouvert d’un avenir. Un avenir qui laisse une chance de réinventer l'idée de collectif et donc de bien vivre aux individus qui se croyaient  alors acculés à ne pas pouvoir se présenter autrement que sur le mode (en puissance ou en acte) de la bombe humaine : Ecce bombo.

 
Franz B.

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11 septembre 2009 5 11 /09 /septembre /2009 08:03

Quand Brice Hortefeux dérape
envoyé par lemondefr. - L'info internationale vidéo.

Les militants et militantes antiracistes savent de longue date que ce n'est pas un dérapage, mais le fond de sa pensée...
- Hortefeux démission!
- Que la justice bourgeoise soit aussi impitoyable avec les xénophobes en action qu'avec les travailleurs en lutte
- Abrogation des lois racistes et xénophobes

Quant aux tentatives pitoyables du ministre des matraques et des flashballs pour se raccrocher aux branches en prétendant parler des Auvergants, elles seraient simplement à mourir de rire si le sujet n'était pas si grave!
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