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  • : Communistes libertaires de Seine-Saint-Denis
  • : Nous sommes des militant-e-s d'Alternative libertaire habitant ou travaillant en Seine-Saint-Denis (Bagnolet, Blanc-Mesnil, Bobigny, Bondy, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Rosny-sous-Bois, Saint-Denis). Ce blog est notre expression sur ce que nous vivons au quotidien, dans nos quartiers et notre vie professionnelle.
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31 décembre 2010 5 31 /12 /décembre /2010 09:04

2/ La question agricole dans la mondialisation :

 

 

Dans les sociétés faiblement industrialisées du Sud qui comptent deux milliards d’individus (soit un tiers de la population mondiale), l’agriculture occupe et fait vivre la moitié de la population, voire davantage. Or, dans ces pays, élever la productivité des uns ne peut se faire qu’au détriment de l’emploi des autres. Qui ne travaille pas, ne mange pas, parce que les faims chroniques sont dues à la privation de travail, et non à la paresse des indigènes des pays du Sud que suppose tout discours raciste. Là-bas, pour que tout le monde mange, il faut que tout le monde ait un travail, même si c’est au détriment de la productivité globale. C’est en Asie que se trouve plus de la moitié de la population touchée par la faim (peut-être deux milliards de sous-alimentés), bien qu’elle ne représente que 16 % de la population totale de ce continent. C’est en Afrique subsaharienne que l’incidence relative à la sous-alimentation est la plus élevée, affectant un tiers de la population (ce chiffre aurait doublé depuis 40 ans). En Europe, 40 millions de personnes souffrent aujourd’hui de la faim, 30 millions à l’Ouest et 10 millions à l’Est. Ce n’est donc pas un problème local, mais un problème mondial.

 

a) La faim : un fait social total

 

http://planetevivante.files.wordpress.com/2008/02/carte_alimentaire_pam.jpgLa croissance annuelle de la production agricole est constamment supérieure à 2 % (mais le modèle occidental productiviste commence à montrer ses limites : 17 % des terres arables ont été détériorés ces cinquante dernières années), dépassant celle de la population mondiale qui est de l’ordre de 1.5 % et qui semble se ralentir. Les 3 milliards d’humains à venir dans le prochain demi-siècle seront répartis en 2,6 milliards pour les pays du Sud, et 400 millions pour les pays industrialisés. Il faut comprendre que les forts taux de natalité qui affectent les pays pauvres sont pour partie déterminés par le fait qu’un enfant qui naît ne se réduit pas seulement à une bouche à nourrir mais recèle aussi la promesse de devenir un producteur dont les ressources permettront à sa famille de (sur)vivre. Avoir un enfant pour les populations les plus pauvres est un investissement pour l’avenir, une forme de sécurité sociale subordonnée aux exigences de l’ordre familial : d’où la relative faiblesse des campagnes de contraception à destination de ces populations démunies de tout minimum vital. Comme le sait tout bon démographe (Emmanuel Todd par exemple), c’est l’enrichissement global d’un pays qui exerce une pression positive sur son taux de natalité appelé mécaniquement à baisser.

 

 

D’abord il faut rationnellement révoquer les lieux communs qui veulent expliquer la faim tantôt par la rigueur des climats (mais le désert du Néguev avec son agriculture prospère, tandis que les sols et climats du Rwanda et du Burundi, pauvres en production agricole, sont pourtant favorables à l’agriculture), tantôt par l’indolence ou la faiblesse en terme de scolarisation des populations du Sud (les enfants du Cameroun sont presque tous scolarisés quand bien peu le sont au Burundi, or les résultats sont les mêmes – quant aux paysans français du 18ème siècle, les accuserait-on de paresse ?), tantôt enfin par cette idée que la croissance de la population excède celle de la production agricole (ce qui, comme on vient de le voir, est faux). Il faut dire aussi que les gros investissements requis par le modèle productiviste occidental exporté en Inde, aux Philippines, au Mexique et en Thaïlande sous le nom de « révolution verte » ne sont pas suffisants. Il ne suffit pas en effet d’augmenter la production, encore faut-il donner les moyens à ceux qui ont faim d’acquérir, voire de produire leur nourriture. Les gros investissements induits par les « révolutions vertes » ne sont accessibles qu’à ceux qui peuvent se les payer, soit les paysans fortunés qui ainsi s’enrichissent davantage en même temps qu’ils provoquent la baisse des prix de vente des denrées agricoles devenues plus abondantes. Ce qui, de fait, appauvrit encore plus les paysans pauvres au point où souvent ils sont contraints à vendre leurs terres. Les pays d’Asie, exportateurs nets de céréales, contiennent des poches de misère rurale qui s’acc01/01roissent. Au Brésil, l’alcool tiré de la canne à sucre produite par les travailleurs du Nordeste ne leur a pas permis de devenir riches, loin de là.

 

 

La répartition foncière, globalement inégalitaire, représente un manque à gagner à l’échelle de collectivité, car les petites exploitations produisent généralement davantage à l’hectare que les grandes, tout en étant plus économes en intrants. Le privilège accordé aux cultures de rente (café, coton, cacao, thé…) sur les cultures vivrières explique aussi la misère, par exemple des paysannes du Sud-Cameroun contraintes à travailler toujours plus loin dans la forêt, les terres proches des villages ayant été colonisées par les plantations de cacao. Pire, nous trouvons des cas de surproduction relative, au Zaïre et en Côte-d’Ivoire pour les producteurs de riz, au Cameroun pour les producteurs de bananes plantains. Le problème est alors de créer non seulement de l’emploi en dehors du secteur agricole, mais un nombre suffisant d’emplois pour absorber l’excédent de main-d’œuvre résultant de la croissance démographique, et en délester l’agriculture. Dans des régions comme l’Afrique centrale, la faible création d’emplois industriels et commerciaux a un impact négatif sur l’agriculture, guère encouragée à augmenter sa production devant une demande trop étroite. Et si l’importante expansion urbaine a un effet sur la demande alimentaire, celle-ci ne sollicite guère la production vivrière locale, écrasée par la concurrence exercée par les agricultures des pays du Nord, productivistes et subventionnées.

 

b) La principale raison de la faim : l'expropriation des paysans 

 

Les problèmes alimentaires souffrent de trois types de dépossession dont sont victimes les paysanneries les plus pauvres. Première dépossession, celle des terres. Au Brésil, 1,6 % de grands exploitants occupent 53,2 % des terres tandis que 30,4 % des paysans doivent se contenter de 1,5 % de la terre agricole (un habitant sur trois, soit 70 millions de personnes, est sous-alimenté au Brésil). En Inde, c’est le gouvernement central lui-même qui a décrété en 2002 que les paysans devaient être considérés en situation d’empiétement illégal dans les régions forestières et par conséquent susceptibles d’expulsion. Près de 20 millions de familles sont concernées. Ce sont 46 % des paysans indiens qui sont réduits à travailler pour d’autres tandis que se poursuit la concentration agraire. Deuxième dépossession, celle du travail opérée par la mécanisation requise par l’agriculture industrielle. Dans le sud-est de l’Inde, l’introduction à partir de 1970 de 700.000 tracteurs s’est soldée par la suppression, sans aucune contrepartie, de 60 % de l’emploi agricole. La dernière dépossession est celle du marché concurrentiel appelant à la baisse des prix qui pèsent sur les productions agricoles locales des pays d’Asie et d’Afrique. Cette triple dépossession crée de la misère non seulement dans les campagnes, mais également aux abords des villes où elle fait végéter les anciens paysans dans les bidonvilles, faute d’une industrialisation susceptible d’éponger une croissance démographique beaucoup plus forte que celle de l’occident pendant sa révolution industrielle. Voilà les facteurs qui expliquent le milliard d’humains sous-alimentés quand, à l’autre bout du spectre, ce sont 1 million d’enfants obèses en France, et un demi-milliard d’humains suralimentés.

 

 

Nous découvrons ainsi le caractère structurellement extensif de l’économie industrielle qui ne peut vivre sans se déployer constamment vers de nouveaux marchés et débouchés d’abord extérieurs puis intérieurs. C’est ce qui a déterminé, parallèlement aux processus d’industrialisation des économies occidentales pendant le XIXème siècle, la dynamique colonialiste, comme un siècle plus tard le développement du marché intérieur identifié à la consommation de masse. C’est notamment le développement de toute une économie de services qui aura progressivement permis à l’occident d’éponger l’excédent de populations exclues à la suite de l’industrialisation agricole. Et c’est ce développement qui fait défaut dans les pays du Sud. Ces derniers, payant les investissements en matériels avec les devises acquises en exportant suffisamment sur les marchés extérieurs dans lesquels règnent la concurrence internationale et la baisse des prix qui en résulte, se retrouve dans des situations d’endettement qui grèvent toute possibilité de progrès social pour tous. Aujourd’hui, 20 millions de paysans travaillent avec un tracteur, 300 millions utilisent la traction animale, et 1 milliard n’ont que leurs bras pour travailler. Et le produit de leur travail débouche très souvent sur l’autoconsommation, meilleure moyen pour prévenir le problème de la faim : 95 % du riz sont produits pour être consommés sur place ou écoulés sur les marchés locaux.

 

 

L’exacerbation des conflits actuels provient de l’extraordinaire disparité des modes de production agricole dans le monde et des niveaux de productivité (qui dépendent du degré de pénétration du capitalisme dans l’agriculture), mais elle s’explique aussi par des soutiens très inégaux apportés par les Etats à leur agriculture nationale. Parmi les pays pratiquant une politique de soutien massif et un protectionnisme élevé, un premier groupe se distingue, constitué par les Etats-Unis (EU), l’Union Européenne (UE), la Suisse et le Japon. 300 milliards de dollars de subventions annuelles sont accordés par ces Etats membres de l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) à leurs agriculteurs. La plupart des revenus de ces derniers proviennent donc des subventions (40 % dans l’UE, 30 % en moyenne dans les pays de l’OCDE). Plus de 40 % du budget européen est consacré à l’agriculture dans le cadre de la Politique Agricole Commune (PAC) depuis 1957, et environ 80 % des aides européennes adressées aux agriculteurs français sont versées à 20 % d’entre eux. C’est un véritable soutien aux prix qui favorise ainsi la course au rendement productiviste et l’intensivité d’une agriculture nuisible en termes écologiques. Ce protectionnisme est aujourd’hui une véritable arme de destruction massive des agricultures traditionnelles du tiers-monde puisqu’il limite l’accès de leurs produits aux marchés du Nord, tandis que les subventions massives à l’exportation concurrencent de façon déloyale les productions locales du Sud.

 

 

Un deuxième groupe dit de « Cairns » rassemble 17 pays exportateurs de produits agricoles très compétitifs (Afrique du sud, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Indonésie, Malaisie, etc.) qui bataillent auprès de l’OMC afin d’accélérer la libéralisation des échanges agricoles. Si ces pays s’opposent à la politique européenne et étasunienne des subventions qui fausse la concurrence, ils ne peuvent pas représenter les intérêts des pays les plus pauvres du Sud puisque leur politique agricole les place dans le cercle productiviste des pays pouvant s’imposer au niveau mondial. Les rapports de force se sont compliqués avec l’apparition lors de la conférence de l’OMC à Cancun en 2003 d’un groupe appelé G20 et réunissant de façon hétéroclite des pays émergents emmenés sous la houlette de la Chine, de l’Inde et du Brésil. Les alliances entre ces pays s’effectuent facilement lorsqu’il s’agit de s’opposer aux subventions agricoles étasuniennes mais se défont tout aussi sec lorsqu’il est question des avantages que l’UE consent aux pays de la zone Afrique/Caraïbes/Pacifique (ACP) qui d’ailleurs sont dans le collimateur de l’OMC, cette dernière refusant à l’Europe une préférence pour les bananes en provenance de ces pays par exemple.

 

 

Un dernier groupe, dit G33, se compose de 42 pays agricoles les moins compétitifs et réclame un traitement spécial pour certains de ses produits. Ils s’opposent à la libéralisation du commerce agricole et demandent que la production nationale soit prioritairement destinée à la satisfaction des besoins alimentaires des populations. L’Afrique a par exemple augmenté de moitié ses exportations agroalimentaires de 1995 à 2003 (passant de 4 à 6 milliards de dollars), mais son déficit d’échanges de produits alimentaires a augmenté proportionnellement davantage encore (passant de 2,9 à 4,3 milliards de dollars).

 

 

Les EU et l’UE ont intérêt au libre-échange : leur agriculture ne représente que 2 % environ de leur produit intérieur brut (PIB) contre 75 % pour les services. Leur ambition est l’abolition des entraves au commerce des services après celui des produits industriels, quitte à accepter de fortes importations agricoles. Pour faire admettre cette orientation économique à leurs agriculteurs, l’UE et les EU leur assurent une manne de subventions (c’est la PAC pour l’UE) afin de casser toute concurrence avec des pays soumis aux thérapies de choc initiées par le FMI et empêchés de faire de même pour protéger leur agriculture nationale bien plus importante en termes de PIB. C’est dans ces rapports de force que les luttes des paysans pour accéder à la terre et sauvegarder leur autonomie face aux géants de l’agro-industrie (grands pourvoyeurs de produits chimiques et de semences génétiquement modifiées) prennent tout leur sens. Les revendications exprimées par la Confédération Paysanne en France et Via Campesina dans le monde (réseau syndical agricole international auquel appartient la Confédération Paysanne) appellent à une nouvelle régulation économique avec des aides destinées à favoriser le maintien de l’agriculture paysanne, ainsi qu’une production écologiquement viable et relocalisée pour répondre au besoin des populations. Cela passe par un abandon de la PAC en Europe et de la politique menée par les EU avec l’adoption d’une politique de rémunération du travail des agriculteurs déconnectée des prix et donc de la quantité produite.

 

c) Monocultures d'exportation et agrobusiness 

versus polycultures vivrières et agriculture biologique

 

La monoculture intensive est l’agriculture la moins productive du point de vue de la biomasse produite par hectare de terre fertile, la plus vulnérable (d’où le recours à des tonnes de pesticide), et la moins durable d’un point de vue écologique (d’où le recours aux engrais). Mais cette monoculture mécanisée est aussi la plus productive du point de vue financier (du moins quand les prix de l’énergie sont bas, sinon c’est la catastrophe). La polyculture et les petites exploitations retrouvent de fait une légitimité cruciale aujourd’hui où le modèle productiviste est insoutenable écologiquement. L’enjeu de l’agriculture biologique ne se résume donc pas seulement à la question de la qualité des aliments. Elle permet de préserver la biodiversité contre la standardisation industrielle qui la détruit et la confisque au profit des conglomérats financiers en fragilisant les écosystèmes. Entre 50 et 80 % de la biomasse des sols français a disparu (les plantes ne poussent plus qu’avec de l’engrais) : la fertilité a donc régressé et certaines zones sont en voie de désertification. La mécanisation a chassé les populations au chômage vers les villes jusqu’à les engorger en vidant les campagnes, en déstructurant les services publics de proximité et en engendrant une dépendance croissante envers l’automobile.

 

 

Quant à l’aide alimentaire octroyée par les pays du Nord, les quelques 10 à 17 millions de tonnes ne sauraient guère assurer que la ration annuelle minimum d’une cinquantaine de millions de personnes sous-alimentées, soit 5 % de l’ensemble des malnutris. Il faut aussi savoir que cette aide n’est pas donnée mais vendue par les gouvernements bénéficiaires. Ceux qui en profitent sont ceux qui peuvent se la payer, quand elle n’est pas détournée dans des situations de conflit par l’un ou l’autre des belligérants. De plus, cette aide concurrence les productions locales car elles sont vendues à bas prix. Enfin, elles modifient les comportements alimentaires, favorisant la consommation de pain par exemple, et ainsi ouvrant la voie aux importations.

 

 

L’agriculture biologique permet enfin de défendre l’indépendance des petits paysans contre le monopole exercé par les grands firmes semencières (type Monsanto) dont la rentabilité dépend davantage de leur capacité à protéger leurs intérêts (notamment en brevetant leurs semences génétiquement modifiées qui exigent un modèle d’herbicide particulier et deviennent stériles après chaque récolte) que de l’utilité sociale et culturelle du travail paysan.

 

A suivre : 3/ La souveraineté alimentaire est-elle possible ?

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28 décembre 2010 2 28 /12 /décembre /2010 07:59

1/ Pour une approche généalogique de l’économie mondialisée de la faim :

 

 

Le système économique mondial est principalement traversé par deux forces contradictoires : d’un côté, la consolidation d’une économie mondiale de main-d’œuvre à bon marché au Sud et à l’Est ; de l’autre côté, la recherche au Nord et à l’Ouest de nouveaux marchés de consommation. L’extension des marchés réclamée par les multinationales exige le morcellement et l’affaiblissement des économies nationales alors contraintes, si elles veulent s’intégrer dans le marché mondial, de privilégier l’importation-exportation sur l’entretien des cultures vivrières locales. La circulation de l’argent et des marchandises ne connaît presque plus de frontières ; le crédit bancaire a été déréglementé, la financiarisation du capitalisme s’est accélérée ; le capital transnational s’empare par le biais de la dette de la propriété étatique ; la doctrine libre-échangiste masque de moins en moins bien la réalité de l’inégalité structurelle des échanges en économie capitaliste mondialisée soumettant la production des pays du Sud au régime consommatoire des pays du Nord.

 

  a) Les années 80 : la décennie de l'appauvrissement global

 

http://www.radio-canada.ca/images/2008/04/14/300x225/crise_alimentaire_mondiale2.jpgCe sont les années 80 qui ont vu l’ère de l’appauvrissement global de l’humanité, ouvertes par la récession mondiale de 1981-1982 avec la crise de la dette lorsque la Réserve fédérale étasunienne a décidé de relever en 1979 ses taux d’intérêt, faisant du coup augmenter le fardeau de la dette. En août 1982, le Mexique annonçait la suspension de ses remboursements. Exemple frappant, celui des Etats-Unis dont la dette publique s’élevait en 2003 à 7.300 milliards de dollars, alors que la dette cumulée de tous les pays dits en voie de développement (PVD) où vivent 85 % de la population mondiale est de 1.600 milliards de dollars, soit 4 fois moins : c’est que la dette, financée par le reste du monde, de la première puissance militaire et économique, et dont la monnaie domine le circuit des échanges économiques mondiaux, n’est pas dans les rapports de force actuels exigible de son remboursement. Ainsi ses habitants dépensent chaque année dans les fastfood et autres centres commerciaux type Wal-Mart l’équivalent du double du produit national brut du Bangladesh. Principale responsabilité : la chirurgie économique préconisée aux pays endettés par le Fonds Monétaire international (FMI) dominée par la doctrine anglo-saxonne néolibérale qui a abouti à la compression des revenus réels (parce que reposant sur une main-d’œuvre bon marché et mal payée) et au renforcement d’un système mercantiliste basé sur l’exportation. C’est un mélange d’austérité budgétaire, d’ouverture des frontières aux flux des marchandises, et de privatisation du secteur public qui a été appliqué dans plus de 100 pays endettés du tiers-monde et de l’Europe orientale (y compris la Russie durant les années 80 : c’est d’ailleurs là une des raisons expliquant le démantèlement de l’empire soviétique).

 

 

La mise en place des programmes d’ajustement structurel (PAS) dans un grand nombre de pays endettés favorise la mondialisation de la politique macroéconomique impulsée par le FMI et la Banque mondiale (BM) qui œuvrent au nom des intérêts du club fermé du groupe des 8 pays les plus riches de la planète (G8). Avec pour résultat que sur 6 milliards d’habitants que compte cette planète, 5 milliards vivent dans des pays pauvres. Il suffit de se reporter au bilan tiré il y a déjà 20 par l’UNICEF et intitulé « L’Ajustement à visage humain » pour se rendre compte de l’horreur sociale et économique initiée par des institutions jamais pénalement inquiétées pour les millions de morts dont elles ont été et continuent d’être les responsables, autre forme de la « banalité du mal » naguère évoquée par Hannah Arendt. Rappelons que Robert Mac Namara, secrétaire d’Etat à la défense pendant que les Etats-Unis faisaient la guerre au peuple vietnamien, a été président de la BM de 1968 à 1981. Signalons enfin que le FMI ne vient pas en aide aux pays endettés de façon généreuse mais fait payer au prix fort ses interventions de choc : entre 1980 et 2000, le FMI a prêté 71,3 milliards de dollars aux pays latino-américains et ceux-ci ont dû lui en rembourser 86,7 milliards, soit un gain net de 15,4 milliards.

 

 

Les révoltes populaires légitimes contre les politiques d’ajustement structurel ont souvent été brutalement matées, qu’il s’agisse de l’assassinat quotidien des syndicalistes par les latifundistes brésiliens, et comme ce fut le cas par exemple au Venezuela en 1989 à la suite d’une augmentation de 200 % du prix du pain. En 1984, ce furent les émeutes du pain de Tunis, et puis le Nigeria en 1989, le Maroc en 1990, la Russie en 1993, le Mexique en 1994 qui a vu le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (AZLN) dans la région du Chiapas, l’effondrement des économies des pays du sud-est asiatiques en 1997 alors que l’on ne cessait de les présenter comme les plus compétitives du monde (les fameux « Dragons »). Puis ce furent la crise économique en Russie et en Argentine au tournant des années 2000, le krach de la netéconomie en 2003, et la crise financière mondiale de 2008. Et c’est une nouvelle flambée d’émeutes de la faim qui éclate un peu partout dans les pays du Sud aujourd’hui, en Haïti, au Cameroun, aux Philippines, en Indonésie, au Burkina-Faso, au Maroc, en Egypte, en Ethiopie et ailleurs. Et si le 19 juin 1999, le groupe des 7 pays les plus riches (G7) s’était réuni à Cologne pour décider de l’annulation d’une partie de la dette des Etats les plus pauvres, seuls 2 % de la dette totale du tiers-monde auront au bout du compte été effacés. Maigre cadeau.

 

 

La récession mondiale de 1981-1982 a contribué au remodelage des économies du tiers-monde : Etat affaibli car en voie de privatisation, industrie nationale destinée au marché intérieur ruinée à force d’avoir été contrainte à exporter, entreprises endettées et en faillite car incapables de soutenir la concurrence avec les entreprises du Nord protégées par le protectionnisme des subventions. La compression de la consommation interne implique une compression du coût de la force du travail (c’est un différentiel de 20 à 50 % entre les salaires du pays du Sud et ceux du Nord). Car tel est le programme réel des politiques d’ajustement : peser sur les salaires dans les pays pauvres afin d’aider au transfert dans ces pays des activités industrielles des pays riches du côté de la production ; et du côté de la consommation, approvisionner les marchés restreints de consommateurs au revenu élevé des pays du Nord (et quelques enclaves de consommation luxueuse dans l’Est et le Sud) qui sont la résultante de la faiblesse salariale du coût de la main-d’œuvre synonyme de compression du pouvoir d’achat et de déficience de la demande intérieure.

 

b) La spirale de la dette

 

C’est le paradoxe de constater que ce qui a été présenté comme une solution à la crise de l’endettement (cercle vertueux) en devient en réalité la cause (cercle vicieux) : le privilège accordé à une politique d’exportation aboutit à une baisse des prix, donc à une baisse des revenus qui ne peuvent plus éponger une dette qui s’aggrave en toute logique, et conséquemment à une destruction massive d’emplois. La pauvreté du Sud contracte également la demande globale à l’importation, finissant par affecter négativement le niveau d’emploi et de vie dans le Nord. La relocalisation industrielle dans le tiers-monde induit aussi une dislocation de l’économie des pays riches qui font depuis les années 80 l’épreuve du chômage de masse. L’austérité budgétaire préconisée par les deux institutions internationales (sises à Washington et issues des accords de Bretton Woods en 1944) affecte au final le monde entier. Pour le dire simplement : ceux qui produisent ne sont pas ceux qui consomment, tandis que le ventre des premiers crient famine quand les seconds s’engraissent maladivement.

 

 

Dans le tiers-monde et l’Europe orientale, la stagnation de la fourniture d’habitats et de services sociaux comme le recul de la production vivrière écrasée par les appels à la monoculture d’exportation contrastent avec l’apparition de petites poches de luxe. Les élites des pays endettés, les membres des anciennes nomenklaturas et les nouveaux hommes d’affaire sont les protagonistes et les bénéficiaires d’une évolution qui s’appuie sur la mise en place d’une économie de rente dont profitent des pays riches qui, disposant de la haute technologie fondée sur la possession du savoir industriel (à travers brevets et droits de propriété intellectuelle), leur permet de s’approprier 80 % du revenu global mondial. Ajoutons également que les entreprises du tiers-monde opèrent dans un régime extrêmement concurrentiel et marqué par la surproduction, quand les grandes sociétés commerciales et les distributeurs se comportent en monopoles ou en situation d’entente oligopolistique : le profit industriel net revenant au patron du tiers-monde est de l’ordre de 1 % de la valeur ajoutée totale, le reste étant capté par le grand capital transnational.

 

 

La dette globale des pays dits en voie de développement (PVD) a été multipliée par 30 en l’espace de 25 ans. La chute des prix des matières premières sur le marché mondial a entraîné une nette diminution des revenus d’exportation des pays du Sud. De plus, une part grandissante de ces revenus a été assignée au service de la dette. A partir de 1985, les sommes affectées au service de la dette l’emportaient sur les nouvelles entrées de capitaux sous forme de prêts, d’investissements étrangers et d’aide internationale. Cela signifie que les pays pauvres étaient du coup devenus des exportateurs nets de capitaux au bénéfice des pays riches. Les prêts du FMI aux pays du Sud ont été d’une certaine façon financés par ceux-là même qui voient leur économie hypothéquer d’avance afin d’assurer le remboursement des créanciers. L’objectif de ces derniers est de s’assurer que les nations endettées continuent à perpétuellement rembourser les intérêts de la dette. Parce que les pays sont endettés, le FMI et la BM peuvent les obliger à réorienter leur politique macroéconomique, conformément aux intérêts des créanciers internationaux.

 

c) Banque mondiale, OMC, FMI : les poids lourds mondiaux de la faim... du capital 

 

Quand le FMI s’occupe des négociations concernant le taux de change et le déficit budgétaire, la BM est impliquée de son côté dans les processus de réforme économique structurelle, jusqu’à être présente directement dans les ministères des pays concernés qui sont obligés d’accepter les termes du contrat s’ils veulent voir leur dette respective être rééchelonnée et ne pas se retrouver blacklistés par tous les organismes de prêteurs internationaux. Le FMI impulse une forte dévaluation de la monnaie nationale du pays endetté qui invariablement entraîne une inflation des prix domestiques aboutissant à une compression du pouvoir d’achat et une diminution des dépenses publiques orientées dés lors vers le service de la dette extérieure. Ensuite le FMI exige la désindexation des salaires sur les prix (actée en France sous la présidence de Mitterrand en 1983) : si les seconds s’envolent, les premiers décrochent et stagnent quand ils ne régressent pas. La dévaluation monétaire et l’élimination préconisée des subventions comme du contrôle des prix enclenchent une hausse des prix alors même que le pouvoir d’achat est gelé afin, comme le ressassent les technocrates du FMI, « d’éviter les pressions inflationnistes », ces derniers étant accrochés aux dogmes macroéconomiques qui sont les leurs et qui donc n’ont cure des effets sociaux catastrophiques d’une telle politique.

 

 

Ce mélange de stagnation économique et d’inflation (la demande étant comprimée par la hausse des prix et la baisse relative des salaires) – ce qu’on appelle la « stagflation » – signifie une véritable « dollarisation » des prix domestiques qui se trouvent calqués sur ceux du marché mondial, cette dollarisation étant synonyme d’une hausse des prix de la plupart des biens de consommation qui entraînent les révoltes précédemment citées. Le FMI, en accord avec les règles édictées par l’Organisation Mondiale du Commerce (l’OMC créée en 1994 à la suite du GATT – en français « l’Accord général sur le commerce et les prix » – établi en 1947), exige également la « libéralisation du marché du travail » qui s’accorde avec la dollarisation entraînant hausse des prix à la consommation et effondrement du salaire réel. C’est aussi de la part de l’institution internationale l’exigence de l’indépendance de la banque centrale à l’égard du pouvoir politique du pays endetté : ce qui veut dire que c’est le FMI qui de fait contrôle la monnaie nationale, la dévalue, et donc empêche le gouvernement de financer les dépenses publiques nécessaires à la résorption du marasme social produit par une telle politique économique.

 

 

C’est parce que les Etats des pays du tiers-monde subventionnaient la production des denrées céréalières que les prix de celles-ci étaient bas. La libéralisation des prix signifie leur augmentation que ne neutralise plus une politique de subventionnement interdite par les prêteurs internationaux. Cette libéralisation doit aussi s’envisager avec la question du prix du pétrole qui, fixé par les Etats pétroliers sous haute surveillance de la BM, augmente en déstabilisant les producteurs nationaux comme elle perturbe la circulation des marchandises à l’intérieur du pays endetté. Et ce ne sont pas les biocarburants qui changeront la donne pétrolière, puisqu’ils relèvent d’un même modèle agricole occidental, industriellement productiviste, chimiquement intensif, et écologiquement dévastateur, qui participe à la destruction de l’environnement comme aux polycultures vivrières locales. C’est aussi le débauchage massif des salariés des administrations et entreprises étatiques, préalable à la privatisation de celles-ci au motif du remboursement d’une dette infinie qui profite aux pays débiteurs des clubs fermés de Londres et de Paris rachetant ainsi à vil prix des sociétés d’Etat entières. Ce colonialisme de marché s’accompagne aussi de la privatisation des terres publiques dont les recettes sont canalisées par les services du trésor en direction des créanciers internationaux, conformément aux exigences du FMI et de la BM. La crise sévère de l’économie légale soumise à une thérapie de choc est également directement reliée à l’accroissement rapide du commerce illicite dont les transactions, de paradis fiscaux en zones off-shore, sont favorisées et accélérées par le développement au niveau de la finance internationale des technologies de l’information et de la communication. Enfin c’est la financiarisation de l’économie qui depuis les années 80 soumet également la richesse matériellement produite à l’immatérialité de la spéculation boursière œuvrant à faire monter le prix des denrées vitales (les denrées alimentaires, et bientôt l’eau) ou appelées à devenir rares (le pétrole), valeurs refuges permettant aux fonds spéculatifs de se refaire une santé après les milliards de dollars de perte suite à l’effondrement des crédits hypothécaires immobiliers (les fameuses « subprimes ») lors de l’été 2007, prélude à la plus grande crise économique du capitalisme depuis 1929.

 

 

Pour résumer, l’ajustement structurel tel qu’il est conçu et impulsé par le FMI et la BM puis accompagné par l’OMC contribue à augmenter la dette extérieure :

les nouveaux prêts à l’appui des réformes accordés afin de rembourser les anciennes dettes contribuent à augmenter le montant total de l’endettement ;

la libéralisation du commerce, la dévaluation monétaire, la dollarisation des prix, la spéculation boursière sur les matières premières, et la destruction des polycultures vivrières orientées vers la monoculture d’exportation exacerbent la hausse des prix et la crise de la balance des paiements ;

le gel des investissements, des subventions et des dépenses d’infrastructure dans tous les secteurs sociaux empêche l’Etat endetté de pouvoir servir les intérêts d’une économie nationale subordonnée au service de la dette extérieure et à l’exportation.

 

Ce sont conséquemment des pans entiers de la société du pays endetté qui s’effondrent, éducation, santé, culture, agriculture, tous secteurs tantôt appauvris tantôt privatisés.

 

Il est scandaleux de rembourser les seuls intérêts d’une dette qui dépasse les dépenses consacrées à l’alimentation, la santé et l’éducation et qui détermine les famines, le chaos social, les guerres et les conflits interethniques.

 

Et parce qu’il est tout aussi scandaleux de réclamer le remboursement d’une dette à des pays qui l’ont déjà réglée plusieurs fois (les PVD ont remboursé beaucoup plus que ce qu’ils ont obtenu en prêt : la différence négative entre 1983 et 2001 s’élevait déjà à plus de 350 milliards de dollars) et qui souffrent de devoir payer des intérêts perpétuant infiniment une ponction financière sur les économies nationales pour le profit de quelques créanciers privés, la solution politique, telle qu’elle a été pratiquée par le Mexique à partir de 1914 (alors en pleine révolution conduite par Zapata et Villa), le Brésil, la Bolivie et l’Equateur à partir de 1931, l’Argentine dans une moindre mesure après 2001 (pour citer des exemples significatifs prouvant que des solutions efficaces et alternatives existent), aura historiquement été le refus du paiement de la dette extérieure accompagné de la renationalisation des industries locales et de la restitution des terres à la petite paysannerie appelée à produire les biens alimentaires dont la population a vitalement besoin.

 

A suivre : 2/ La question agricole dans la mondialisation

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21 décembre 2010 2 21 /12 /décembre /2010 22:08

« Dick Laurent is dead » : la phrase qui tue est aussi la phrase qui réveille


 

« Toute l'œuvre de Lynch ne vise-t-elle pas précisément à amener le spectateur "à entendre des bruits inaudibles"et à affronter l'horreur comique du fantasme fondamental ? » (Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, éd. Amesterdam, 2005, p. 246)


 

« Vous désirez montrer la fuite, et pour cela il faut s'enfoncer très loin dans la forêt qui localise cette fuite. Au cours de cette marche, vous apprenez que tout au plus vous pourrez, non pas montrer la fuite, mais montrer, d'assez loin, la localisation de cette fuite, un fourré, une clairière. Et c'est déjà très risqué » (Alain Badiou, « Jacques Derrida (1930-2004) » in Petit panthéon portatif, éd. La Fabrique, 2008, p. 126)

 

 

18460785.jpg« Dick Laurent is dead » : la phrase avec laquelle démarre et (se) retourne (sans jamais se clore définitivement) le septième long métrage de David Lynch n'est pas seulement l'énoncé désignant au héros la mort d'un avatar de cette figure paternelle grotesque qui, comme l'a bien noté Slavoj Zizek dans Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres (« l'obscène père-la-jouissance qui représente la Vie excessive, exubérante », éd. Amsterdam, 2005, p. 236), barre le désir de tous les héros lynchiens. Cette phrase est le sésame susceptible de nous ouvrir les portes d'un film-monde dont la puissance théorique induit l'épreuve doublement risquée, tantôt d'un repli monadique virant à l'autisme du côté du cinéaste, tantôt de l'appel aux délires d'interprétation ajoutant de la confusion subjective à la complexité objective du film du côté des spectateurs. Ce mystérieux acte de parole, dont la signification constative ou déclarative est d'abord nébuleuse avant d'apparaître après coup dans toute sa force performative – pour ne pas dire prophétique (dire que Dick Laurent est mort, c'est faire qu'il le soit après l'avoir dit, c'est aussi dire l'indiscernable d'un futur confondu avec son passé : c'est pré-dire tout à la fois que Dick Laurent est mort, doit mourir, va mourir, a toujours-déjà été mort), est le chiffre à partir duquel littéralement déchiffrer Lost Highway devient sérieusement envisageable. Emprunter la voie de l'énoncé cryptique « Dick Laurent is dead », c'est suivre la route tortueuse d'une œuvre cinématographique capable d’ajointer la métaphore d'Orson Welles (« tout film est un ruban de rêve ») à l'image topologique empruntée par Michel Chion dans sa monographie consacrée au cinéaste (David Lynch, éd. Cahiers du cinéma, 2007 [1992 pour la première édition], p. 246) pour caractériser Lost Highway (à savoir le ruban ou l’anneau de Möbius qui pourrait déjà servir à caractériser la structure narrative de ce « photo-roman » de science-fiction qu'était La Jetée de Chris. Marker réalisé en 1962, mais qui fascinait surtout Jacques Lacan soit cette surface homéomorphe à un cercle ne possédant qu’une bande quand le ruban classique en possède deux), et ainsi éviter de se perdre dans la multitude des pistes qu'il suggère, ou d’étouffer dans l'inextricable touffeur spéculative que ses paradoxes narratifs et temporels suscitent. C'est par conséquent prendre la route qui autorisera moins à interpréter le film qu'à l'expérimenter (pour parler comme Gilles Deleuze) en fonction des éléments formels qui le constituent comme objet cinématographique. Lost Highway raconterait-il de l'intérieur même de la conscience fêlée de son protagoniste (le saxophoniste Fred Madison interprété par Bill Pullman) le meurtre de son épouse (la brune Renée jouée par Patricia Arquette) tel qu'il tente psychiquement de le dénier en l'effaçant de sa mémoire et en lui substituant fantasmatiquement le récit rêvé d'une remise à zéro synonyme de renaissance existentiale (le jeune garagiste Pete Dayton interprété par Balthazar Getty, dont l’énergie sexuelle succédant à l'épuisement de Fred est mobilisée pour être à la hauteur du désir pour la blonde Alice à nouveau jouée par Patricia Arquette) ? La seconde partie du film narrant les aventures de Pete, comme nimbées de l'aura hollywoodienne des polars et films noirs des années 1940 et 1950, réécrit-elle au lieu de la raturer une première partie hantée par le désastre conjugal, et davantage marquée par le cinéma d'auteur européen (on pense bien sûr aux couples cauchemardesques d'Ingmar Bergman) ? S'il est désormais établi que Lost Highway est le film de David Lynch ayant cristallisé une adhésion unanime des critiques, du public, et des agents de la reconnaissance professionnelle et de la légitimité culturelle, le cinéaste occupe aujourd'hui l'enviable position artistique semblable à celle occupée jusqu'alors par Stanley Kubrick (sorti en 1999 Eyes Wide Shut qui est son ultime chef-d'œuvre n'est d'ailleurs pas sans rapport avec Lost Highway, les deux films traitant du grotesque du fantasme et de la jouissance impossible). Artiste transdisciplinaire (sound designer de ses propres films qu'il écrit et produit depuis ses débuts underground avec Eraserhead en 1977, le cinéaste est également peintre, plasticien, musicien, photographe, vidéaste), David Lynch a ceci de particulier qu’il travaille à partir de l'imaginaire hollywoodien tout en demeurant économiquement à l'écart de Hollywood (exception faite de Elephant Man en 1980 et Dune en 1984). INLAND EMPIRE (2006) est le dernier film en date d’un cinéaste qui a su renouer avec les bricolages techniques et économiques de ses débuts, tout en investissant le nouvel outil numérique afin d’emmener toute son œuvre, à partir d'un redoublement de Mulholland Drive (2001), dans une nouvelle forme de synthèse moins stable que « disjonctive » (pour citer à nouveau dit Gilles Deleuze). Depuis, c’est une errance floue ou faiblement consistante, entre work-in-progress via Internet, participations discographiques (par exemple avec Danger Mouse et Mark Linkous de Sparklehorse récemment disparu), publicité somptueuse pour Dior (Lady Blue en 2010, prolongeant l'onirique nuit numérique de INLAND EMPIRE), et méditations transcendantales (aux côtés de Clint Eastwood !). Heureusement, ses films sont très loin de livrer facilement leurs secrets et leurs trésors, et continuent de résister aux appropriations herméneutiques, et donc de travailler leurs spectateurs. Tel Lost Highway, le film peut-être le plus théorique de son auteur, en même temps que la théorie ici s’éprouve heureusement sur le mode disjonctif de la déflagration sensorielle et de l’expérimentation philosophique. On verra en ce sens comment le geste philosophique initié par Jacques Derrida (1930-2004), davantage que la philosophie deleuzienne trop facilement requise (Lost Highway est un film-cerveau à l’instar de Shining réalisé en 1980 par Stanley Kubrick, ou un cristal infiniment proliférant à l'image des films de Federico Fellini, etc.), peut aider à soutenir l’expérimentation d’un film reposant tout à la fois sur la « déconstruction » des évidences mimétiques et représentatives, sur la « différance » comme principe originaire produisant le jeu des différences particulières bousculant l’évidence pleine et sans reste des oppositions positives, et sur la « dissémination » comme mouvement (du) multiple crevant les horizons (onto)logiques de la formalisation, de la totalisation, ou de la transcendance du sens. Comme on l’a dit en préambule, et comme on va tenter de l’expérimenter dans l’analyse qui suit à partir d'un montage de citations tirées de l'oeuvre de Jacques Derrida et de onze photogrammes tirés du film, « Dick Laurent is dead » est cet énoncé lynchien qui, parce qu’il est plus fort que sa signification stricte, exprime la doublure originaire venant scinder tout acte de parole et établir dans l’expropriation de leurs auteurs la non-identité schizoïde les caractérisant subjectivement.

 

 

18741432.jpg« Dans l'univers de Lynch, l'un des éléments cruciaux du récit est toujours représenté par une phrase, une chaîne signifiante qui résonne comme un Réel insistant, une sorte de formule basique qui suspend et traverse le temps » (Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum, opus cité, p. 232). « Dick Laurent is dead » : il faudra donc vraiment insister sur la puissance signifiante d'un énoncé plus fort que les mots le composant, puissance véritablement diabolique puisqu'elle constitue le mouvement d'un écartement qui empêche toute forme de clôture symbolique (ceci veut dire cela, et puis basta : affaire close, dossier classé). En ce sens, cet acte de parole (dont le cinéaste affirme l'avoir véritablement éprouvé sur le même mode que son personnage principal - cf. Michel Chion, op. cit., p. 247), capable d'établir l'indistinction des régimes langagiers du constatif et du performatif, comme de s'inscrire dans l'indiscernabilité des temps de l'énonciation, serait structuralement homologique au fameux « Rosebud » de Citizen Kane (1941) d'Orson Welles. Dans les deux cas, il s'agit bien de livrer la formule perverse dont le caractère « perverformatif » (Jacques Derrida, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, éd. Aubier-Flammarion, 1980, p. 134) est autrement dit susceptible de pousser le sens de l'œuvre cinématographique toujours plus loin dans l'infinitude interprétative, dans l'ouverture spéculative au-delà de tout règlement polysémique, et dans l'inépuisable énergie herméneutique qui assure à la fois l'actualité intempestive et intemporelle de l'œuvre d'art, comme elle demande à son spectateur qu'il s'émancipe de sa passivité habituelle pour devenir le producteur libre et créateur du sens de l'œuvre présentée. Mieux, que le spectateur excède la seule posture interprétative pour tenir le point de réel à partir duquel il pourra expérimenter le film et, ce faisant, œuvrer à sa propre subjectivité toujours fuyante. Parce que l'expérimentation est une interprétation qui retient de s'abandonner dans le délire spéculatif (il suffit de jeter un œil sur n'importe quel forum Internet consacré à un film de David Lynch pour constater la pertinence relative de la sentence du philosophe Clément Rosset selon qui il ne saurait y avoir délire d'interprétation puisque l'interprétation est elle-même un délire). Parce que l'interprétation indexée sur une économie expérimentale, c'est-à-dire attentive à la réalité matérielle et formelle du film, est consécutivement soucieuse de ne jamais couper les liens qui arriment la subjectivité herméneutique à l'objectivité cinématographique (les photogrammes) montée en regard de l'objectivité philosophique (les citations). En regard de l'œuvre de David Lynch, on peut d'ores et déjà relever la continuité symptomatique, et ce depuis les premiers courts-métrages du cinéaste réalisés à la fin des années 1960 alors qu'il était encore étudiant en arts plastiques, de la violence symbolique des actes de langage, de la violence psychique de l'ordre symbolique lui-même. Déjà Six Men Getting Sick (intitulé aussi Six Figures Getting Sick, ou encore Six Times), ce petit film étrange réalisé en 1967 et reposant sur l'animation image par image de peintures-sculptures insiste sur la bouche comme orifice hors duquel s'épanchent principalement liquides organiques et bruits présymboliques. En 1968, David Lynch réalise The Alphabet qui met en scène sous la forme d'un obscur conte pour enfants animé l'ivresse d'un abécédaire dont la répétition scolaire puis dionysiaque s'effondre dans une vomissure de sang. Les bouches abritant la glu d'impossibles actes de paroles fondus dans une matière organique défiant toute symbolisation (ce « gouffre proto-cosmique, chaotique, ontologiquement inachevé » que Slavoj Zizek qualifie de « proto-réalité pré-ontologique », idem, p. 39) sont une constante des films du cinéaste, du bébé monstrueux de Eraserhead au père privé de voix et hospitalisé au début de Blue Velvet (1986), en passant par les bandes sonores passées à l'envers de Twin Peaks (la série télévisée de 1990 comme le film en 1992), ou encore le bégaiement de la fille du héros de The Straight Story (1999). Elephant Man et Dune, s'ils mettent en scène la question de la parole comme puissance symbolique de production identitaire assurant la réintégration dans le genre humain du personnage du premier film (on se souvient de la bouleversante phrase de John Merrick : « I'm not an animal, I'm a human being ») et la consécration divine et impériale du protagoniste du second film (Paul Atréides, le héros messianique de Dune qui porte le prénom d'un apôtre et un nom rappelant celui des Atrides des tragédies grecques, est capable d'user magiquement de son nom comme d'un mot qui littéralement tue), sont des films encore classiques en ce sens qu'ils ne contestent pas la primauté logocentrique de la parole comme motif privilégié de la présence pleine et entière déterminant et distribuant l'ordre des normes et le régime des hiérarchies et des pouvoirs (cf. Jacques Derrida, La Dissémination, éd. Seuil-coll. « Points », 1972, pp. 187 et suivantes). Avec Blue Velvet, qui articule d'emblée l'apparaître de son héros avec la crise cardiaque de son père contraint du coup au silence et au hors-champ, puis qui montre sa victoire symbolique contre l'ogre grotesque Frank Booth (incarné par Dennis Hopper) régnant dans le royaume fantasmatique de la loi phallique vociférée et terrorisante (il qualifie les balles de son pistolet de "lettres d'amour") anticipée dès le début de Lost Highway par les aboiements hors champ d'un chien invisible qui irrite Fred, l'identification structurale entre la violence de la parole et la brutalité de la figure paternelle (qui est aussi maternelle comme dans Wild at Heart en 1989) trouve à se préciser et s'affiner dans le désir de problématiser et contester la domination symbolique du phallus qui, chez Jacques Derrida, se nomme aussi « phallogocentrisme » (La Carte postale, op. cit., p. 502). Dans une séquence significative de Wild at Heart (titré en français Sailor & Lula, le film a reçu la Palme d'or en 1989) inspiré de l'univers romanesque de Barry Gifford (qui a coécrit Lost Highway), le personnage de Bobby Peru (incarné par Willem Dafoe), comme attiré par les vomis de Lula enceinte de Sailor, souffle de sa bouche édentée et dans une haleine que l'on imagine aisément pestilentielle l'ordre à cette dernière de lui proférer la phrase « Fuck me ». Une fois dite comme sous hypnose, cette phrase laisse Bobby rigolard qui alors se sauve, laissant Lula dans l'humiliation d'une profération semblable à un viol verbal. A partir de Twin Peaks (dont on rappelle quand même que le meurtrier prénommé Bob glisse sous l’ongle de ses victimes les lettres composant son prénom), les énoncés se trouvent investis par une logique diabolique de contamination et de dissémination qui, si elle peut dynamiser la pente interprétative des spectateurs, conteste et ébranle toutes les fixations logocentriques en ne faisant pourtant jamais l'économie de la violente économie symbolique que tout acte de parole contient. « Fire walk with me » dans Twin Peaks, « Dick Laurent is dead » dans Lost Highway, « This is the Girl » dans Mulholland Drive : trois exemples d'énoncés ressortissant de la violence symbolique, psychique et physique propre à l'ordre phallogocentrique, en même temps qu'ils sont saisis dans une dynamique disséminatrice qui arrive dans le dedans même de cet ordre à le court-circuiter. Si le premier énoncé déploie l'innommable d'un désir incestueux archaïque qui fait trembler les murs (et les conventions télévisuelles) de l’idéologie WASP en y injectant une forte de dose de « Unheimlichkeit » (l'« inquiétante étrangeté » freudienne), le dernier énoncé exemplifie l'économie patriarcale hollywoodienne au nom de laquelle la désignation triomphale d'une actrice pour le rôle principal dans le film de l'année est identifiée à la nomination de la victime d'un contrat rempli par un tueur à gages. Comme elle engage l'implicite de la brutale exclusion de plusieurs autres abandonnées dans une déréliction dont INLAND EMPIRE, hanté par la récurrence du chiffre 47, du cryptogramme « axxonn » écrit de la main même du cinéaste, et de la phrase « Actions do have consequences », dépliera toutes les terribles occurrences. Quant à Lost Highway, ne raconte-t-il pas au fond l'aventure d'un acte de parole (« Dick Laurent is dead ») creusé par un écartement différant la découverte d’identité de l'émetteur (au début du film, Fred perdu dans ses rêveries est interpelé par la sonnerie de son interphone, écoute le message qu'on lui adresse, mais échoue ensuite à visualiser son émetteur) ? Il faudra 135 minutes de film pour permettre au spectateur de raccorder le champ inaugural montrant le récepteur d'un message obscur au contrechamp terminal révélant l'identité de son émetteur… et comprendre la puissance impossible d'un tel raccord, puisqu'il s'agit dans les deux cas de la même personne ! Fred est à la fois l'émetteur comme le récepteur improbable d'un message qu'il s'était donc adressé à lui-même. La schize est accomplie, en même temps qu'en réarmant ou réenclenchant le film qui peut ainsi infiniment repartir depuis son début et tourner en une boucle infinie, cette schize expose son caractère originaire, toujours-déjà là. Le logocentrisme associé à la transmission symbolique du phallus entre le père et le fils se renverse alors en dissémination phallique au nom de l’inépuisable écriture de la « différance » (Jacques Derrida, Marges-de la philosophie, éd. Minuit, 1972, pp. 01-29) comme pensée d'une origine toujours-déjà différenciée (et nombreux sont les indices dans Glas qui font entendre « toujours-DE(rrida)JA(cques) » : cf. Glas, éd. Galilée, 1974), comme pensée du toujours-déjà originaire qui ne cesse pas d'être refoulée par la métaphysique occidentale phallogocentrique, et dont la différence sexuelle est l'une des actualisations privilégiées.  

 

 

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1/ Dans sa Critique de la faculté de juger écrite en 1790 (et particulièrement le § 49), Kant a des mots très durs sur la mimésis quand elle se trouve réduite à l'imitation servile. Mais il veut malgré tout préserver le concept aristotélicien quand il s'agit de défendre en les associant la productivité libre des créateurs et des spectateurs. La mimésis met ainsi en relation deux sujets producteurs au sein d'un même espace ouvert qui est un espace de jeu consacré à la beauté librement et universellement communicable. Jacques Derrida, en s'appuyant sur l'analytique kantienne, propose le concept d'« économimésis » (« Economimésis » in Mimésis des articulations, éd. Aubier-Flammarion, 1972, pp. 67-69) afin de valoriser la libre production artistique (du point de vue du créateur libre d'inventer) comme esthétique (du point de vue du spectateur libre d'interpréter). Friedrich Schiller avec ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme écrites en 1794 et Charles Baudelaire avec son texte Morale du joujou rédigé une première fois en 1853 puis en 1869 ont également mis en avant les relations structurales unissant art et jeu. Derrida précise qu'entre les deux libertés s'institue un rapport spéculaire sur la base d'un jeu autorisant l'imagination à produire l'œuvre d'art, entraînant notamment la reprise inlassable du logos, validant l'inépuisable du sens, et ouvrant à la productivité surabondante des suppléments. Le motif de la route, déjà en germe dans Blue Velvet pour ensuite exploser dans Wild at Heart, constitue l'un des opérateurs exemplaires de l'économimésis lynchienne – cette économie de la mimésis qui ici nous autorise à expérimenter notre interprétation du film à l'intersection de la philosophie derridienne et des photogrammes du film. La route nocturne est dans Lost Highway l'image qui ouvre le film en lançant son bolide diégétique à une telle vitesse que les noms crédités au générique viennent littéralement s'écraser comme des mouches sur la vitre invisible de l'écran. Au-delà de la reprise en accéléré du générique d'ouverture du film noir Fallen Angel (1945) d'Otto Preminger, il y a dans l'image d'une bande défilant à toute vitesse la possibilité d'y reconnaître symboliquement la pellicule argentique sur laquelle les photogrammes composant le plan de cette route ont été enregistrés, et dont la projection nous est de manière différée, après coup, présentée. La route nocturne indique la qualité onirique d'un film semblable à ces rubans de rêve qu'imaginait Orson Welles (par exemple le film noir explosif Touch of Evil en 1958), en même temps qu'elle expose en son milieu la bande qui la divise en deux. Indice d'une ligne de coupure schizophrénique que la chanson de David Bowie I'm Deranged accompagnant le générique-début du film de David Lynch semblerait corroborer. Mais, ne nous y trompons pas. Le photogramme ci-dessus n'est pas tiré du générique-début, ni du générique-fin qui reprend celui du début pour établir une boucle semblable aux loops et autres samples dont use par exemple le musicien Barry Adamson dans certains morceaux composant la bande originale du film. En réalité, le photogramme est extrait de la séquence qui au milieu du film manifeste la rupture ou la torsion à partir de laquelle un nouveau récit apparaît (l'influence de Psycho réalisé par Alfred Hitchcock en 1960 paraît ici déterminante), avec la délirante substitution du personnage du jeune délinquant Pete à celui de Fred condamné pour le meurtre de son épouse et attendant en prison l'application de la peine capitale. Deux bandes, et non pas une seule comme au début et à la fin : deux bandes pour inscrire la division, pour tirer ou tracer les lignes d'un écartement qui creuse déjà l'énoncé « Dick Laurent is dead ». Une ligne, puis deux, puis à nouveau une seule, mais s'agit-il toujours de la même ? Fred est-il le double épuisé de Pete ? Pete, l'autre rajeuni de Fred ? Surtout, pourquoi cette projection automobile dans une nuit noire donne l'étrange impression de s'enfoncer comme dans une bouche sans fond ? Le plan répugnant de Twin Peaks. Fire walk with me qui exhibe la bouche de l'horrible meurtrier Bob comme avalant la caméra (et rejouant ainsi The Big Swallow, le premier gros plan de l'histoire du cinéma tourné en 1901 par James A. Williamson) paraît devoir se prolonger dans cette gorge bitumée qu'est la route, et qui peut également trouver à s'articuler avec le ruban enfourné dans la bouche de Dorothy Valens par Frank dans Blue Velvet, et le bâillon du personnage de Johnny Farragut joué par Harry Dean Stanton dans Wild at Heart. Les bouches et les oreilles, et la voix reliant électriquement les deux : tout le cinéma de David Lynch est troué d'orifices autorisant les circulations parfois les moins habituelles. Dans Le Toucher, Jean-Luc Nancy (éd. Galilée, 2000, pp. 38-41), la bouche est justement désignée comme le lieu d'un écartement, d'une ouverture, d'une auto-affection qui est aussi une hétéro-affection (par exemple l'allaitement avec le sein ouvrant la bouche du nourrisson). La bouche est une cavité qui est une béance nous rapprochant au plus près de la dislocation relative à notre naissance, telle que le montre significativement le bébé de Eraserhead. Jean-Luc Nancy cité par Derrida parle même d'une expérience cinétique, d'une mise en mouvement que désigne la bouche et que pourrait de notre point de vue prolonger la route. La route, la bouche : dans l'intervalle partageant les lèvres inférieure et supérieure, séparant ses lèvres propres et les lèvres de l'autre désiré, divisant les bandes ou bien les segmentant en unités plus petites (comme les lèvres coupent le flux de la voix pour produire le discontinu de la parole), ou encore écartant l'oreille qui reçoit le message de la bouche qui l'émet, il y a la voie pour une voix qui travaille à littéralement dis-loquer le sujet traversé par elle. Dans sa Critique de la faculté de juger (§ 51), Kant accorde un privilège à l'oralité, parce que la beauté de la nature serait selon lui un langage naturel, et parce que la sensibilité la plus élevée est celle donnée par la voix. Tous les exemples de cette oralité que magnifie Kant disant que ce qui sort de la bouche du poète est nécessairement authentique témoignent de ce que Derrida appelle une « exemploralité » qui inscrit l'humanisme kantien dans le logocentrisme occidental radicalement critiqué par la pensée de la déconstruction (Mimésis des articulations, ibidem, p. 79). C'est le désir cinématographique de David Lynch que de faire de Lost Highway le lieu expérimental d'une déhiscence, d'un déroutage, d'un déboitement, d'un carambolage au cœur même de la voix. Ce sont déjà tous les play-backs que compte le cinéma de David Lynch (motif sur lequel on reviendra plus en détail par la suite). C'est aussi Mulholland Drive qui s'ouvre sur un accident de voiture identifié au suicide de l'héroïne une balle dans la tête, et qui expose l'expropriation industrielle des sujets perdant la maîtrise logocentrique individuelle au nom du phallogocentrisme hollywoodien (la voix de la chanteuse Rebekah Del Rio continuant à soutenir le bouleversant Llorando après l'effondrement sur scène de la chanteuse, le réalisateur désignant l'actrice qu'il n'a pas choisie – « This is the Girl » – sur l'injonction de producteurs mafieux afin de pouvoir mettre en scène son film). C'était déjà Wild at Heart avec les ruines domestiques d'un accident de voiture nocturne qui semblaient annoncer la parole délirante de son unique et temporaire survivante jouée par Sherilyn Fenn (Audrey Horn dans Twin Peaks), et puis Twin Peaks. Fire walk with me avec sa séquence électrique de voiture bloquée à un carrefour et occupée par un père et sa fille comme coincés dans le déni de l'orage incestueux qui les foudroie. Et c'est Lost Highway qui en passe aussi en son milieu par un télescopage automobile exprimant l'autoritarisme terrorisant et vociférant de la loi phallique (on trouvera semblable séquence, tout aussi grotesque mais en moins effrayante, dans The Big Lebowski réalisé en 1998 par les frères Coen, et incluant d'ailleurs aussi un accident de voiture), et qui déroule le chemin tortueux d'un énoncé qui, d'interphones en téléphones fixes et portables, et de cassettes vidéo en images super-8 projetées, s'entend toujours davantage dans les rebonds et les échos de sa dissémination caverneuse.

 

 

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2/ Fred semble perdu dans ses pensées, flottant dans la zone intermédiaire partageant le sommeil et le rêve. La cigarette qu'il fume témoigne d'une dégradation entropique de son énergie vitale qui se vérifiera plus tard sur le plan sexuel (en ce sens, nous avons affaire ici à l'antithèse des gros plans d'allumettes grillées scandant Wild at Heart qui manifestaient l'éclat de la jeunesse). En même temps, le point d'incandescence rouge que représente le bout de la cigarette allumée signale, à l'instar des feux rouges de la série Twin Peaks, l'indicible d'une brûlure qui se manifeste au niveau d'un symptôme encore en-deçà de toute compréhension, et qui clignote en direction d'un spectateur afin qu'il relève dans l'écriture analytique l'innommable du symptôme (Rear Window d'Alfred Hitchcock en 1954 offrait peut-être pour la première fois une image de ce genre). Considérons maintenant plus attentivement le visage de Fred : une lourdeur affaisse ses traits, affecte ses paupières, et surtout, son visage paraît brouillé. Une fenêtre s'ouvre mécaniquement, on a déjà l'impression qu'il attend en prison (sa maison ressemble à un bunker – elle appartiendrait au cinéaste). Ou bien attend-il le message qu'il se transmet à lui-même, mais dont il est encore incapable de comprendre et le sens et le cheminement : « Dick Laurent is dead » ? Une série subtile de raccords permet de réaliser que ce visage brouillé est un reflet projeté par un miroir : la schize s'expose d'emblée, mais sur le mode de la nimbe et du trouble. Il y a là comme une puissance fantomatique qui vient auréoler ce visage en lui donnant un caractère de présence faible, de maigre consistance, de quasi-inexistence. Ce visage est aussi en situation de détachement (au double sens de décollement et de flottement) que manifestent la coupure du reflet en miroir et la brouille de ses traits. C'est cet affaiblissement de la présence pleine propre au logocentrisme qui induit un détachement de la voix ainsi isolée du corps émetteur, rendue autonome par la médiatisation de l'interphone, et qui propose la mise en rapport de l'épuisement sexuel avec l'ébranlement de l'autorité phallique. Ce mouvement spectral de volatilisation cendreuse du phallogocentrisme est peut-être le propre de l'art du cinéma, quand on suit Jacques Derrida dans un entretien donné à la revue des Cahiers du cinéma, évoquant les forces de l'image cinématographique capables de contourner les mots, et de résister à l'ordre normatif des discours (« Le cinéma et ses fantômes » in Cahier du cinéma, avril 2001, p. 83). Et cette dynamique du fantomatique est aussi le propre du développement télétechnologique qui éclate et dissémine, duplique et démultiplie, et qui en retour appelle un contre-mouvement réactionnaire d'enracinement identitaire. C'est paradoxalement l'étrangeté de cette production télétechnologique dont la réalité matérielle est obscure pour ses consommateurs prolétarisés, et qui engage la recrudescence des réappropriations magiques ou animistes, du sésame presque fabuleux « Dick Laurent is dead » aux cassettes vidéo qui montrent Fred et Renée endormis et qui de fait abolissent l'intimité conjugale au nom du décloisonnement des sphères du public et du privé (cette fameuse « extimité » dont parlait Jacques Lacan dans son Séminaire XVI de 1969 (éd. Seuil, 2006, p. 249) et qui peut recouper sa fascination pour le ruban de Möbius dont témoignent ses lettres adressées à Pierre Soury), des visions oniriques qui enveloppent la conscience du héros (par exemple cette fumée s'échappant des meubles du salon, et qui appartient au même mouvement de volatilisation spectrale que la poussière soulevée dans le désert de la fin de Lost Highway, ou que la fumée finale du revolver reliée à l'accident de voiture ouvrant Mulholland Drive) aux apparitions hallucinatoires (l'homme-mystère au visage poudré lors de la fête branchée). Si le spectral est lié à la déconstruction du phallogocentrisme (Spectres de Marx, éd. Galilée, 1993), une « nouvelle violence archaïque » s'abat de manière réactive, à mains nues et sur les corps, et qui traduit la vengeance du fantasme identitaire sur la dissémination dont les télétechnologies sont capables (Jacques Derrida, Foi et savoir, suivi de Le Siècle et le pardon, éd. Seuil-coll. « Points », 2000, pp. 85-86). La destruction du corps de Renée déniée par Fred, mais que lui rappellent pourtant les cassettes vidéo d'un homme-mystère remplissant ainsi la fonction psychanalytique du surmoi auquel rien n'échappe (pas un hasard alors s'il ne cligne jamais des yeux), matérialise à la fois l'atteinte épouvantable au corps féminin dont la déception fantasmatique détermine sa ruine réelle (c'est la femme qui serait alors la cause de la débandade masculine), et le désir psychotique d'anéantir toute (ré)inscription matricielle dans l'ordre symbolique et organique de la génération (c'est la mort réelle de la femme qui alors établirait le fantasme de l'immortalité masculine). Notons ici que Slavoj Zizek montre sur cette base les points communs partagés par le film de David Lynch et par The Naked Lunch de David Cronenberg réalisé en 1991 d'après le livre de William S. Burroughs (Lacrimae Rerum, ibid., p. 248). La disjonction narrative et formelle du film en deux blocs hétérogènes et l'écartement induit par cette fracture qui diffère l'identité de l'émetteur de l'énoncé « Dick Laurent is dead » vérifient in fine que l'arraisonnement phallogocentrique de la différence sexuelle, au lieu de la saisir comme expression privilégiée d'une doublure originaire, est une catastrophe générale et perpétuellement recommencée.

 

 

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3/ Dans Spectres de Marx (ibid., p. 28), Jacques Derrida montre à partir d'une lecture de Hamlet (1603) de William Shakespeare que la voix du spectre n'est pas celle d'un être vivant. Elle n'est pas simplement conscience ou simulacre, esprit ou fantasme : c'est en fait une injonction sans réponse qui demande à s'éprouver comme telle (et en cela notre énoncé perverformatif serait une semblable injonction). La logique particulière du spectral n'est alors plus l'ontologie (le discours rationnel de ce qui est), mais l'« hantologie ». En opposition à la voix courante qui manifeste ontologiquement la présence pleine valorisée par le logocentrisme, la voix spectrale est le propre hantologique de la déconstruction. Et, entre les deux voix, le compromis tient aussi de la duplicité. Fred entrevoit la duplicité du compromis quand il a affaire à l'homme-mystère lors de la fête branchée (en effet ce dernier, tel le ventriloque de lui-même muni d'un téléphone portable, parle avec deux voix, celle de la parole pleine propre au logocentrisme, et celle spectrale et relative à la déconstruction télétechnologique du logocentrisme). Le héros tente d'y pallier en recourant au saxophone (il est musicien et joue dans les boîtes huppées de Los Angeles) comme prothèse réinscrivant dans le solo le son d'une présence pleine qui ressemble immanquablement à une séance de masturbation publique. A ce pur présent priapique qu'est l'embrasement « saxophonique » de Fred, succède (et cette succession est un retour) l'épreuve du doute qui continue (ici via un téléphone) sa route : Renée le trompe-t-elle en son absence ? Cette dernière avait pourtant assuré, répondant à la question de Fred, qu'elle trouverait bien quelque chose à lire pendant son absence. « Lire quoi ? » lui rétorquait, presque ironique, un homme qui ne conçoit pas autrement sa compagne sur le mode du plaisir sexuel, et qui du coup la prive de toute appétence pour les choses intellectuelles (Alice succédant à Renée dans la seconde partie du film déclinera jusqu'au bout, et sous la forme de la femme fatale revenue du film noir, le cliché duel de la femme envisagée à la fois comme objet de plaisir sexuel masculin et comme figure malicieuse cherchant la castration symbolique de son compagnon). Mais il y a là aussi le symptôme d'un refus du livre et donc plus généralement de l'écriture, et ce au nom de la présence pleine du phallogocentrisme : la femme qui symbolise la différence dans l'ordre hiérarchique hétérosexuel est aussi celle qui réintroduit la « différance » comme doublure originaire et « archi-écriture » (Marges-de la philosophie, ibid., p. 06) que dénie sans cesse la domination masculine. Il suffit de se pencher sur la production philosophique, depuis Phèdre de Platon jusqu'à Descartes, Rousseau, Hegel et Heidegger, en passant par la théorie psychanalytique défendue par Freud (qui considérait que la libido était masculine, la femme n'étant seulement qu'une figure de l'altérité) et prolongée par Lacan (pour qui le phallus, indivisible et transcendantal, est le signifiant privilégié de la présence, et non pas selon lui cet objet partiel analysé par la théorie féministe), pour comprendre la valeur axiale de la parole comme présence pleine, authentique, consistante, sans faille, et sans écart avec elle-même, qui est inscrite au cœur de la métaphysique occidentale, et que Derrida qualifie du même coup et tout à la fois de logocentrique, de phonocentrique, et de phallocentrique (La Carte postale, ibid., p. 506). Le circuit télétechnologique de l'énoncé « Dick Laurent is dead » expose dans Lost Highway le jeu de la différance originaire qui travaille à écarter la parole d'elle-même et, ce faisant, qui est réinscrite au sein même de l'identité psychique de Fred. Le rapport sexuel humiliant de son point de vue, puisque Renée lui tapote le dos comme s'il devait être rassuré comme un enfant ayant échoué à un examen scolaire (la main qui tapote et humilie est un motif que l'on retrouve aussi dans la série Twin Peaks comme dans Mulholland Drive), se clôt de manière cauchemardesque par l'apparition d'un étrange visage vieux et fardé se superposant au visage de l'épouse. L'apparition de l'homme-mystère (Robert Blake son dernier rôle – depuis il a été jugé en 2005 et acquitté pour le meurtre de sa seconde épouse tuée en 2001) lors de la fête permet après coup de reconnaître l'origine de cet étrange masque blafard qui circule dans tout le cinéma de David Lynch. Plus tard encore, la caméra qu'il utilise permet de comprendre qu'il est probablement l'auteur des vidéos intrusives qui retournent l'intimité domestique sur une extimité symptomatique d'un malaise dont le refoulement, loin d'empêcher toute hantise, la suscite bien au contraire (on retrouvera semblable idée dans Caché réalisé en 2005 par Michael Haneke). Au-delà d'une référence à l'allégorie de la mort dans Le Septième sceau (1957) d'Ingmar Bergman hybridée à une réminiscence du fantôme de Carnival of Souls (1962) de Herk Harvey, et au-delà même d'une tendance latente à l'homosexualité que dénierait Fred le représentant épuisé de l'autorité phallocentrique, ce montage monstrueux (un vieux visage masculin collé sur une tête de jeune femme) qui peut également rappeler les figures jungiennes hybrides du cinéma fellinien induit la pente déconstructrice d'une « dissymétrie stratégique » qui s'appuie sur les couples d'oppositions catégoriques structurant la pensée logocentrique occidentale afin de les neutraliser en faisant bouger les lignes de ces oppositions (La Dissémination, ibid., p. 256). Cette stratégie est une guerre que mène aussi David Lynch, contre la linéarité narrative des récits, contre la logique mimétique du régime représentatif habituel, contre les clichés véhiculés par les représentations collectives dominantes, contre la fixation des codes des genres cinématographiques investis. Et cette guerre veut rappeler quelques fondamentaux déniés par le phallogocentrisme : le féminin n'est pas l'autre du masculin mais deux façons concomitantes de réécrire infiniment la fable de la différence sexuelle ; le masculin n'est pas le contraire du féminin mais ce à partir de quoi sa dissemblance fonctionne aussi comme une ressemblance ; le visage n'est pas (contrairement à ce que pensait Emmanuel Levinas, et comme le défend aujourd'hui Slavoj Zizek) le lieu ultime de l'authenticité humaine mais le masque à partir duquel s'agencent élans fantasmatiques et obligations symboliques. Enfin, les mécanismes de la projection et du collage induits par cette image cauchemardesque expriment le caractère artificiel (Derrida dirait « artefactuel » : Echographies-de la télévision. Entretiens avec Bernard Stiegler, éd. Galilée/INA, 1996) du cinéma qui objective sur le plan télétechnologique la différance originaire refoulée par la tradition métaphysique occidentale. C'est que, au cinéma, un corps qui parle ne constitue en rien un tout homogène, mais au contraire se comprend comme un montage à partir de deux bandes distinctes : la bande-image et la bande-son. L'usage récurrent chez David Lynch du play-back (Ben interprété par Dean Stockwell "chantant" In Dreams de Roy Orbison dans Blue Velvet, Sailor joué par Nicolas Cage "chantant" Love me tender d'Elvis Presley dans Wild at Heart) exprime déjà cette sorte de ventriloquie télétechnologique dont l'équivalent cinématographique français serait donné par On connaît la chanson (1997) d'Alain Resnais. Si Mulholland Drive ira jusqu'au bout de l'idée selon laquelle la voix en s'émancipant de son corps émetteur peut entraîner une expropriation industrielle des individus dis-loqués par Hollywood (avec comme ultime et bouleversant symptôme Llorando, la reprise de Crying de Roy Orbison, chantée en play-back par Rebekah Del Rio), Lost Highway manifeste via l'énoncé « Dick Laurent is dead » et le comportement de l'homme-mystère le décollement d'une voix autonome qui transmet le message originairement nébuleux de la mort de la figure phallique terrorisante, et ce au nom d'une émancipation subjective entreprise nécessairement au risque de la ligne schizophrénique partageant déconstruction et logocentrisme.

 

 

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4/ La question télévisuelle hante le cinéma de David Lynch au tournant des années 1980 et 1990. Si Wild at Heart ressemblait à une balade hallucinée (à mi-chemin du surréalisme et de l'hyperréalisme) qui, s'appropriant le genre du road movie, devait paraître cinématographiquement nécessaire à un cinéaste pris par son projet de feuilleton télévisuel d'alors (Twin Peaks), le film suivant qui repose sur le principe du prequel (autrement dit racontant ce qui s'est passé avant la série) travaille opiniâtrement à extirper le personnage de Laura Palmer de son devenir de figure cadavérique fixée dans le gel télévisuel pour le hausser au niveau extatique de l'icône cinématographique. Twin Peaks. Fire walk with me est un grand film de guerre entre le cinéma et la télévision, et s'il commence avec la neige bleutée d'un écran de télévision qui implose au terme du générique-début (comme pour signifier la rupture esthétique que le film manifestera face au feuilleton – évidemment le film a fortement déplu aux fans de la série), il ne cesse pas d'être régulièrement soumis aux vagues d'images orageuses et neigeuses appartenant aux flux télévisuels (et c'est même David Bowie qui peut apparaître dans l'une de ses vagues), comme pour manifester le combat en cours. Mulholland Drive devait être initialement une série télévisée, mais le projet n'ayant pas abouti, le matériau filmé a servi à réaliser le meilleur film des années 2000 selon la rédaction des Cahiers du cinéma. C'est ici le cinéma qui représente la rédemption symbolique d'un projet de série dont la télévision n'a pas voulu. La guerre est finie, David Lynch ayant décidé d'un compromis aussi duplice que celui de la voix courante du logocentrisme et de la voix spectrale de la déconstruction. C'est un compromis établi entre le cinéma et la télévision, ces deux pôles magnétiques conséquemment chargés d'échanger leurs flux énergétiques (les 170 minutes de INLAND EMPIRE radicaliseront cette posture encore aujourd'hui incomprise). Lost Highway semble alors représenter la nouvelle tournure d'esprit du cinéaste, qui met en scène un film qui d'abord ressemble à une allégorie de la hantise de l'intrusion ou la contamination de la vidéo au sein du cinéma analogique, avant de bifurquer pour déboucher sur la prise en compte des multiplicités télétechnologiques (des téléphones portables succèdent à des téléphones fixes, des films super-8 projetés sont anticipés par des cassettes vidéo) qui innervent, électrisent, et excèdent toujours davantage un art du cinéma qui ne peut alors plus se satisfaire de faire l'économie de cette dissémination télétechnologique. Une lumière bleue tombe sur Fred qui, emprisonné, attend de griller sur la chaise électrique. Cette lumière qui annonce la torsion narrative centrale grâce à laquelle un nouveau récit va se substituer au précédent expose une possibilité de l'époque télétechnologique moins évidente au temps où le cinéma dominait le champ médiatique : celle d'effacer. Ce souci de l'effacement qui fait l'épreuve contradictoire de son impossibilité totale forme le cœur de la fiction proposée par le premier long métrage de David Lynch, Eraserhead (en français : la tête qui efface). L'effacement peut aisément s'inscrire dans le grand récit hollywoodien qui reformule idéologiquement le grand récit étasunien (l'Amérique comme nouveau monde pour les individus qui étaient dominés dans la vieille Europe) : celui de la seconde chance. Mais Lost Highway montre qu'il s'agit moins d'effacer que de rejouer les traces ouvrant à une réappropriation. Si la seconde partie de ce film est la répétition fantasmatique de la première partie (le garagiste Pete qui a les meilleures oreilles de la ville selon Mr. Eddy est en cela l'écho lointain du musicien Fred, et quand il entend à la radio le solo de saxophone de la première partie, la chose lui est insupportable parce qu'elle lui rappelle le réel de l'impuissance sexuelle et de la catastrophe conjugale qu'il tente fantasmatiquement de fuir), à l'inverse de Mulholland Drive où la première partie représente l'enjolivement fantasmatique de la seconde partie horriblement ineffaçable, elle autorise malgré tout la figure masculine à remporter deux victoires symboliques qui sont deux suspensions de la terreur phallogocentrique. L'acoquinement avec l'homme-mystère passé du voisinage de Mr. Eddy à celui de Pete redevenu Fred, ainsi que le meurtre de Dick Laurent (nom obscène du respectable Mr. Eddy – « dick » signifie « bite » en anglais) sont les deux branches d'une même route qui converge vers la déclaration finale : « Dick Laurent is dead ». La visualisation ultime de l'émetteur de l'énoncé dont on comprend qu'il est aussi son récepteur accomplit la radicale contestation des directions, des identités et des fixations entreprise par l'archi-écriture de la déconstruction dont les derniers développements objectifs sont télétechnologiques (Echographies, ibid., p. 91). L'autre, le lointain sont toujours-déjà chez moi, ils me disloquent, m'expatrient, me délogent, me délocalisent (Gilles Deleuze aurait dit qu'ils me déterritorialisent) : la différance me rappelle que je suis toujours-déjà non-identique avec moi-même, toujours-déjà l'autre de moi-même, toujours-déjà dédoublé et spectral – quand la parole pleine du logocentrisme veut réaffirmer les valeurs fécondes et séminales, vives et naturelles, de la loi paternelle (La Dissémination, ibid., p. 187-193). L'écriture disséminatrice et artificielle, comme la voix spectrale, qui se détachent de la parole logocentrique, qui en conséquence contestent le phallocentrisme que le logocentrisme induit, qui le dé(con)struisent, s'énonce alors comme suit : « Dick Laurent is dead ».

 

 

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5/ Commentant la parole pleine selon Lacan (La Carte postale, ibid., p. 502), Jacques Derrida montre que, dans cette pensée qui s'inscrit et prolonge parfaitement la tradition métaphysique occidentale, seule l'acte de parole vivante est authentique, seul l'interlocuteur présent dit la vérité. Critiquant forcément, et fortement, les formes aliénantes de la répétition, de l'enregistrement et du double qui ne seraient que des simulacres, Lacan qui parle le langage platonicien valorise en conséquence une parole autoréférentielle qui, comme le logos, se veut son propre père. Dans ce système qui est celui du phallogocentrisme, chaque chose est à sa place ou y revient. C'est exemplairement le cas de la semence du père qui, des grands textes bibliques aux grandes œuvres philosophiques, occupe toujours la posture de la maîtrise en la retenant et en exigeant que son fils l'intériorise (l'« auto-insémination » est autant « homo-insémination » que « ré-insémination ») : la vérité pleine de l'autorité phallique, à l'instar du capital, est toujours autoréférentielle et circulaire (La Dissémination, ibid., p. 64). L'énoncé « Dick Laurent is dead » revient-il à sa place ? Oui, si l'on considère le trajet qui part de l'oreille recevant le message à la bouche qui l'émet. Non, si l'on envisage le différé de la transmission, son inversion génétique, l'écart creusant l'identité de l'émetteur et du récepteur, et la différance que l'énoncé réaffirme par-delà tous les dénis et tous les refoulements, en signifiant la castration volontaire derrière le meurtre du père glorieusement phallique (le signifiant Dick Laurent pourrait s'entendre ainsi de cette façon : la bite – « dick » – autour de laquelle ont été tressés des lauriers – « Laurent »). On peut également entendre le nom de l'homme d'affaire italien Dino de Laurentiis qui avait produit Dune et Blue Velvet (le second film étant une réalisation personnelle que devait le producteur au cinéaste ayant dirigé avec grand-peine une superproduction d'après le cycle romanesque de science-fiction de Frank Herbert), ce père castrateur de cinéma mort en novembre dernier et dont David Lynch devait à un moment ou à un autre s'émanciper (et Blue Velvet représente esthétiquement pareille émancipation en regard du plus formaté Dune). Entre les parents inconsistants de Pete (des adolescents attardés qui ne peuvent remplir leur rôle imaginaire et fantasmatique, comme l'étaient les parents de Jeffrey dans Blue Velvet) et le vieil Arnie (Richard Pryor dans son ultime rôle – il est décédé en 2005 des suites d'une sclérose en plaques), le propriétaire d'un garage revenant des films noirs They Drive By Night (1940) de Raoul Walsh et Kiss Me Deadly (1955) de Robert Aldrich, et privé de voix et de motricité naturelle (il est en fauteuil roulant – le père impotent tenant grâce à des prothèses est une constante lynchienne, du baron Harkonnen de Dune au vieil Alvin Straight dans The Straight Story en 1999 en passant par la figure vaguement inspirée de Howard Hughes dans Mulholland Drive et interprétée par Michael Anderson, le nain fantastique de Twin Peaks), entre ceux-là règne Mr. Eddy, autrement Dick Laurent. Génial Robert Loggia, qui succède sans faillir à Frank Booth incarné par Dennis Hopper dans Blue Velvet, et Leland Pamer interprété par Ray Wise dans Twin Peaks, dans le rôle fantasmatique du père monstrueusement phallique, sur-sexué et hyper-autoritaire, assurant la raideur de sa fonction en éructant les injonctions à suivre la loi qu'il représente, et s'interposant comme tiers barrant le sujet ainsi séparé de l'objet de son désir (c'est une position semblable qu'occupe Quilty pour Humbert Humbert désirant Lolita dans le roman éponyme de Vladimir Nabokov écrit en 1955 dont l'adaptation cinématographique par Stanley Kubrick en 1962 est l'un des films préférés du cinéaste). Y compris sous la forme effrayante et grotesque d'un carambolage et d'un cassage de gueule au nom du respect du code de la route qui vaut comme leçon adressée du père Dick au fils Pete afin de rappeler au second la priorité du premier s'agissant de l'usage sexuel d'Alice figurant la revenante blond platine de la brune Renée : Renée littéralement re-née sous la forme irradiante d'Alice (et la bande sonore fait entendre à ce moment-là l'électrique et saturé This Magic Moment, une chanson des Drifters reprise par Lou Reed). D'après Jacques Derrida (Foi et savoir, ibid., pp. 72-73), la situation critique du phallus que ses représentants dénient, c'est d'être soumis au mouvement originaire de la différance qui entraîne un dédoublement entre la vie du pénis en érection et l'image détachée de tout corps propre qui, dans les domaines du fantasmatique ou du religieux, fonctionne sur le modèle de la marionnette ou de la procession. Il y a évidemment du pantin dans les figures paternelles grotesques du cinéma lynchien, qui incarnent de manière maximaliste et excessive une autorité phallique au bord du simulacre, et que met en péril la survenue de celui qui occupe au sein du système phallogocentrique, dans Blue Velvet comme dans Lost Highway, la position du fils. Sauf que, du premier film au second, il y a un mouvement de plus en plus net d'extraction hors de cet ordre symbolique. Eraserhead et Twin Peaks. Fire Walk With Me ne mettent-ils pas en scène un père tuant son enfant ? The Straight Story et Mulholland Drive ne racontent-ils pas l'horreur familiale ? Le sexe comme « part maudite » (Georges Bataille) venant excéder les partages symboliques familiaux autant que conjugaux : de Eraserhead à Lost Highway, l'idée d'une émancipation fantasmatique des impositions normatives du phallogocentrisme à partir du rappel de la doublure originaire, de la différance, se fait toujours plus urgemment sentir. Bien sûr, les récits lynchiens sont œdipiens (on entend d'ailleurs ici une composition de Barry Adamson intitulée Something Wicked This Way Comes qui est significativement issue de l'album Oedipus Schmoedipus en 1996). Le triple chemin où Oedipe assassine Laïos dans la tragédie de Sophocle forme selon Derrida (La Dissémination, ibid., pp. 435-445) un Y qui est une colonne dédoublée, scindée, bifide, comme en excès avec elle-même : c'est un chiasme. Le plus célèbre exemple poétique de cette figure de style n'est-il pas celui d'Agrippa d'Aubigné : « Ayant le feu pour père, et pour mère la cendre » ? Le chiasme pourrait d'ailleurs tout à fait aider à caractériser la structure schizoïde de Lost Highway, ainsi que celles des films d'Apichatpong Weerasethakul qui fonctionnent aussi sur le mode des "vases communicants" cher autant aux surréalistes qu'aux praticiens de la discipline psychiatrique (un individu souffrant de troubles dissociatifs de la personnalité voit son identité psychique se fracturer en deux entités distinctes, en deux "vases communicants", le second vampirisant le contenu du premier pour s'y substituer : cf. Des nouvelles du front cinématographique (34) : Oncle Boonmee, un film dont on se ressouvient en huit photogrammes). Le motif poétique du chiasme exprimerait donc d'après Derrida l'idée qu'Oedipe est né deux fois, la première fois quand le père assiste le fils à l'aide de la parole pleine du logocentrisme, et la seconde fois quand le fils se trouve disséminé dans une surproduction qui ébranle cette assistance parce qu'elle est l'écriture relevant de l'économie de la différance. Aveugle à son propre aveuglement, être du croisement et du carrefour, Oedipe est à la fois toujours-déjà orphelin et toujours-déjà dépendant de ce père excessif qu'il faut malgré tout excéder. Fred ne devient Pete que pour remonter sa propre genèse fantasmatique, et ainsi crever la membrane de cet aveuglement phallogocentrique au nom duquel, « ayant le feu pour père, et pour mère la cendre », le héros appréhende la différence sexuelle comme ce qui menace une intégrité psychique craintive de l'épreuve de la castration. Alors que la différence n'est pas ce qui vient, mais ce qui est toujours-déjà venue ou arrivé, toujours-déjà là :

l'ouverture de la différance telle que l'énoncé disséminé « Dick Laurent is dead » la donne à entendre en fracturant la circularité phallogocentrique.

 

 

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6/ Le strip-tease d'Alice : toute la violence phallocratique trouve à se manifester dans cette séquence (c'est en fait un flash-back déterminé par le récit que la jeune femme fait à Pete) où la mise à nu contrainte de l'héroïne, un revolver braqué sur sa tempe, s'effectue au son de la chanson de Screamin Jay Hawkins I Put A Spell On You reprise par Marylin Manson (qui apparaît aussi dans le porno crade projeté sur les murs de la villa d'Andy) sous le regard voyeuriste du spectateur privilégié (Mr. Eddy) d'un dispositif spéculaire qui inverse celui du western Man of the West (1958) d'Anthony Mann (un homme est menacé de mort si une jeune femme ne se déshabille pas), et dont le spectateur du film est aussi le témoin gêné. La jouissance du spectateur n'est ici possible qu'en soutenant la barre que représente le cadre formel (le « parergon » aurait dit Jacques Derrida dans La Vérité en peinture, éd. Flammarion, 1978, p. 91) du dispositif – un strip-tease sous couvert de menace de mort. Le raccord entre le flash-back et le retour à la diégèse est terrible, puisque une caresse d'Alice entraîne l'identification entre Mr. Eddy et Pete. Ce dernier, s'il se veut la doublure vivante et sexuellement active du spectral Fred, est également redoublé par la figure excessive de Mr. Eddy, sorte de projection pulsionnelle monstrueuse (le « çà » aurait dit Freud) dont le contrepoint structural serait alors l'homme-mystère (équivalent du « surmoi » freudien – Slavoj Zizek a rendu compte de ces équivalences : Lacrimae Rerum, idem). Quand Fred, aidé par l'homme-mystère, tue Dick Laurent en lui tranchant la gorge, cette gorge tranchée signifie tout autant la coupure de la parole pleine par l'écriture de la différance, que la castration volontaire d'un homme qui, comme les héros masculins de La Dernière femme (1976) de Marco Ferreri et de L'Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima, ne supporte plus l'épuisement et la folie consentis pour la reproduction de l'ordre phallogocentrique. Et c'est une victoire contre le fonds pulsionnel originel orchestré par le sujet psychique en accord avec un surmoi désormais dés-identifié, décollé, détaché de la loi phallique, et donc entraîné dans le mouvement moins reproducteur que créateur de la duplication et de la dissémination. La poussière du désert où a lieu le meurtre de Dick Laurent matérialise la dissémination, pendant qu'un régime général de la reprise concernant autant le personnage de Pete (lui-même une reprise du personnage de James Hurley dans la série Twin Peaks) que les chansons (après This Magic Moments et I Put A Spell On You, on citera encore Song To The Siren de Tim Buckley repris par This Mortal Coil qui sert à exprimer ici le rêve virginal et mélancolique d'une fusion archaïque et pré-symbolique) atteste de cette doublure originaire qu'est la différance. La différance n'affecte alors plus seulement l'héroïne lynchienne qui, identique et divisée tout à la fois, s'inscrit bien sûr dans l'héritage de Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock et de Cet obscur objet du désir (1977) de Luis Buñuel. En effet, il ne s'agit plus seulement de dire que « la femme n'existe pas » pour citer Lacan, mais de rappeler au héros lynchien son statut également divisé. Une actrice jouant deux personnages apparemment distincts mais également semblables, deux acteurs différents interprétant un personnage dissemblable d'avec lui-même : la doublure originaire s'écrit dans une différence sexuelle qui fait alors disjoncter la « matrice hétérosexuelle » (Monique Wittig). Ce n'est alors sûrement pas un hasard alors si Mulholland Drive et INLAND EMPIRE qui succèdent à Lost Highway investissent comme jamais auparavant le lesbianisme, parce que Lost Highway constitue le sommet hétérosexuel de l'œuvre de David Lynch. La route, les bouches, mais aussi les yeux, quand ce ne sont pas les oreilles (comme celle coupée de Blue Velvet) : cette passion des orifices, au-delà de la théorie psychanalytique du fétichisme et des objets partiels, si elle manifeste que l'extérieur est bien le dépli de l'intérieur, indique aussi qu'il ne peut pas y avoir de reconduction de la fable de la différence sexuelle s'il n'y a pas dissémination des traces qui la rendent possible. Jacques Derrida affirme que la différence sexuelle, sans jamais la réduire à de simples considérations biologiques, commence par l'interprétation et le déchiffrement des traces (Fourmis, éd. Des femmes, 1994, pp. 72-73). Si le mot « sexe » induit la question de la séparation, c'est une séparation qui, dans l'ordre de la déconstruction, travaille à différencier sans dissocier, à diviser sans trancher : c'est une « stricture » (La Carte postale, ibid., pp. 305 et suivantes), autrement dit un enchaînement par-delà toute interruption. La séparation n'est alors plus déliée de la réparation, le disjoint est aussi ajointé, la conjugaison ne se fixe pas en fusion unitaire (Fourmis, ibid., p. 76) mais appelle la duplicité autant que la duplication. « Dick Laurent is dead » est en conséquence cet énoncé déclarant la lutte (momentanément) remportée par l'écriture de la dissémination contre la parole pleine du phallogocentrisme, et affirmant au sein même de ce combat que l'amour est possible à partir du moment où la fiction de la différence sexuelle réaffirme la différance originaire plutôt qu'elle ne sert l'établissement symbolique de la domination hétéro-patriarcale et logocentrique qui, quand ses représentants échouent à la tenir, débouche sur un effondrement pulsionnel et diabolique. Jusqu'à présent, chez David Lynch, le seul amour triomphant sans ambiguïté est celui de Wild at Heart – et n'est-ce pas émouvant de voir l'enfant de Sailor et Lula arboré la casquette du cinéaste à la toute fin du film ? L'amour serait-il en fin de compte l'affirmation de la différence sans la hiérarchie qui très souvent l'accompagne en plaçant et subordonnant « les uns derrière les autres » (Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres », éd. La Fabrique, 2008, pp. 07-52) ?

 

 

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7/ Terrifiante araignée : on connaît le cliché selon lequel l'araignée symbolise la peur du sexe féminin. Antre noir, abdomen bombé et velu, le vagin exhibant les plis des lèvres recouvrant la vulve servirait-il aux femmes à castrer les hommes – autrement dit, et sur un plan fantasmatique, à voler aux représentants de la domination masculine la puissance phallique et, partant, logocentrique qui est censée leur appartenir et asseoir leur position dominante ? Symbole désuet qui reconduit la hiérarchie des genres au nom d'une fable de la différence sexuelle qui appauvrit et neutralise, voire dénie et refoule la différance originaire (il s'agirait ici très probablement de la fameuse veuve noire qui dévore le mâle après accouplement), image-cliché qui voit malgré tout son fond obscur persister (par exemple dans le prologue hallucinatoire de Persona réalisé en 1966 par Ingmar Bergman), l'araignée observée par Pete, de plus en plus vrillé et retourné, de plus en plus lézardé d'images délirantes qui balafrent son esprit, font saigner son nez, et excèdent ses protections symboliques, a davantage à exprimer. Pour cela, il faudra en revenir à Gilles Deleuze, non pas celui des deux volumes consacrés au cinéma au milieu des années 1980, mais le subtil lecteur de Marcel Proust du milieu des années 1960 et des années 1970. Permettons-nous une longue citation, particulièrement éclairante pour ce qui nous importe ici : « C'est une espèce de corps nu, de gros corps non différencié. Quelqu'un qui ne voit rien, qui ne sent rien, qui ne comprend rien, quelle peut bien être son activité ? Je crois que quelqu'un qui est dans cet état-là ne peut que répondre à des signes, à des signaux. En d'autres termes, le narrateur, c'est une araignée. Une araignée, ça n'est bon à rien, ça ne comprend rien, on peut mettre sous son nez une mouche, elle ne réagit pas. Mais dès qu'un petit coin de sa toile se met à vibrer, la voilà qui bouge, avec son gros corps. Elle n'a pas de perceptions, pas de sensations. Elle répond à des signaux, un point c'est tout. De même le narrateur. Lui aussi tisse une toile, qui est son œuvre, et aux vibrations de laquelle il répond, dans le même temps qu'il la tisse. Araignée-folie, narrateur-folie qui ne comprend rien, qui ne veut rien comprendre, qui ne s'intéresse à rien, sinon à ce petit signe, là-bas, au fond » (« Table ronde sur Proust » in Deux régimes de fous. Texte et entretiens 1975-1995, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2003, p. 31). La métaphore arachnéenne pour permettre à Gilles Deleuze d'évoquer le narrateur proustien est parfaitement opératoire, s'agissant d'un cinéaste capable de déployer la toile cinématographique des motifs résonnant les uns avec les autres, de tisser une œuvre à partir de ses propres vibrations intérieures, s'agissant aussi d'un personnage qui ne comprend rien à ce qui lui arrive si ce n'est qu'il est hypersensible aux étranges signaux (l'air de saxophone insupportable par exemple) qui matérialisent la densité de la toile qu'il tisse autant qu'il est englué dedans, s'agissant enfin d'un spectateur sollicité pour expérimenter ses propres montages que la seconde partie de Lost Highway induit par rapport à la première partie (ce serait un problème si la seconde partie servait seulement de révélateur aux mécanismes invisibles de la première partie – c'est d'ailleurs pourquoi Lost Highway résiste mieux à l'interprétation que Mulholland Drive, ce dernier film bénéficiant en compensation d'une puissance émotionnelle bien plus grande que Lost Highway, film plus sec car plus explicitement théorique). L'araignée de ce film survient après les mouches de Wild at Heart et surtout les fourmis de Blue Velvet. Jacques Derrida, en prenant appui dans Fourmis sur un rêve de Hélène Cixous portant sur le grouillement de ces insectes, montre la difficulté symbolique en regard d'une espèce animale dont la prolifération – grouillement, fourmillement – semblerait insister sur un vieux fond archaïque d'indifférenciation. Là où le sexe sépare et distingue, là où au sens propre il sectionne, l'insecte littéralement empêche le jeu des distinctions (« in-secte »), des différenciations, et des discriminations : peut-on distinguer une fourmi mâle d'une fourmi femelle, demande le philosophe (Fourmis, ibid., p. 76) ? Chez David Lynch, par ailleurs fasciné par La Métamorphose (1915) de Franz Kafka au point de travailler depuis 2008 sur l'adaptation d'un texte réputé inadaptable au cinéma et qui aurait déterminé d'après Stanley Corngold au moins 130 lectures différentes, l'insecte est le symptôme présymbolique d'un vaste fond indifférencié sur lequel vient trancher la différance : parce que les traces, les symptômes, les récurrences et les motifs fourmillent sur toute la toile de cinéma de l'araignée-Lynch, exigeant entre la lecture et l'écriture l'expérimentation capable de relever dialectiquement la glu des interprétations délirantes que le cinéma lynchien, en accord avec l'archi-écriture de la différance originaire, ne peut de toute façon que susciter. Le sens unitaire et transcendantal est définitivement rendu impossible, caduc, obsolète. C'est aussi l'un des sens de l'énoncé : « Dick Laurent is dead ».

 

 

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8/ Les rideaux rouges, motif insistant chez David Lynch (avec Twin Peaks comme point d'orgue) exprimant le mystère de la chair pliée du vagin qui viendrait peut-être du souvenir des tentures utérines ou purpurines de Cris et chuchotements (1972) d'Ingmar Bergman, sont si explicitement évités par Fred dans la première partie du film (à l'inverse de Dale Cooper dans le dernier épisode de Twin Peaks) qu'il y va comme d'un symptôme de la peur de la femme qui ne peut déboucher que sur la boucherie meurtrière. Insectes et orifices, rejets et déjections, bouches et boucheries : le dégoût est aussi très présent, très prégnant dans le cinéma lynchien, de la bouche pourrie de Bobby Peru aux têtes éclatées qui aspergent les plans des films du cinéaste. Pour Jacques Derrida, le dégoût désigne l'autre absolu du système logocentrique puisqu'il est fondé sur les motifs de la bouche et de l'oralité valorisées comme on l'a vu précédemment par la philosophie humaniste kantienne (« Economimésis », ibid., pp. 90-93). Forclos, non intégré, et même rejeté par le système logocentrique dans l'« hétérogène » (Georges Bataille), le dégoût qui prend la forme du vomi chez le philosophe, et que l'on retrouve par exemple dans les vomissures de Lula enceinte attirant les mouches et Bobby Peru, est l'innommable ou l'indicible, l'imprononçable et l'inintelligible : l'irréductible et l'intraitable réel – le réel qui ruine toute fixation symbolique. C'est là la bordure extrême et non figurative du cinéma de David Lynch qui inscrit dans la trame mimétique du régime représentatif habituel les écarts et les béances, les intervalles et les torsions, les disjonctions et les compressions qui viennent ainsi confirmer l'incessante puissance de supplémentation et d'excès propre à l'archi-écriture disséminatrice. Donc, la série lynchienne des têtes qui éclatent : du héros de Eraserhead interprété par Jack Nance (le fidèle complice de David Lynch apparaît dans le garage d'Arnie aux côtés de Pete – il mourra assassiné quelques semaines avant la sortie française de Lost Highway le 15 janvier 1997) à Fred dont in fine la tête gonfle et fond comme un portrait de Francis Bacon, en passant par les excroissances de chair du héros de Elephant Man, et les balles tirées dans les têtes de Blue Velvet, Wild at Heart, Twin Peaks. Fire walk with me, The Straight Story (l'éclatement en ce cas est seulement raconté), Mulholland Drive et INLAND EMPIRE. Arrêtons-nous sur le sort d'Andy, l'homme qui probablement fait le lien entre le monde mafieux incarné par Mr. Eddy et l'enfer pornographique d'où serait issue Alice/Renée, et qui se retrouve avec l'angle droit de sa table basse fiché au centre de son front. Cet agencement monstrueusement design d'un cadavre-mobilier (après le cadavre-plante d'appartement jaune de Blue Velvet), digne d'une installation d'art contemporain, relance un nouveau tour à cette machine de la citation et de l'hybridation qu'est le film dont la puissance disjonctive force et fait sauter les protections mentales cadenassant nos cerveaux. Mieux, cette tête-table explicite à sa façon la primauté esthétique accordée ici au montage s'agissant de l'art du cinéma, comme elle peut convoquer l'idée de mot-valise telle que la littérature de Lewis Carroll l'a explorée, et telle qu'elle a déterminé l'inventivité conceptuelle propre à la philosophie de la déconstruction défendue par Derrida. Le mot-valise est ce néologisme qui désigne la contraction de deux termes préexistants, et qui est la traduction française de l'anglais « portmanteau-word ». Le mot anglais « portmanteau » a été employé par l'auteur d'Alice au pays des merveilles (1865) pour traduire l'idée de mot-valise, et il provient lui-même du français « porte-manteau » qui désignait naguère une valise à deux compartiments. Tortueuse généalogie qui se trouvera déclinée dans De l'autre côté du miroir (1871) de Lewis Carroll (c'est le cas du mot « slithy » – « slictueux » en français – au début du poème Jabberwocky exposé dans le chapitre premier de l'ouvrage, et qui détermina plusieurs dizaines de traductions possibles dont une d'Antonin Artaud), dans la pratique philosophique de la déconstruction qui a également privilégié le télescopage des mots (pour citer des termes ici employés : « exemploralité », « perverformatif », « stricture », « économimésis », « phallogocentrisme ») afin de marquer le jeu infini de la différance originaire, et dans les films de David Lynch, particulièrement Lost Highway avec ses deux blocs diégétiques fonctionnant en miroir l'un par rapport à l'autre, avec ses personnages schizoïdes et dédoublés (Fred/Pete, Renée/Alice, Mr. Eddy/Dick Laurent - toutes choses déjà anticipées par Dune avec sa planète éponyme appelée aussi Arrakis, et son personnage principal, Paul Atréides qui est aussi désigné avec les surnoms de Usul et Muad'Dib), avec son carambolage automobile, son homme-mystère qui peut parler en même temps deux fois (avec la parole pleine et la voix courante du logocentrisme, et avec la parole différée et la voix spectrale que soutient la télétechnologie du téléphone portable), avec sa tête-table qui répond au visage hermaphrodite articulant la tête noire de Renée et le visage blanc de l'homme-mystère, et enfin avec ses citations de Lewis Carroll (Renée réapparaît dans la renaissance de son prénom : Alice). L'expérimentation proposée ici du film de David Lynch, au carrefour de quelques photogrammes significatifs issus du film et de quelques analyses tirées de l'œuvre de Derrida, vise aussi à relayer la pensée antinaturaliste et constructiviste d'un régime artefactuel qui, s'il valorise les collages, les citations, les montages, les hybridations, et toutes les formes d'expérimentation, ne dénie pas non plus la force esthétique des déchirures sensibles mises au point par le cinéaste, et dont la plus séminale consisterait ici dans le trajet paradoxal du fameux énoncé « Dick Laurent is dead ».

 

 

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Intermède : "L'auteur a cherché à imiter la forme incohérente mais apparemment logique du rêve. Tout peut arriver, tout est possible et vraisemblable. Temps et espace n'existent plus. A partir d'une base réelle insignifiante, l'auteur donne libre cours à son imagination qui multiplie les lieux et les actions en un mélange de souvenirs, d'expériences vécues, de libre fantaisie, d'absurdités et d'improvisations. Les personnages se dédoublent et se multiplient, s'évanouissent et se condensent, se dissolvent et se reconstituent. Mais une conscience suprême les domine tous : celle du rêveur. Pour lui il n'existe pas de secrets, pas d'inconséquences, pas de scrupules, pas de lois" (August Strindberg, avertissement à la pièce Le Songe, un jeu de rêves, 1901)


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9/ La caractère fantasmatique de la seconde partie de Lost Highway ne cesse donc de grandir, avec comme point de rupture la mort accidentelle et surréaliste d’Andy (cette tête-table qui peut aussi évoquer le rapprochement sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre tel qu’il a été formulé par Lautréamont dans ses Chants de Maldoror parus en 1869). Le nappage bleu des images projetées sur les murs qui fonctionnent comme une reprise pornographique d'un plan de Persona montrant un enfant séparé par un écran de projection de l'imago maternelle (l'expérience de l'image étant ici, pour reprendre le mot de Roland Barthes, "ce dont je suis exclu"), et qui extériorisent la pente sexuellement violente animant le héros dans sa quête inconsciente de restauration libidinale, est à directement raccorder avec la douche bleutée qui soustrait Fred de sa prison en lui substituant Pete, et plus encore avec les images vidéo reçues au début du film : l’extase terminale de l’extimité relève bien de la pornographie teintée de l’imagerie barbare de snuff movies peut-être seulement simulés (et avec Marylin Manson et Twiggy Ramirez en special guests). La voix sépulcrale et les riffs agressifs du groupe de métal industriel allemand Rammstein (sont ici citées les chansons Rammstein et Heirate Mich, le second titre évoquant une demande en mariage cons-sonnant avec une phrase du nain de Twin Peaks. Fire walk with me : « avec cet anneau je t’épouse ») résonnent avec une telle intensité que cette musique stridente, prolongeant le death metal de Powermad dans Wild at Heart, agresse les oreilles. Cette brutalité sonore s’accorde avec un certain nombre d’effets visuels (distorsions des images, colorisations baveuses, flashs, etc.) qui désoriente l’ordre perceptif, comme excédé par de telles décharges sensorielles, jusqu’à ce que Pete se trouve projeté dans un hôtel, dont le nom est celui du film (Lost Highway), et qui est directement raccordé à la maison d’Andy. Evidemment, on pense ici à Shining de Stanley Kubrick, modèle selon Gilles Deleuze de ce « cinéma du cerveau » qui accomplit esthétiquement l’identité entre cinéma et neuroscience, le film servant alors d’interface entre les images mentales de plusieurs cerveaux (individuels et collectifs) de part et d’autre d’un écran fonctionnant sur le mode membraneux : « Le cerveau c’est l’écran » comme l’affirmait alors Gilles Deleuze dans un entretien donné aux Cahiers du cinéma (n° 380, février 1986). Surtout, ce qui nous intéresse ici, ce sont les étroites connexions permettant l’articulation d’éléments formels a priori hétérogènes (le motif du mariage et les agressions sonores et visuelles par exemple) qui concordent à un niveau supérieur de sens. Cet écartement de l’être avec lui-même que Jacques Derrida qualifie du nom de différance, et qu’il situe à l’origine même d’un être toujours-déjà double et dédoublé, est ce qui détermine une production métaphorique, une productivité de la métaphore ne signifiant rien d’autre au fond que l’opération festive du signifiant lui-même. A partir d’une lecture de Stéphane Mallarmé soutenue dans La Dissémination (ibid., pp. 281-296) sur la base insistante des motifs du blanc et du pli (et de la nécessité du point de vue du poète de « plier lie livre »), le philosophe avance le concept d’« hymen » (également employé par Mallarmé) qui tient ensemble les tendances antagonistes de l’union (conjugale) et de la déchirure (nuptiale). Le double sens de l’hymen s’inscrit aussi dans la nature simultanée (le premier rapport sexuel consacrant l’union hétérosexuelle maritalement sublimée) d’une opposition contenue à l’intérieur d’une même composition : la division originaire de la différance que tente d’envelopper synthétiquement l’ordre phallogocentrique. Pourtant, dès l’origine, l’hymen est double : dedans et dehors, pliure et déchirure, séparation et union. Si, dans l’ordre phallogocentrique, le sexe féminin est le lieu d’une insémination induisant la reproduction de ce système symbolique, l’hymen instruit le mouvement d’une dissémination qui devient effrayante pour les tenants de la domination hétéro-patriarcale parce qu’ils perdent la maîtrise et le privilège de la dépense séminale : du sens. La torsion affectant le récit de Lost Highway en son milieu est d’ailleurs littéralement filmée comme la déchirure à vif d’un morceau de chair sanglant. La virginité n’existe pas, pas davantage que la remise à zéro ou la tabula rasa pour Pete qui se heurte avec Alice à ce que Fred avait connu avec Renée, malgré la vitalité sexuelle du premier censée combler le vide libidinal éprouvé par le second : une résistance à l’appropriation, un reste inassimilable, un supplément hétérogène, une ligne de fuite – la différance originaire. C’est pourquoi la question de l’hymen est étroitement corrélée avec celle du tympan (crevé par la musique brutale de Rammstein ou de Marylin Manson). Comme le dit Derrida dans Marges-de la philosophie (ibid., pp. I-XIII), tous les bruits du monde, tout son tremblement percussif résonnent dans les oreilles du philosophe ainsi capable d’intégrer ce qui lui est le plus extérieur, de s’approprier par le biais de ses codes l’hétérogène et l’altérité. Contre ces faciles opérations de codage et de captation logocentrique, le philosophe (qui a d’ailleurs, enfant, souffert d’otites – Circonfession, éd. Seuil, 1991, p. 113) défend l’idée de « tympaniser » la philosophie. C’est-à-dire de philosopher avec un marteau comme le préconisait déjà Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), de casser les oreilles et de faire du boucan, de crever les tympans, à l’inverse des fonctions anatomiques de l’oreille qui veut entendre pour comprendre en établissant les rassurantes continuités entre le dehors et le dedans. Tympaniser, ce serait donc aller plus loin que là où s’arrêtent les clôtures symboliques du logocentrisme, ce serait avancer en direction d’une extériorité qui excède tous les balisages de tous les codes : une extériorité littéralement inouïe (et qui arrive malgré tout à se faire entendre ici via l’énoncé « Dick Laurent is dead »). Hymen déchirée, yeux aveuglés, tympan crevé, Œdipe à la croisée des chemins : Lost Highway veut – et réussit à – localiser le point de fuite hors duquel il ne saurait y avoir de déconstruction du phallogocentrisme (et cette localisation est bien une prise de risque comme l’a dit Alain Badiou, idem). Ce point de fuite qui autorise tout à la fois la résistance du réel à toute forme d’arraisonnement phallogocentrique (c’est pourquoi le message que Fred se transmet à lui-même via la médiatisation de l’affrontement entre Pete et Mr. Eddy ne désigne pas le constat de la mort de Renée mais la nécessité du meurtre de Dick Laurent afin de s’émanciper des injonctions pulsionnelles et surmoïques de la loi phallique), comme la dissémination du sens (deux postures se présentent alors à nous : ou bien l’interprétation qui souffre de relancer la dynamique du sens alors qu’elle désire fantasmatiquement en interrompre le flux, ou bien l’expérimentation de cette dissémination même afin de préférer à l’établissement de significations particulières l’accomplissement de la différance originaire). C’est en préférant la seconde option que nous pourrons alors entendre avec David Lynch « les bruits inaudibles » relatifs à « l’horreur comique du fantasme fondamental » (Slavoj Zizek, idem). Au risque des yeux et des tympans crevés.


 

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10/ Message reçu : « Dick Laurent is dead » est cet énoncé paradoxal qui tue mais qui réveille aussi (et comme le promet Dune : "Le dormeur va se réveiller"). Lost Highway peut alors infiniment fonctionner, boucle parfaite à partir du moment où le contrechamp invisible à la délivrance (au double sens du terme) du message final se trouve directement connecté avec le plan montrant au début du film Fred recevant le message, et ligne de fuite infinie pour Fred qui fonce à toute allure sur l’autoroute perdue, plusieurs voitures de police à ses trousses. Choisir soi-même la voie fantasmatique de la castration en évitant ainsi de l’associer à l’autre de la différence sexuelle selon la fable phallogocentrique en vigueur (les autres sont les femmes derrière les Uns qui sont les hommes, comme le dirait Christine Delphy, idem), c’est s’obliger follement à fuir les sirènes du surmoi rappelant à l’ordre de ce qui perdure fantasmatiquement dans les sociétés hétéro-patriarcales occidentales. L’autoroute perdue serait donc bien celle du phallogocentrisme. On comprend alors aisément que Fred, peut-être en train de réellement brûler sur la chaise électrique d'où il rêve encore à une désertion hors de la prison du phallogocentrisme, ait la tête qui littéralement fond et explose : une tête à la Francis Bacon (ou à la John Merrick). Si les défigurations lynchiennes peuvent être des prises de tête pour le spectateur, elles engagent l’idée que perdre la tête (siège logocentrique des oreilles, de la bouche, et de la voix) serait peut-être le meilleur moyen d’en finir avec le phallogocentrisme logé dans les plis de nos cerveaux. Il s’agira moins de se faire péter le caisson pour le dire frontalement (comme le fait par exemple la recrue surnommée Baleine dans Full Metal Jacket réalisé par Stanley Kubrick en 1987, qui se tire une balle dans le crâne après avoir descendu son maître-instructeur, incarnation insupportable et obscène de la loi phallique), que de commencer à penser enfin que les révolutions doivent être accomplies tout à la fois objectivement et subjectivement (dans l’infrastructure comme dans la superstructure, pour reprendre la vieille dichotomie marxiste). Les révolutions doivent également se faire dans les têtes, comme elles doivent inclure l’intégralité des rapports sociaux (et non pas seulement se suffire du dépassement du capitalisme). Cette insistance lynchienne des têtes éclatées se comprend peut-être aussi in fine dans l’expérimentation onomastique du nom même du cinéaste. David Lynch est cet artiste qui certes n’a jamais mis en scène de pendaison (ce qui est d’ailleurs significatif – la littéralité du lynch filmé serait fantasmatiquement effrayante pour celui qui porte le nom du "juge de paix" ayant promu et donné son nom à cette pratique barbare étasunienne à la fin du 18ème siècle), mais qui voue cinématographiquement une passion symptomatique pour les cordons ombilicaux symboliques (les rubans enfournés dans les bouches de Blue Velvet et Wild at Heart) et les nœuds (narratifs – ceux de Lost Highway et Mulhallond Drive), les gorges nouées d’effroi (Quand Laura Palmer voit Bob dans sa chambre dans Twin Peaks. Fire walk with me) et les paroles étouffées (le père muet après sa crise cardiaque dans Blue Velvet), les têtes séparées des corps et la hantise de la castration. « Dick Laurent is dead » est l’énoncé lynchien caractéristique de l’innommable lynch autour duquel s’entortillent les fictions mises en scène par David Lynch : la castration du phallogocentrisme lui-même.

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17 novembre 2010 3 17 /11 /novembre /2010 16:44

A leur corps défendant : des femmes sous influence  

 

« (…) des problèmes soi-disant subjectifs, "individuels", "privés" sont en fait des problèmes sociaux, des problèmes de classe, que la "sexualité" n’est pas pour les femmes une expression individuelle, subjective,

mais une institution sociale de violence »

(Monique Wittig, La Pensée straight, éd. Amsterdam, 2007 [2001 pour la première édition] p. 52)

  

« Les femmes qui sont les moins compromises dans la culture mâle, (…) salopes acharnées contre ceux qui leur agacent les dents, qui n’hésiteraient pas à planter un couteau dans le ventre d’un type ou à lui enfoncer un pic à glace dans le cul au premier coup d’œil si elles pensaient pouvoir s’en tirer, bref celles qui, selon les critères de notre "culture", sont la lie de la terre, la Scum » (Valérie Solanas, SCUM Manifesto. Association pour tailler les hommes en pièce, éd. Mille et une nuits, 1998 [1968 pour la première édition originale], p. 55-56)

 

   

db515661fefab1a6L’habitude critique est de considérer trois des films les plus remarquables de Roman Polanski, Répulsion (1964), Rosemary’s Baby (1968) et Le Locataire (1976), comme s’ils participaient d’un projet commun, sorte de triptyque qui serait structuré autour d’un motif commun : l’appartement. En schématisant, on pourrait dire que, contrairement à la maison censée consacrer l’installation et l’inscription dans la longue durée (notamment familiale) des existences individuelles stabilisées et socialement protégées, l’appartement signalerait plutôt une existence conditionnée par une stabilité moins assurée et une protection moins grande, toujours menacée, à quelque degré que ce soit, d’un possible changement de situation sociale dans le sens d'une amélioration mais aussi d'une dégradation. C’est que la maison institue le plus souvent l’individu comme propriétaire, alors que l’appartement indexe le résident de l’appartement sur le statut moins assuré et rassurant, moins valorisé et valorisant, du locataire. Il n’y a alors pas de hasard à ce que Roman Polanski, né Raymond Liebling en 1933 à Paris d’un père juif polonais et d’une mère d’origine russe, qui vécut misérablement dans le ghetto de Cracovie pendant la seconde guerre mondiale (son père fut déporté et interné au camp de Mauthausen quand sa mère mourut à Auschwitz), et qui connut plusieurs exils successifs (après Le Couteau dans l’eau tourné en Pologne en 1962, Répulsion, le deuxième long métrage du cinéaste, a été tourné en Angleterre, quand Rosemary’s Baby est son premier film étasunien, et Le Locataire un film tourné en France un an avant de quitter précipitamment les Etats-Unis), ait privilégié dans son œuvre un motif matérialisant la précarité psychique et sociale, existentielle et symbolique de personnages dont il aura raconté les (més)aventures, comme s'il s'agissait d'autant de projections imaginaires de lui-même. Le Pianiste (2002), retour gagnant de Roman Polanski dans le pays de son enfance comme à un cinéma populaire qui n’aurait rien cédé sur de fortes ambitions auteuristes (on n’en dira hélas pas autant de ses films des années 1980 et 1990), synthétise assurément les processus de déréliction affectant un homme de moins en moins soutenu par des supports stables de socialisation, et qui innervent d'une façon ou d'une autre tout son travail. En proposant le récit d’un homme en transit perpétuel, forcé de passer d’appartement en appartement pour échapper au ghetto et à l’extermination, en bordure d'une « désaffiliation » (Robert Castel) qui aurait pu être sans rémission, le cinéaste aura ainsi réussi à sublimer dans la projection fictionnelle de la biographie d’un autre que lui-même (Wladyslaw Szpilman) sa propre expérience vécue. Londres, New York, Paris : Répulsion, Rosemary’s Baby et Le Locataire, telles trois variations autour des questions de la déliaison et de la perte de soi, de l’exil intérieur et de la déterritorialisation psychique, autour d’une angoisse fondamentale qui emporte (et déporte) les stabilités subjectives et les identités individuelles, et dont le fond sans fond semble largement configuré par l’insidieuse violence de certains agencements sociaux réglant notamment les rapports entre les hommes et les femmes. Certes, Le Locataire demeure peut-être le film le plus troublant de Roman Polanski (et dont le contemporain parfait aura été Monsieur Klein de Joseph Losey sorti la même année, deux grands films d'exilés hantés par la dépossession schizophrénique de soi-même et la dilution identitaire), parce qu'il représente l’allégorie puissamment kafkaïenne ramassant toute une trajectoire biographique en plusieurs endroits fissurée (la seconde guerre mondiale comme on l’a vu, mais aussi l’assassinat de l’actrice Sharon Tate enceinte de leur enfant en 1969, comme la fuite en 1977 hors des Etats-Unis après le début d’une procédure judiciaire relative à un viol sur mineure qui s’est poursuivie en septembre 2009 par l’assignation à résidence du cinéaste en Suisse). Mais Répulsion et Rosemary’s Baby entretiennent de troublantes ressemblances que (dé)plie tel un chiasme une semblable figure féminine à chaque fois scindée, à chaque fois schizo (puisque Roman Polanski interprète le rôle principal du film Le Locataire, même s’il s’agit pour son personnage de prendre littéralement la place d’un autre qui se trouve d'ailleurs être significativement une femme). Et les rapports (pas seulement formels) qui les unissent débouchent en deux temps sur une remarquable analyse de l’oppression féminine tout à la fois archaïque et moderne, alors que les années 1960 ont été dialectiquement marquées par la promotion marchande de la femme moderne puis par la montée des revendications féministes. On verra en conclusion que les multiples points de contact que partagent ces deux films font miroiter de troublantes similitudes avec la biographie même de leur auteur.

 

1/ Une esthétique perspectiviste, des récits ambivalents : un cinéma schizo

 

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De La Bicyclette en 1955 à Les Mammifères en 1962, Roman Polanski tourne une petite dizaine de courts-métrages dans le cadre de la prestigieuse école polonaise de cinéma fondée en 1948 et située à Lodz (d’où sortirent aussi les cinéastes Andrzej Wajda, Jerzy Skolimowski, Andrzej Munk, Krzysztof Kieslowski et Krzysztof Zanussi). En 1959, à l’occasion de la réalisation de Deux hommes et une armoire, le jeune réalisateur fait la rencontre du musicien jazz Krzysztof Komeda qui travaillera avec lui jusqu’à Rosemary’s Baby (avec cette seule exception qu’est Répulsion dont la musique a été composée par Chico Hamilton), et qui décédera dans un accident en septembre 1969. En 1962, Le Couteau dans l’eau scénarisé avec le futur brillant cinéaste Jerzy Skolimowski est plutôt mal accueilli en Pologne, et plutôt bien à l’étranger (le film est nominé pour l’Oscar du meilleur film étranger, et reçoit un prix à la Mostra de Venise). Roman Polanski décide alors de s’établir en Angleterre (Jerzy Skolimowski s'exilera également en Angleterre en 1967 après la censure en Pologne de son film Haut les mains) pour y réaliser trois films (Répulsion en 1964, Cul-de-sac en 1965, et Le Bal des vampires en 1967, tous trois écrits par Gérard Brach qui deviendra son scénariste attitré jusqu'à Lunes de fiel en 1992, et tous trois produits par Gene Gutowski qui produira presque trente années plus tard Le Pianiste) qui ont définitivement assis sa réputation sur le plan international. Avec un Ours d’argent reçu au Festival de Berlin pour le premier film (d'abord réalisé pour faciliter la réalisation du second voulu plus personnel), un Ours d’or pour le deuxième film, et obtenant un immense succès populaire pour le troisième film (distribué par la MGM), Roman Polanski est alors conforté dans son désir d’intégrer l’industrie hollywoodienne. En 1968, il adapte seul le roman éponyme d’Ira Levin écrit un an auparavant, Rosemary’s Baby, et c’est à nouveau un grand succès public et critique qui permet d’ailleurs à Ruth Gordon, l’interprète du personnage de l'excentrique Minnie Castevet, de remporter l’Oscar du meilleur second rôle féminin. Dans une séquence contenue dans Le Couteau dans l’eau exprimant formellement le point de vue subjectif du personnage de l'étudiant (si nos souvenirs sont exacts) qui s’amuse à regarder devant lui alternativement avec un œil puis avec un autre, se trouverait alors exprimé un désir esthétique et programmatique de substituer aux habitudes synthétiques de la vision binoculaire le jeu boiteux des perceptions discordantes résultant de visions alternatives et devenues pour l’occasion monoculaires. La lumière alternativement apparaissant puis disparaissant que projettent les phares de La Jeune fille et la mort (1994) d'après la pièce de théâtre éponyme d'Ariel Dorfman ou encore récemment de The Ghost Writer (2010) d'après le roman de Robert Harris réitèrent autrement l’idée commune d’un clignotement de la raison, des intermittences de la pensée rationnelle désormais incapable d’accomplir les synthèses rassurantes, d'un monde non-réconcilié peuplé d'individus non-identiques avec eux-mêmes, d'une pensée désormais divisée en son sein par le jeu perspectiviste et nietzschéen des analyses hétérogènes et des points de vue dissemblables (quand ils ne sont pas concurrentiels et antagonistes). « Un se divise en deux » disait à l'époque le président chinois Mao, et cette maxime est aujourd'hui celle d'une nouvelle dialectique matérialiste défendue par Alain Badiou dans Logiques des mondes (L'Etre et l'événement 2, éd. Seuil, 2006). Chez Roman Polanski, l'unité relative au cinéma classique (unité idéologique articulant tout ensemble narration et représentation dans le sens d'un réalisme mimétique) débouche sur d'improbables brisures, sur des fissures qui accréditent l'idée que le cinéma est entré après la littérature dans « l'ère du soupçon » (Nathalie Sarraute), que la transparence classique s'est opacifiée au bénéfice de la division aliénante des sujets, de l'obscurité du sens des récits, et d'un mélange des genres qui par effet de contamination débouche sur le grotesque et le non-sens. Non plus un regard synthétique donc, mais deux yeux qui ne s'accordent plus pour regarder dans la même direction, et qui laissent le spectateur idéologiquement désœuvré, car sans la possibilité de jouir des assurances de la synthèse imposée par le démiurge, Mais un spectateur alors devenu politiquement actif, car désormais doté de la capacité à produire lui-même une synthèse personnelle à partir des éléments analytiques et disjonctifs proposés par les films du cinéaste.

 

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Comment se traduit alors le perspectivisme schizoïde propre à l’esthétique défendue dans les films de Roman Polanski ? Par exemple, Le Bal des vampires ressorti il y a quelques mois en copie neuve repose sur un principe esthétique qui allait faire florès et selon lequel l’hommage aux films d’épouvante produits alors en Grande-Bretagne par la société Hammer devait tout à la fois combiner le vernissage respectueux des codes du genre (l’introduction et la conclusion véritablement horrifiques, le faste décoratif de la reconstitution chargée en références picturales légitimes – par exemple Breughel) et sa réappropriation dans le sens d’une veine comique ici inattendue (allant du burlesque et même du slapstick avec le personnage du professeur Abronsius, au dessin animé pop avec le générique-début). Il s’agit là d’un film véritablement schizo, dissonant (comme l'est la partition de Krzyzstof Komeda), car animé par le souci d’instruire le salut culturel et ainsi un avenir pour un genre cinématographique abonné à la pauvre économie des séries B., et dans le même mouvement désireux d'amorcer aussi le devenir parodique d’un type de films qui ordinairement ne fonctionnent que sur la croyance minimale du spectateur branchée sur ses peurs primales. En ce sens, le film de Roman Polanski est fondateur d’un double écueil (les lourdeurs de la légitimation culturelle d'un côté, de l'autre les pesanteurs de la régression parodique) qui allait déterminer dans les années 1970 et 1980 la suite des aventures d’un cinéma de genre (exemplairement la série des Indiana Jones réalisée par Steven Spielberg) désormais contraint de produire les plus-value de la légitimité culturelle ou de la comédie parodique pour espérer pouvoir économiquement survivre (et ne pas finir, comme ce fut le cas avec le western ou la comédie musicale, dans la fétichisation cinéphilique ou la muséification nostalgique). Film bancal, hétérogène, dont le mordant relève davantage de son ironie que de ses capacités d’épouvante, The Fearless Vampire Killers (titre original d’un film dans lequel il n’est jamais prononcé le mot de vampire) est une réussite (le film est drôle et richement fait) qui paradoxalement signe l’échec du renouvellement d’un genre, comme symboliquement saigné à mort par la double canine du rehaussement culturel et de la morgue parodique (Pirates en 1986, sous couvert d'un hommage aux films de Michael Curtiz, d'Errol Flynn et de Douglas Fairbanks finissait dans les eaux de boudin de la parodie chèrement financée par le nabab tunisien Tarak Ben Ammar). C’est que l’épouvante n’est pas chose risible. C’est que l’épouvante détruit les assurances et les bénéfices symboliques apportés par le domaine culturel des œuvres de l'esprit. C’est que l’épouvante ne cesse pas d’être actuelle, d’être notre contemporaine, de guetter à chaque coin de rue ou de couloir d'un appartement, de doubler (redoubler et dédoubler) la vie de chacun, individus et sociétés, par une ombre persistante qui, dans ses pires actualisations, peut entièrement recouvrir le réel du voile de la folie la plus noire et de la destruction la plus totale. C’est tout l’enjeu de Répulsion et de Rosemary’s Baby que de réussir l’opération d’actualisation et de modernisation du cinéma d’épouvante sans recourir aux issues de secours de la culture ou de la parodie. Cela au nom de l’expression d’une angoisse et d’une peur fondamentales et archaïques dont la persistance affirme qu'elles nous sont toujours contemporaines. Et ni les démentis rationalistes (quand ils ne relèvent pas du scientisme) de la modernité occidentale, ni les plaisirs esthètes de la reconnaissance culturelle, et ni les rires partagés des détournements parodiques ne sauraient symboliquement compenser et annuler cet état anthropologique des choses.

 

2/ Répulsion et Rosemary’s Baby :

moins le « sexe faible » que l'affaiblissement masculin du genre féminin

 

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Alors que Répulsion s’inscrit dans la constellation de films qui au début des années 1960 veulent renouveler (en les mixant d'ailleurs) les genres du cinéma policier ou d’épouvante en proposant des études quasi-cliniques de la psychopathologie contemporaine (Psycho d’Alfred Hitchcock en 1960, The Peeping Tom de Michael Powell en 1960, The Collector de William Wyler en 1965), Rosemary’s Baby ouvre la voie à un cinéma fantastique marqué par la symbolique sataniste (suivront particulièrement The Exorcist en 1973 de William Friedkin et La MalédictionThe Omen – en 1976 de Richard Donner). Pourtant, les deux films de Roman Polanski savent se distinguer des films avec lesquels ils entrent en constellation ou bien qu’ils anticipent. En effet, Répulsion arrive à tenir les deux bouts, objectivement comme subjectivement, de l’expression d’une dérive schizophrénique conditionnée par une situation objective et retraduite psychiquement par celle qui en est la victime (Carol, incarnée par Catherine Deneuve), quand les autres films consacrés à des psychotiques meurtriers présentent davantage l’allure d’études de cas cliniques privilégiant la froideur du constat à l'expression inventive de tourments hallucinés. De son côté, Rosemary’s Baby refuse, contrairement aux films qui allaient suivre en prolongeant le sillon du satanisme comme moyen d'un renouvellement d'un cinéma de genre ainsi branché sur une ambiance sociale favorisant la subversion et « l'hétérodoxie » (Boris Gobille), de trancher en faveur de telle ou telle interprétation, proposant plutôt une pluralité d’hypothèses narratives qui prouverait que la fiction est, comme dans Le Boucher (1970) de Claude Chabrol (Des nouvelles du front cinématographique (16) : Le Boucher (1970) de Claude Chabrol), sous l’influence du point de vue du personnage principal (Rosemary, incarnée par Mia Farrow). Ce sont ainsi deux manières distinctes de jouer avec les vertiges interprétatifs propres au perspectivisme : la folie distinguée selon ses pôles ou champs magnétiques objectif et subjectif, comme cela est le cas avec Répulsion ; la diversité herméneutique des lectures et des interprétations établie dans le (court-)circuit reliant la folie collective du voisinage et le délire individuel de la protagoniste, comme dans Rosemary’s Baby. On voit alors que nombreux ont été les films qui se sont engouffrés dans les voies ouvertes par ces deux films de Roman Polanski, et qui témoignent ainsi de leur importance esthétique. Par exemple, le cinéma pratiqué par les frères Coen paraît avoir été influencé par certains films du cinéaste. Ainsi, le prologue dans le shtetl exposé au début de A serious Man (2009) rappelle formellement l’ambiance chaude, organique, et très Mittel-Europa du film Le Bal des vampires. Mais déjà, les pommes de terre en train de germer et le lapin en train de pourrir dans la cuisine de Répulsion anticipent sur les poissons verdâtres de Blood Simple (1985). Enfin, la poisse kafkaïenne qui dégouline des murs suintants de la chambre glauque du personnage éponyme de Barton Fink (1991) rappelle autant Répulsion que Le Locataire (et Roman Polanski, président du jury du Festival de Cannes en 1991, avait tout bénéfice à aider à faire récompenser un film qui rendait compte de son influence : Des nouvelles du front cinématographique (28) : Barton Fink). L’apparition furtive au travers d’un miroir d’un homme dont on se demande si ce reflet renvoie à un être réel dans Répulsion, ainsi que la situation psychique d’une femme qui substitue dans Rosemary’s Baby le fantasme cauchemardesque d’une intrusion irréelle, fantastique et monstrueuse, au réel traumatique d’une agression masculine impossible à envisager comme telle (sinon sur le mode psychanalytique du déni) sont des motifs que David Lynch reprendra pour la série télévisée Twin Peaks (1989-1990) et le film qui s’en est suivi, Twin Peaks. Fire walk with me (1992). Notons également que le principe d’un lieu ayant abrité plusieurs faits divers horribles, et dont le souvenir objectif influencerait de manière rémanente l’agir individuel présent, est amplifié dans l’hôtel Overlook de Shining (1980) de Stanley Kubrick qui joue aussi sur les mêmes ressorts esthétiques de l'actuel menacé par un faisceau de virtualités narratives et interprétatives discordantes et conflictuelles. Enfin, la question de la domination masculine, quand elle conduit à la psychose des femmes impuissantes à contenir symboliquement une violence résultant de l’ordre oppressif existant, ou quand elle s’appuie sur des représentations collectives qui pèsent autant sur le comportement des dominants que sur celui des dominées, imprègne fortement les films de Roman Polanski, comme elle est déterminante pour comprendre Possession (1981) du réalisateur d’origine polonaise Andrzej Zulawski, et Antichrist (2009) de Lars von Trier (Des nouvelles du front cinématographique (6) : sexisme et cinéma, trois études de cas). User de la vieille formule sexiste de « sexe faible » s'agissant de la classe des femmes, c'est alors bien signifier leur affaiblissement au nom de la hiérarchisation des genres, et leur arraisonnement au bénéfice de la classe dominante : celle des hommes.

 

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Si on insiste donc pour envisager ensemble (c'est-à-dire pour mettre en vis-à-vis, pour disposer face à face) ces deux films de Roman Polanski, c’est parce qu’ils partagent de nombreux traits communs, au point de les considérer légitimement comme deux variations autour d’un objet commun (un appartement abritant ou prolongeant un dérive ou un délitement psychique propre à un personnage féminin autant en proie à ses démons intérieurs qu'aux fantasmes venant de l'extérieur), voire pour le second comme l'amplification et le développement du premier. L’image fantasmatique et récurrente du viol, l’importance symptomatique de la figure de la religieuse, le judas cerclant les visages des voisins dont les traits sont grossis jusqu'au grotesque, les gammes au piano que l’on entend derrière les cloisons, le tic-tac du réveil dont le bruit dissocié du fond sonore rythme une angoisse exprimée au niveau phénoménologique, un sentiment grandissant d’« inquiétante étrangeté » (« das Unheimliche » dont a parlé Sigmund Freud en 1919 en fondant son analyse sur L’Homme au sable d’E. T. A. Hoffmann en 1817 – on rappellera que le cinéaste a mis en scène en 1992 à l'Opéra Bastille Les Contes d'Hoffmann de Jacques Offenbach composé en 1851) qui déborde et absorbe une femme au cœur même de ce qui constitue son quotidien rassurant (c’est l’appartement anglais d’Yvonne, la sœur de Carol dans Répulsion, et c’est encore l’appartement new-yorkais que les Woodhouse, un jeune couple récemment marié, dénichent et aménagent dans Rosemary’s Baby) : tous éléments qui manifestent l'intime communauté esthétique des deux films (et « das Unheimliche » se niche précisément dans le familier, l'intime, le chez-soi). En même temps, si l’on reprend l’image paradigmatique extraite du film Le Couteau dans l’eau des visions monoculaires dont le caractère hétérogène, dualiste, et alternatif ou successif s’oppose à la perspective moniste et synthétique proposée par la vision binoculaire habituelle, on devra alors considérer que ces deux films ne se recoupent pas complètement non plus, et qu’ils savent entretenir des spécificités leur assurant une relative autonomie esthétique. C’est par exemple dans Répulsion la combinaison éminemment originale d’une photographie dont le noir et blanc rappellent lointainement l’expressionnisme allemand, de plans tournés caméra sur l’épaule dans les rues londoniennes à la façon impressionniste des films réalisés alors par les tenants de la Nouvelle Vague (précédés en Angleterre par les partisans du Free Cinema à la fin des années 1950), d'un sens de la durée assurant l'originale jonction entre la temporalité faiblement événementielle du néoréalisme italien et la temporalité entropique du cinéma naturaliste, et de trucages dignes de Jean Cocteau visant à animer les décors d’une aberrante vie non-organique découlant de la psyché délirante de l’héroïne. Rosemary’s Baby s’inscrirait de son côté plutôt dans le registre esthétique du « Nouvel Hollywood » (Peter Biskind : Des nouvelles du front cinématographique (4) : fragments d'analyse économique concernant le "Nouvel Hollywood") marqué par une volonté de décentrement hors-les-murs (si les séquences en intérieur ont été tournées dans les studios californiens, les séquences en extérieur l’ont été dans les rues new-yorkaises sur un mode filmique rappelant là encore la Nouvelle Vague), et de modernisation sociale et formelle des récits (le personnage de Guy Woodhouse, le mari sautillant et déconneur de l’héroïne qui essaie de poursuivre une carrière d’acteur cantonné dans des rôles de second plan, est interprété par le cinéaste indépendant new-yorkais John Cassavetes auteur de Une femme sous influence en 1975, et le « shit » qu’il prononce représente une première pour un film produit dans un régime économique qui a dû rompre en 1966 avec son code de censure actif depuis 1933 afin de maintenir son industrie à flot). Quant aux séquences oniriques qui enveloppent l'héroïne lors d'une nuit où elle subit à demi-consciente les assauts sexuels de son mari, elles manifestent un ensemble narratif hétérogène qui vient complexifier la trame diégétique générale. Malgré tout, les deux films convergent en se refusant à finir de manière pacifiée et convenue (la folie qui dans Répulsion a envahi Carol est sans retour – et deux cadavres en résultent, quand l'héroïne de Rosemary's Baby abandonne toute résistance en acceptant le délirant grand récit sataniste qui a incorporé son bébé et que lui imposent ses voisins, mari compris). La  réconciliation n'aura pas eu lieu, car la catastrophe est advenue. Et Roman Polanski en aura rendu compte avec des images qui représentent en conséquence l'interface idéale entre le fond obscur de toute individualité psychique et le fond tout aussi obscur des collectivités au sein desquelles se tiennent et entrent en relation les individus. 

 

3/ Répulsion : « Noli me tangere » – violence pronatrice masculine

et désir immunitaire féminin

   

a4592c1444a84deeRépulsion commence, à l’instar de Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock, par un œil (celui de l'héroïne en train de rêvasser) et se clôt par un autre (encore celui de l'héroïne mais quand elle était une enfant posant pour une photographie de famille et soutenant pour l'occasion un bien étrange regard). Si le premier plan renseigne sur une attention flottante, une suspension qui témoigne déjà, ne serait-ce qu'a minima, d'une conscience s'absentant d'elle-même parce que l'inconscient ne cesse pas de la trouer de part en part, le dernier plan du film semblerait désigner que le malaise viendrait d'encore plus loin, planté dans l'enfance du personnage. La perspective déployée par le cinéaste consiste alors moins à déplier la séquence primitive et traumatique vécue dans l'enfance et déterminant le comportement d'une personne devenue adulte (comme cela était le cas de Marnie en 1964 d'Alfred Hitchcock), qu'à montrer comment un choc traumatique initial dont rien ne nous sera jamais dit va connaître de terribles développements à partir du moment où l'exposition de la protagoniste à un certain (sur)régime de rapports sociaux (et l'on va voir qu'il s'agit de rapports de "sexage" pour parler comme Colette Guillaumin) est suffisamment accomplie pour déclencher une dérive psychotique et schizophrénique. La folie germe, comme les pommes de terre abandonnées dans la cuisine : et c'est un devenir-insecte, un devenir-rebut qui va progressivement absorber Carol, l'étrangère (c'est une actrice française qui joue en Angleterre une jeune femme belge travaillant à Londres), l'exilée, si proche alors de Grégoire Samsa, le héros de La Métamorphose (1915) de Franz Kafka (que Roman Polanski a adapté pour le théâtre en 1988). Ce devenir-cloporte, que Carol partage avec l'héroïne de The Hole (1998) du cinéaste taïwanais Tsai Ming-liang, s'inscrit aussi dans une dynamique durative où l'appartement, devenant terrain vague, dépotoir ou porcherie, entre dans des processus de dégradation valant comme des processus de ghettoïsation qui ne sont pas sans rappeler l'expérience du ghetto de Cracovie vécue par le cinéaste. Sur le plan de la matérialité objective, les tubercules poussent, le lapin dépiauté pourrit et attire à lui des mouches bourdonnantes, l'eau d'un bain oublié déborde de la baignoire, des miettes et autres détritus jonchent le sol, les vêtements ne sont plus rangés, les étagères en bois sont démontées et cassées pour servir à barricader la porte d'entrée. En même temps que cette série filmique expose la face matérielle et objective de la déréliction, une autre série filmique, à la fois parallèle et qui entrecroise la précédente, rend compte des effondrements psychiques affectant l'esprit de l'héroïne. Le tic-tac entêtant du réveil, le tintement des cloches du couvent d'à côté, et la sonnerie stridente du téléphone sont étrangement amplifiés ou bien un (ou plusieurs) homme(s) viole(nt) cette dernière sans un seul bruit (comme si le mutisme de la bande sonore accréditait l'idée d'un cauchemar hanté par un cri impossible à pousser, un cri étouffé par une horreur innommable et insurmontable), les murs se fissurent et les perspectives se distordent (ou bien le plafond tombe sur la tête de Carol, ou bien les pièces deviennent démesurément grandes) comme si Répulsion rejouait sur un mode cauchemardesque Alice au pays des merveilles (1865) de Lewis Carroll (et le lapin pourrissant vaudrait alors comme la dégénérescence du lapin blanc carrollien), la sensibilité des mains est altérée (la dureté du mur devient molle, pâteuse) et les hallucinations l'assaillent (ce sont des mains qui sortent des murs pour brutalement la saisir). Des gestes répétitifs (Carol se frotte la peau du nez frénétiquement, ses yeux fixent un point invisible, elle s'arrête soudainement et se fige comme une statue de sel après avoir croisé le regard d'une Méduse introuvable) sont alors comme autant de symptômes d'une maladie mentale en phase d'excroissance, et que personne autour d'elle n'est capable de lire et de comprendre. Enfin, le contact physique la rebute de plus en plus au point où une pince dans le salon d'esthétique où elle officie coupe le doigt d'une cliente, et où un chandelier ou un rasoir servent de moyens mortels de défense face à des hommes un peu trop entreprenants (et comme les meurtres sont filmés du point de vue de la subjectivité des victimes de Carol, le spectateur, surtout s'il est un homme, ne peut pas ne pas éprouver un malaise à subir les conséquences fantasmatiques de son attraction pour elle), qu'il s'agisse pareillement de l'homme présenté comme son sympathique amoureux (Colin, joué par John Fraser) ou du gras et libidineux gérant de l'appartement (Patrick Wymark). Pour le coup, Roman Polanski montre que les leçons de suspense prodiguées par Psycho ont été parfaitement retenues (le spectateur souffre de comprendre à l'avance ce qui va tomber sur la tête des personnages masculins qui se sont aventuré dans l'appartement-piège de Carol). Mieux, ces leçons lui permettent de réussir ce qu'Alfred Hitchcock a échoué à accomplir avec Marnie, à savoir le portrait d'une femme aliénée par une violence masculine passée qui se voit redoublée dans le présent.

 

e2bf6da591ecd960 Les références aux contes de fée (la blondeur artificielle de Carol comme de l'actrice qui l'incarne incite à ce qu'elle soit tour à tour comparée à Cendrillon ou à la Belle au bois dormant) sont détournées et subverties par le cinéaste, puisque nous n'avons pas affaire ici à la princesse menacée par un dragon que doit défaire le chevalier pour conquérir le cœur de la belle comme le montrent tant de représentations classiques (bien que certaines tableaux, tel Saint Georges et le dragon peint par Uccello vers 1470, montrent par exemple que le dragon, tué par le chevalier, ne menaçait pas vraiment la princesse, mais la protégeait peut-être des assauts du héros), mais à l'identification de la princesse et du dragon qui cause alors la perte des hommes qui veulent jouer aux héroïques chevaliers. C'est une semblable inversion critique des clichés que l'on retrouvera d'ailleurs dans Trouble Every Day (2001) de Claire Denis. Peut-être que Carol ressemble surtout à l'héroïne éponyme du conte populaire de Charles Perrault, Peau d'âne (1694) que Jacques Demy adaptera pour le cinéma en 1970 avec... Catherine Deneuve (alors que Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy récompensé d'une Palme d'or offrait une célébrité internationale à une actrice censée représenter la jeune fille bien de son temps, le rôle de Carol dans Répulsion prouve une intelligence de la prise de risque professionnelle qui traverse et unifie quasiment toute son imposante carrière jusqu'à aujourd'hui). Peau d'âne, autrement dit la jeune femme qui perd les qualités ou les privilèges archétypiques de son appartenance de genre (exemplairement la beauté) à partir du moment où son père la désire sexuellement, qui éprouve la situation transitionnelle d'une infamie (son corps désormais sexué la rabat sur la position inférieure de l'animalité et de la saleté) afin de pouvoir reconquérir l'honneur perdue et gagner une place de choix (non plus l'objet endogamique du désir du vieux roi, mais l'objet du désir exogamique du jeune prince). C'est d'ailleurs tout le paradoxe d'une femme qui travaille à conserver une pureté symbolique opposée aux tentatives pronatrices des hommes qu'elle connaît ou rencontre, et qui s'enlise de plus en plus dans une dynamique de la souillure antithétique avec son souci premier de pureté. C'est l'anthropologue fonctionnaliste Mary Douglas qui a montré dans son ouvrage De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou (éd. La Découverte, 2005 [1971 pour la première édition française, 1967 pour la première édition anglo-saxonne]) que la culture est un ensemble structuré et structurant de grilles de distinction et de classification, de séparation et de hiérarchisation qui permet aux individus et aux groupes auxquels ils appartiennent de médiatiser et symboliser leurs expériences sensibles, et qu'en conséquence de quoi les manières de régler et réguler les échanges externes et internes propres à toute société frappent d'illégitimité symbolique toute infraction ou transgression de ces mêmes règles. L'excès de pureté pour Carol se mue ou se renverse en excès de pollution : dans les deux cas, c'est une même dynamique d'outrance de la règle retournée sur l'exception transgressive qu'elle masque, c'est une logique comportementale considérée à l'aune d'une circulation symptomatique des valeurs habituellement antagonistes (le pur et l'impur, le propre et le sale, l'ordre et le désordre, l'humain et l'inhumain, le symbolique et le diabolique, l'être et le non-être) qui doit exprimer la réalité de la domination masculine qui s'exerce physiquement et psychiquement sur et contre elle, et qu'elle ne peut plus supporter davantage. L'esthétique perspectiviste promue par Roman Polanski consisterait alors ici à établir les courts-circuits visant à rendre indistinct les partages symboliques habituels. Ce qui est symbolique devient littéralement diabolique : divisé, disjonctif, disruptif. Par exemple, la Tour de Pise représentée sur une carte postale envoyée par la sœur de l'héroïne verra en conséquence sa signification phallique attendue dans ce contexte subir un affaiblissement certain (la tour bancale édifiée sur un marécage) qui concorde avec le souci esthétique du cinéaste d'ébranler les certitudes habituelles et d'infléchir les normes conventionnelles dominantes. L'ultime ébranlement, c'est le cri inaudible de Carol qui exprimerait alors un désir immunitaire consacré par le registre transgressif de la souillure : que personne ne me touche – « Noli me tangere » pour reprendre le mot célèbre prêté au Christ ressuscité le dimanche de Pâques à l'adresse de Marie-Madeleine dans l'évangile de Jean. Mais ici comme si c'était la prostituée elle-même qui se réappropriait la formule immunitaire afin d'éloigner les tentatives pronatrices et dominatrices des hommes légitimées par le discours hypocrite de la pureté, et qui en conséquence use de la souillure afin qu’elle rejaillisse sur le visage collectif de ses oppresseurs (comme le firent les militants de l’IRA dans Hunger en 2008 par Steve Mac Queen) : « Scum » avait bien proféré Valérie Solanas dans son célèbre et tonitruant manifeste ! Merde, quoi ! Au sens aussi de : allez vous faire voir ailleurs !

 

c4acaea24a268daeAlors que se met en place à l'orée des années 1960 une industrie de la beauté de masse qui subordonne le paraître au commerce des marchandises, alors que les femmes sont deux fois les cibles privilégiées d'une telle industrie (en tant que consommatrices – et ce sont toutes ces femmes âgées qui fréquentent l'institut de beauté où travaille Carol, et en tant qu'ouvrières pour celles qui comme elle travaillent et sont exploitées à rendre plus belle et désirable les bourgeoises qui veulent se refaire une beauté), alors que les proches de l'héroïne (copine de boulot ou sœur chez qui elle habite faute de mieux) sont victimes du machisme quotidien de leur compagnon, alors que les hommes se croient autorisés à mater, interpeler, siffler, voire peloter les femmes qu'ils croisent sur leur chemin au nom de la domination du "sexage" (cf. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L'idée de Nature, éd. Côté-femmes, 1992, 239 p.), alors qu'une émulation collective les pousse à en faire toujours plus au nom d'une virilité à entretenir comme s'il s'agissait d'un capital symbolique à valoriser (et Colin, l'amoureux de Carol, n'échappe pas au rappel à l'ordre du virilisme que font retentir au pub ses amis), la classe des femmes (pour emprunter la terminologie des chercheuses Christine Delphy, Monique Wittig, Paola Tabet et Colette Guillaumin) se doit en conséquence de subir les multiples formes de la domination masculine (formes symboliques, mais également violences physiques), comme si elle avait affaire à la reconnaissance sociale d'une condition subalterne malgré tout censément légitime et justifiée, décrétée désirable et estimable. D'où que la souillure résulte paradoxalement d'une volonté de pureté : la pureté, invention masculine dans une société genrée, est alors retournée en salissure afin de résister aux grilles normatives d'une culture divisée par les rapports sociaux de sexe (comme de race aussi : cf. Des nouvelles du front cinématographique (19) : Lettre à la prison). L'hyperesthésie, le délire de l'immunité par la souillure et la pente schizophrénique de Carol, si elles sont largement déterminées par la violence masculine, trouveraient une source obscure et inépuisable dans le regard perdu de l'enfant qu'elle a été, et qu'une photographie a immortalisée : cette gamine, dont le visage dur et le regard fixe et peut-être déjà un peu fou anticipent extraordinairement sur celui de Mia Farrow dans Rosemary's Baby, juge peut-être durement un oncle ou un ami de la famille situé à droite de l'image, l'auteur d'un inceste (motif au centre aveuglant de Chinatown en 1974) ou d'un viol possible dont l'image traumatique ne cesserait alors pas de hanter ses nuits, et qui expliquerait une fascination pour les religieuses habitant le couvent en face de l'appartement de la sœur de l'héroïne. On retrouvera dans le film de 1968 la figure de la bonne sœur, celle qui appartient à un ordre religieux qui relaie sur le plan théologique la domination des hommes sur les femmes, en même temps que le couvent aura également représenté pour des femmes brisées par leur subordination à l'économie domestique propre au patriarcat un havre spirituel, un retrait valant comme une retraite protégée, loin de la violence inhérente à la pronation sexuelle masculine. Le motif du craquèlement, articulant masques d'argiles de femmes contraintes à la séduction malgré leur déclin physique, murs défraîchis d'un appartement que Carol ne loue même pas et qui du coup renseigne sur une stabilité sociale faiblement assurée, et hallucinations subjectives manifestant l'éclatement schizophrénique dont elle est la victime, exemplifie la dynamique de précarisation objective et de fragilisation subjective dont écope la classe des femmes dans les rapports de sexage que structure l'ordre symbolique et économique de la domination masculine. Et Carol, famélique, décharnée, dévorée par les hallucinations, n'est alors pas si loin de ressembler au personnage de Charlot dans La Ruée vers l'or (1925) dont lui parle dans l'un des rares moments de détente du film sa camarade de travail. Une figure de la catastrophe, comme il en existe tant d'autres dans le cinéma de Roman Polanski.

 

4/ Rosemary's Baby :

la procréation est une appropriation, la génération une expropriation

 

2bc379c9fd1e47a2Alors que Répulsion réussit à tenir les deux bouts d’une violence structurée à partir de ses conditions objectives (la domination masculine) et structurant d’insupportables contradictions psychiques, Rosemary’s Baby élargit le champ de vision des effets de l’oppression de genre et du sexage en inscrivant notamment son récit au sein d’une grille interprétative ménageant plusieurs lectures possibles. Avons-nous affaire à une jeune femme délirante qui croit avoir affaire à une secte de satanistes qui comptent ses voisins et inclut son mari convaincu par ces derniers ? Ou bien est-elle follement paranoïaque, au point d’éprouver la séparation psychotique du réel et de son imaginaire, et ainsi d’avoir inventé toute cette histoire ? Ou bien encore l’héroïne serait-elle la victime très réelle des légions du Diable lui-même ? On peut enfin s’amuser selon ses propres appétences à agencer en les entrecroisant les pistes interprétatives ainsi soulevées, en considérant alors la fiction à l’intersection d’un délire collectif (les voisins satanistes), d’une dérive psychotique (la folie de Rosemary), et de l’existence fantastique de Satan s’incarnant (ou se réincarnant) dans le fils de l’héroïne. Evidemment, s’abandonner à croire en l’incroyable, c’est possiblement subordonner la question légitime de la croyance (comme mode anthropologique d’investissement désirant et affectif articulant l’imaginaire et le réel et à partir duquel se dressent tous les régimes du symbolique) sur la bêtise régressive de la crédulité. Et cette pente est précisément celle que finit par emprunter Rosemary, cédant au final sur son désir initial de refus d’être incorporée dans le récit fabulé par son entourage au bénéfice du désir collectif qui s’est cristallisé autour d’elle, et sur elle – à son corps défendant. Autrement dit, indexer le film de Roman Polanski sur le genre fantastique, ce serait s’abandonner soi-même comme spectateur au récit délirant de personnages fanatiques qui a réussi à contaminer l’esprit de l’héroïne. Ce serait faire le jeu de l’aliénation (et le jeu au sens du latin illusio extrait de ludus comme le rappelait Pierre Bourdieu, autrement dit de l’illusion). Ce serait donner du crédit à la crédulité. Ce serait abolir le sens dans un non-sens qu’aime à côtoyer sans y succomber le cinéaste (c’est son goût du grotesque assumé, que l’on retrouve dans certaines de ses interprétations, tel Moustique dans Quoi ?, dans son adaptation cinématographique de Macbeth d’après William Shakespeare en 1972, dans sa mise en scène en 1976 de l’opéra Rigoletto de Giuseppe Verdi créé en 1851, ou encore dans le rôle de Minnie Castevet ici). En même temps que l’art cinématographique doit montrer au risque du rejet et de l’incompréhension l’absurdité plutôt que d’en rajouter sur le confusionnisme ambiant (cf. l’allégorique court-métrage Deux hommes et une armoire en 1958). Et c’est bien pourquoi le cinéaste n’a jamais pratiqué le genre fantastique (même s’il a souvent flirté avec, à l’instar de Claude Chabrol), et que le recours au comique parodique dans Le Bal des vampires peut alors se comprendre comme une forme de protection symbolique face aux potentialités irrationnelles de l’esprit humain. La question la plus importante à poser face à Rosemary’s Baby, un film on ne peut plus matérialiste (autrement dit, préoccupé des rapports à partir desquels se constituent des individualités et des réalités), concerne par conséquent et plus particulièrement le personnage principal féminin. Il s’agira ici moins de se demander pourquoi des individus forment société à partir de représentations fallacieuses ou de croyances archaïques qui ne sont pas autre chose que la reconduction d’une crédulité malgré la montée de la rationalité instrumentale dans les sociétés sécularisées occidentales, mais d’analyser quelles sont les dispositions structurant le psychisme et l’agir de l’héroïne afin de l’autoriser à succomber et à croire ce qu’on lui raconte. Ce serait d’ailleurs là une différence d’importance entre Rosemary’s Baby et La Neuvième porte (1999) qui, s’ils partagent plusieurs enjeux fictionnels (le satanisme comme résultante de la désagrégation du vaste fond imaginaire chrétien et comme capture irrationnelle du désir de croire des sujets), divergent pour le reste. En effet, là où le second film montre les processus de constitution progressive d’une crédulité à laquelle n’échappe pas le personnage cynique interprété par Johnny Depp, le premier film rend manifeste le fond obscur préexistant à partir duquel peut prendre (comme on dit d’une mayonnaise qu’elle « prend ») la crédulité de l’héroïne, comme on va maintenant s’en apercevoir.

 

6396265e31470efa« Il n’y a pas de délire d’interprétation, puisque l’interprétation est elle-même un délire » a dit un jour le philosophe Clément Rosset. Formule peut-être maximaliste, mais qui interroge les capacités humaines à multiplier les récits ou les représentations illusoires visant à doubler le réel afin de lui substituer une réalité plus à même de répondre aux désirs imaginaires du genre humain. Ceci étant compris, la précision analytique avec laquelle Roman Polanski considère les éléments balisant formellement la trajectoire de son héroïne exprime une confiance dans les vertus moins de l’explication (et encore moins de l'adhésion) que de la compréhension. Ce serait une autre déclinaison du perspectivisme polanskien, dont le souci de brisure schizoïde de la synthèse binoculaire au profit de la lutte disjonctive des visions monoculaires antagonistes débouche sur le désir de rendre compte à la fois de la confusion (sinon la folie) subjective et des causalités logiques et objectives qui la sous-tendent. On retrouvera donc dans la continuité de Répulsion une femme qui est hantée par les fantasmes antithétiques de la pureté religieuse (c’est à nouveau la figure de la bonne sœur) et de la souillure diabolique (l’assaut sexuel de son compagnon comme s’il s’agissait de Satan, la crème au chocolat de Minnie à l’arrière-goût calcaire qu'elle renverse dans sa serviette), une femme aliénée sexuellement car clivée psychiquement. Une femme intérieurement divisée entre d’une part sa volonté consciente de combiner la libéralisation des pratiques sexuelles de son temps (c’est elle qui propose à son époux de faire l’amour la première fois qu’ils passent la nuit dans leur nouvel appartement) et le goût d’un projet familial plus traditionnel que doit consacrer et concrétiser le bébé, et d’autre part ses fantasmes inconscients qui la portent à craindre et redouter la sexualité masculine. Le mari de Rosemary serait-il l’entremetteur à partir duquel le diable lui-même userait de son ventre comme d’un véhicule pour réaliser l’avènement de l’Antéchrist ? Ce qui est certain, c’est que Guy Woodhouse est un homme véritablement diabolique s’il a décidé de jouir sexuellement (et brutalement – pour preuve, les griffures marquant la peau de l’héroïne) de son épouse alors inconsciente au moment d’un acte qui relève alors intégralement d’une appropriation unilatérale, sans consentement ni condition. D'un viol. Un acte diabolique donc, parce qu’il fissure et craquèle la symbolique de l’union conjugale, de la confiance mutuelle et affective entre conjoints, et de l’accord contractuel transcendé par le cadre marital. Le jeu moderne de John Cassevetes n’empêche pas son personnage de vivre difficilement les moqueries de son épouse s’agissant de sa carrière d’acteur, elle qui rappelle d’emblée lors de la visite de l’appartement que Guy n’est acteur que pour la télévision et la publicité. En réaction, il peut tranquillement profiter de la division genrée des rôles dans l’espace domestique pour rappeler à l’ordre patriarcal sa compagne dans ses tâches de ménagère (l’entretien de la sociabilité avec un voisinage visiblement richement doté en capital social et dont souhaiterait bénéficier son mari), comme de future mère. On comprend d’ailleurs que Rosemary domine partiellement son mari, elle qui semble être une probable héritière vivant de rentes familiales permettant de payer le loyer d’un appartement bénéficiant d’un cachet ancien (une vue en plongée en début et fin de film inscrit d’ailleurs le bâtiment dans le registre architectural gothique), et de l’aménager plutôt luxueusement. Et c’est cette domination économique sur son conjoint qui détermine son assurance à moquer d’entrée de jeu sa situation professionnelle. La violence physique lors de la nuit de la conception du futur bébé vaudrait donc comme le rappel de la domination masculine qui inclut l’appropriation sexuelle (on le sait maintenant qu’existent les études scientifiques menées par des chercheuses féministes, l’endroit le plus dangereux pour les femmes est autant la rue que l’espace domestique). Et cette appropriation, qui se double toujours d’une expropriation (le savoir médical masculin ayant dévalorisé les pratiques populaires féminines s’agissant des questions de grossesse et d’accouchement – cf. Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, éd. La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2006, p. 137-155), se prolonge dans l’incorporation de la procréation et plus généralement de la génération dans un grand récit eschatologique pour lequel une figure messianique négative (l’Antéchrist) devant se substituer à une autre figure messianique censément positive celle-là (Jésus Christ) demeure toujours structuralement assignée au genre masculin (un enfant va naître, et tout le monde autour de la génitrice s’accorde significativement à penser qu’il s’agira naturellement d’un garçon). Christianisme ou satanisme : il s’agira toujours de masculinisme, autrement dit de la défense des intérêts matériels et symboliques (ou diaboliques) des hommes constitués sur le dos des femmes – ou, pire, à leur corps défendant.

 

1180a81099d55a6cQue les décès soudains et les accidents intempestifs se multiplient dans l’entourage de Rosemary relèvent d’une pure chaîne hasardeuse, ou bien qu’ils ressortissent d’une série logique résultant de l’agir criminel d’un groupe d’individus qui travaillent sérieusement à donner corps à leur fantasme grotesque (bande à laquelle s’est finalement rangé Guy parce qu’il a compris le rôle du capital social nécessaire au coup de pouce pour relancer sa carrière et dont l'accumulation se cachait derrière des voisins initialement considérés comme pittoresques), à chaque fois une femme se trouve subjectivement et/ou objectivement disponible pour s’abandonner à un délire qui est ou bien le produit de son esprit dérangé, ou bien celui du cerveau collectif malade qu’offre son voisinage, ou bien les deux. Cette disponibilité s’appuie sur des dispositions dont son habitus (en tant que générateur intériorisé de pratiques et de représentations) est tramé, et dont témoignerait sous la forme symptomale le matériel onirique recouvrant le viol conjugal dont elle est la victime la nuit de la conception de l’enfant. Les motifs du couvent avec ses religieuses (motif déjà présent dans Répulsion) et du bateau (motif que l’on retrouve dans Le Couteau dans l’eau, Pirates ou encore Lunes de fiel qui réitère les sensations d’isolement autrement exprimées par le motif paradigmatique de l’appartement ou de l'île de The Ghost Writer) s’hybrident dans les courts-circuits propres à l’espace du rêve, pendant que Guy Woodhouse se recouvre de poils et de croûtes pour finir par ressembler à l’archétype démoniaque que toute une tradition picturale chrétienne aura véhiculé pendant plusieurs siècles (apparaît ici un fragment du plafond de la chapelle Sixtine peinte par Michel-Ange, précisément La Création d'Adam tirée de La Genèse). Si l’identification structurale entre le mari et le diable relève d’une représentation de la violence masculine passée au tamis du régime représentatif issu de la culture iconologique chrétienne dominant le monde occidental, l’articulation entre l’enfance de l’héroïne, sa scolarité et le couvent des religieuses semblerait bien attester d’une éducation catholique qui autorise Rosemary à être disposée à croire qu’elle est victime d’un complot sataniste. Une façon comme une autre de se donner de l’importance dira-t-on, comme de justifier celle-ci à l’époque de l’établissement du type subjectif narcissique et pathologique propre au capitalisme consumériste, et de l’inflation publique des thèses complotistes après les assassinats du président des Etats-Unis John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963, de Malcolm X le 21 février 1965, de Martin Luther King le 04 avril 1968, et de Ted Kennedy le 05 juin 1968 (le film de Roman Polanski est sorti aux Etats-Unis exactement une semaine après l’assassinat de ce dernier, le 12 juin 1968). Pourtant, la constellation figurative mêlant dans le cauchemar de Rosemary des femmes prenant ensemble un bateau, la peur d’un enfantement monstrueux condamné par les autorités catholiques, et l’héroïne elle-même écartant les jambes afin d’être soumise à un examen probablement gynécologique donnerait à penser que cette dernière, si elle demeure sous l'influence des représentations catholiques, serait hantée par le pire des péchés (qui est aussi le pire des clichés) : avoir avorté (dans la clandestinité des eaux extérieures à la compétence territoriale étasunienne). C’est une hypothèse, mais qui semblerait obscurément déterminer les dispositions sociales et psychiques autorisant une femme, très probable héritière issue d’une famille catholique en rupture de ban après un avortement clandestin (un viol ? un inceste ? – sachant qu’il ne s’agit là que de pistes suggérées par certains détails du récit, et de la comparaison avec Répulsion), à s’abandonner à la crédulité délirante de son entourage, et partant à croire qu’elle va accoucher du démon. Quand on pense que des spectateurs ont certifié après la projection du film de Roman Polanski avoir vu le bébé diabolique (qui demeure strictement hors cadre, invisible), probablement leurrés par ce rapide fondu enchaîné qui fait apparaître furtivement la gueule du démon revenant du cauchemar de l’héroïne au moment du viol, on se dit que sont réellement mésestimés les effets (et, pour certains d’entr

e elles, il s’agit de méfaits) des croyances collectives dont l’efficacité symbolique ne connaîtrait donc pas de totale neutralisation avec l’assomption de la raison instrumentale. Ce constat recoupe aussi celui, scientifique, de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada qui, dans Les Mots, la mort, les sorts (éd. Gallimard, 1977 [coll. Folio Essais, 1985]), en menant son enquête sur les pratiques de la sorcellerie dans le bocage normand (et particulièrement mayennais), a dû s’engager au-delà de l’idéale position de l’observatrice neutre pour connaître dans les dérangements de son corps et de son esprit (elle a par exemple été victime de surdité) la puissance affective d’un imaginaire opératoire, structurant et médiatisant les relations sociales autant observées que vécues pour mieux les comprendre.

 

d16255da2cf9e580Si les gammes au piano que l'on entend au travers des cloisons des appartements de Répulsion comme de Rosemary’s Baby peuvent alors se comprendre sur le mode de la montée symbolique des marches de la folie concomitante de la tout aussi symbolique descente des marches de la raison, on se dit surtout que l’on a affaire à un cinéaste qui à cette époque a parfaitement su maîtriser les gammes, les codes et les conventions de genres de cinéma alors considérés comme mineurs (épouvante, fantastique). Et s’agissant de tels portraits de femmes aliénées et clivées par les contradictions de leur temps, Roman Polanski n’aura jamais réussi à faire aussi fort, ni avec Tess (1979) d’après Thomas Hardy, un film contrit par son académisme culturel, ni avec La Jeune fille et la mort, certes marqué par le souvenir des dictatures d’Amérique du sud des années 1970, mais dont le caractère politique souffre des abstractions d’un récit trop facilement théâtral et allégorique. D’un autre côté, cette maîtrise esthétique, débouchant sur l’exposition subtile des contradictions structurelles de sociétés qui vantaient leur modernisation et leur libéralisation alors même qu’elles n’avaient pas rompu avec les imaginaires archaïques conditionnant particulièrement les rapports de sexage entre les hommes et les femmes, se trouve largement bornée, pour ne pas dire débordée, par le hors-champ des films directement branché sur la vie privée du cinéaste. On a déjà évoqué le souvenir du ghetto de Cracovie qui irise le récit de Répulsion. L’assassinat en juillet 1969 de Sharon Tate ainsi que quatre autres personnes sur Cielo Drive à Los Angeles, toutes victimes de la secte de jeunes désaffiliés (« la Famille ») illuminés par le charismatique Charles Manson, aura vérifié dans l’horreur du réel la justesse analytique du constat dressé avec Rosemary’s Baby (Sharon Tate était alors enceinte de huit mois). Et c’est enfin en 1977 cette affaire de viol commis par le cinéaste sur Samantha Geimer, une jeune fille de 13 ans qu’il avait droguée aux abords de la propriété de Jack Nicholson (star de Chinatown, le plus grand succès hollywoodien du cinéaste qui est aussi son dernier film réalisé aux Etats-Unis). Ce viol qualifié euphémiquement d’affaire de mœurs par les médias et qui a vu le cinéaste, après avoir plaidé coupable pour rapports sexuels illégaux sur mineure (en échange de l’abandon de charges plus graves comme le viol justement), se soustraire à la procédure judiciaire entamée pour ne jamais plus remettre les pied aux Etats-Unis (une demande d'extradition court toujours), administre également la preuve que faire les films parmi les plus incisifs sur les questions de la violence masculine exercée contre les femmes (le motif du viol incestueux constituant peut-être le noyau aveuglant de Répulsion, comme de Rosemary’s Baby) n’est pas suffisant pour empêcher de reproduire dans la réalité ce qui aura été si finement représenté sur les écrans de projection. Ne pas pleurer, mais comprendre disait Spinoza. Mais comprendre, ce n’est hélas pas automatiquement appliquer ce qui a été compris. Peut-être résideraient ici les limites éthiques – la fissure, la non-réconciliation schizoïde – du cinéma de Roman Polanski. 

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3 novembre 2010 3 03 /11 /novembre /2010 14:17

La Matrice de la race (II) 

 

« (…) et puisque ces choses-là ont été faites, elles peuvent, à condition qu’on sache comment elles ont été faites, être défaites » (Michel Foucault, « Structuralisme et poststructuralisme » in Dits et écrits II. 1976-1988, éd. Gallimard – coll. Quarto, 2001, p. 1268).

 

« Je ne veux pas être celui que vous voulez que je sois »

(Cassius Clay alias Mohammed Ali)

 

19504245.jpgEn l'espace de quatre longs métrages, Abdellatif Kechiche (né le 07 décembre 1960 à Tunis) s'est aujourd'hui imposé définitivement comme l'un des tout meilleurs cinéastes français de sa génération. Arrivé à l'âge de six ans avec ses parents ayant migré à Nice, ayant ensuite suivi des cours dramatiques au conservatoire d'Antibes, puis joué quelques rôles au cinéma (entre autres Le Thé à la menthe d'Abdelkrim Balloul en 1984, Les Innocents d'André Téchiné en 1987, Bezness de Nouri Bouzid en 1991 pour lequel il reçut le Prix d'interprétation masculine au Festival international du film francophone de Namur), Abdellatif Kechiche décide de se lancer dans l'aventure de la réalisation cinématographique. Bien lui en a pris. Que l'on en juge : La Faute à Voltaire (2000) qui reçut lors de la présentation au Festival de Venise le Prix Luigi-de-Laurentis de la meilleure première oeuvre ainsi que le Prix de la jeunesse, mais aussi le Prix spécial du jury et le Prix Jean-Carmet pour l'ensemble des acteurs au festival Premiers Plans d'Angers, le Prix spécial du jury et le Prix du jeune jury au Festival de Namur, et le Prix de la meilleure actrice pour Elodie Bouchez au Festival du film méditerranéen de Cologne ; L'Esquive (2003) auquel ont été attribuées quatre récompenses lors de la cérémonie des César (meilleur film, meilleur scénario, meilleur réalisateur, et meilleur espoir féminin pour Sarah Forestier), ainsi que le Prix Lumière du meilleur scénario ; La Graine et le mulet (2007) qui reçut une moisson de prix encore supérieure (à nouveau les quatre mêmes César – c'est l'actrice Hafsia Herzi qui reçut le Prix du meilleur espoir féminin, à nouveau le Prix Lumière du meilleur scénario, mais également le Prix Louis-Delluc et l'Etoile d'or de la presse au titre du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur scénario original, enfin le Prix spécial du jury et le Prix FIPRESCI à la 64ème Mostra de Venise – et Hafsia Herzi y reçut également le Prix Marcello-Mastroianni de la meilleure actrice). Quant à la revue Les Cahiers du cinéma, elle considère La Graine et le mulet comme le meilleur film français de la décennie 2000 et le sixième meilleur film de la même décennie, toutes provenances confondues. Enfin, les 477.000 spectateurs de L'Esquive et les 830.000 spectateurs de La Graine et le mulet expriment en dernière instance la remarquable (parce que rarissime) situation d'un cinéaste qui, sans rien céder sur ses exigences d'auteur (scripts originaux, acteurs souvent non-professionnels, durée des métrages non-standards), a jusque-là obtenu systématiquement les faveurs de la critique, des « professionnels de la profession » (Jean-Luc Godard), comme du public. On peut se féliciter d'un tel consensus, surtout qu'il bénéficie à un cinéaste qui a su inventer une manière esthétique singulière (avec notamment ce principe fort de la durée comme puissance de trouble dans la représentation par l'indistinction entre le documentaire et la fiction) dont la force politique est indéniable (la durée comme épreuve pour les migrants ou leurs descendants racisés qui souffrent de vivre dans le présent de la survie). Fort de tels succès, Abdellatif Kechiche pouvait enfin s'attaquer à un récit inscrit dans une perspective historique nécessitant une économie de production plus ample qu'à l'accoutumée : Vénus noire, ce nouveau long métrage qui relate les dernières années de Saartjie Baartman qui fut exhibée sous le nom de la « Vénus hottentote » dans les foires et les salons mondains de Londres et de Paris où elle décéda le 29 décembre 1815.

 

b4bab5999ecdf8caVénus noire a été montré en compétition officielle de la dernière Mostra de Venise. Le dissensus s'est substitué au consensus habituel, et cela n'est peut-être pas plus mal. Même si le nouveau long métrage d'Abdellatif Kechiche est largement soutenu par la presse la plus militante du point de vue de la politique des auteurs (Le Monde, Le Parisien, Le Nouvel Observateur, Libération, et Les Inrockuptibles considèrent le film comme un indiscutable chef-d'oeuvre, pendant que Charlie-Hebdo, les Cahiers du cinéma, L'Humanité, Marianne, Ouest-France, Première, La Croix et Le Journal du dimanche défendent avec des nuances l'importance d'un film qui par ailleurs divise profondément la rédaction de Télérama), le film aura reçu un accueil plutôt mitigé à Venise. Au lieu de capitaliser sur la reconnaissance et la sympathie accumulées lors de la réception des trois premiers longs métrages, le cinéaste a décidé plus courageusement de mettre en oeuvre son entreprise cinématographique la plus audacieuse et la plus risquée, car la plus radicale. Le risque, c'est d'abord comme on l'a dit une économie de production plus fastueuse, et que nécessite un récit inscrit dans une séquence historique passée. Abdellatif Kechiche a donc décidé de tourner le dos au temps présent ainsi qu'à une localisation nationale particulièrement ramassée (les quartiers populaires parisiens de La Faute à Voltaire, la cité de Franc Moisin à Saint-Denis dans le 93 pour L'Esquive, le port de Sète dans La Graine et le mulet) pour une fiction qui, adossée à la vérité historique qui en détermine le déroulement, se déploie de part et d'autre de la Manche (Londres d'un côté et Paris de l'autre), et qui s'étend de 1810 à 1815. On a parlé de fresque historique : c'est totalement faux. Le risque de surenchère décorative et d'académisme dans la reconstitution historique est formellement contourné, s'il n'est pas tout simplement neutralisé, par la radicalisation de deux principes esthétiques, à la fois spécifiques et interdépendants comme on s'en apercevra, déjà à l'oeuvre dans les précédents films du cinéaste, mais qui n'avaient jamais atteint ce point paroxystique d'extension critique. Qu'il s'agisse de la question de la durée (et Vénus noire dure 159 minutes, quand La Faute à voltaire durait 130 minutes, L'Esquive 117 minutes, et La Graine et le mulet 151 minutes) ou du régime narratif privilégié (la répétition sur le mode accumulatif d'une même séquence fondatrice – l'exhibition spectaculaire de Saartjie Baartman – bien au-delà des quelques blocs de durée filmiques étirés ponctuant, ouvrant ou fermant les trois précédents films du cinéaste), Vénus noire atteste d'un désir manifeste de radicalisation esthétique à la hauteur des enjeux politiques relatifs aux problèmes que soulève l'histoire de la « Vénus hottentote ». Le critique Eugenio Renzi a bien raison de signaler que le quatrième long métrage d'Abdellatif Kechiche consiste en l'extériorisation ou l'explicitation théorique de tout son cinéma (cf. rue89.com du 11.09.2010). C'est pourquoi ce film, le plus passionnant de son auteur, est aussi son plus retors et son plus difficile, pour ne pas dire malaisant. Loin de vouloir, comme avec L'Esquive et La Graine et le mulet, rédimer la violence fondamentalement nécessaire et légitime d'une pareil geste esthétique au profit d'une empathie toujours plus nourrie pour les personnages principaux, Vénus noire empoigne frontalement son objet en posant la question de son archéologie, comme de l'actualité des degrés de regard et des niveaux de discours qui, conjugués, ont exercé leur pouvoir pour assujettir et opprimer un être humain.


1/ Le temps naturaliste : ce qui, avec la durée, se défait

 

thumbnail.aspx?q=270116271429&id=77a41bcD'abord la durée. On a souvent, et à raison, comparé la manière esthétique d'Abdellatif Kechiche à celles d'augustes devanciers, essentiellement John Cassavetes, Maurice Pialat, voire Jacques Doillon ou les frères Luc et Jean-Pierre Dardenne. Il est vrai que tous ces cinéastes partagent un goût semblable pour la durée comme possibilité d'atteindre, notamment lors du tournage, les marges du régime représentatif dominant, dans les zones de turbulence où la fiction et le jeu des acteurs (non)professionnels et le documentaire et la réelle présence des corps et des subjectivités entrent dans la région de l'indiscernable et de l'opaque. On pourra d'emblée comparer Vénus noire à La Gueule ouverte (1974) de Maurice Pialat : en effet, dans les deux films, il s'agit de montrer l'agonie d'une femme, et même plus radicalement, il s'agit d'indexer la longueur des séquences (des plans-séquences chez Maurice Pialat, quand Abdellatif Kechiche préfère un découpage particulièrement morcelé) sur l'expérimentation phénoménologique des spectateurs éprouvant dans leur chair le réel de l'agonie mise en scène. C'est en cela que Maurice Pialat et Abdellatif Kechiche sont des cinéastes naturalistes, et qu'ils sont tous les deux les grands héritiers de Jean Renoir lorsqu'il réalise en 1926 une adaptation de Nana d'après le roman éponyme écrit en 1880 par Emile Zola. Influencé par Erich von Stroheim, Jean Renoir met au point un long métrage d'une durée hors-normes de 150 minutes qui expose une femme (incarnée par l'épouse du cinéaste, Catherine Hessling) issue du monde populaire (elle est la fille de Gervaise et de Coupeau dont l'histoire nous est contée dans L'Assommoir), habituée des petites passes et des représentations sur les tréteaux des théâtres parisiens (elle a notamment joué les vénus sur scène), entretenue et célébrée par le tout-Paris, avant de mourir de la petite vérole dans de terribles souffrances. La durée du film, l'époque (le 19ème siècle), ainsi que les motifs du spectacle, de la prostitution, de la maladie vénérienne et bien sûr de la figure de Vénus sont également présents dans le film d'Abdellatif Kechiche. Surtout, c'est une esthétique commune – le naturalisme – qui rassemble par-delà les distinctions et les spécificités Erich von Stroheim et Jean Renoir (on aurait pu également citer le dernier film de Max Ophuls, Lola Montès en 1955, paradigme cinématographique de la femme captive d'un dispositif spectaculaire), Maurice Pialat (dont le Van Gogh en 1991 est le film qui se rapproche le plus du modèle renoirien) et aujourd'hui Abdellatif Kechiche. Et cette esthétique repose particulièrement sur une conception originale du temps. « Avec le naturalisme cinématographique, le temps fait une apparition très forte dans l'image cinématographique » explique Gilles Deleuze dans son premier volume consacré à sa philosophie du cinéma (Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit, coll. « Critique », 1983, p. 177). En effet, « le temps naturaliste semble frappé d'une malédiction consubstantielle. De Stroheim, en effet, on peut dire ce que Thibaudet disait déjà de Flaubert : la durée, pour lui, est moins ce qui se fait que ce qui se défait, et se précipite en se défaisant. Elle n'est donc pas séparable d'une entropie, d'une dégradation » (p. 178). Tout est logique dans cette série conceptuelle reliant Flaubert et Zola, Stroheim et Renoir (ce dernier avait également réalisé en 1933 une adaptation de Madame Bovary), Pialat qui a regardé Van Gogh à partir du point d'agonie et d'épuisement de la trajectoire de son personnage éponyme, et donc Kechiche qui réalise avec Vénus noire ce que l'on pourrait dés lors nommer sa version noire de Nana.

 

159 éprouvantes 19509489.jpgminutes qui exposent sous différentes formes la même scène archétypale (une femme s'épuise dans une exhibition qui vaut symboliquement comme consommation par des yeux bouffés par la rageuse obscénité de la pulsion scopique), qui épuisent cette scène en la dégraissant toujours plus. Du passage de Saartjie Baartman (Yahima Torres) du bateleur hollandais Caezar (André Jacobs) au forain français Réaux (Olivier Gourmet), le premier vendant au second celle qu'il a achetée au Cap-oriental (l'actuelle Afrique du sud), des parades monstrueuses de Londres entre 1810 et 1814 aux réceptions privées de Paris, des tréteaux populaires de Piccadilly aux salons mondains et partouzards parisiens, du ridicule bricolé d'un exotisme fallacieux aux humiliations sexuelles qui finissent dans les bordels et la prostitution de rue, avant la mort par pneumonie des suites d'une maladie vénérienne en 1815, et le charcutage du cadavre par les scientifiques du muséum d'histoire naturelle sous la houlette de Georges Cuvier (François Marthouret), c'est une même logique de la réitération et de la répétition qui induisent par accumulation une dynamique de la dégradation et de l'entropie : de l'épuisement. Et le spectateur, bien davantage que lors de la projection de La Graine et le mulet, ressort essoré, véritablement exténué de l'expérience proposée par la projection de Vénus noire. C'est par le truchement de la durée des séquences, et de leur répétition accumulative que le cinéaste peut brillamment éviter les pièges décoratifs de la reconstitution historique, ici rabattue dans les lieux clos des théâtres, des salons, des bordels, des chambres et du muséum. Pas de dehors (ou presque) ici : seule règne la domination claustrophobe du dedans de l'oppression, quelles que soient ses déclinaisons sociales et formelles (savantes et populaires, prolétaires et bourgeoises). A côté du caractère entropique du temps naturaliste, se trouve aussi la question du morcellement. On a évoqué précédemment l'usage manifeste du sur-découpage des séquences chez Abdellatif Kechiche qui ainsi joue à fond la carte du morcellement et de la parcellisation. La multiplication des plans et des points de vue afférents induit la sur-affirmation du principe esthétique de la (dé)coupe dont l'ultime forme d'actualisation sera accomplie lors de la séance d'autopsie (ou de nécropsie) du cadavre de l'héroïne. Mais ce principe de la (dé)coupe se trouve relayé par un régime filmique de succession frénétique de gros plans de visages riant à pleines dents des spectacles présentés et appartenant à des personnages souvent montrés en train de boire et surtout s'empiffrer (notamment de morceaux de viandes). « Le second aspect [du naturalisme, après la question du temps], c'est l'objet de la pulsion, c'est-à-dire le morceau (…) L'objet de la pulsion, c'est toujours l'objet partiel ou le fétiche, quartier de viande, pièce crue, déchet, culotte de femme, chaussure » (Gilles Deleuze, opus cité, p 180). La consommation scopique de Saartjie Baartman comme sa fétichisation (ce sont par exemple les affiches et les statuettes à son image, témoignages archéologiques d'un merchandisingavant l'heure) relèvent d'une dynamique pulsionnelle qui détermine aussi les activités sexuelles comme de manducation et de digestion : voir en spectacle la « Vénus hottentote » (mais aussi, et significativement, la toucher, lui peloter, lui pétrir les fesses), c'est satisfaire aux pulsions les plus élémentaires et archaïques, c'est jouir d'une consommation qui est une consumation comme l'aurait dit Georges Bataille (et tout le film d'Abdellatif Kechiche est placé sous le signe du feu, notamment avec ces séquences de beuveries et de tavernes grosses de la chaleur dégagée par l'ivresse collective). C'est faire du spectacle un principe symbolique de cuisson auquel est cruellement soumise dans toute sa crudité la chair généreuse d'une femme seulement atteinte d'hypertrophie des fesses (stéatopygie) et des organes génitaux (macronymphie). Il y a donc du cannibalisme dans ce monde de chiens – autrement dit ces êtres humains qui s'avilissent en avilissant l'objet de leurs obscènes plaisirs, et qui du coup ressemblent aux personnages horriblement défaits des peintures de Francisco de Goya (pour la seconde partie française) et surtout (pour la première partie anglaise) de James Ensor. Dans le domaine de l'art cinématographique, il n'y aurait peut-être que chez Ingmar Bergman que l'on trouve pareille débauche de visages ainsi convulsés, retournés, vrillés par un rire démoniaque (et n'a-t-il pas lui aussi mis en scène une femme agonisante dans Le Silence en 1963 et surtout dans Cris et chuchotements en 1972 ?)

 

2/ Thermodynamique du pouvoir et résistance subjective par la fatigue

 

thumbnail.aspx?q=304817252619&id=dec7942La réitération accumulative et épuisante de la même séquence tout aussi fondamentale que fondatrice et la démultiplication des plans de coupe qui rejoue sur le mode perceptif propre aux spectateurs du film l'ivresse des spectateurs de la fiction projetée représentent comme les deux bords d'un même épuisement qui, du coup parce qu'il est partagé, établit moins de manière classiquement empathique que de façon davantage phénoménologique une communauté esthétique entre l'héroïne et les spectateurs. Avait-on d'ailleurs remarqué à quel point la fatigue légitimement ressentie par la « Vénus hottentote » ressemble pour beaucoup à d'autres fatigues mises en scène par le cinéaste : celle du jeune Krimo dans L'Esquive celle également de Slimane Beiji (Habib Boufares) et de Rym (Hafsia Herzi) dans La Graine et le mulet. C'est une véritable pensée de cinéma en termes thermodynamique que celle d'Abdellatif Kechiche, avec sa dialectique de l'énergie en phase d'accroissement extatique et de surchauffe, puis de dégradation entropique et d'épuisement, avant une relance prochaine du cycle. Et la longueur des séquences soutenue par le déploiement des situations (très souvent collectives, et carburant à l'interaction chez ce cinéaste) est puissamment déterminée par le couple énergie/fatigue. La fatigue aurait alors à voir, au-delà de la seule vision thermodynamique consacrant l'énergie du pouvoir à capturer les corps et capter les regards, à cet « infini paradoxe » soulevé par Roland Barthes, ce « processus infini de la fin » qui résiste à tout codage, « inclassée, donc inclassable : sans lieu, sans place, intenable socialement » (in Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), éd. Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites », 2002, p. 41-42). Tous les personnages fatigués du cinéma d'Abdellatif Kechiche, qu'ils soient d'ascendance migratoire et postcoloniale comme dans les trois premiers films du cinéaste, qu'il soit émigré-immigré issu du monde colonial comme dans La Graine et le mulet ou comme dans Vénus noire le produit quasi-direct de l'esclavagisme, et surtout qu'ils soient communément tous racisés, partagent une fatigue qui manifesterait de manière paradoxale et symptomatique à la fois la lourdeur incorporée de torts historiques et sociaux passés, vécus ou hérités, et rendus invisibles dans l'espace public (français) en raison de leur illégitimité ou de leur faible problématisation, comme la résistance passive mais réelle à un ordre (post)colonial qui assujettit au bénéfice des dominants du système raciste les dominé-e-s racisé-e-s. C'est la puissance du neutre qu'exalte la fatigue, et que Roland Barthes retrouve dans les écrits de Maurice Blanchot (par exemple L'Entretien infini, éd. Gallimard, 1969), et que nous analysions dans Nathalie Granger (1972) de Marguerite Duras (Des nouvelles du front cinématographique (33) : Nathalie Granger de Marguerite Duras). C'est cette même force de neutralisation des oppositions binaires, des antinomies de la pensée occidentale, et des arraisonnements au nom de la modernité qui est aussi l'autre nom de la pensée occidentale – le « phallogocentrisme » déconstruit par la philosophie de Jacques Derrida et qui, selon lui, conjugue les motifs symboliques de la viande, de la domination masculine et de la centralité de la présence et de la parole pleine (toutes choses qui déterminent les dispositifs spectaculaires d'exhibition au sein desquels est incorporée l'héroïne).La fatigue comme résistance passive, comme amortissement par le dedans (dans les corps) des injonctions et des catégorisations venues du dehors, et comme étouffement relatif de la violence des pouvoirs en exercice, à laquelle Roland Barthes associe le silence (opus cité, p. 49-58) qui accompagne aussi les personnages d'Abdellatif Kechiche, taiseux comme l'est Saartjie Baartman (mais aussi têtue que l'âne bâté de Au hasard Balthazar de Robert Bresson en 1966), représentent par conséquent deux formes du neutre comme puissances et intensités : résister au travail et aux ordres du discours le prônant. La fatigue de l'héroïne (même si elle est constamment sommée de bouger et danser) et son mutisme (même si elle a tant de choses à dire à ceux qui veulent bien se taire pour l'entendre) s'expliquent parce qu'elle est une ouvrière dont la force de travail exploitée est son corps modelé et mis en mouvement à partir des discours et des représentations humiliantes de l'époque. C'est par conséquent ce partage du sensible (la fatigue du personnage principal et celle éprouvée par les spectateurs) qui, en les rassemblant par-delà l'intempestive disjonction historique des temps (le passé pour Saartjie Baartman et le présent pour nous, son inactualité qui redevient grâce au film du cinéaste notre actualité), permet de neutraliser l'autre risque grave consciemment encouru par Abdellatif Kechiche, et dont il fait également la matière même d'un film particulièrement auto-réflexif : il s'agit du voyeurisme.

 

thumbnail.aspx?q=298089978123&id=6184c00Existe-t-il une différence entre le spectateur ayant vécu du temps de la « Vénus hottentote », qui jouissait de l'exhibition qu'alors on lui présentait, et le spectateur contemporain qui assiste à la projection de Vénus noire et qui pourrait profiter de pareille occasion pour satisfaire des pulsions scopiques qui auront été ces deux derniers siècles contradictoirement autant civilisées qu'entretenues ? Il y avait une obligation éthique pour Abdellatif Kechiche de tracer symboliquement la ligne de démarcation séparant les spectateurs de l'époque et les spectateurs contemporains, ceci afin de ne pas rejouer une seconde fois (en 2010) la scène humiliante vécue par Saartjie Baartman (en 1810 et après pendant cinq années). Pour neutraliser l'obscénité potentielle d'un film qui repose sur une accumulation quasi-fellinienne de spectacles obscènes s'enchaînant les uns avec les autres (Gilles Deleuze aurait alors parlé d'image-cristal et de « cristal toujours en formation, en expansion qui fait cristalliser tout ce qu'il touche » – in Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 119 – sauf que chez Abdellatif Kechiche il n'y a plus expansion mais épuisement d'une cristallisation effectivement en situation inaugurale d'excroissance), le cinéaste multiplie les gardes-fous. C'est déjà la réitération accumulative – on pourrait presque parler d'exhaustion – particulièrement épuisante qui permet justement d'arracher le spectateur au piège voyeuriste en lui faisant partager l'expérience d'une fatigue éprouvée par une héroïne dont il ressent du coup la dure réalité (et ce d'autant plus que le cinéaste privilégie toujours des tournages longs et des prises de vue nombreuses ayant pour objet d'épuiser également autant ses acteurs que les potentialités d'une séquence). De ce point de vue-là, Vénus noire apparaît comme une excroissance monstrueuse, comme le dépli protubérant et effrayant de la séquence de danse du ventre de la fin de La Graine et le mulet qui montrait avec une force esthétique renversante la souffrance de Rym qui prolongeait celle de Hafsia Herzi (et l'on sait que celle-ci dansait malgré l'épreuve réelle d'une blessure produite lors du tournage). De la même façon, la multiplication dispersive des plans et des points de vue institue une vision tourbillonnaire et déstabilisatrice qui bouscule constamment la perception du spectateur ainsi empêchée de se figer dans la posture voyeuriste. Encore mieux, Abdellatif Kechiche inclut dans l'espace de la scénographie, à l'encontre des conventions représentatives régissant l'imagerie pornographique, les perspectives qui sont habituellement absentes de ce registre de la pulsion scopique qui s'est déplacé ces dernières années du cinéma à l'Internet en passant par la vidéo. En effet, les points de vue du metteur en scène ou du producteur (Caezar et Réaux) – à l'instar de ce qui réussit Laurent Bonello avec Le Pornographe (2001) –, mais aussi ceux des autres spectateurs, parce qu'ils sont inscrits au coeur de l'espace de la scénographie exposant de manière conséquemment critique les exhibitions de la « Vénus hottentote », neutralisent la solitude fantasmatique requise pour la jouissance tranquille de ce type de représentation. Ainsi, Vénus noire n'est pas, ne peut pas être un film spectaculaire et obscène. Il s'agit bien plutôt d'un film qui met en scène sur dans une perspective radicalement critique les modes diversifiés d'un même régime spectaculaire et obscène ainsi présenté dans son caractère archéologique, et dont généalogiquement plusieurs formes représentatives sont issues : des zoos humains de l'époque coloniale aux spectacles exotiques de Joséphine Baker en passant par les spectacles montrant de plantureuses femmes originaires d'Afrique sub-saharienne et usant de leur fessier comme d'un instrument de plaisir au service des hommes (de la danse appelée Mapouka provenant de Côte-d'Ivoire à l'exhibition parfois pornographique des « Black Booties » dont on retrouvera des avatars dans les genres musicaux hyper-virilistes du Gangsta Rap aux Etats-Unis et du Ragga Dancehall en Jamaïque et dans les Antilles). Enfin, le meilleur moyen de résister à la réification pornographique d'un être comme ici subordonné à un dispositif de pouvoir à cheval sur les rapports de domination de race et ceux de genre est de lui conférer cette subjectivité qui marque la résistance à l'assujettissement dont elle est la victime. 

 

3/ La femme faite de la main d'hommes. Généalogie d'une image : Galatée, Pandora, vénus, nanas

 

53860376.jpgIl faut alors bien percevoir le caractère foucaldien de Vénus noire, ce qui lui assure une très nette originalité en regard du tout-venant de l'industrie du cinéma (français ou non d'ailleurs). En effet, n'est-ce pas Michel Foucault qui a parlé d'« archéologie », s'agissant d'une coupe horizontale et historique des divers mécanismes articulant différents événements discursifs et savoirs locaux aux pouvoirs existants (cf. Les Mots et les choses, éd. Gallimard, 1966 – rééd. Coll. « Tel », p. 398) ? Et de « généalogie », comme méthode de désassujettissement des savoirs historiques en les faisant jouer contre une instance théorique unitaire qui prétendrait vouloir les hiérarchiser, les filtrer, les classer, et les ordonner (cf. Dits et écrits, éd. Gallimard, 1991, vol. 3, texte n° 193) ? Et ici, comme on vient de commencer à le comprendre, la même séquence d'exhibition spectaculaire de la « Vénus hottentote » permet le déploiement d'une vision archéologique et généalogique à partir de laquelle peut mieux être vu et connu (selon des déterminations structurales communes qui n'effacent pourtant pas des différences formelles réelles) un certain nombre d'objets culturels d'hier et d'aujourd'hui, des numéros dansés de Joséphine Baker à Big Joy (1984) du peintre Jean-Michel Basquiat, des poupées callipyges (par exemple la série des Nanas, particulièrement Black Nana) de Niki de Saint Phalle aux géantes maternelles du cinéma de Federico Fellini (ou encore récemment les danseuses charnues de New Burlesque dans Tournée de Mathieu Amalric), en passant donc par les danseuses de Mapouka et de Ragga Dancehall. Comme sont exprimés de façon manifeste les rapports étroitement structuraux liant des espaces, des pratiques et des discours spécifiques : la salle de spectacle et le salon mondain, la cour de justice et l'amphithéâtre académique, l'article de journal et le bordel. Michel Foucault avait justement avancé le concept d'« épistémè » dans son ouvrage Les Mots et les choses pour désigner un ensemble de rapports liant différents types de discours et correspondant à une époque historique donnée. L'esthétique durative et accumulative – littéralement exhaustive – propre à Abdellatif Kechiche vise précisément à montrer le caractère épistémique d'un même scène archétypale (au sens où elle est archéologiquement fondatrice) qui se décline dans les champs de la scientificité (avec les naturalistes français) et des plaisirs populaires (avec les bateleurs, les forains, leurs animaux et leurs monstres), de la justice (avec les acteurs anglais de la cour de justice) ou de l'église (avec le baptême de Saartjie devenue Sarah) et des plaisirs mondains et grands-bourgeois (avec les promoteurs libertins d'un certain libéralisme sexuel). A chaque fois, nous avons bel et bien affaire à des dispositifs de pouvoir qui servent techniquement à produire des sujets (autrement dit à assujettir des individus). Et ici, ce sujet, c'est la « Vénus hottentote », objet d'études et de récits (du texte scientifique à la chanson populaire en passant par l'enquête journalistique et la prière du prêtre), modèle vivant pour dessins, tableaux, affiches et statuettes, chair à spectacle pour riches comme pour pauvres, corps symboliquement violé, puis physiquement et à répétition pénétré, que les effets conjugués d'une maladie vénérienne et de la pneumonie vont littéralement crever, vider, épuiser. Mais, en même temps qu'il y a relations de pouvoir, il y a toujours des formes de résistance au pouvoir, comme l'avait fait remarquer Michel Foucault : « Elles constituent l'une pour l'autre une sorte de limite permanente, de point de renversement possible (…) En fait, entre relations de pouvoirs et stratégies de lutte, il y a appel réciproque, enchaînement indéfini et renversement perpétuel » (in « Le sujet et le pouvoir » in Dits et écrits, opus cité, vol. 4, texte n° 306). Nous avons donc aussi affaire ici à Saartjie Baartman, une subjectivité non plus seulement victime des discours qui s'exercent sur elle, mais capable d'une parole et de désirs qui la sauvent de la plus totale réification. Ainsi, le point de vue du cinéaste se distingue radicalement (ce faisant, il se préserve des effets des pouvoirs des dispositifs qu'il montre) des points de vue qui se sont alors, et de manière multiple, exercé sur le corps de Saartjie Baartman, tout en sachant exposer (sans se brûler) dans toute sa lumière la plus crue la violence des différents dispositifs et régimes de discursivité qui ont plié et modelé, pétri et pénétré l'héroïne, ainsi que le caractère moderne (archéologique autant que généalogique) d'une scène fondatrice (humilier publiquement une personne doublement dominée, parce que femme, et parce que racisée) dont il semblerait que nous ne soyons pas encore sortie.

 

pygmalion_gerome.jpgOn pourra également mentionner un autre piège que sait contourner ou (on le dira en forme de clin d'oeil pour l'auteur de L'Esquive) esquiver le cinéaste, précisément parce qu'il le considère frontalement et l'empoigne sans ménagement, avec un regard où se côtoient l'auto-réflexivité et l'auto-critique. C'est la référence discursive et mythologique au récit de Pygmalion, très souvent associée par les journalistes et les critiques à Abdellatif Kechiche lorsque l'on met en avant sa capacité à trouver et valoriser les jeunes actrices inconnues, talentueuses et prometteuses (Sara Forestier pour L'Esquive, Hafsia Herzi pour La Graine et le mulet, la cubaine Yahima Torres dans Vénus noire). En ce sens, on peut alors légitimement considérer les personnage de Caezar et de Réaux, véritables Pygmalion étant tout à la metteurs en scène, producteurs et acteurs de leurs propres spectacles, comme des projections monstrueuses et négatives du réalisateur-même. C'est que le mythe de Pygmalion, raconté par le poète épique Ovide dans le livre 10 des Métamorphoses, est un récit archétypal mettant en scène sur l'île de Chypre un sculpteur voué au célibat parce qu'il est révolté par la conduite vicieuse des Propétides (les femmes chypriotes), et amoureux d'une statue d'ivoire qu'il a lui-même créée (elle ne sera nommée Galatée qu'à partir de la Renaissance) et qui s'anime grâce au pouvoir de... Vénus. Discours extrêmement marqué par les représentations patriarcales (l'homme littéralement « fait » la femme à l'aune de son idéal féminin), le mythe de Pygmalion et de Galatée, quand il est par exemple relu par le dramaturge irlandais George Bernard Shaw dans sa pièce Pygmalion (1914) qui sera adaptée au cinéma avec My Fair Lady (1964) de George Cukor, est paradoxal puisqu'il se conclut alors par la séparation de la "créature" déçue par son propre "créateur". En ce sens, Caezar et Réaux (à l'instar du phonétiste Henry Higgins chez George Bernard Shaw) prolongent non plus dans le registre mythologique mais bien dans la matière sociale et historique dont sont faits les mondes humains la figure de Pygmalion dressant leur Galatée (la « Vénus hottentote ») à partir d'un idéal (faire du profit à partir des clichés racistes à l'époque en voie de formation et de cristallisation) auquel doit être soumise la personne réelle (Saartjie Baartman, ainsi proche de la fleuriste Eliza Doolittle dans la pièce Pygmalion). On rapprochera également le mythe de Pygmalion de cet autre mythe fondamental de l'antiquité grecque : Pandora, la première femme créée sur ordre de Zeus (Héphaïstos l'a fabriquée à partir de l'argile, Athéna lui a donné le souffle de vie, Aphrodite la beauté, Apollon le talent musical, Héra la jalousie, et Hermès l'art du mensonge et de la persuasion) pour se venger des êtres humains qui ont bénéficié du feu volé aux dieux par Prométhée, et qui fut l'épouse du frère de ce dernier, Epiméthée. "Pandora est l'oeuvre de la techne, de "l'art" d'Héphaïstos qui l'a fabriquée comme on fabrique une statue" explique Jean-Pierre Vernant (in Pandora, la première femme, éd. Bayard / BNF, 2006, p. 85). De Pandora à Galatée en passant par la "Vénus hottentote", on a toujours affaire à la symbolique de la fabrication d'une femme pour des hommes en liaison avec le divin. Et ce moulage est un dressage ou un modelage qui est un assujettissement violent symboliquement, psychologiquement, et physiquement tant il peut prendre la forme coercitive de la contrainte. Alors que Abdellatif Kechiche travaille à ouvrir des espaces de valorisation symbolique à des actrices débutantes embarquées dans des films difficiles et audacieux afin qu'elles puissent ensuite vivre leur vie et continuer à travailler dans une autonomie qui ne doit alors plus rien à leur précédente collaboration. Bien sûr, le cinéaste occupe forcément la position classiquement dominante de l'artiste dans une relation au sein de laquelle les femmes sollicitées comme actrices peuvent apparaître à l'autre bout du rapport comme de la matière à manipuler et pétrir. Mais il s'agit d'une collaboration d'où émerge tout ce qui a douloureusement manqué à Saartjie Baartman : la reconnaissance de ses talents, l'autonomie et la maîtrise d'une trajectoire professionnelle manifestant la positivité de « processus de subjectivation » (Michel Foucault) moins passivement subis qu'activement désirés. Pourtant, dans les intervalles de la chaîne spectaculaire qui enserre le corps de l'héroïne, il y a un visage et des silences, des regards et des paroles, une distance et un jeu (exactement comme chez Joséphine Baker) qui disent et affirment qu'une subjectivité a existé, retorse et volatile. Et il faut impérativement voir et entendre cela, malgré toutes les amnésies et les réifications, dont l'une des ultimes actualisations aura été le moulage de plâtre du corps de cette femme, le squelette et les bocaux contenant ses organes génitaux et son cerveau qui auront été exposés au Musée de l'Homme à Paris jusqu'en 1976, et qui auront été récupérés par le gouvernement sud-africain présidé par Thabo Mbeki pour être inhumés le 09 août 2002 dans sa province natale du Cap.

 

4/ La mise en scène de la sauvagerie et l'éthique de l'ensauvagement

 

19509485.jpg« L'acteur éthique ne joue plus le rôle de relais des êthos spectaculaires. Une exposition éthique fait irruption dans le déroulement réglé du spectacle, elle ne joue pas le jeu du décor, du dressage et de la mise en scène de soi, elle court-circuite les boucles mimétiques et casse les typologies. Une exposition éthique n'opère pas une simple critique du spectacle de la réalité, elle en sape de l'intérieur les conditions de fonctionnement et donc de possibilité. Elle introduit au coeur des mécanismes spectaculaires de domestication la plus discrète et la plus redoutable sauvagerie, celle de l'indéterminé » (Olivier Razac, L'Ecran et le zoo. Spectacle et domestication, des expositions coloniales à Loft Story, éd. Denoël, p. 211). Saartjie Baartman (et Yahima Torres qui l'incarne fabuleusement), telle qu'elle est vue et considérée par Abdellatif Kechiche dans son film Vénus noire, est-elle cette « actrice éthique » dans un film valant alors comme « exposition éthique » au sens de l'auteur de L'Ecran et le zoo, actrice qui peut court-circuiter les chaînes spectaculaires des catégories et des typologies qui stigmatisent, parce qu'elles enferment les individus assujettis dans une forme d'altérité synonyme de minorité et de domination ? On aura remarqué le vocabulaire explicitement foucaldien employé par Olivier Razac qui ne se contente pas seulement de traiter des « zoos humains » et de leur possible descendance généalogique (cf. par exemple, Zoos humains. De la vénus hottentote aux reality shows [sous la dir. de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boetsch, Eric Deroo et Sandrine Lemaire], éd. La Découverte, 2002). Si les zoos humains ont été historiquement précédés par les cabinets de curiosités du 16ème siècle et les « freak shows » du 19ème siècle, c'est l'époque coloniale qui historiquement sur-détermine en dernière instance des exhibitions spectaculaires qui avaient alors pour double objet de magnifier la puissance des nations colonisatrices et de consacrer la hiérarchie raciale des différences selon laquelle les « Blancs » allaient considérer avec curiosité les « Nègres », « Jaunes » et autres « Arabes » qu'ils dominaient alors (par exemple lors de l'exposition coloniale internationale de Paris de 1931 qui a servi de base au roman de Didier Daeninckx, Cannibale, éd. Verdier, 1998). Si la seconde guerre mondiale allait représenter un terme à l'économie des zoos humains qui avaient du point de vue de leurs promoteurs satisfait aux exigences commerciales et idéologiques de valorisation de l'empire coloniale, c'est le début du 19ème siècle qui, marquant l'expansion mondiale de l'économie capitaliste, allait voir la mise en scène spectaculaire du « sauvage » connaître son envol commercial. A l'époque de la « Vénus hottentote », on sait qu'il y en eut des dizaines d'autres, avant elle et après elle, qui allaient hanter l'imaginaire occidental (de Victor Hugo et Henri Troyat à Georges Brassens et plus récemment à nouveau Didier Daeninckx avec cet autre roman qu'est Le Retour d'Ataï en 2002). Mais si on se souvient particulièrement de Saartjie Baartman, c'est parce que le naturaliste et paléontologue Georges Cuvier a utilisé sa dépouille pour prouver et vérifier son discours de la différence et de la hiérarchie des races qu'il défendait alors, et auquel il voulait donner du crédit scientifique. On pourrait dire à la manière de Claude Lévi-Strauss de cette dernière qu'elle représente à son corps défendant le « péché originel de l'anthropologie » qui est cette discipline ayant longtemps reposé sur une conception scientifiquement infondée de l'existence de la pluralité des races, et dont les travaux auront connu une descendance politiquement criminelle et génocidaire jusque parmi les peuples européens (Juifs, Tsiganes, slaves) dans le courant du terrible 20ème siècle. Oliver Razac rappelle tout cela, en même temps qu'il s'attache dans une perspective foucaldienne à insister sur la question éthique du souci de soi, comme « une sorte d'aiguillon qui doit être planté là, dans la chair des hommes, qui doit être fiché dans leur existence et qui est un principe d'agitation, un principe de mouvement, un principe d'inquiétude permanent au cours de l'existence » (Michel Foucault, L'Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, éd. Seuil/Gallimard, 2001, p. 09, cité par Olivier Razac, op. cit., p. 195), et surtout comme possibilité de déjouer et neutraliser les dispositifs de domestication des corps exhibés (dans les zoos humains hier, dans les émissions de télé-réalité aujourd'hui) et de dressage des regards posés sur ceux-ci. Quand Saartjie Baartman joue et chante une berceuse qui calme les ardeurs de la foule furieuse de jouir du spectacle de la sauvagerie ainsi mise en scène, quand l'héroïne est capable d'accompagner harmonieusement avec son instrument à cordes le violoniste présent pour un concert dans un dîner mondain, quand elle danse et qu'elle suscite une troublante fascination, quand elle réclame à son metteur en scène qu'elle ne veut plus être touchée par le public, quand elle explique aux juges de la cour où a été traduit Caezar sous prétexte de l'obscénité amorale de ses spectacles qu'elle s'exécute de son plein gré parce qu'elle est payée pour cela et qu'elle est une artiste, quand elle regimbe devant les naturalistes qui veulent la mesurer sous toutes les coutures (et, refusant qu'on lui palpe les parties génitales, elle se décide à palper celles de Georges Cuvier lui-même à la grande surprise de ses confrères), quand elle a un rapport sexuel avec Réaux qui n'est pas subi mais désiré, eh bien elle s'expose comme un « acteur éthique » dont les intempestives décisions déçoivent ou surprennent les dispositifs, les discours et les regards (y compris ceux des spectateurs de Vénus noire) qui avaient pour objectif de substituer au réel d'une subjectivité résistante le fantasme d'un cliché conforme aux attendus normatifs du pouvoir auquel il échoit. Ce faisant, Abdellatif Kechiche offre à son personnage une matière éthique et subjective qui autorise aussi à distinguer le film en tant qu'exposition cinématographique de spectacles obscènes des avilissantes exhibitions qu'il montre sans se confondre avec. A la différence sauvage historiquement codifiée et configurée par des pouvoirs souvent dominés par le regard d'individus concentrant trois systèmes de domination et d'oppression spécifiques (parce que ce sont des hommes, des bourgeois, et des « blancs »), s'oppose l'ensauvagement éthique d'un personnage fictionnel soutenu par son metteur en scène de cinéma afin de redonner du jeu, de la subjectivité et de l'actualité à une figure ayant réellement vécu, et qui apparaît désormais dans toute la force de sa contemporanéité.

 

19545806.jpgCette éthique de l'ensauvagement et de la résistance subjective se voit, dans l'ouvrage d'Olivier Razac, mise en relation avec la distanciation brechtienne à l'oeuvre dans le théâtre épique conçu par le dramaturge allemand. « Le critère éthique d'exposition fait référence à un travail de comédie mais ce n'est pas celui de l'acteur "classique" qui entre dans la peau d'un personnage. Dans la réalité spectaculaire, cela s'appelle mentir, dire le faux comme si c'était le vrai (…) Le jeu éthique serait plutôt une manière de dire le vrai comme si c'était faux, de dire vrai en montrant que l'on est en porte-à-faux avec soi-même. Cela ressemble au travail d'un acteur épique, tel que Brecht le définit » (ibidem, p. 208). C'est comme si, dit d'une autre façon, l'éthique de l'ensauvagement, afin de contrer les effets d'identification mimétique à des normes représentatives (éthiques ou morales, journalistiques ou comportementales, spectaculaires ou commerciales, humanistes ou racistes, scientifiques ou religieuses) imposées par des pouvoirs quels qu'ils soient, donnait davantage de jeu et instillait du trouble au sein du « paradoxe du comédien » cher à Denis Diderot selon lequel l'acteur et le personnage qu'il interprète ne devaient pas se mélanger dans la perception du spectateur (la distinction entre « jouer d'âme » et « jouer d'intelligence », la seconde proposition ayant la faveur du philosophe rationaliste, est au coeur de son essai publié à titre posthume en 1830). On l'a déjà souligné, mais l'emploi par le cinéaste de la durée (des métrages, des séquences, comme des tournages) induit d'accéder aux marges ou aux confins éprouvants (pour les acteurs comme pour les spectateurs) d'une région esthétique où entrent en extrême coalescence le documentaire et la fiction. On croit avoir affaire à une stricte fiction, mais il s'en dégage des effets de captation documentaire qui traduisent le trouble ou la souffrance des acteurs permettant l'actualisation d'un récit ainsi empêché de se figer dans la reconstitution historique. Les personnages de la fiction croient avoir affaire à une sauvageonne, mais certains (et significativement ce sont le plus souvent des femmes) s'offusquent de l'humiliation qui l'avilit (parce qu'elles reconnaissent dans ce miroir déformé et déformant qu'est ce type de spectacle leur humiliation propre ?), ou sont bouleversés par ses réels talents. L'acmé de cette logique, qui représente la pointe la plus élevée du caractère auto-réflexif de Vénus noire, réside dans la séquence du procès de Caezar, peut-être la séquence la plus passionnante du film d'Abdellatif Kechiche. D'abord, remarquons – comme souvent chez Abdellatif Kechiche – le choc des régimes de discursivité, l'antagonisme des discours, la conflictualité des énoncés et des savoirs qu'ils recouvrent. C'est sur une base discursive présentée comme humaniste par des représentants d'une institution dite « amie » de l'Afrique que Caezar est traduit en justice pour avoir prétendument malmené et humilié son "esclave" Saartjie Baartman (alors que la traite est interdite en Angleterre depuis 1807, et ne le sera par la France qu'en 1848). Or, cet humanisme est soutenu par le registre politique de la mission civilisatrice qui diminue quelque peu la portée désintéressée de la récrimination. Ailleurs, l'agencement discursif du libéralisme et du contractualisme qu'il consacre sur le plan juridique et à partir duquel s'établit la défense de Caezar s'affronte avec un régime moins moderne et plus traditionnel (car adossé sur la religion chrétienne) qui est celui de la morale. Les contradictions de la société anglaise de l'époque se trouvent ici particulièrement intensifiées : elle tranchera pourtant en faveur des habits neufs du libéralisme contre les vieux vêtements de la morale chrétienne. En même temps, s'agit-il seulement en face des liens unissant Caezar et Saartjie Baartman d'une libre association mercantile ? La colère, qui a pu succéder aux plaisirs de l'exhibition, et qui exprime les différents affects que le peuple peut publiquement exprimer à l'occasion de la scène sociale où il se trouve (la salle de spectacle populacière ou la cour de justice bourgeoise), se manifeste aussi à partir de justifications moins humanitaires que racistes, notamment dans le refus d'entendre la profession de foi de l'héroïne selon laquelle c'est au nom de l'art qu'elle a abandonné son pays d'origine pour suivre en Europe Caezar. Peut-on ignorer les protestations de cette dernière, qui ne veut plus être touchée par les mains baladeuses du public, et qui marque de plus en plus une fatigue que seule la consommation de tabac et d'alcool semblerait pouvoir pallier ? Est-elle consentante et volontaire dans une exhibition qui, tantôt est considérée comme une fiction dont ne sont pas totalement dupes le peuple des tavernes et des foires de Piccadilly comme les riches habitués des salons mondains parisiens, tantôt est vue comme la forme ultime de dégradation d'un être humain par un autre ?

 

19509489.jpgC'est alors que l'avocat de Caezar avance un argument qui, un peu plus d'un siècle plus tard, aura pour définition scientifique le déni, au sens où l'ethnologue et psychanalyste freudien Octave Mannoni lui donnait avec cette formule devenue classique : « Je sais bien, mais quand même » (cf. Clefs pour l'imaginaire ou l'Autre scène, éd. Seuil-coll. « Points », 1969). On rappellera qu'Octave Mannoni fut l'un des premiers critiques scientifiques du colonialisme (avec son ouvrage intitulé Psychologie de la colonisation,éd. Seuil, 1950), mais dont les limites dans l'analyse ont montré selon Aimé Césaire (cf. Discours sur le colonialisme, éd. Présence africaine, 1955) et Frantz Fanon (cf. Peau noire, masques blancs, éd. Seuil, coll. « Essais », 1971 [1952 pour la première édition]) la pénétration des clichés racistes au coeur même du point de vue défendu par Octave Mannoni. Donc, le déni, autrement dit « le mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d'une perception traumatisante » (Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, éd. PUF-coll. « Quadrige », 1967, p. 115), a été repris par Christian Metz dans son ouvrage d'analyse structurale du cinéma, Le signifiant imaginaireen 1977 (éd. Christian Bourgois, 1983), afin d'éclairer la position clivée d'un spectateur (de théâtre ou de cinéma) qui sait bien qu'il a affaire à une représentation, mais qui y croit malgré tout, seule condition (imaginaire) pour assurer l'efficience symbolique de la mise en scène d'une fiction réclamant donc moins crédulité que croyance. On retrouve ici le dispositif de la mise en abyme que l'on peut ailleurs retrouver chez Abdellatif Kechiche, de la pièce de Marivaux Les Jeux de l'amour et du hasard dans L'Esquive à la danse finale de La Graine et le mulet, tous films ramassés par Vénus noire qui pousse par conséquent le plus loin la réflexion sur le spectacle comme superposition du réel et de sa représentation, et comme dispositif de pouvoir auquel n'échappe pas l'art du cinéma. Ce qui ne se nommait alors pas déni à cette époque, et qui pourtant détermine les positions mouvantes d'accusateurs publics qui croient puis ne croient plus puis croient à nouveau avoir affaire à une représentation, manifeste la troublante mobilité de sens relatif à un espace représentatif (les exhibitions de la « Vénus hottentote ») qui relève à la fois et en même temps de la fiction fabriquant de l'imagerie exotique à l'artificialité explicite, et de l'oppression réelle au nom de la fabrication des clichés racistes de l'époque. Le gag étant ici que Caezar, qui a bénéficié de la plaidoirie de son avocat sur le mode de la fallaceuse confusion entre réel et représentation, se plaint ensuite de la chanson qui le moque dans une taverne, Réaux hurlant alors à ce denier qu'il ne s'agit là justement que d'une chanson. C'est la vérité esthétique et politique du projet du cinéaste : un spectacle se coltine avec la matière réelle soutenant ses principes de représentation. Enfin, le déni ne travaille-t-il pas les paroles d'une femme qui, divisée entre différentes instances discursives selon lesquelles elle est la vénus hottentote et Saartjie Baartman, Sarah la baptisée et la femelle représentant le chaînon manquant entre les humains et les singes selon le naturaliste Georges Cuvier, veut insister sur une relative liberté que tout le monde veut lui soustraire, mais qui existe aussi sur le mode du consentement et de la contrainte ? Comme dans le récent film de Benoît Jacquot intitulé Au fond des bois et inspiré d'un fait divers ayant eu lieu dans la campagne provençale française de 1865, Abdellatif Kechiche met à l'épreuve la pensée individualiste moderne héritée notamment du cartésianisme, et qui constitue le soubassement de l'idéologie libérale et du juridisme bourgeois définitivement établis durant le 19ème siècle, en montrant les limites aporétiques relatives à un discours du type de celui de la « servitude volontaire » conceptualisée en 1549 par Etienne de La Boétie. Comme le note l'économiste Frédéric Lordon dans son ouvrage Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza(éd. La Fabrique, 2010) qui souhaite « combiner un structuralisme des rapports et une anthropologie des passions. Marx et Spinoza » (p. 10), la pensée de La Boétie vaut mieux que la formule qui l'a rendu célèbre. Puisqu'il est difficilement concevable de vouloir ce qui est indésirable, il paraît plus tenable de considérer que « les véritables chaînes sont celles de nos affects et de nos désirs. La servitude volontaire n'existe pas. Il n'y a que la servitude passionnelle. Mais elle est universelle » (p. 35). Cette servitude passionnelle qui structure la relation de Saartjie Baartman avec ses patrons successifs, au nom des profits des seconds et du prestige artistique (même mineure ou dévoyée) désirée par lapremière. Cette servitude passionnelle aussi, qui détermine sur le plan non plus seulement interindividuel mais collectif les rapports jamais perçus comme tels entre les dominants et les dominés, qu'il s'agisse des hommes et des femmes en fonction de la question du genre, ou bien que l'on ait affaire à des individus racisés par d'autres en fonction de la question raciale.

 

5/ L'exhibition de la différence sauvage et la production de l'altérité monstrueuse

 

elephant-man-4.jpgBien sûr, face à Vénus noire, comment ne peut-on pas ne pas penser à Elephant Man(1980) de David Lynch et, avant lui, Freaks (1932) de Tod Browning ? Ces références sont évidentes, et montrent dans quelle généalogie cinématographique le film d'Abdellatif Kechiche prend place. La mise en scène et l'exhibition spectaculaire de la différence comme manifestation d'une altérité pathologique et monstrueuse sont particulièrement bien saisis par les films de Tod Browning et David Lynch, le premier film bénéficiant de la présence réelle de « monstres » ainsi qu'on les qualifiait à cette époque (nains, manchots, homme-tronc, etc.) pendant que le second film s'inspire d'un fait divers réel s'étant déroulé à Londres durant les années 1880. Et Freaks comme Elephant Man insistent, comme le fait à nouveau aujourd'hui Vénus noire, sur la subjectivité réelle d'individus dont les difformités physiques induisent selon les grilles normatives d'alors tantôt la bêtise pour les personnages du film de Tod Browning, tantôt la débilité pour le héros du film de David Lynch. La cruelle vengeance collective o

rchestrée par les personnages de Freaks et le désir d'intégration bourgeoise et de distinction, culturelle de John Merrick dansElephant Man accomplissent la subtile perversité politique de films qui visent ainsi à neutraliser les effets de pouvoir liés aux discours de la morale apitoyée et de la charité qui, en s'exerçant sur les corps capturés dans une altérité monstrueuse, instruisent la reconduite de rapports de domination symbolique. Vénus noire s'inscrit sans l'ombre d'un doute dans cette généalogie cinématographique, en même temps qu'il lui apporte deux éléments concourant à établir sa propre spécificité esthétique : car le personnage exhibé est une femme racisée, deux fois donc victime d'une oppression qui relève à la fois de la domination de genre et de la domination raciale. Si Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique (éd. Gallimard, 1961) de Michel Foucault a montré de quelle manière le grand enfermement des fous dans l'hôpital général de Paris sur décret royal de 1656 constitue une sorte de rupture épistémologique à partir de laquelle fonctionnera la division sociale et symbolique du normal et du pathologique, et si cette division se trouvera ensuite reproduite dans les cirques et les zoos humains, c'est qu'il est question sur le plan « biopolitique » – autrement dit des pouvoirs qui vont jusqu'à investir la vie elle-même comme le dit Michel Foucault (dans Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979, éd. Gallimard/Seuil, 2004) – de la production de la différence comme monstruosité à partir de laquelle constituer des hiérarchies sociales, des grilles normatives, et des rapports de domination, d'exploitation et d'oppression qui leur sont corrélatifs. « Le mystère de l'Autre se trouve résolu. L'Autre c'est celui qui a le pouvoir de distinguer, de dire qui est qui : qui est "Un", faisant partie du "Nous", et qui est "Autre"et n'en fait pas partie ; celui qui a le pouvoir de cataloguer, de classer, bref de nommer » écrit Christine Delphy dans son texte « Les Uns derrière les Autres » (in Classer, dominer. Qui sont les "autres" ?, éd. La Fabrique, 2008, p. 19). Et il y avait de sérieuses déterminations sociales et historiques pour que cette chercheuse au CNRS et militante féministe écrive cela, elle qui a vu les conséquences concrètes du racisme lorsqu'elle a étudié aux Etats-Unis au début des années 1960 à l'époque du mouvement des droits civiques, qui a ensuite participé à fonder le MLF entre 1968 et 1970 comme à conceptualiser le système patriarcal en tant qu'il recouvre l'exploitation des femmes par les hommes dans l'espace domestique, et qui depuis les années 2000 avec plus de systématicité, s'est attaquée au racisme français dans ses rapports avec le (post)colonial. « (…) "l'altérité" naît de la division hiérarchique, elle en est à la fois le moyen – évidemment les inférieurs ne font pas les mêmes choses que les supérieurs, sinon à quoi ça servirait que quelqu'un commande – et la justification » (op. cit., p. 21). L'altérité est donc cette catégorie épistémique qui inclura le fou et le difforme, le malade et l'homosexuel (gay ou lesbien), la femme et le racisé, toutes identités socialement construites (et souvent sur un mode spectaculaire) afin de construire dans le même mouvement l'identité de ceux qui sont « les Uns derrière les Autres », les dominants, des individus bénéficiant du capitalisme parce que ce sont des bourgeois, bénéficiant du sexisme parce que ce sont des hommes hétérosexuels, bénéficiant du racisme parce que ce sont des « Blancs ». L'altérité, pour être totalement opératoire comme concept et comme pratique, induit des processus de transformation des individus afin qu'ils ressemblent tantôt aux « Uns », tantôt aux « Autres » (et l'exhibition spectaculaire de la différence sauvage avec la « Vénus hottentote » puis dans les zoos humains aura été un dispositif privilégié de construction et d'exposition de l'altérité). « L'altérisation produit donc une altération des personnalités des dominé-e-s [en même temps que] l'altérisation altère aussi les dominants – personne n'est telle qu'elle le serait si la domination n'existait pas – mais en sens inverse ; elle crée des personnalités dominantes » (op. cit., p. 30-31). Et c'est toute la beauté de Vénus noire de montrer tout à la fois l'exhibition spectaculaire de la « Vénus hottentote » comme un dispositif de production de division hiérarchique et de production d'une altérité monstrueuse, l'altérité vécue comme une altération physique et psychique qui participe à comprimer et diminuer l'énergie vitale de l'héroïne, et les processus d'« altérisation » auxquels n'échappent pas les dominants filmés dans toute leur monstruosité (on a précédemment évoqué le caractère effrayant et bergmanien des gros plans de visages), parce qu'ils sont eux-mêmes durablement affectés par la production des images de l'altérité.

 

still03.jpgElephant Man et Freaks sont donc deux incontournables chefs-d'oeuvre auxquels se confronte vaillamment Vénus noire, dans le même mouvement où il problématise originalement la question de la production spectaculaire de la différence comme altérité monstrueuse à partir des questions des rapports de race comme de genre. Mais, comment ne peut-on pas ne pas aussi songer à King Kong (1932) d'Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper, comme au film de Marco Ferreri de 1964, Le Mari de la femme à barbe ? Le premier film appartient encore pleinement à l'époque coloniale, quand le second envisage de manière critique la sortie de l'ère coloniale comme l'entrée dans l'ère postcoloniale. Si King Kong est une fiction spectaculaire qui traite de l'exhibition spectaculaire d'un singe géant arraché de sa jungle natale et projeté sur les scènes newyorkaises, Le Mari de la femme à barbe raconte sur le mode comique les aventures d'un homme (Ugo Tognazzi) qui décide d'utiliser la pilosité faciale abondante de son épouse (Annie Girardot) afin d'en faire un spectacle payant, la seconde jouant devant les badauds une quasi-guenon quand le premier interprète un chasseur de l'époque coloniale qui a réussi à la capturer. C'est l'ambiguïté du film de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, qui repose implicitement sur l'homologie structurale entre les exhibitions foraines d'animaux sauvages et les zoos humains qui dominaient les expositions coloniales de l'époque (et King Kong est aussi un avatar plus ou moins conscient ou volontaire du « nègre » issu de son obscure tribu africaine), mais qui en même temps ouvre un bel espace pour déployer de façon émouvante la subjectivité affectée du monstre, et qui enfin se conclut sur le caractère littéralement catastrophique de l'exhibition du grand singe. On pourrait alors dire d'une certaine manière que Vénus noire éclaire crûment les ambiguïtés de King Kong, en même temps qu'il en extériorise le contenu idéologique : l'Africain, tel qu'il est exposé dans ce dispositif de pouvoir qu'est l'exhibition spectaculaire servant la production de la différence sauvage et de l'altérité monstrueuse, est victime d'une « altérisation » qui est une animalisation visant à le déchoir de la communauté humaine. Quant au film de Marco Ferreri, extrêmement en avance pour son temps, il met en relation les questions apparemment séparées de la domination masculine et de la domination raciste (tout en montrant l'origine coloniale d'un certain racisme et sa persistance postcoloniale), comme il révèle les obscures homologies structurales que partagent racisme et sexisme. C'est au coeur des ténèbres où ne se distinguent pas encore totalement le sexisme et le racisme que plonge aussi le film d'Abdellatif Kechiche, avec un courage politique et une fureur esthétique introuvables ailleurs dans le cinéma français. C'est la brûlante et exténuante contemporanéité de Vénus noire, qui montre une travailleuse subordonnée à l'exhibition des clichés racistes de l'époque, et dont la fatigue ou le silence comme stratégies de résistance ont été incorporés à d'autres clichés qui ont la peau si dure qu'un parfumeur milliardaire (Guerlain) a encore récemment à la télévision rappelé à la mémoire (post)coloniale de son auditoire la légendaire paresse des « nègres ». C'est la furieuse actualité d'un film qui montre ainsi et tout à la fois l'archéologie des dispositifs spectaculaires qui continuent encore aujourd'hui de produire les visibilités (pornographiques, par exemple) de la domination masculine et raciste, comme une subjectivité qui a été victime d'une altérité logée dans son corps (une femme aux formes hypertrophiée, une « Noire » qui ressemble à une guenon), et dont les racisés actuels (et particulièrement les femmes) sont les descendants historiques, les héritiers généalogiques. La sociologue Nacira Guénif-Souilamas, qui évoque avec raison « l'érotisation et la prédation sexuelle qui accompagnèrent toute l'histoire coloniale » dans son texte « La réduction à son corps de l'indigène de la République » (in La Fracture coloniale. La société française au prisme de l'héritage colonial, éd. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2005, p. 202), rappelle que « l'ordre patriarcal [a été] au service colonial » (p. 200), avec la mise en place d'un « gouvernement des corps » (idem) dont la persistance postcoloniale induit que, « dans la partition sexuée de l'indigénisation contemporaine, l'homme est assigné à un réduit hétérosexuel où il loge l'expression d'une violence contre soi et l'autre ; et la femme est offerte sur le marché ouvert, concurrentiel et "racialement" mixte, de l'érotisation » (p. 204). En cela, et malgré les réticences de l'historien Pascal Blanchard relatives à l'insistance de la question sexuelle dans le film d'Abdellatif Kechiche (cf. l'excellent supplément spécial Trois couleurs publié par le réseau des cinémas MK2 afin d'accompagner et soutenir un film... produit par Marin Karmitz - et particulièrement l'entretien avec Pascal Blanchard, p. 18-27), Vénus noire expose le corps martyr et matriciel au sein duquel auront convergé les faisceaux du pouvoir colonial et de l'ordre patriarcal, du racisme et du sexisme, et dont les rayons brûlent encore les consciences et les représentations actuelles. Et, ce faisant, le cinéaste peut ainsi renouveler le naturalisme cinématographique (l'usage multiple de la durée, le morcellement du découpage, le trouble documentaire brouillant la fiction, et la netteté du numérique HD jouant de la proximité sensible avec le filmé sont les principes de ce naturalisme pour aujourd'hui) à partir d'une critique radicale du naturalisme pseudo-scientifique ayant concouru à forger l'épistémè de la modernité occidentale.

 

venus-hottentote-saartjie-baartman-detaiC'est encore le chercheur en philosophie et en sciences politiques Olivier Le cour Grandmaison qui, dans son ouvrage intitulé Coloniser. Sur la guerre et l'Etat colonial (éd. Fayard, 2005, surtout p. 60-94), montre preuves à l'appui (avec des extraits de la littérature de l'époque, chez Montesquieu, Tocqueville, Maupassant, Zola, Loti, etc.) que les registres discursifs et spectaculaires de la dépravation, de l'animalisation et de la bestialisation étaient ensemble à l'oeuvre afin de désigner, catégoriser et enfermer dans une altérité stigmatisante les indigènes alors colonisés (et particulièrement les femmes algériennes). En même temps que la dégradation symbolique des colonisés, corrélat de leur extermination physique, servait également de masque à la plus terrible hypocrisie de la part des promoteurs de la civilisation des nations prétendument inférieures qui savaient aussi jouir dans les territoires colonisés de la plus totale impunité sexuelle, loin des normes de la civilité en place (au moins publiquement) dans la métropole colonisatrice. Au moins publiquement en effet, puisque Vénus noire expose jusqu'à l'épuisement et le dégoût les libertinages privés de riches mondains partouzards que l'exhibition obscène de Saartjie Hottentote excite au plus haut point. C'est enfin la philosophe d'inspiration foucaldienne Elsa Dorlin qui, avec le bien-nommé La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, éd. La Découverte, coll. « Textes à l'appui / Genre et sexualité », 2006), explique que l'histoire de l'établissement du concept de race croise en Occident l'histoire de la construction (notamment médicale) de la différence sexuelle. En effet, les discours de la médecine qui structurent les manuels rédigés dans le courant du 17ème siècle, et tels qu'ils sont lus dans le texte et comparés par Elsa Dorlin, ont servi de base épistémique pour les premiers naturalistes qui, partis étudier les populations indigènes des Amériques et des Caraïbes, ont pris pour modèle les énoncés médicaux de la différence sexuelle pour théoriser la différence raciale. La production discursives des « tempéraments de sexe » auraient selon elle précédé et déterminé cette autre production discursive que sont « les tempéraments de race », les racisés étant comme les femmes des individus soumis à des constitutions physiologiques faibles et pathogènes. La nation française moderne forgée à l'époque de l'esclavagisme et du colonialisme serait par conséquent le double produit du racisme et du sexisme. Et si l'on a insisté sur la radicalisation des enjeux théoriques entreprise par Vénus noire, c'est précisément qu'il se déroule à une époque qui appartient à la même séquence épistémique que Voltaire (cf. La Faute à Voltaire) et Marivaux (cf. L'Esquive) : la modernité occidentale illuminée par la philosophie des Lumières. « Il s'agit donc d'un schème cognitif et discursif qui participe d'un dispositif de pouvoir. La fabrication d'un tempérament de race sur le modèle d'un tempérament de sexe sert non seulement l'idéologie esclavagiste qui se développe au coeur des Lumières européennes, mais aussi un rapport de force éminemment violent, une domination plantocratique précaire, à l'oeuvre dans les colonies françaises » (p. 230). Saartjie Baartman exhibée sous la forme de la « Vénus hottentote » appartient bien à cette lignée de « corps mutants » (p. 66), femmes dépravées et lubriques (l'héroïne résiderait sur le versant chaud et humide, masochiste, pendant que Jeanne, la compagne de Réaux jouée par Elina Löwensohn, se situerait plutôt sur le versant froid et sec, sadique) soumises aux divers dispositifs de pouvoir (du spectacle forain à la leçon des naturalistes à l'académie, des journalistes aux médecins, des juristes aux représentants de la morale chrétienne) afin qu'elles collent aux catégories normatives qui relèvent d'abord d'une pensée sexiste avant d'avoir été retraduite lors de la période coloniale en pensée raciste. Et si Vénus noire commence avec la leçon de Georges Cuvier en 1815 pour se clore par la préparation de cette leçon, formant ainsi un vaste cercle narratif au centre duquel brille la « Vénus hottentote », c'est pour pratiquer une incise au sein du discours scientifique d'alors, et y déceler les couches d'une même logique épistémique et spectaculaire (la différence monstrueuse exhibée, l'altérité féminine et raciale que l'on domine en jouissant d'elle) qui traverse toutes les formes discursives et tous les milieux sociaux européens, jusqu'à contaminer le discours scientifique lui-même ainsi révélé dans son caractère de spectacle dont les bases fallacieuses produisent de surcroit une croyance inébranlable, à l'opposé de la mobilité de regard des spectateurs populaires de Londres ou mondains de Paris. Les images d'archives avec lesquelles se clôt le film d'Abdellatif Kechiche, ultime aboutissement documentaire d'une fiction qui a travaillé à convertir l'inactualité particulière de Saartjie Baartman en nécessaire et universelle actualité, peuvent être alors perçues à partir de cette force de bouleversement que la fiction aura su réintroduire dans ces images, un peu à l'instar du final de Valse avec Bachir (2008) d'Ari Folman. A l'opposé, la manière dont le cinéaste relativise quelque peu l'emploi de telles images en les inscrivant à la gauche du générique-fin défilant peut aussi induire la terrible continuité, documentaire et contemporaine, d'une mise en scène spectaculaire du retour au pays natal sud-africain d'un sujet toujours captif, Saartjie Baartman, et ce au profit symbolique d'un Etat tout juste sorti de l'Apartheid (à l'image de ce que fit Nelson Mandela avec la Coupe du monde de Rugby en 1995, et que relate Invictus de Clint Eastwood en 2009). Quand on sait enfin que les restes de Saartjie Baartman ont été exposés au Musée de l'Homme jusqu'en 1976, que l'Afrique du sud a demandé à la France la restitution légitime de sa dépouille, et qu'il a fallu huit années pour que la France réponde positivement à cette demande, on se dit qu'un long chemin reste à faire afin de s'émanciper définitivement et collectivement des rapports de domination raciste et sexiste.

 

white-material-24-03-2010-8-g.jpgIl était donc attendu, et même impératif, que l'on nomme ce texte consacré à l'un des films français les plus importants de ces dernières années d'après l'ouvrage d'Elsa Dorlin : La Matrice de la race. Alors, pourquoi ce II ? C'est que La Matrice de la raceétait déjà le titre de l'analyse critique consacrée à un autre grand film français vu cette année : White Material de Claire Denis écrit avec la participation de l'écrivaine Marie NDiaye (Des nouvelles du front cinématographique (23) : White Material de Claire Denis). D'ailleurs, la question du déni était déjà largement envisagée dans ce film, et nous la retrouvons à nouveau et logiquement aujourd'hui. C'est dire à quel point les rapports de domination de genre et de race s'appuient sur une logique inconsciente du déni (« Je sais bien, mais quand même ») qui structure également les discours des personnes qui peuvent affirmer leur volonté d'émancipation libertaire de tous sans exclusive, en même temps qu'elles ont le plus grand mal à admettre l'objectivité de l'exercice de la domination dont elles profitent passivement (« à leur corps défendant » aurait dit Michel Foucault). Avec ces deux films, nous tenons là les deux bouts d'une pensée de la domination à la croisée du racisme et du sexisme. Que nous ayons affaire à l'allégorique récit de la femme « blanche » (Isabelle Huppert dans le film de Claire Denis) qui exploite dans un pays africain déchiré par la guerre civile une plantation de café, et qui, de fait parce qu'elle est exploitée par les hommes de sa famille (beau-père, ex-mari, enfant), échappe aux exactions commises tout en y participant elle-même parce qu'existe une obscure reconnaissance entre les indigènes racisés et elle. Ou bien que nous soyons en présence de Vénus noire, avec son héroïne qui s'accroche jusqu'au bout à une « éthique de l'ensauvagement » (Oliver Razac) afin de se préserver des processus d'« altérisation » (Christine Delphy) ou de « mutation » (Elsa Dorlin) qui en aliènent la subjectivité au profit de la production spectaculaire, et tout à la fois sexiste, raciste et coloniale, d'une différence sauvage dont les effets continuent de s'exercer dans notre société postcoloniale. Eh bien, dans les deux cas, ce sont de grandes affirmations, esthétiques et politiques, concernant des puissances de vie qui n'ont de cesse de résister, hier, aujourd'hui, et demain, aux dispositifs de capture subjective propres à des biopouvoirs qui continuent encore et encore d'opérer au nom de la prétendue différence des races et des sexes.

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30 octobre 2010 6 30 /10 /octobre /2010 23:55

L'enfance et l'exil romanesques :

la vie d'un enfant comme un roman de Camilo Castelo Branco

 

« Il n'est pas nécessaire de construire un labyrinthe

quand l'Univers déjà en est un »

(Jorge Luis Borges, Abenhacan El Bokhari mort dans son labyrinthe

in L'Aleph, 1952)

 

« Si l’être humain est réellement lui-même, il possède une force rassemblée qui ne se contente pas de suffire à le maintenir lui-même, mais qu’il peut faire déborder pour ainsi dire sur les autres, par laquelle il peut accueillir les autres en lui-même »

(Georg Simmel, L’Individualisme, 1917)

 

"L'universel a basculé dans la diversité, qui le bouscule"

(Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers,

éd. Gallimard, 1996, p. 68)

 

Raul Ruiz est un des cinéastes modernes parmi les plus importants de l'époque contemporaine. Pourtant, s’il tourne beaucoup (encore 10 longs métrages entre 2000 et 2010), il n’a pas réalisé un seul film qui aura exemplairement marqué la dernière décennie. La chose est d’autant plus étrange et paradoxale (en même temps, on en a l’habitude avec ce réalisateur) que les années 2000 ont représenté la possibilité pour le cinéaste de revenir dans son pays d’origine (le Chili) qu’il avait dû quitter à la suite de l’assassinat de Salvador Allende et de la prise de pouvoir par le dictateur Pinochet soutenu par la CIA en 1973. Raul Ruiz, l’exilé chilien qui fut le conseiller en cinéma du parti socialiste d’Allende, et qui a été contraint de poursuivre sa carrière en France, aura donc tourné au moins quatre films (Dias de campo en 2004, Le Domaine perdu en 2005, La Recta provincia en 2007 – pour le moment jamais sorti en France – et La Maison Nucingen en 2009) dont on pouvait légitimement attendre beaucoup. Il s’agit en fait d’une série délibérément mineure, qui déjoue, voire déçoit délibérément (c’est le côté moins décevant que « déceptif » de cette passe cinématographique) l’attente relative au retour du fils prodigue en son pays natal, proposant en lieu et place de la célébration communielle espérée les images mélancoliques d’un territoire imaginaire recouvrant définitivement un pays certes réel, mais qui ne ressemblent pas ou plus au pays perdu par le cinéaste il y a plus de trente ans. Le Chili de 1973 n’est donc plus (et par effet contrapuntique le Chili des années 2000 existerait alors de la manière la plus faible), et Raul Ruiz aura avec ces quatre films exposé les spectres d’un pays qui n’existe plus qu’en songe, et qui ont le plus grand mal à trouver une incarnation dans le Chili contemporain (et l’usage d’une image numérique basse définition n’aidait volontairement pas à servir l’actualisation des fantômes ruiziens). Dias de campo, Le Domaine perdu, La Recta Provincia et La Maison Nucingen (une coproduction française) se veulent par conséquent des films modestement inactuels et tranquillement mineurs qui chantent doucement le pays qui comme l’enfance n’existe plus qu’en rêve pour l’adulte exilé qui n’ignore pas qu’on n’en revient jamais de l’exil ou de l'enfance perdue. Un seul pays demeure donc, avec ses territoires mouvants balisés par les jeux perpétuellement renouvelés des plans tarabiscotés, des cryptages culturels, et des brouillages narratifs : l’imaginaire ruizien tel qu’il s’actualise dans la proliférante filmographie du cinéaste, et tel qu’il est soutenu par le plan d’immanence de la mélancolie du pays d’origine perdu dans les brouillards de l’exil (le Chili avec l’enfance représentant tout ensemble un semblable « domaine perdu » pour reprendre le titre d’un des films tournés à ce moment-là).

 

C’est peut-être de ce point-de vue-là que Le Temps retrouvé (1998) d’après Marcel Proust, œuvre littéraire au romanesque fleuve réputée inadaptable au cinéma, demeurait jusqu’à lors le meilleur film de Raul Ruiz. Ce dernier était alors capable de soumettre une production luxueuse (et un casting prestigieux – tout le gratin actoral du cinéma français d’il y a dix ans) et les pièges de l’académisme culturel à la force vertigineuse d’un geste esthétique identifiant la mélancolie mémorielle de la quête existentielle proustienne à celle qui coule dans toute l’œuvre ruizienne, et qui trouve justement l’une de ses sources objectives dans la situation de l’exil du réalisateur. Douze années après ce pari audacieux et pleinement réussi, Raul Ruiz réalise Misterios de Lisboa d’après le grand écrivain portugais Camilo Castelo Branco. Et c’est un nouveau chef-d’œuvre, le grand film que l’on commençait à désespérer de voir réalisé un jour par un cinéaste qui est parfois victime des défauts de ses qualités (une générosité baroque qui court toujours le risque de s’affaiblir dans la vaine virtuosité, l’éparpillement et la dilapidation formalistes). C’est d’abord un retour au Portugal, sorte de territoire de cinéma idéalement intermédiaire entre le Chili des débuts (du premier court métrage La Maleta puis les deux premiers longs El Tango del Viudo en 1967 et Tres Tristes Tigres en 1968 jusqu’à Dialogo de exiliados en 1974) et la France qui a accueilli la majeure partie des films du cinéaste. C’est au Portugal que Raul Ruiz a entre autres tourné Le Territoire en 1981, La Ville des pirates en 1983, L’œil qui ment en 1992, Fado majeur et mineur en 1993, Combat d’amour en songe en 2000, etc. Plus précisément, il s’agit de coproductions franco-portugaises, montées parfois avec des capitaux anglo-saxons et des castings internationaux (par exemple L’Île au trésor réalisé en 1985 et sorti en 1991), ou franco-chiliennes comme on l’a vu pour La Maison Nucingen. Raul Ruiz demeure un artiste de l’hétérogène et de l’impureté, des mélanges des genres et des diégèses perverties par des tours narratifs qui vrillent les obligations réalistes et représentatives dominantes par des effets de prolifération paradoxale ou d'« estrangement » (comme aurait dit Siegfried Kracauer). Un tel volontarisme esthétique dans le relativisme et le perspectivisme narratifs recoupe un cosmopolitisme (d’abord objectivement subi dans l'exil puis subjectivement réapproprié) ou une « exterritorialité » (Kracauer à nouveau) qui sied parfaitement à un geste n’ayant pas d’autres attaches que l’imaginaire déterritorialisé d’un homme libre, imaginaire branché sur le mixage vaguement monstrueux des cultures occidentales et latino-américaines d’hier et d’aujourd’hui – le seul pays (ou paradis si nous voulons paraphraser Jean-Jacques Rousseau) dont on ne pourra jamais l’exclure. Mais le Portugal, c’est aussi la personnalité du plus grand producteur portugais vivant : Paulo Branco. C’est lui qui a entre autres produit Le Territoire, La Ville des pirates, Les Destins de Manoel (1985), Trois vies et une seule mort (1996) et Klimt (2006) de Raul Ruiz, qui a produit et joué dans son court long métrage Point de fuite en 1984, et qui aura depuis ses débuts en tant que producteur soutenu les singulières entreprises cinématographiques de Werner Schroeter et Wim Wenders, Alain Tanner et Jean-Claude Biette, Pedro Costa et João Cesar Monteiro, Sharunas Bartas et Philippe Garrel, Chantal Akerman et Peter Handke, Michel Piccoli et Mathieu Amalric, Christophe Honoré et Luc Moullet. Et surtout celles de Manoel de Oliveira, le cinéaste portugais que Paulo Branco aura le plus soutenu depuis Amour de perdition en 1979 (avant une brouille survenue après Un film parlé en 2004), le premier film qu’il a produit et qui est une adaptation de Camilo Castelo Branco. Comme l’est aussi Misterios de Lisboa. Plusieurs boucles se nouent et s’entrecroisent ici : Raul Ruiz et Paulo Branco comme le Portugal et la littérature portugaise (ici incarnée par la glorieuse figure de l’écrivain lisboète Camilo Castelo Branco, d’ailleurs l’homonyme du producteur). Enfin, le Portugal, c'est le pays de la saudade, cet état affectif qui convient parfaitement à un artiste exilé qui écrivait dans son ouvrage théorique Poétique du cinéma (éd. Dis-voir, 1995) : "Tout cinéphile possède au moins une expérience particulière, objet de son regret. La mienne n'est ni triste ni gaie, dans la mesure où elle n'a jamais vraiment eu lieu. Elle provoque cette mélancolie que les Portugais appellent saudade ; soit : une nostalgie de ce qui aurait pu avoir lieu" (in Raoul Ruiz. Entretiens - présentation par Jacinto Lageira, éd. Hoëbeke, 1999, p. 12).

 

1/ Identités contrariées et généalogies compliquées :

 

Camilo Castelo Branco (1826-1890) avait inspiré deux films à Manoel de Oliveira (et les deux films ont été également produits par Paul Branco) : Amour de perdition et Francesca (1981), films auxquels on ajoutera Le Jour du désespoir (1992) racontant les derniers moments de l’écrivain précédant son suicide. Profitons de l’occasion pour signaler que Mario Barroso, salué dans le générique-fin du film de Raul Ruiz, a été acteur et directeur de la photographie pour plusieurs films de Manoel de Oliveira (Le Jour du désespoir et Val Abraham en tant que chef opérateur, Francesca et Le Jour du désespoir comme acteur) et João Cesar Monteiro (Le Bassin de J. W. en 1997 et Va et viens en 2003 où il assuma les deux fonctions), et a réalisé un film intitulé Un amour de perdition en 2008 produit par Paulo Branco. Ces généalogies croisées sont complexes, mais elles conviennent complètement à Raul Ruiz qui n’a jamais cessé de mettre en scène la complication des généalogies afin de substituer aux motifs de l’unique et du hiérarchique, du vertical et du transcendantal les figures plus retorses, davantage libertaires qu'autoritaires, du multiple et de la dissémination, de la différence et de l’hétérogène, de l'excès et de l'altération. Toutes les histoires contées par le cinéaste relèvent très souvent de généalogies contrariées, parce que brouillées, dédoublées, démultipliées, hybridées, fabulées. Compliquer les généalogies et les identités qui les justifient est la grande perspective esthétique (et politique) ouverte par Raul Ruiz, déterminant l’extraordinaire chantier de ses films (innombrables - peut-être plus de cent qui tous dérogent aux limites des formes, des supports et des genres). Quelques exemples en témoignent, avant de trouver dans Misterios de Lisboa une nouvelle et puissante déclinaison. En 1977, le court-métrage Colloque de chiens détournant la forme du roman-photo raconte comment l'écolière Monique se trouve déstabilisée par une camarade lui ayant dit que sa mère ne l’était pas en réalité. Huit ans après, L’Île au trésor représente la tentative originale de déconstruire ou relire le roman d’aventures éponyme de Robert Louis Stevenson en y inscrivant ou y greffant la fictive quête délirante et bouleversante d’un enfant en perte plus ou moins volontaire de repère paternel. Il s’agissait alors de Melvil Poupaud dans le rôle du garçon s’imaginant ou jouant à être Jim Hawkins pour questionner sa filiation au travers du prisme fissuré offert par la personne de Lou Castel dans le double rôle du docteur et du père et par le personnage du vieux capitaine incarné par Martin Landau. L'acteur avait alors douze ans, et avait commencé à tourner un an auparavant dans La Ville des pirates, pour revenir régulièrement hanter le cinéma ruizien (le cinéaste devenant alors le père de cinéma d'un enfant interprétant souvent des enfants monstrueux). On peut encore citer l’explicite Généalogies d’un crime en 1996 (à nouveau avec Melvil Poupaud) et Comédie de l’innocence en 2000 d’après un roman Il Figlio di due madre (en français Fils de deux mères) de l’écrivain italien Massimo Bontempelli. On devra enfin mettre en rapport un goût enfantin pour l’imaginaire de la mer et de la piraterie qui accompagne tout le cinéma ruizien et qui trouve notamment son origine dans la figure du père du cinéaste (ce capitaine de la marine marchande qui a offert à son jeune fils atteint à l’âge de cinq ans de tuberculose un projecteur de cinéma), une passion pour les enfants un peu malades et beaucoup fabulateurs qui rêvent d’aventures afin de pallier leur impuissance présente, et un penchant pour la contrariété des généalogies et la complication des identités (le nom de Raul Ruiz a quelquefois été orthographié Raul Ruis, et systématiquement Raoul Ruiz lorsqu’il réalise des films en France) afin de promouvoir la question de la fiction dans le sens d’un geste de vie contestant tous les arraisonnements et toutes les fixités, objectivistes ou nationalistes (rappelons encore les personnages de Mateo Strano, Georges Vickers, Luc Allamand et du majordome tous interprétés par Marcello Mastroianni dans Trois vies et une seule mort en 1995, ou l'étrange William Henry James III dans La Maison Nucingen, sorte de descendant inventé des frères James). Tous éléments qui auront donc trouvé une forme de convergence esthétiquement exceptionnelle avec Misterios de Lisboa.

 

Le nouveau film de Raul Ruiz est véritablement remarquable, et ceci à plusieurs titres. D’abord par sa durée hors-norme (4 heures et 26 minutes). Ensuite par la nature économique de sa production et la double destination médiatique de l’objet produit. En effet, à l’instar de Carlos (2010) d’Olivier Assayas, Mysterios de Lisboa est une œuvre cinématographique préalablement conçue pour le petit écran (six épisodes de 52 minutes prévues pour une diffusion sur la chaîne Arte au printemps de l’année prochaine), mais qui profite à partir du 20 octobre d’une exploitation dans quelques salles de cinéma courageuses. Il y a toujours eu quelque chose de feuilletonnesque dans le cinéma ruizien, bourré de récits feuilletés, striés de perspectives narratives tordant et remodelant les récits en fonction des points de vue et des différents niveaux ou degrés de réalité. L’homme qui a commencé à travailler comme assistant technique sur les plateaux des telenovelas de son pays d’origine devait bien un jour ou l’autre rencontrer la forme sérielle et feuilletonnesque à laquelle tend tout un cinéma que l’on peut alors facilement caractériser à partir du concept deleuzien de « rhizome » (au sens philosophique d’une prolifération a-centrée et horizontale, d'un système de multiplicités non reliées sur le mode de l'arborescence et privilégiant à la profondeur l'étendue – cf. Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, avec Félix Guattari, éd. Minuit, coll. « Critique », 1980, pp. 31-36). On tiendra également à souligner que la reprise du concept de rhizome par le poète Edouard Glissant lui permet une critique des "cultures ataviques" prônant les genèses et filiations uniques en préférant alors valoriser les "cultures composites" plus accordées à la "poétique du divers" qu'il défend (cf. Introduction à une poétique du divers, opus cité - particulièrement le chapitre "Culture et identité" pp. 59-79), et qui résonne exactement avec l'esthétique ruizienne. C’est intéressant d’ailleurs la manière dont Raul Ruiz, qui nous informe à cette occasion qu'il a réalisé au Chili en 2008 une série télévisée en quatre épisodes intitulée Litoral, distingue dans l'interview donnée à Cyril Béghin pour Les Cahiers du cinéma (n° 660, octobre 2010) les deux formes d’un même projet  biface : alors que les épisodes du feuilleton prochainement diffusé privilégient le point de vue narratif, distinctement et spécifiquement, de chacun des personnages principaux de Mysterios de Lisboa (1. L'Enfant sans nom ; 2. Le Comte de Santa Barbara ; 3. L'Énigme du Père Dinis ; 4. Les Crimes d'Anacleta dos Remédios ; 5. Blanche de Montfort ; 6. La Vengeance de la duchesse de Cliton), le film montré en salles a su magistralement compacter ces blocs narratifs (en y soustrayant l'histoire du personnage de la vendeuse de morues empoisonneuse qu'est Anacleta dos Remédios). Ou plutôt il a su de manière « rhizomatique » entre-tricoté les segments narratifs existants afin de produire une sensation de vertige dont les effets s’exercent ainsi sur toutes les histoires (même si rayonne dans ce bouquet diégétique fournie la fine et fragile fleur d’un récit particulier qui concerne à nouveau un enfant en perte de repère généalogique). C'est ainsi que Raul Ruiz peut échapper aux faciles dichotomies (cinéma expérimental ou cinéma narratif : il faudrait choisir) telles qu'elles sont avancées par quelques théoriciens (par exemple David Bordwell qui a voulu utiliser les acquis de la psychologie cognitive pour comprendre les effets du cinéma sur les spectateurs) qui se rêvent prescripteurs (le "paradigme de Bordwell" comme le nomme de manière moqueuse dans le même entretien le cinéaste pour mieux en saper les fallacieuses fondations).

 

2/ Les herbes folles du narratif ruizien :

 

Après avoir indiqué que le projet de l’adaptation de l’œuvre-fleuve de Camilo Castelo Branco est une commande qui a été proposée à Raul Ruiz par Paul Branco (scellant ainsi leurs retrouvailles), on signalera ici l’importance du scénariste Carlos Saboga qui a réussi le tour de force d’écrire pour le cinéma (et la télévision) une condensation à partir des trois volumes que constituent Les Mystères de Lisbonne (1853) de l’écrivain lusitanien (qui auraient sinon mérité selon le cinéaste une bonne vingtaine d’heures de film). Camilo Castelo Branco est de plus cet écrivain prolifique (262 volumes) qui a travaillé à partir de tous les genres littéraires (roman, théâtre, poésie, critique littéraire, historiographie, traduction), qui a été capable de s’émanciper des modèles artistiques qu’il s’était au départ donnés (entre autres Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, Les Misérables de Victor Hugo et La Comédie humaine d’Honoré de Balzac – La Maison Nucingen s’inspirait dans ses prémisses d’un roman éponyme de Balzac) afin d’enrichir la langue et le patrimoine littéraire du Portugal, et qui enfin a su s’approprier les genres dominants en les indexant sur une manière et un ton singuliers, car tout ensemble traversés des mouvements contradictoires du lyrisme et du cynisme, de l’ironie et de la tendresse, du sarcasme et de la morale, du sublime et du blasphème. Toutes choses qui là aussi ne pouvaient que convenir au tempérament ruizien. En gros, là où le feuilleton télévisé Mysterios de Lisboa arrive à distinguer sur un plan narratif et en conséquence à développer de manière quasi-autonome les récits ainsi distingués, le film Mysterios de Lisboa préfère agencer l’ensemble des récits en fonction d’un même espace narratif qui autorise leur entrecroisement afin de venir grossir un fleuve (c’est d’ailleurs la métaphore limpide employée par le cinéaste dans l'entretien accordé à Cyril Béghin et préalablement cité) qui irrigue et vient gonfler la folle et bouleversante quête existentielle du jeune garçon Pedro (son nom deviendra Pedro da Silva une fois devenu jeune adulte). Mysterios de Lisboa ruisselle de partout. Et, parce qu’il bénéficie d’une longue durée filmique qui se traduit par la succession de nombreux plans-séquences déterminant et modelant l’expérience du spectateur dans le sens vertigineux des jeux troublants de la réminiscence et de l’oubli, de la ressemblance et de la dissemblance entre un fait présent et un autre passé, des cycles et de l’éternel retour (comme ce qui revient en se différenciant toujours, pour reprendre la précision deleuzienne à partir de la notion nietzschéenne), le film peut autant faire songer aux films étasuniens récents parmi les plus passionnants (s'agissant à Hollywood de Inception en 2010 de Christopher Nolan comme, à côté de Hollywood, de INLAND EMPIRE en 2006 de David Lynch) qu'à Cent ans de solitude (1967) du romancier colombien Gabriel Garcia Marquez. Ce sont les mêmes jeux d'emboîtements cubistes des récits, une même densité romanesque et une semblable épaisseur narrative qui innervent le film de Raul Ruiz, de plus caractérisé par un obscur fond pathétique et une volonté de plus grande lisibilité dans les plans tournés qui concourent à faire de Mysterios de Lisboa l'un des opus les plus passionnants et émouvants jamais réalisés par lui.

 

Que raconte Mysterios de Lisboa ? Un prêtre qui fut autrefois soldat dans les troupes napoléoniennes, homme du monde, puis bohémien pour la bonne cause : le père Dinis (Adriano Luz, acteur génial, capable de mêler ténèbres et tendresse dans son regard sphyngique). Un pirate surnommé Mange-Couteaux, et qui est devenu un riche négociant "brésilien" : Alberto de Magalhaes (Ricardo Pereira, autre acteur génial, féroce, cannibale, feulant, grondant ou crachant tel un félin). Une aristocrate qui finit recluse dans un couvent après avoir été séquestré par son mari, le comte de Santa Barbara, puis avoir retrouvé son fils élevé par le père Dinis : Angela de Lima (Maria João Bastos). Une femme du monde qui n'a de cesse de poursuivre de sa hargne vengeresse un homme (on comprendra qu'il s'agit d'Alberto de Magalhaes) en poussant au crime les garçons amoureux qu'elle rencontre sur son chemin : Elsa de Montfort (Clotilde Hesme qui interprète aussi sur un mode fulgurant le frère jumeau de l'héroïne tué par accident lors de sa tentative de meurtre sur Alberto de Magalhaes). Un garçon élevé dans la pension où officie le père Dinis, que l'on prénomme Joao parce qu'il est orphelin de père et de mère, et qui s'avère être le fils caché d'Angela de Lima : c'est Pedro da Silva (José Afonso Pimentel) qui a repris le nom de son père jamais connu et qui, en s'exilant dans la France de la Restauration, croisera la route d'Elsa de Montfort et d'Alberto de Magalhaes. On aurait pu encore citer le père d'Angela de Lima, marquis désargenté qui est devenu aveugle après avoir tenté de se suicider en se tirant une balle dans la tête (Camilo Castelo Branco, devenu aveugle, mit fin à ses jours en se tirant une balle dans la tête à l'âge de 64 ans) lorsqu'il comprit l'horreur de son geste après avoir fait assassiner l'amant de sa fille, et avoir voulu faire assassiner il y a de cela 20 ans le nouveau né de sa fille : il faudra bien 260 minutes pour enfin accéder au plan mettant en scène ce personnage et celui de Pedro discutant près de la fosse commune où est enterrée la fille du premier et la mère du second toutes les deux mortes au couvent, et en conséquence comprendre que le premier est le grand-père du second, qu'il a commandité son assassinat en payant Mange-Couteaux qui ne s'appelait pas encore Alberto de Magalhaes, et que le pirate croisant la route du gitan qu'était le père Dinis n'a pas accompli l'acte pour lequel il avait été sollicité. Tout cela est digne de Oedipe roi de Sophocle. C'est aussi, à un autre croisement de Mysterios de Lisboa, le duel entre Pedro da Silva et Alberto de Magalhaes qui tourne en défaveur du premier, le second préférant plutôt ouvrir les yeux du premier en proie aux charmes d'Elsa de Montfort en lui révélant les quelques mystères ou parts cachés de son existence. Quant à l'amitié réelle, sublime mais discontinue dans le temps du négociant Alberto et du prêtre Dinis, elle aura également permis d'empêcher que le premier mette définitivement un terme à la vie d'Elsa de Montfort, cette dernière étant incapable de surmonter la haine qu'elle voue à l'homme qu'elle a aimé et qui a seulement voulu sexuellement la posséder en payant pour cela, lui le capitaliste ruinant de manière barbare les anciennes conventions symboliques (des logiques d'honneur présidant aux duels en passant par celles régissant le champ amoureux). On l'a rapidement compris : il est extrêmement difficile et fastidieux de résumer Mysterios de Lisboa, en même temps qu'il est particulièrement excitant d'en suivre les nombreuses péripéties dont les résonances les gonflent d'un intérêt supplémentaire. Le plaisir du conte et de la narration est ici plus que contenté dans un film qui aime à multiplier et entrecroiser les personnages, les récits, les voix-off, les temps et les lieux (il est question du Brésil pour Alberto de Magalhaes, de l'Italie pour les parents en fuite du père Dinis, et de la France pour les parents d'Elsa de Montfort que le père Dinis, qui n'était pas encore un homme d'église, a connus dans sa jeunesse, ainsi que le personnage du colonel Lacroze interprété par Melvil Poupaud). Il s'agit au fond de déployer le paysage humain le plus riche et contrasté, et au sein duquel brille particulièrement comme on va le voir l'étrange trajectoire de Pedro da Silva.

 

3/ Labyrinthe-utérus plutôt que labyrinthe-cerveau :

 

S'agissant de ce personnage, il ne représente là qu'un point scintillant parmi d'autres au centre d'une constellation qui lui donne une lumière qu'il ne saurait posséder seule, en même temps que les autres points de la constellation constituent des faisceaux d'intensité capables de valoir aussi pour eux-mêmes. C'est au bout du compte ce système cinématographique de multiplicités narratives, comme autant d'intensités paradoxales parce qu'à la fois relativement autonomes et malgré tout interdépendantes, qui assure la force « rhizomatique » de Mysterios de Lisboa, un film qui rappelle puissamment que tout être est couturé des fils tirés à partir d'une trame relationnelle dont nous n'avons qu'une vue partielle (d'où le motif récurrent de la cécité chez Raul Ruiz – citons ces titres significatifs que sont Le Borgne en 1980 et La Chouette aveugle en 1987), que tout processus d'individuation est collectif et socialement déterminé par des causalités souvent obscures et dont l'éclaircissement empirique se fait parfois (quand il a lieu) après coup, et que les identités sont le produit social de généalogies jamais fixées une fois pour toutes, toujours bousculées par des fictions qui, vraies ou fausses, remettent à plat toutes les formes d'assurance, toutes les croyances, les certitudes normatives, et les conventions sociales admises. Un récit cache toujours un autre récit, les perspectives sont toujours sécantes, un point de vue étant toujours (re)coupé par un autre point de vue, les histoires se répètent dans l'ignorance somnambulique de ceux qui les vivent, qui les ont vécu avant eux et les vivront après eux, les  individus représentant les intersections de relations toujours mouvantes et toujours perpétuellement en cours de redéfinition : c'est bien pourquoi la forme du labyrinthe (motif connexe du rhizome) configure tout le cinéma de Raul Ruiz (on en trouve encore ici une nouvelle expression sous la forme du jardin labyrinthique dans la couvent où s'est réfugiée Angela de Lima). Peut-être pourrait-on ici distinguer le labyrtinthe-cerveau du cinéma de Stanley Kubrick (exemplairement Shining en 1980) du labyrinthe-utérus cher à Raul Ruiz (comme à un certain nombre d'écrivains sud-américains, tels les argentins Julio Cortazar et Jorge Luis Borges, mais aussi le colombien Gabriel Garcia Marquez), lui qui justement travaille moins à conceptualiser les défaillances hallucinatoires du « carnophallogocentrisme » (la raison occidentale à déconstruire pour Jacques Derrida) comme chez Stanley Kubrick, qu'à rendre compte des fabuleuses extravagances et des fluctuations (telles des herbes folles) des identités ainsi arrachées à toute inscription familiale. L'horreur du fixisme identitaire recoupe forcément la même horreur pour les arraisonnements familialistes et nationalistes autoritaires. C'est pourquoi les motifs labyrinthiques et « rhizomatiques » de l'exil et du cosmopolitisme, de la fiction comme antidote performatif à tout naturalisme et des identités démultipliées, de la prolifération narrative venant toujours excéder et bousculer les récits en les entrecroisant et en les hybridant et du pouvoir cinématographique de tenir dans le même bloc de durée filmique les espaces habituellement séparés du social objectif et de la rêverie subjective aident à comprendre à quel point l'esthétique ruizienne constitue une véritable politique esthétique libertaire, puisqu'elle valorise l'imagination créatrice plutôt que la passive servilité face à l'existant. C'est un peu le spinozisme de Raul Ruiz, cinéaste des puissances, des singularités et des multiplicités (poète en cinéma du divers, comme Edouard Glissant en littérature) comme on l'a déjà vu, pour qui l'imagination est « la puissance qui effleure la rationalité et qui en structure le parcours – ou plus exactement : qui l'exprime », et qui en conséquence valorise « l'imagination qui tire les singularités depuis la résistance vers le commun » (Antonio Negri, Spinoza et nous, éd. Galilée, 2010, p. 19).

 

On a précédemment évoqué le caractère relativement inédit de Mysterios de Lisboa en tant qu'il dispose d'une force de lisibilité conjuguée à une autre liée à un fonds pathétique comme on ne l'avait croisé chez Raul Ruiz que trop rarement (autrement dit dans ses meilleurs films, La Ville des pirates, L'Île au trésor, Le Temps retrouvé). On trouvera toujours dans le nouveau long métrage du cinéaste quelques plans alambiqués, telles ces anamorphoses qui voient les plans devenir victimes de bien étranges distorsions, tels ces travellings qui font glisser devant les personnages les objets d'art participant à l'ameublement des salons mondains, tels ces cadrages s'amusant à se redoubler en privilégiant des perspectives incluant miroirs, portes et fenêtres, telles ces images bifaces avec l'intrication d'un plan large dans une moitié du cadre et un gros plan dans l'autre moitié, telle cette contre-plongée coinçant les personnages entre le plafond au-dessus de leur tête et une vitre invisible sous leurs mains, tels encore ces fondus enchaînés mélangeant divers fragments d'un tableau où se bousculent nouveaux nés et soldats en guerre, tels enfin ces personnages qui glissent sur le sol sans bouger comme s'il s'agissait de marionnettes. Mais, au final, ces trouvailles de mise en scène sont plutôt minoritaires, alors qu'habituellement elles saturent le cinéma ruizien. Ici, ce qui est proposé, c'est la puissante conjugaison filmique de la limpidité d'une image numérique haute définition (une première pour le cinéaste), des lents travellings inscrivant les personnages dans le faste des décors (un luxe dont a pu exceptionnellement bénéficier Raul Ruiz grâce à l'appui de Paulo Branco), et des plans-séquences élégants qui instruisent une durée venant épaissir la matière des corps et des récits. On se rend alors compte, si la virtuosité du cinéaste comme filmeur ne venait pas le masquer trop souvent, qu'il est un excellent directeur d'acteurs, et qu'il en a eu à sa disposition ici d'extraordinaires (on a cité Adriano Luz et Ricardo Pereira). Les risques de formalisme sont vite neutralisés par un sens de la théâtralité qui assure ainsi aux personnages d'être soutenus par des enjeux dramaturgiques forts que Raul Ruiz ne cherche surtout pas à contourner. D'un autre point de vue, la durée et le dépli qu'elle induit propre à un espace au sein duquel évoluent des personnages y occupant des positions bien distinctes rendent manifeste l'existence objective d'un « gestus » (comme l'aurait dit Bertolt Brecht) ou d'un « habitus de classe » (comme l'aurait plus sociologiquement formulé Pierre Bourdieu). Ce sont ainsi tous les gestes et postures que collecte minutieusement le cinéaste comme s'il arrivait à documenter la fiction qu'il mettait en scène, postures et geste relatifs à des manières sociales-historiques conditionnant des corps particuliers à être d'une certaine façon (un homme plutôt qu'une femme, un jeune plutôt qu'un vieux, un bourgeois plutôt qu'un domestique, un aristocrate plutôt qu'un homme d'église), et inscrits dans un certain espace objectif structuré à partir des rapports sociaux, des positions sociales et des enjeux propres en résultant. Cette époque post-révolutionnaire et post-napoléonienne (le premier tiers du 19ème) propice à la montée de la bourgeoisie libérale (incarnée par le carnassier Alberto de Magalhaes) et corrélativement à la déstabilisation de la vieille aristocratie (la vengeance inepte d'Elsa de Montfort) reconvertie dans le champ ecclésiastique (le père libertin de Dinis digne de Choderlos de Laclos et devenu moine, son fils mondain devenu prêtre) est aussi bien rendue dans son esprit (pour autant qu'il est le produit d'une sensibilité, d'une matière sensible, d'une mise en scène) que dans Ne touchez pas la hache (2007) de Jacques Rivette d'après La Duchesse de Langeais (1834) d'Honoré de Balzac. En même temps que cette science dans la reconstitution cinématographique des gestus ou habitus collectifs ou de classe passés, que la langue de Camilo Castelo Branco aura su si finement cristalliser, et que Raul Ruiz partage avec Manoel de Oliveira, prolonge le sens des jeux mondains si bien exprimés dans Le Temps retrouvé d'après l'oeuvre éponyme de Marcel Proust.

 

4/ Le cristal fêlé de l'enfance :

 

Mais ce temps retrouvé peut également se retourner sur lui-même, se vriller étrangement, bégayer ou s'affaisser, se diviser ou bien encore durer au-delà de qu'il peut donner afin de déplier une autre dimension du temps ou de la subjectivité. Pour preuve, ce fabuleux plan-séquence d'au moins une bonne dizaine de minutes mettant en scène en pleine forêt le duel au fleuret entre Pedro da Silva et Alberto de Magalhaes avec une précision dans la manière de reconstituer les us et coutumes d'une époque qui rappelle complètement Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick. C'est un véritable plan-tableau montrant moins successivement que simultanément (mais c'est une simultanéité extrêmement subtile à distinguer) le documentaire d'une époque où le rétablissement ritualisé de l'honneur bafoué commence déjà à historiquement souffrir du manque de sa légitimité propre (puisque Alberto obtenant l'avantage préfère suspendre le duel et raconter à Pedro les faits qu'il ignore), la scène pleine d'action et de suspense digne des films d'aventures et de cape et d'épée tant aimés dans la jeunesse du cinéaste, et la folie surréaliste liée à cette ombre qui n'aura pas eu de cesse de marcher en long et en large de la scène de duel, pour finir seul au centre de l'immense cadre forestier et se tirer une balle dans la poitrine (et cette ombre, c'est Pedro quand il n'était encore qu'un enfant appelé Joao dans le pensionnat dirigé par le père Dinis). C'est un indice qui est aussi un symptôme : la dimension objective et réaliste n'aurait donc jamais cessé d'être doublée par une dimension subjective et onirique. Le mélodrame social aurait donc toujours été aussi une quête existentielle. Déjà, les rots et rires intempestifs d'Alberto de Magalhaes, mais plus généralement tous les fous rires qui viennent posséder d'autres personnages (un motif de l'excès – de « l'excédence » dirait de manière spinozienne Antonio Negri – qui court dans toute l'oeuvre de Raul Ruiz et qu'il partage d'ailleurs avec Manoel de Oliveira), et dont le terme ultime et horrible est le cannibalisme (cf. Le Territoire de Raul Ruiz, mais aussi Les Cannibales de Manoel de Oliveira en 1988), et puis les silences gênants parce qu'ils durent un peu trop lentement et creusent dans la normalité des abîmes d'impensé, et encore aussi tous ces évanouissements, comme d'autres crevasses trahissant l'onde invisible de forces occultes ou obscures qui vrillent, trouent ou strient la surface d'inscription filmique des récits. Et personne n'échappe à l'obscure répétition labyrinthique des récits qui, en proliférant, répètent toujours plus les récits qui les précèdent. Y compris l'étrange et fascinant père Dinis qui ne fait pas exception à la règle malgré ses parts d'ombre (sa soeur qui accueille au couvent Angela de Lima est-elle vraiment la soeur du héros ? Ne serait-elle pas son ancienne amante ? Quant à Elsa de Montfort, ne serait-elle pas sa fille ? Persistants mystères...), sorte de deux ex machina qui lui-même fait l'expérience d'une découverte généalogique (les retrouvailles surprises avec son père devenu moine) le ramenant au coeur de la dynamique générale des enchâssements narratifs. 

 

C'est comme une fêlure qui cherche à s'exprimer, et dont les nombreuses expressions « symptomales » (Jacques Lacan) manifestent peut-être l'intime secret de Pedro da Silva dans la non-identité entre soi et soi-même (le film valant alors comme "cristal fêlé" pour parler comme Gilles Deleuze dans Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit, coll. "Critique", 1985). L'orphelin qui se bat avec ses petits camarades de la pension parce qu'ils l'insultent en le traitant de bâtard, qui s'effondre comme saisi par une crise d'épilepsie, et qui demeure alité sous le regard attendri autant qu'anxieux du père Dinis : peut-être cet enfant précocement devenu vieux s'est-il exilé au Maroc pour raconter au seuil de sa courte vie le récit de son existence ? Ou bien, dans un sens opposé, peut-être même s'agit-il alors d'un enfant en train de mourir, et, agonisant, en train de fabuler une biographie aussi riche et aventureuse que les romans de l'époque (tels ceux de l'écrivaine gothique Ann Radcliffe dont le nom est cité ici, tels ceux de Camilo Castelo Branco aussi, pourquoi pas) ? Comme l'enfant de L'Île au trésor  qui rejouait pour lui-même le roman éponyme de Robert Louis Stevenson afin de questionner et troubler la filiation dont il avait héritée ? Le petit théâtre en carton que Pedro a gardé de son enfance (avec un portrait dessiné et une balle en bois), et dont l'utilisation permet de scander le rythme du film en marquant et annonçant de nouveaux épisodes et de nouvelles bifurcations narratives, ne vaut-il pas comme le rappel baroque des artifices d'une représentation qui, lorsque s'y inscrit le visage même du garçon devenu jeune homme, se trouve peut-être être le produit mental de ses propres projections imaginaires ? C'est dans cette ultime forme d'indécidable schize (le rêve au futur antérieur d'un monde objectif qui semble pouvoir relativement se passer de la vision subjective dont il serait l'inconsciente et excédante création) que s'envisage toute la grandiose ambition de Mysterios de Lisboa : être à la fois une adaptation cinématographique réussie du cycle romanesque de Camilo Castelo Branco comme un film exemplaire de la manière esthétique singulière du cinéaste ; être à la fois le nouveau portrait ruizien et particulièrement bouleversant d'un enfant qui rêve une vie d'adulte pleine d'aventures que la maladie lui volera et le portrait tout aussi émouvant d'un cinéaste de quasiment 70 ans qui se regarde dans le miroir de sa fiction en contemplant, et l'enfant atteint de tuberculose qu'il a autrefois été, et l'homme âgé qui a dû subir plusieurs opérations sévères avant de s'aventurer dans cette entreprise cinématographique. Cette schize, qui est déjà à l'oeuvre dans l'aspect bifrons du projet ruizien (film de cinéma et feuilleton télévisé), et qui peut à l'occasion s'actualiser de diverses façons durant le film (des frère et soeur jumeaux interprétés par Clotilde Hesme au père Dinis qui, lorsqu'il s'adresse à elle en français, parle avec une autre voix que celle de son interprète principal – c'est le même principe commandant la figuration du personnage de Marcel dans Le Temps retrouvé interprété par l'acteur italien Marcello Mazzarella mais avec la voix de Patrice Chéreau), et qui recoupe les vertiges schizophréniques d'autres films de Raul Ruiz (tels Trois vies et une seule mort ou l'étasunien Shattered Image – Jessie en français – en 1998), représente l'écart constitutif à partir duquel, les choses ne coïncidant plus avec elles-mêmes, les identités fuient les assignations et les récits prolifèrent telles des herbes folles d'une subjectivité et d'une objectivité confondues. Le cristal fêlé de l'enfance vainc alors la maladie : la vie de l'imagination l'emporte sur la mort biologique. La saudade comme "nostalgie de ce qui aurait pu avoir lieu" triomphe. En conséquence de quoi, l'oeuvre d'art peut s'émanciper de son auteur, de son époque, et de son lieu d'inscription objectifs pour accéder au collectif anonyme, au commun universel et éternel – «sur le bord de l'être, en inventant l'éternité » (Antonio Negri,Spinoza et nous, opus cité, p. 79).

 

 Le critique Serge Daney avait extrait une citation de son film de Fritz Lang préféré, Moonfleet (1955) d'après le roman éponyme de John Meade Falkner (1898), pour en faire le titre de l'un de ses ouvrages posthumes : L'Exercice a été profitable (éd. P.O.L, 1993). Il se trouve que l'esprit de ce film-phare de la cinéphilie internationale hante bon nombre de films réalisés par Raul Ruiz (que l'on prête seulement attention aux musiques expressives composées par le vieux complice Jorge Arriagada), puisqu'il met en scène le roman d'apprentissage d'un jeune garçon anglais du 18ème siècle, John Mohune, tiraillé par l'héritage familial et le désir d'une paternité inventée en compagnie du bandit Jeremy Fox. Quand on a tout perdu (l'âge adulte pour l'enfant malade de Mysterios de Lisboa, l'enfance et le Chili d'avant 1973 pour Raul Ruiz), ne reste que l'or inaltérable et sans dévaluation possible de l'imagination créatrice, ultime forme de résistance aux jeux déjà faits de la nature ou de l'histoire. Préférer la vie comme un songe ou un roman fabuleux à la vie comme immobilisme et agonie : pour preuve, les nombreux projets bientôt achevés ou en cours du cinéaste (Love and virtue, The Ground beneath her feet, A Closed Book, une adaptation de Salammbô de Gustave Flaubert). L'exercice aura été bel et bien, et pour tout le monde (personnages, auteurs, spectateurs), plus que profitable.  

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22 octobre 2010 5 22 /10 /octobre /2010 17:01

La démocratie représentative est une institution au service de la bourgeoisie et des possédants. Elle dépossède les travailleurs et les travailleuses de leur droit à décider. Mais aujourd'hui, même cette forme d'institution politique est trop "contraignante" pourle pouvoir en place. Les principes fondateurs de la démocratie bourgeoise et représentatives sont foulés aux pieds par la Sarkozie:

- La séparation des pouvoirs n'est qu'une pantalonnade. Le parlement est un ramassis de godillots, la justice est aux ordres, les médias appartiennent au clan du pouvoir.

- Les droits du parlement sont méthodiquement foulés aux pieds. Les temps de débat sont passés au laminoir. Les votes sont expédiés sur ordre de l'Elysée.

- La police ne cherche même plus à faire semblant d'avoir parmi ses tâches de protéger les "citoyens lambda". Elle tire et tape dans le tas, fait de la provocation systématique pour abattre une répression violente, aveugle et gratuite.

- L'expression directe du peuple est niée et criminalisée.

 

En bref, même le dernier des réformistes devrait aujourd'hui hurler au putsch et appeler à l'insurrection. Au lieu de cela, on entend quelques grognements bien sages. Même le plus libéral des petits bourgeois devrait s'indigner, s'étrangler devant la république bananière qu'est devenue la France. Au lieu de cela, on l'entend hurler avec les loups contre les "casseurs". Même les quelques flics fourvoyés qui croient défendre la veuve et l'orphelin devraient déserter, désobéir, retourner leurs armes contre leurs officiers. Au lieu de cela, ça bastonne tranquillement et les "syndicats" de flics justifient toutes les bavures.

 

Bref, la démocratie représentative n'est qu'une mascarade, une tartufferie à laquelle même ceux qui la défendent si vivement en paroles ne croient pas vraiment. Les libertaires, eux, ont une bien trop haute considération de la démocratie pour croire aux foutaises de la délégation de pouvoir.

 

Quant aux casseurs, sont ils là ou on le pense ?

 

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1 octobre 2010 5 01 /10 /octobre /2010 00:00

SALLE-DE-CINEMA2.jpgLa fin de l'été aura été marquée par la sortie des trois films qui ont le plus marqué le dernier Festival de Cannes : Poetry du sud-coréen Lee Chang-dong, Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, et Des hommes et des dieux du français Xavier Beauvois. Depuis l'arrivée de l'automne, ce sont d'autres films qui viennent ou sont venus rythmer l'actualité cinématographique : The Housemaid du sud-coréen Im Sang-soo, Chantrapas du géorgien émigré en France Otar Iosseliani, You will meet a Tall Dark Stranger de l'étasunien Woody Allen, Chouga du kazakh Darezhan Omirbaev , Les Amours imaginaires du québécois Xavier Dolan, Un homme qui crie du tchadien Mahamat-Saleh Haroun, Kaboom de l'étasunien Gregg Araki. On le voit, entre de jeunes réalisateurs (un deuxième film pour Xavier Dolan) et d'autres qui nous rappellent à leur bon souvenir (Darezhan Omirbaev, invisible depuis La Route en 2001), des vieux singes à qui on n'apprend pas ou plus à faire la grimace (Otar Iosseliani né il y a 76 ans, Woody Allen il y a 75 ans en décembre prochain) ou  des (plus ou moins) jeunes loups qui montent à l'assaut des normes ou habitudes figeant l'art du cinéma (Christophe Honoré ayant tourné son nouveau long métrage avec un acteur de films pornographiques gay entre Gennevilliers et New York, le brouillage des frontières sexuelles et des hiérarchies genrées chez Gregg Araki et Xavier Dolan), des réalisateurs préoccupés par la situation actuellement divisée de leur pays (le Tchad pour Mahamat-Saleh Haroun) quand d'autres sont soucieux de rendre compte des clivages sociaux à l'intersection des rapports de genre et de classe (le patriarcat propre à la bourgeoisie sud-coréenne pour Im Sang-soo), le cinéma demeure un territoire transfrontalier, hétérogène et organique, continuellement travaillé par le jeu dynamique des contradictions sociales, d'hier et d'aujourd'hui. Un territoire comme perpétuellement redécoupé et innervé par les tentatives les plus diverses sur le plan formel pour rendre toujours plus congruentes les questions de l'esthétique et de la politique.

 

1/ Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois

 

Donner la mort, la recevoir, glorieusement

 

http://img.filmsactu.net/datas/films/d/e/des-hommes-et-des-dieux/xl/4c35e6a0d5454.jpgIl est certain que l'on a fortement envie de résister au raz-de-marée unanimiste accompagnant le cinquième long métrage de Xavier Beauvois, un film comme programmé par son souci volontariste de légitimité culturelle et d'acclamation consensuelle. Et le film aura en toute logique reçu, avec son Grand Prix du Jury, son bien-nommé Prix oecuménique, et son Prix de l'Education nationale récoltés au dernier Festival de Cannes. Forcément tous ensemble donc pour opposer l'humanisme (chrétien et athée) à la barbarie (islamiste ou politique, GIA ou FLN, c'est du pareil au même, kif-kif bourricot) ? A-t-on même le droit de regimber, lors d'un détour dialogué avec les anciens Algériens du coin, devant la possible instrumentalisation du massacre des moines bénédictins de Tibhirine afin de discréditer les jeunes musulmanes françaises désireuses de porter le hidjab ? Amalgame déplorable digne de Bernard Henri-Lévy (et on rappelle à cette occasion que Xavier Beauvois jouait dans le navet du sophiste BHL intitulé Le Jour et la nuit). Pourtant, Des hommes et des dieux est un film troublant, même obscurément pervers, peut-être moins (néo)classique (ce serait sa séduisante épiderme représentée par le lisse Père Christian interprété par le bellâtre Lambert Wilson) que maniériste (soit son derme, un peu plus monstrueux et ridé, tel le vieil Amédée interprété par Jacques Herlin).

 

Au début, on se croirait dans un mixte inattendu de Howard Hawks et de Roberto Rossellini, l'éthique constitutive du groupe et l'ordre sacré lui permettant d'affronter le réel. Ensuite, Des hommes et des dieux pose (après The Village de M. Night Shyamalan en 2004 et Lumière silencieuse de Carlos Reygadas en 2007) la possibilité d'une insolite synthèse entre John Ford et Carl Th. Dreyer, l'inscription communautaire s'entretenant dès lors sur un fond existentialiste et abstrait-lyrique (c'est la question pour les habitants du dedans monacal, du choix comme choix du choix intégrant toutes les options issues d'un dehors belliqueux). L'humanisme satisfait de la plupart des critiques aurait pourtant dû être fissuré par cette étrange homologie structurale identifiée dans la citation maniériste de la toile du peintre Mantegna incorporant la représentation d'un islamiste blessé dans un régime iconographie explicitement christique. Mais déjà, une prière coranique commencée par le frère Christian était terminée par le chef des "barbus". Ces gens-là parlent donc la même langue (l’idiome monothéiste), ils partagent donc, malgré ce qui les départage, le même héritage de la mort comme passage glorieux de l'humain au divin dans le sacrifice du premier pour la célébration du second. La différence résiderait alors dans la position occupée dans l'ordre symbolique de la mort en régime monothéiste (ici inscrit dans l'époque du pire de la troisième guerre d'Algérie) : soit donner la mort (du côté islamiste), soit la recevoir (du côté bénédictin), ce qui serait scandaleusement complémentaire.

 

Et puis, c'est l’incroyable séquence de l'ultime repas combinant Cène à la de Vinci et Lac des cygnes de Tchaïkovski. Incroyable parce que kitsch, moins facilement émouvante que retorse et proprement délirante. Comment, demande le cinéaste à cette occasion, faire converger Roberto Rossellini et John Ford ? Avec Sergio Leone pardi ! Le découpage, morcelant une dynamique filmique privilégiant jusque-là plans larges et panoramiques (le format scope aidant), multiplie les échelles de grosseur de plans, comme à la fin du film Le Bon, la brute et le truand (1966). Tous un peu bons, un peu tous brutes, tous un peu truands ? Surtout, en tant que maniériste, Sergio Leone est un grand artiste du grotesque. Le cinéphile Xavier Beauvois aussi, l'a-t-on suffisamment souligné ? C'est alors que l'on se souvient que le héros que ce dernier interprétait dans N'oublie pas que tu vas mourir (1995) se prénommait Benoît. Si les bénédictins n'oublient pas non plus qu'ils vont mourir, ils partagent avec tous les benoîts héros de Xavier Beauvois (de Nord en 1993 au Petit lieutenant en 2005 en passant par Selon Mathieu en 2000 – en référence ici à l'un des héritiers de Roberto Rossellini, Pier Paolo Pasolini qui citait d'ailleurs la même peinture de Mantegna dans son film Mamma Roma en 1962) une semblable bêtise fiévreuse et romantique pour un absolu que le réel ramène toujours à sa place. Et la mort est le plus souvent cette butée de réel fracassant hier les rêveries romantiques, aujourd'hui le fanatisme théologique.

 

487685_des-hommes-et-des-dieux.jpgManifester cela sans verser dans le cynisme n’était sûrement pas la chose la plus aisée. C’est que Xavier Beauvois est un héritier, après Pasolini et Leone, de l’impureté ontologique rossellinienne (est d'ailleurs ici cité le film de Roberto Rossellini Les Onze Fioretti de François d'Assise en 1950), ici poussée dans ses plus obscurs retranchements. C'est que Des hommes et des dieux est impur, retors, contradictoire, à la fois plaisant et déplaisant, convainquant – mais seulement à l’arrachée. Improbable réussite, qui ne tient que par ses propres contradictions internes, au bord de la schize aporétique. Comment alors ne pas être sensible aux subtiles dissonances qui craquèlent le consensus général ? Comment donc être aveugle à ce point, et ne pas reconnaître dans la séquence de l’ultime repas des visages abîmés par le grotesque des impossibles contradictions du devoir chrétien et du glorieux destin échouant à étouffer la vie qui – en silence mais en grimaces – hurle qu'elle ne veut pas finir de pareille façon ? Tous les plans à valeur documentaire consacrés aux rituels quotidien structurant (comme chez Hésiode) les travaux et les jours des moines bénédictins valent alors rétrospectivement pour rendre manifeste la force réitérée d'un habitus collectif qui in fine absorbera la disputatio (partir ou mourir ?) au profit du pire consensus : le martyrologe sacrificiel plutôt que la résistance active et vivante à la barbarie. C'est pourquoi le plus beau plan du film est celui où, dans Des hommes et des dieux, le plus vieux des moines, le frère Amédée, se planque sous son lit lors de l'arrivée des islamistes, et aura survécu avec un autre frère ayant eu la même idée élémentaire. Préférons donc toujours à l'ordre théologique et son culte de la mort glorieuse (sur le versant judaïque, voir le grand film d'Avi Mograbi, Pour un seul de mes deux yeux en 2005) le pragmatisme des vieux singes pour qui la vie vaut d'abord d'être (sur)vécue.  

 

2/ Chantrapas d'Otar Iosseliani

 

Roulez vieillesse, et que jeunesse soit faite

 

http://www.anglesdevue.com/wp-content/uploads/2010/09/Chantrapas.jpgDepuis Adieu, plancher des vaches ! (1999), le cinéaste d’origine géorgienne Otar Iosseliani semblait s'abandonner totalement à la confiance en la performativité de son système cinématographique, croyant que le pilotage automatique suffirait à diriger la machine et entretenir sa fonctionnalité, à défaut de l’alimenter en matériaux originaux dont la résistance éprouverait la mécanique iosselianienne elle-même. C'était le cas avec les documentaires Euskadi en 1983, Un petit monastère en Toscane en 1988, et les quatre heures de Seule, Géorgie en 1994, sans compter le fabuleux conte africain Et la lumière fut en 1989, probablement son chef-d'oeuvre. Lundi matin (2002) et Jardins d’automne (2006) n’ont hélas fait que confirmer la lente dérivation d’un geste esthétique naguère dévolu à la célébration hédoniste et anarchisante de l’indolence et de la divagation, en pratique roublarde et calculatrice de l’autosuffisance et de l’autosatisfaction faciles. Otar Iosseliani ne réalisait alors plus des films proprement dits : à peine alignait-il des exercices de calligraphie, peaufinant une « écriture » qui finissait en signature d'auteur consacré, voire en griffe artiste seulement prestigieuse. Chantrapas, son nouveau long métrage, allait-il interrompre le cycle du ronronnement du vieux matou géorgien ? Le film allait-il nous instruire de ce qui ne fait chez lui hélas que trop bien tourner ?

 

L’échange fameux entre Jean Renoir et Jacques Rivette le filmant pour le documentaire Jean Renoir le patron tourné en 1966 dans le cadre de la série Cinéastes, de notre temps de Janine Bazin et André S. Labarthe (« Ca tourne ? » demandait le premier, « Comme la terre autour du soleil ! » répondait le second) vaudrait pour parfaitement exprimer un geste de cinéma habité par le motif de l’incessante fluidité circulatoire des objets et des sujets, des symboles et des récits. On trouvera ainsi dans Chantrapas tous les éléments qui déterminent habituellement la forme de tous les films du cinéaste : des axes privilégiant des cadres moyens et larges ; des mouvements de caméra articulés avec des zooms ; des corps qui passent et repassent devant la caméra afin de renverser les pôles magnétiques du champ et du hors-champ ; des acteurs non-professionnels moins sollicités pour mimer des types psychologiques connus que pour incarner anonymement le réseau impersonnel des interdépendances soutenant la ronde des actions collectives ; des animaux dont la diversité expose un bestiaire dont n'est pas exclu le genre humain considéré avec le même oeil neutre, fasciné mais distant ; enfin une mobilité plurielle et continuelle relayée objectivement par des machines et des liquides de toute nature (et particulièrement des alcools dont la coulée paraît alimenter en nécessaire carburant la machine cinématographique elle-même).

 

Il s’agira toujours de mettre en scène une fluidité, d'exposer une mécanique des fluides qui, cherchant à liquider toute histoire au profit de l’infinie expression du devenir comme pure coulée héraclitéenne, doit rendre compte d’une philosophie (nietzschéenne) de l’éternel retour, être et devenir se confondant ultimement sur la courbure du monde vu par Otar Iosseliani. Dans Chantrapas, le mobile de la mobilité (« mobilis in mobile » pour reprendre le blason du capitaine Nemo chez Jules Verne) générale semble à première vue relever de la perspective autobiographique. Le jeune géorgien Nico, double évident d’Otar Iosseliani, est un jeune réalisateur molesté par le pouvoir. Exilé en France, il doit affronter les nouveaux caciques du pouvoir, non plus les idéologues du bloc soviétique mais les producteurs intéressés par les seuls retours sur investissement. Dans les deux cas, c’est la créativité de l’artiste qui est à chaque fois encagée. Chantrapas, film bilan ? Oui et non. Au démarrage du film, on a même droit à quelques extraits d'un court métrage longtemps invisible (et écologiste avant l'heure) du réalisateur : Le Chant de la fleur introuvable (1959). La conviction demeurera, inébranlable : l’ethos libertaire et réfractaire à tout assujettissement, partagé par le personnage comme par son auteur (et le second vient dans son propre film directement seconder le premier), paraît être fixé depuis toujours. C’est d’ailleurs le sens du titre issu du français « chantera pas » russifié durant le 19ème siècle pour signifier l'artiste marginalisé et exilé. Ligne d'horizon fixé sans hésitation ni évolution, ce qui n’est pas sans contredire le manège continuel et l’incessante danse des choses du monde valorisée par le cinéaste.

 

C’est que, pour ce dernier, le mouvement et l’immobilité, à l’instar de la durée et l’éternité, semblent être saisis dans une logique philosophique de la contiguïté et de l’indiscernable. « Il faut que tout change pour que rien ne change » écrivait déjà Lampedusa dans Le Guépard. Durée toujours différenciée du devenir ou temps circulaire : dans les deux cas, Otar Iosseliani liquide à coup de chorégraphie millimétrée (et storyboardée) la question de l’histoire (en termes de récit ou d’époque) afin d’arracher son propre matériau biographique de toute réalité scénarique ou historique. Sa vie fondue dans un geste allégorique, en défiant le conservatisme des chronologies linéaires, le réalisme des reconstitutions historiques, et le dogmatisme d'un certain marxisme soviétique déifiant l'Histoire (avec une grande hache aurait dit Heiner Müller), trace tranquillement un trait d’égalité structurale entre autoritarisme d’Etat (la Géorgie sous influence soviétique) et totalitarisme de marché (le cinéma français sous influence des producteurs commerciaux). Mieux, depuis une enfance chaplinesque passée à traficoter des icônes volées dans une petite église orthodoxe, aux films bricolés dans les rues et les salles de montage indistinctement géorgiennes et françaises, c’est une vie dont l'aspect strictement biographique est ici particulièrement malmené, et qui serait comme passée à suivre activement-passivement le mouvement spinozien d'un conatus libertaire et épicurien : persévérer dans son être récalcitrant, indifférent aux frontières comme intéressé aux plaisirs seulement grapillés ou chapardés.

 

Pourtant, cette apologie de la résistance créatrice, de l’utopie minoritaire et de l'éternel jeunesse artistique possède un coût symbolique certain. La virulence anti-système peut par exemple difficilement être soutenue par un cinéma aussi formellement systématique, ainsi qu'être relayée à l'image par les excellents Bernard Eisenschitz, Pascal Bonitzer et surtout Pierre Etaix dans le rôle impossible de producteurs ignares, comme être justifiée par rapport aux efforts de Martine Marignac des productions Pierre Grise pour faire exister le cinéma d'Otar Ioselliani. C’est aussi une humeur mélancolique gonflant toujours plus et refermant dans son sillon les vannes de la comédie. Les films d'Otar Iosseliani gagnent alors en sérénité ce qu'ils perdent en comique corrosif. Le temps qui coule liquiderait-il les brûlures du passé et les envies d'en découdre avec le présent ? C’est une œuvre certes toujours davantage minoritaire et lointaine, qui tire à la ligne (de l’enfance, de l’utopie et du désir : tout ce que métaphorisent telle toile de Bosch, telle partie de pêche renoirienne ou telle apparition d’une sirène), qui cite logiquement Boudu sauvé des eaux (le cinéaste a été pêcheur dans sa jeunesse), continuant vaille que vaille, sans autre préoccupation que la préservation de son être persévéré et persévérant, envers et contre tout. Tourner vaudrait alors moins pour rester sur place que pour continuer à graisser (lui qui a étudié le piano, les mathématiques et la mécanique) la roue de sa petite mécanique, de sa petite horloge interne.

 

Otar_Iosseliani.jpgChantrapas, c’est alors l’autoportrait imaginaire et bricolé, un peu menteur et un peu rêveur, facétieux et peut-être pas si flatteur, d’un cinéaste qui ressemblerait à ce vieux monsieur d'origine étrangère (mais on aurait oublié laquelle, on sait seulement qu'il vient de plus loin de l'est) que l’on croise à intervalles distants mais réguliers en bas de la rue, qui radote ou rabâche toujours le même état des choses, qui mélange ses souvenirs ou qui les fabule et que l’on n’ose pas contredire, parce qu’on respecte tout ce qu'il trimballe avec lui, toute cette histoire fossilisée dans ses vieilles manies, ressassée dans des vieux tours de manivelle poussiéreux que l'on connaît par coeur, mais qui disparaîtront un jour avec son auteur, sans être remplacés. Parce que le bonhomme est unique, et son manège irremplaçable. Et l'on sait bien que notre tristesse sera alors inconsolable, la coulée de cette tristesse intarissable.

 

3/ The Housemaid d'Im Sang-soo

 

Folies bourgeoises

 

the-housemaid-1.jpgComme d'autres cinéastes sud-coréens, tels Im Kwaon-Taek, Hong Sang-soo et Lee Chang-dong (ou encore Yoichi Sai, auteur issu de la minorité sud-coréenne du Japon et réalisateur du glaçant Blood and Bones en 2004), Im Sang-soo est obsédé par la violence quand elle est relayée par le système patriarcal et qu'elle sévit dans son espace privilégié : la sphère domestique. Son premier long métrage, Girls' night out (1998), exposait déjà dans la crudité des confessions la vie sexuelle de trois jeunes femmes sud-coréennes dont le désir de concilier plaisirs hédonistes et rigueur dans l'ascension sociale venait buter sur les rappels symboliques de la domination masculine, s'agissant des domaines socioprofessionel ou conjugal. Le troisième long métrage, Une femme coréenne (2003), lauréat du Lotus d'or au Festival asiatique de Deauville en 2004, enfonçait le clou de la caustiticté antipatriarcale, avec son héroïne et sa belle-mère bataillant pour une émancipation gagnée à l'arrachée contre leur bourgeois de conjoint respectif (même si le coût consistera aussi à supporter pour la protagoniste seule le décès de son fils adoptif). Mieux, car de manière moins frontale et plus subtile, Le Vieux jardin (2007), le cinquième film d'Im Sang-soo d'après Hwang Sok-yong, mettait en scène un militant socialiste qui avait participé au soulèvement étudiant et syndical de Gwanju en mai 1980 appelant à la démocratisation politique d'un régime instable et inféodé au pouvoir de l'armée, qui connut une institutrice dont il fut amoureux avant d'être emprisonné pendant 17 ans, et qui, une fois libéré, réalise que celle qu'il a aimée, et qui depuis est décédée, a continué le combat en participant avec d'autres à édifier la mémoire des événements de Gwanju. Ainsi était révélé, dans l'ombre du militantisme masculin, le travail habituellement invisible des femmes dans la constitution mémorielle et narrative d'un récit appartenant à la culture populaire sud-coréenne. 

 

On attendait donc beaucoup du sixième film d'Im Sang-soo, The Housemaid, remake d'un film éponyme réalisé en 1960 par Kim Ki-young devenu depuis un classique du cinéma sud-coréen. Présenté en compétition officielle du dernier festival de Cannes, le film, reposant sur un argument qui peut faire lointainement songer à The Servant (1963) de Joseph Losey ou La Céremonie (1995) de Claude Chabrol, est instable et hétérogène, fonctionnant par endroits, échouant à d'autres. En cela, il est le reflet d'un style lui-même bancal, tour à tour foutraque et poussif, tape-à-l'oeil et monumental (pour ne pas dire pompier), parce que partagé par un hyperréalisme des actions et un baroquisme dans leur représentation. Le format large, les axes impossibles, les mouvements de caméra tarabiscotés et le grand angulaire épaississent un peu trop facilement (ou par trop visiblement) le trait de la charge antibourgeoise. Cette histoire d'une domestique de grands bourgeois engrossée par le maître de maison et avortée contre son gré par la belle-mère du mâle (afin de préserver la valeur symbolique de la progéniture de sa propre fille mariée à ce dernier) vaut surtout pour le personnage éponyme de la bonniche de luxe magnifiquement interprétée par la star sud-coréenne Jeon Do-yeon (elle reçut d'ailleurs le Prix d'interprétation à Cannes pour son rôle dans Secret Sunshine en 2007 de Lee Chang-dong). La caricature de grand seigneur bourgeois, rappelant les hommes de la clique mafieuse accompagnant le dictateur Park Chung-hee le soir de son assassinant en 1979 dans The President's Last Bang (2005), et sirotant constamment son vin français dont les bouteilles fonctionnent comme autant de réitération de la fonction phallique, est tellement explicite qu'elle se neutralise elle-même. En revanche, la folie grandissante de la domestique, qui fait l'expérience ultime d'une dépossession d'elle-même quand elle apprend qu'elle a été à son corps défendant avortée, est plutôt bien vue. La grandiloquence de son suicide - une pendaison au bout d'un chandelier qui prend feu - s'inscrit dans un régime de la chute constamment répétée (du saut dans le vide d'une inconnue ouvrant le film à une première chute causée par la malveillance de la belle-mère sans oublier la dernière qui met le feu à un film habituellement placé sous le signe de la vitrification), trahissant la pente dépensière des individus issus des classes populaires qui n'ont en propre que leur orgueil à consumer dans un ultime potlatch, quand les grands-bourgeois se lovent complaisamment dans une esthétique spectaculaire close sur elle-même, comme gelée, coupée du réel du reste laborieux de la société. Si les possédants sont rivés à leur sadisme de maîtres, les dé-possédés seraient travaillés par un masochisme qui les obligerait, lorsqu'ils sont dépolitisés, à s'autodétruire pour manifester de façon symptomatique la responsabilité des dominants qui, de leur côté, ne voient chez celles et ceux qu'ils dominent que déraison et folie.

 

im-sang-soo,M37708.jpgAu début de The Housemaid, une femme se jette dans le vide, pendant que la population bâfre dans les échoppes fumantes de la rue commerçante. C'est à peine un événement, au mieux un trouble vite effacé de la mémoire collective, un fait divers en chassant un autre dans la temporalité amnésique de l'industrie mass-médiatique. A la fin, le saut dans le vide de la protagoniste sera également probablement vite oublié. L'innocente bêtise, l'idiotie de l'héroïne semble avoir échoué à exprimer l'inoubliable horreur de la condtion sociale qui lui a été imposée. Peut-être la fille aînée se souviendra-t-elle de ce jour épouvantable dont elle fut avec ses parents la spectatrice involontaire, quand, quelques années plus tard, sa mère mimera pour elle Marylin Monroe souhaitant un bon anniversaire à John F. Kennedy. Ventre fécond dont il faudrait entretenir la valeur sociale en termes de filiation et de reproduction, ou vagin enfourné pour des hommes qui veulent jouir et posséder vite (on pense alors à Une vieille maîtresse de Catherine Breillat en 2007) : dans les deux cas, la classe des femmes (pour emprunter ici le vocabulaire de Colette Guillaumin) est subordonnée à la double temporalité patriarcale pour le bénéfice des hommes, s'agissant du temps long de la filiation comme du temps court de l'éjaculation. Dans l'ombre de la mère de la jeune fille, combien de femmes détruites par son père ? Femmes de ménage de tous les pays, unissez-vous pour échapper au destin social de Marylin Monroe !    

 

4/ Homme au bain de Christophe Honoré

 

La Belle personne

 

affiche-homme-au-bain.jpgLe problème principal que doit affronter un (encore jeune) cinéaste comme Christophe Honoré (il a quarante ans), c'est sa facilité. Par exemple à initier coup sur coup une passe de trois films (Dans Paris en 2006, Les Chansons d'amour en 2007 et La Belle personne en 2008) dont le revival "Nouvelle Vague" ne cessait jamais de frôler la dangereuse limite de la joliesse comme de la pose narcissique. Loin de la nécessité à la fois théorique et professionnelle des praticiens de la politique des auteurs issus des Cahiers du cinéma à la fin des années 50, l'ancien critique joue des références comme de signes distinctifs, fixant le programme moderne de la Nouvelle Vague en ludisme à l'inconséquence ou la frivolité toute postmoderne. La Belle personne touchait d'ailleurs assez juste, puisque son projet d'actualiser La Princesse de Clèves de Madame de la Fayette dans la cour du lycée Molière du 16ème arrondissement rendait manifeste la posture distinctive et aristocratique de Christophe Honoré. Le film suivant, Non ma fille tu n'iras pas danser, se voulait plus classique, plus cosy (avec sa première partie bretonne, région d'enfance du réalisateur où l'on croisait le propre frère de ce dernier), en s'inscrivant notamment dans le champ bien français des fictions mi-conjugales mi-familiales, comme on en a vu tant ces dernières années depuis les films d'André Téchiné, Olivier Assayas et surtout plus récemment Arnaud Desplechin. Heureusement, le cinéaste a la bougeotte, et n'ignore pas du côté où il penche. Au lieu de capitaliser, il a préféré voir ailleurs s'il n'y était pas, et revient avec cet Homme au bain, pas complètement réussi, mais qui au moins interrompt (momentanément) les processus d'embourgeoisement d'un geste de cinéma dont les références cinéphiliques servaient surtout de confortables assurances et de rentes de situation.

 

Film bricolé, un peu poussif ou paresseux, vite fait mal fait, mais sympathique au bout du compte, Homme au bain privilégie cette fois-ci davantage Jean-Luc Godard que François Truffaut et Jacques Demy, anges tutélaires des précédents films du cinéaste. Morceaux musicaux hétéroclites (la variété avec Charles Aznavour, le rock avec Lust for Life de Girls, la musique savante occidentale avec Le Sacre du printemps d'Igor Stravinsky, la bossanova avec la reprise par Nancy Wilson de Insensatez de Carlos Jobim) copiés-collés, mixage de citations picturales (dont l'éponyme Homme au bain de Gustave Caillebotte) et de couvertures de romans publiés par NRF-Gallimard (Confidence pour confidence de Paule Constant en 1998, La Classe des garçons de Francis Lacombrade en 1980), collages improbables (Gennevilliers - d'où sont originaires l'acteur François Sagat et le peintre Gustave Caillebotte - et New York) et situations quasi-surréalistes (François Sagat, star des films pornographiques gays, multipliant les liaisons avec les mecs de la cité populaire des Hauts-de-Seine afin d'oublier son amant parti aux Etats-Unis accompagner son film et dont le journal filmé intègre les images réellement tournées par Christophe Honoré lors de la sortie new-yorkaise de Non ma fille tu n'iras pas danser) : on l'aura compris, le cinéaste multiplie les embardées modernistes pour fuir le naturalisme qui domine le régime représentatif dominant le cinéma français. Du coup, on songe au dernier film en date d'Alain Guiraudie, Le Roi de l'évasion, avec sa virée campagnarde visant la réinvention utopique des rapports sexuels contre tous les clichés hétérocentrés (cf. Des nouvelles du front cinématographique (8) : l'homosexualité dans le cul de l'hétéro-patriarcat). Il y a  aussi de l'utopie dans Homme au bain, avec son quartier populaire arraché aux clichés du sexisme et comme rendu contigu avec les rues new-yorkaises plus glamour, et son héros porno sollicité (comme hier Rocco Siffredi chez Catherine Breillat, Ovidie chez Bertrand Bonello et Sasha Grey chez Steven Soderbergh) à fricoter avec le cinéma d'auteur (et l'écrivain étasunien queercore Dennis Cooper, qui habite le palier supérieur du même HLM que le héros !). Fin proclamée de l'hermétisme des séparations sociales ou culturelles ? Célébration d'un métissage (le poète Edouard Glissant parlerait plutôt de "créolisation") conforme à l'impureté fondamentale du réel ?

 

christophe-honore.jpgSinon, le film ne raconte pas grand-chose, si ce n'est peut-être la morne reconduite des plaisirs (homo surtout, un peu hétéro aussi, à deux, à trois, sado, maso) de la chair qui ne sauraient épuiser la perte mélancolique de l'objet du désir. Peut-être que le film de Christophe Honoré est un film d'amour, mais il souffre d'un tel déficit fictionnel (malgré la courte présence de Dennis Cooper) que l'on n'en est pas bien sûr. Ce qui en revanche est certain, c'est François Sagat, ce faune avec son corps de taureau évoquant dans un même tenant la statuaire antique et les figures bodybuildées de la Marche des Fiertés, ses minauderies et ses afféteries qui rattrapent son jeu limité, cette espèce de bête imposante qui fascine un cinéaste s'improvisant dès lors Monsieur Loyal. S'en tenant strictement à son motif, là où le documentaire peut soutenir une narration pour le moins faiblarde, Homme au bain réussit tout ce qu'il échoue à établir dans l'autre sens, c'est-à-dire à transformer les prises de vue du journal filmé en DV de Christophe Honoré en matériaux fictionnels (avec Chiara Mastroianni en special guest). Il n'en faut pourtant pas beaucoup pour que le courant passe, électrique : une interprétation acoustique du chef-d'oeuvre de Kate Bush, The Man with the Child in his Eyes, pendant que le regard de l'armoire à glace François Sagat laisse deviner une inexpugnable enfance. On fond devant ce petit miracle frissonnant dans un film qui en compte bien peu mais qui est largement sauvé par eux. 

 

5/ Les Amours imaginaires de Xavier Dolan

 

Fragments d'un discours narcissique

 

les-amours-imaginaires-1.jpgL'année dernière, J'ai tué ma mère, amplement défendu dans ce blog (cf. Des nouvelles du front cinématographique (8) : l'homosexualité dans le cul de l'hétéro-patriarcat), se voulait si l'on veut un remake pop et gay du film Les 400 Coups (1959) de François Truffaut : Xavier Dolan aurait-il voulu rééditer à l'heure du second long métrage narrant la difficle géométrie d'amours triangulaires le même coup avec Jules et Jim (1962) de François Truffaut demeurant toujours la référence ultime ? Le québécois de 21 ans persiste et signe dans une manière très marquée (argument ténu afin de tout faire passer par le style) et très remarquée lors de sa projection à la sélection Un certain regard lors du dernier Festival de Cannes : au risque de la frivolité, voire de la superficialité. "Rien n'est plus profond que la peau" disait Paul Valéry, mais le goût dolanien des surfaces et des épidermes afin de soutenir l'idée d'une image à fleur de peau peut vite se retourner en cosmétique fatuité. La manière dont par exemple le jeune cinéaste évacue les arrière-plans comme le hors-champ, arrachant ainsi ses figurines (Marie interprétée par Monia Chokri, une femme hors d'âge comme parachutée des années 50, puis Francis, l'ami de cette dernière incarné par Xavier Dolan, et Niels Schneider dans le rôle de l'ange à la Cocteau, Arrieta ou Pasolini prénommé Nicolas, et déjà croisé dans le premier film de l'auteur) de toute inscription sociologique (à l'inverse de ce que réussissait J'ai tué ma mère) est certes cavalière. Mais la souveraineté altière du style (des vignettes acidulées et arrosées de sirop d'érable - ce sont les ralentis directement issus de In the Mood for Love de Wong Kar-wai en 2000) paraît désormais se gélifier en narcissisme auteuriste que devra nécessairement surmonter le cinéaste pour son prochain long métrage (Laurence anyways avec Louis Garrel prévu qui apparaît en fin de film comme pour assurer la transition).

 

La jeunesse prolifique, au risque de la dilapidation des talents : c'est la limite du film Les Amours imaginaires, qui ne passe pas seulement son temps à s'enivrer à coup d'autocitations (le retour kitsch d'Anne Dorval, les entretiens faussement documentaires rythmant ou donnant du volume à la narration, les à-plats et monochromes pop, les micro-fragments narratifs tels des pétales de fleurs, et l'iconicité du kitsch comme horizon avoué). Cela ne suffit pas. Plus précisément, cela ne suffit plus. Parce que, si Les Amours imaginaires témoigne sans trembler d'un style, d'une manière donc, il n'en est pas moins un film si mineur qu'il ne peut que décevoir par rapport au plus impérieux J'ai tué ma mère qui s'était donné la double mission d'imposer une vision comme une fiction, tout à la fois et sans préférence. Mineur, Les Amours imaginaires ? Au sens où Xavier Dolan n'est toujours pas sorti d'une minorité que prolongent les déférentes références envers les maîtres plus ou moins anciens. Maniéré, Les Amours imaginaires ? Oui, et cela est totalement assumé ici. En effet, avoir le "souci de soi" (Michel Foucault) induit une esthétisation de sa propre personne (les coiffures et autres vêtements précieux, voire excentriques dont sont parés les personnages) qui détermine sur le plan cinématographique un formalisme exposé où prédominent les couleurs saturées, les gros plans vibratiles, et les ralentis vaporeux. Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes (éd. Seuil, 1977) et le mot fameux de Jacques Lacan ("Tu ne me regardes jamais de là où je te vois") représentent les deux balises intellectuelles pour une démarche travaillée par l'idée d'amour comme style, comme production d'icônes, comme image autocentrée et illusoirement protégée de tout réel (quand l'amour maternel dans J'ai tué ma mère disposait d'un ancrage dans un réel social et genré débordant les plans-séquence qui en enregistraient les secousses affectives). Si c'est ici l'amitié entre Marie et Francis qui risque d'être sabordée au nom du fantasme incarné en la personne de Nicolas, la possibilité du naufrage d'une belle histoire réelle au nom d'une illusion fugace n'est hélas pas aussi fortement relayée par la mise en scène. L'émail (le style) demeure, mais fait défaut la pulpe (le récit et l'incarnation dans les acteurs).

 

L'amour peut être le lieu du règne du fantasme, de la souveraineté de l'imaginaire. L'amour serait alors soutenu par une régime arrivant à croire que l'on puisse faire l'économie du réel : en cela, l'effusion amoureuse, fondamentalement narcissique, est autant raccord avec la langue imagée qu'est le joual parlé au Québec qu'avec le maniérisme stylistique de Xavier Dolan. Comme l'a montré René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque (éd. Grasset-coll. "Pluriel", 1961, pp. 127 et 194), la coquette ou le narcisse sont désirés car, se désirant eux-mêmes, ils sont les premiers médiateurs du désir qu'ils inspirent. Et s'il est évident que le coquet Xavier Dolan est désirable et désiré à l'instar de son protagoniste Nicolas, c'est qu'il est d'abord et avant tout amoureux. Mais, tel Narcisse, que de son seul reflet, semble-t-il. Espérons qu'il dépasse le stade de la reconnaissance cinématographique d'un narcissisme qui le rend désirable auprès de ses spectateurs, et qu'il sache en conséquence éviter pour son prochain film annoncé de tomber dans l'onde (qui est aussi médiatique) lui renvoyant l'image d'une créative jeunesse qui l'empêche d'accéder à sa propre majorité artistique. Même si Xavier Dolan, en bon lecteur de Roland Barthes, persiste à poser que "l'amoureux est donc artiste, et son monde est bien un monde à l'envers, puisque toute image y est sa propre fin (rien au-delà de l'image)" (in Fragments d'un discours amoureux, opus cité, p. 159). 

 

6/ Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun

 

Filiation et trahison

 

HAROUN_Mahamat_Saleh_2010_Un-homme-qui-c"Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse" (Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, éd. Présence africaine, 1983, p. 22). Ce sont ces vers qui ont inspiré le nouveau long métrage de Mahamat Saleh-Haroun qui - ce fut l'autre événement, certes peu médiatisé, du dernier Festival de Cannes avec la remise de la Palme d'or à Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul - reçut le Prix du Jury. L'événement, outre d'asseoir davantage la reconnaissance internationale  d'un excellent cinéaste issu d'un continent pauvre en réalisateurs de cinéma (l'Afrique), aura aussi permis de mettre en avant la singularité d'un homme qui représente quasiment à lui tout seul le cinéma tchadien. En effet, Bye by Africa tourné par Mahamat-Saleh Haroun en 1999 serait officiellement le premier long métrage de cinéma de l'histoire du Tchad. Après ce film qui a reçu des récompenses dans les festivals de Venise et d'Amiens, vinrent Abouna (notre père) sélectionné à la quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2002, Daratt (saison sèche) en 2006 qui repartit après sa présentation au Festival de Venise avec le Prix spécial du Jury, Sexe, gombo et beurre salé réalisé pour la chaîne Arte en 2008, et enfin Un homme qui crie, le premier film tchadien à bénéficier d'une sélection officielle au Festival de Cannes et à empocher dans la foulée le Prix du Jury. Bien sûr, la récompense sert autant à récompenser un artiste qui a réalisé un excellent film qu'à compenser symboliquement une économie nationale délabrée qui, sans capitaux extérieurs (et particulièrement français), ne permettrait pas de financer des longs métrages de cinéma. Ceci étant dit, Un homme qui crie est un beau film qui confirme tout le bien que l'on pouvait penser de Mahamat-Saleh Haroun, le cinéaste vivant et issu du continent africain le plus important depuis le sénégalais Ousmane Sembene (décédé en 2007), avec le malien Souleymane Cissé et le mauritanien Abderrahmane Sissako (ce dernier qui travaille au Mali a d'ailleurs produit Daratt). Si Daratt demeure à ce jour le chef-d'oeuvre de son auteur - et l'un des plus beaux films des dernières années, toutes provenances confondues -, Un homme qui crie reconfigure intelligemment une problématique du pardon, de l'héritage et de la filiation qui innerve tout le cinéma de Mahamat-Saleh Haroun, mais cette fois-ci en la considérant à l'intersection des rapports de la politique et de l'économique;

 

Les pères manquent chez le cinéaste, dans Abouna, dans Daratt : disparus ou assassinés, les pères ont été absorbés par la longue guerre civile qui déchire le Tchad (cette création coloniale divisée en 1890 en trois zones, française, britannique et allemande) depuis son indépendance le 11 août 1960 (le réalisateur est né en 1961). Tensions entre le nord, le centre et le sud-est majoritairement musulman et le sud-ouest plutôt chrétien et animiste, renversements et assassinats de chefs politiques (François Tombalbaye en 1975), rapprochements compliqués avec la Libye, interventions françaises et européennes (EUFOR) afin de soutenir les figures autoritaires Hissène Habré et Idriss Déby (toujours en place depuis 1990), participation à la deuxième guerre du Congo en 1999, et contestation du pouvoir en place par une rebellion s'organisant à partir du Soudan depuis 1990 et qui est reparti à l'offensive depuis le mois de mai de l'année dernière. Voilà non pas l'arrière-plan, mais la matière même dont sont faites les fictions mises en scène par un homme qui lui-même échappa de peu à la mort en 1980, contraint de fuir son pays en brouette et de se réfugier à cette époque au Cameroun (puis en France où il vit depuis 1982), et plus tard obligé de réaliser dans son pays d'origine des films sans pouvoir s'inscrire dans un héritage ou une filiation avec un cinéma tchadien qui jusqu'alors n'existait pas. Si donc la guerre est dévoreuse d'hommes qui sont des pères abandonnant contre leur gré leurs propres enfants, elle représente également le cadre à partir duquel les pères qui sont présents. Les survivants qui n'ont pas laissé leur peau dans les combats s'abandonnent à un relâchement moral qui peut être fatal à leurs descendants dévorés à leur tour par cette machine saturnienne qu'est définitivement la guerre. Les pères manquaient physiquement, ils font cette fois-ci défaut moralement (et ce n'est pas un hasard si c'est le même acteur non-professionnel, l'impressionnant Youssouf Djaoro, qui interprètait l'assassin du père du héros de Daratt, et qui incarne ici le père qui profite de l'incorporation militaire de son fils pour préserver sa place de maître-nageur dans un hôtel pour touristes occidentaux de la capitale N'djamena - il a également joué un colonel tortionnaire dans le remarquable N'djamena City de la réalisatrice tchadienne Issa Serge Coelo en 2008). Comme on va s'en apercevoir, Un homme qui crie instaure une perspective différente à partir d'une problématique commune aux films précédents, et particulièrement Daratt : entre les pères et les fils se jouent des relations socialement bornées par les motifs archaïques et sans âge de l'abandon et du pardon (et dans les deux cas il faut entendre le motif du don). Sauf que là où Daratt montrait que la face obscure du pardon était, comme l'aurait dit Jacques Derrida, le fond d'impardonnable qui lui était lié, Un homme qui crie expose la double nature du pardon selon que l'on occupe la position du père ou bien celle du fils.

 

La séquence pré-générique montre un père et son fils jouant à savoir quel est celui des deux capable de retenir le plus longtemps sa respiration sous l'eau. Ce qui ressemble à un jeu sans importance va progressivement s'actualiser en joute soutenue par une "rivalité mimétique" (René Girard) dont la résolution critique va déboucher sur l'élimination indirecte du fils qui menaçait les intérêts du père. René Girard a bien explicité dans son travail anthropologique le rôle structural du motif du double dans les récits d'inceste et de parricide, résultant en effet de l'"imitation rivalitaire" qui fait que le fils devenant le double de son père risque de mettre en péril la reproduction et la perpétuation de la société. La piscine près de laquelle travaillent Adam et son fils Abdel présente une première surface miroitante inscrite à l'intérieur d'un régime économique qui est celui de la mondialisation du capital (incarnée par la patronne chinoise de l'hôtel majoritairement fréquenté par des Européens). La mise en concurrence des salariés, les plus jeunes étant préférés aux plus anciens (parce que, selon la rationalité capitaliste, les salariés âgés seraient moins efficaces et plus chers, moins flexibles et plus habilités à contester les changements d'orientation managériale), participe à liquider les hiérarchies classiques déterminant les positions paternelle et filiale, comme elle institue un enjeu de luttes divisant ceux qui n'auraient jamais dû l'être. L'eau de la piscine expose le caractère de liquidation en économie capitaliste des positions et relations traditionnelles, comme elle rend manifeste une passion rivalitaire qui va déboucher sur une terrible crise mimétique. Par extension, la guerre représente sur le plan de la collectivité en général ce qui nourrit la conflictualité déchirant Adam et son fils, puisqu'on imagine que les représentants du pouvoir étatique ("les patriotes") occupent une position de domination qui dure depuis des années, et que contestent des factions dissidentes ("les rebelles") probablement plus jeunes. En tous les cas, lorsque la lutte des classes (Karl Marx) prend la forme localisée d'une lutte de classement (Pierre Bourdieu) mais aussi d'une "lutte des places" (Vincent de Gaulejac), le père et le fils occupant sur le plan capitaliste des positions proches sont à leur corps défendant incorporés dans une guerre économique dont profite le second, au détriment du premier. La réponse paternelle sera terrifiante : Adam laissera faire en silence les milices avides de trouver sauvagement de nouvelles recrues pour alimenter en chair à canon la guerre en cours, lorsqu'elles viendront chercher Abdel.

 

19421353.jpgAlors que Un homme qui crie avait commencé à s'apparenter au film de Friedrich W. Murnau, Le Dernier des hommes (1924), qui racontait déjà l'histoire d'un déclassement (un portier d'hôtel finissant comme agent d'entretien des toilettes), le film de Mahamat-Saleh Haroun brouille un semblable récit (un ancien nageur professionnel devenu maître-nageur, puis, parce que la direction de l'hôtel lui a préféré son fils, garde-barrière) à partir des positions de pouvoir respectives occupées par le père et son fils. On l'a vu, le fils gagne la lutte des places initiée par la course mondiale à la rentabilité des capitaux. En réaction, le père profite des règles de l'incorporation militaire et étatique pour récupérer sa place perdue par un fils enrôlé malgré lui dans la guerre civile. Des images brouillées issues du poste de télévision rappelant l'horrible réalité des enfants-soldats au plan de l'arrestation du fils sous le regard du père caché derrière le store de sa fenêtre, et c'est une autre ligne qui s'oppose à la surface liquide offerte par la piscine de l'hôtel, et qui institue un régime d'images miroitantes engloutissant non plus la figure du père mais désormais celle du fils. L'ambiance ouatée, la durée languide des plans, les quelques bruits (aériens) de la guerre qui n'arrivent pas à déchirer la bulle des journées passées à l'hôtel, la pastèque partagée par le père et la mère dégoulinant des bouches et des mains afin d'oublier tout ce que montrent et racontent les reportages télévisés : la guerre aura pourtant fait son office, et cela doublement, sur le plan économique au bénéfice du fils, et sur le plan politique et militaire au bénéfice du père. La rivalité mimétique et l'imitation rivalitaire auront donné deux guerres dont les vainqueurs (tantôt le fils, tantôt le père) sont aussi les perdants, puisqu'elles ruinent les traditions, les honneurs et les responsabilités paternels et filiaux. L'effort d'Adam pour arracher son fils de son embrigadement et l'emmener au bord du fleuve près duquel il expirera, vaut pour instruire un double pardon : pardon du fils envers le père qu'il a trahi au nom de la guerre économique, pardon du père envers son fils trahi au profit de la guerre civile. C'est la surface immémoriale du fleuve, ultime actualisation des miroitements qui structurent formellement tout le film, plan d'immanence horizontal qui délivre des passions rivalitaires et mimétiques. Comme plus généralement du patriarcat sous toutes ses formes (de l'Etat au père en passant par Dieu que ce dernier conteste explicitement de plus en plus) : Abdel mort et Adam s'enfonçant dans le dernier plan du film dans la même eau amniotique que le cadavre de son fils, restent deux femmes (l'épouse d'Adam, la compagne enceinte d'Abdel) qui élèveront un enfant sauf des représentations patriarcales. Sortir de la piscine, et s'arracher des représentations télévisées, c'est se délivrer des inscriptions forcées dans les luttes de places de la guerre économique ou dans l'incorporation militaire dans la poursuite de la guerre civile. C'est ouvrir un nouvel espace utopique où recommencer une société dans laquelle le meurtre (symbolique) du père ne serait plus payé ou contrebalancé par le meurtre (indirect mais réel) du fils. C'est envisager un monde au sein duquel la scène primitive d'Abraham sacrifiant son fils au nom de Dieu serait abolie, un monde symboliquement préservé du cannibalisme saturnien affolant les pères et du schéma oedipien tenaillant le ventre des fils. Un univers sans vengeance ni crise mimétique où les pères et les fils, chacun à leur place (inexpugnable), seraient, plutôt que des concurrents ou des maîtres et des esclaves, des égaux qui auraient enfin cessé, intérieurement (pour le père) ou extérieurement (pour le fils), d'être des ours qui dansent ou des hommes qui crient (sur le sacrifice des fils par les pères - comme des femmes par les hommes - dans les pays africains subissant l'oppression néocoloniale : cf.Des nouvelles du front cinématographique (23) : White Material de Claire Denis).

 

7/ Kaboom de Gregg Araki

 

Une bombe sexuelle

 

500.jpgKaboom : avec son titre comme issu d’une bulle d’un comic book, ses couleurs kitsch, ses plans moyens, frontaux et sans profondeur de champ, et ses séquences montées comme des cases de bande dessinée, le nouveau film de Gregg Araki affirme d’entrée de jeu une esthétique pop affriolante et extravertie qui paraît rejouer sur le mode de la franche rigolade la partition plus sombre à l’œuvre dans la fameuse trilogie de l’adolescence apocalyptique (Totally fucked-up en 1993, The Doom Generation en 1995, et Nowhere en 1997). Il est certes toujours question de jeunesse déjantée, de sexualité débridée, de drogues hallucinogènes, et de fin du monde. Mais la réelle noirceur des premiers films du réalisateur laisse aujourd’hui place à une économie symbolique relevant du strict principe de plaisir, sans arrière-pensée pessimiste. C’est que Gregg Araki a grandi, mûri, vieilli (il aura 51 ans en décembre prochain). Il n’est définitivement plus cet adolescent travaillé par une indétermination de ses orientations sexuelles et hanté par le pressentiment d’une apocalypse qui justement recoupait le sentiment intime de la fin de son adolescence. Expurgée d’une morbidité romantique qui n’a désormais plus cours, l’adolescence est aujourd’hui considérée avec la distance nécessaire par un homme qui sait qu’elle est le moment propice pour l’exagération, l’inflation, le surdimensionnement, la turgescence : c’est le côté « bigger than life » de l’adolescence dont a également bien rendu compte récemment en France le premier film de Riad Sattouf, Les Beaux gosses (2009). L’adolescence comme turgescence existentielle, comme intensification fantasmatique de soi-même, comme exagération autofictionnelle indexée sur l’explosion libidinale appartenant à ce moment de transition post-pubertaire.

 

On le sait, l’adolescence est une des grandes affaires du cinéma étasunien contemporain. Moins conceptuels et lyriques que ceux de Gus van Sant (Gerry en 2001, Elephant en 2003, Last Days en 2005, Paranoid Park en 2007), moins documentaires et tragiques que ceux de Larry Clark (Kids en 1995, Bully en 2001, Ken Park en 2003), moins arty et destroy que Les Lois de l’attraction (2001) de Roger Avary d’après Bret Easton Ellis, les films de Gregg Araki depuis Three bewildered People in the Night (1987) reposent esthétiquement sur une approche post-warholienne de détournement pop d’éléments visuels appartenant à la (sous)culture de masse de la société consumériste étasunienne. L’horizon idéal serait pour cet artiste de copier-coller sous la forme de pastiches colorés les séries télévisées qui marchent auprès des adolescents (exemplairement Beverly Hills), voire les films produits par Hollywood sur un mode identificatoire similaire (cf. American Pie), tout en les bariolant des couleurs crues d’un activisme sexuel et de l’addiction aux drogues plus ou moins soft dont l’industrie médiatique de masse censure systématiquement l'exposition. Le pastiche sert alors, du point de vue critique de Gregg Araki s’exprimant de l’intérieur du maelstrom mass-médiatique, de révélateur quasi-photographique, ou bien de négatif exposant les refoulements opérés par les images positives de l’industrie. Kaboom l’affirme sans détour : il s’agit bien de faire exploser – de faire gicler le cadre, gros d’une énergie (sexuelle, fictionnelle – c’est tout comme) qui électrise et renverse, distord et détourne, qui donc subvertit les signes représentatifs dominants. En moins de 90 minutes, on passera donc d’une chronique de la post-adolescence étudiante un peu coquine, à un passage en revue des attitudes sexuelles transversales aux normes des genres et de l’hétéro-sexisme, pour finir en récit apocalyptique révélant un grand complot mondiale et même intergalactique débouchant sur un holocauste atomique. 

 

400px-Gregg_Araki.jpgKaboom est évidemment hilarant et ébouriffant, mais il n’est pas que cela. La citation du film de Luis Buñuel et Salvador Dali Un chien andalou (1928) indique la bonne volonté culturelle d’un film qui r

êverait sûrement de proposer un surréalisme pour aujourd’hui à destination de ces adolescents qui ont la préférence du cinéaste. C’est que ce sont des mutants, pour lesquels rien n’est fixé sur le plan des identités sociales et sexuelles, ouverts à l’hybridation de leurs mornes existences avec des gras morceaux de fiction arrachés des fosses septiques de la sous-culture de masse dominante (ce sont par exemple ici les gros plans structuralement identiques de nourriture et de vomi ou d’excrément). Ce qui les motive, les meut et les émeut, ce qui les met en mouvement, ce sont des forces inconscientes – les forces d’un inconscient travaillé par les récits conspirationnistes et messianiques qui dominent la sphère des représentations collectives aux Etats-Unis. C’est pourquoi les films de Gregg Araki sont très concrets, et aussi très honnêtes envers les efforts de sublimation dont ils relèvent, et qu’ils révèlent. Les extra-terrestres de Mysterious Skin (2005) d’après Scott Heim sont ainsi les masques de ces pédophiles dont on veut oublier le visage traumatisant. Quant aux pages arrachées du Manifeste du parti communiste (1848) de Karl Marx et Friedrich Engels dans le final de Smiley Face (2008), ils essaiment sur la terre entière afin de signaler de manière moins didactique que comique l’aliénation du prolétariat qui se prolonge dans la consommation massive d’herbe qui fait rire. Avec Kaboom, est proposé le récit archétypal et glorieux, singulier et quelconque, de n’importe quel petit-bourgeois adolescent des suburbs étasuniens, qui se croit ou se rêve l’élu d’un grand récit d’où émergeraient les motif du père saturnien – autrement dit du terrifiant patriarcat –, et de la mère sur-sexuée – la monstrueuse « matrice hétérosexuelle » (Monique Wittig). Superpouvoirs, vampires, secte mystérieuse, résistance mondiale et intergalactique à un nouvel ordre nouveau : les grands récits de l’oppression et de l’émancipation ne seraient donc pas morts avec le triomphe du consumérisme et du néolibéralisme. Peut-être ont-ils seulement besoin d'être dynamisés, dopés. Il suffirait également d’en relever la trace symptomatique dans les fictions délirantes que lisent ou regardent ces adolescents... Tel le bien-nommé Kaboom !

   

8/ You will meet a Tall Dark Stranger de Woody Allen

 

Voyance, cécité, et prophéties autoréalisatrices

 

tn-vous-allez-rencontrer-un-bel-et-sombrYou will meet a Tall Dark Stranger est le 40ème long métrage de Woody Allen depuis 1966 et la série B. japonaise détournée What's Up, Tiger Lily ?. Comme tous les automnes, le cinéaste newyorkais remplit le contrat et rempile pour sa livraison annuelle qui doit satisfaire un public (davantage européen qu’étasunien) consolidé et inentamable, fidèle et incompressible. Le métier parle, le système ronronne (un peu comme chez Otar Iosseliani), l’économie est rentable, la posture auteuriste est maintenue sans être ostentatoire, la vis comica est parfaitement huilée, et les spectateurs abonnés au système sont contentés et renouvellent l’abonnement pour l’année qui suivra. L’artisan ne déçoit jamais, en même temps qu’il arrive difficilement à créer la surprise, si tant est qu’il souhaite réellement la créer. Quant aux petites boursouflures modernistes d’hier (le feu d’artifice à la Walter Ruttmann ouvrant Manhattan en 1979, les ambiances bergmanienne de Interiors en 1978, fellinienne de Stardust Memories en 1980 et Celebrity en 1998, tchekhovienne de Hannah and her Sisters en 1986, dostoïevskienne de Crimes and Misdemeanors en 1989,  kafkaïenne de Shadows and Fog en 1991, enfin le cubisme narratif de Deconstructing Harry en 1997 inspiré par la littérature de Philip Roth et la philosophie de Jacques Derrida), elles semblent avoir dorénavant disparu au bénéfice d’une manière reposant classiquement sur des dialogues soutenus par des plans-séquence souples et des acteurs satisfaits de tenir la ligne formant dans leur intrication serrée la trame scénarique de la fiction, la confiance dans la valeur morale des récits (la voix-off distanciée de Vicky Cristina Barcelona en 2008 et de You will meet a Tall Dark Stranger aujourd’hui), et la puissance de subtilisation des formes narratives (du perspectivisme narratif de Broadway Danny Rose en 1984, de Sweet and Lowdown en 1999, et de Melinda and Melinda en 2004 en passant par les confidences face caméra des personnages incarnés naguère par Woody Allen, et par celui de Larry David dans Whatever works en 2009).

 

Woody Allen est sans doute aucun un petit maître au métier comique bien rôdé et certifié par la critique européenne. En tout cas, il n’a désormais même plus besoin d’apparaître comme acteur dans ses propres films (dernier exemple en date, Scoop en 2006) pour les marquer de son inimitable signature. Cette patte ou cette griffe résulte directement des dispositions sociales qui sont le propre d'un intellectuel newyorkais d’ascendance juive, paranoïaque et hypocondriaque, héritier d’Ernst Lubitsch, Groucho Marx et Billy Wilder, qui sait user du verbe dans le sens d’une logorrhée bégayante afin d’occuper tout l’espace symbolique pour se protéger fantasmatiquement des intrusions (forcément malfaisantes et traumatiques) du réel, et qui en plus est capable de projeter cette invention en termes de parlure sur ses acteurs lorsqu’il se contente seulement de mettre en scène (évidemment Larry David comme double idéal dans Whatever works). Le cinéaste, à l’instar du défunt Claude Chabrol, a donc choisi de privilégier l’œuvre en son entier plutôt que la production du chef-d’œuvre comme tel estampillé (l’original Zelig en 1983 représentant l’exception confirmant la règle générale). Et nombreux sont les films nous assurant de cette « modestie » artistique : souvenons-nous des voleurs à la petite semaine de Small Time Crooks (2000), et surtout de l’exemplaire Hollywood Ending (2002) avec l’histoire de ce cinéaste réalisant littéralement à l’aveugle un film catastrophique qui pourtant reçoit les éloges mais des seules critiques français (on verra par ailleurs les usages multiples du motif de la cécité dans le nouveau film du cinéaste).

 

Mais Woody Allen sait aussi indéniablement produire avec le tempo du jogger newyorkais courant dans les allées boisées de Central Park des contes moraux dont la force analytique gagne en ciselage et finesse avec les années, et cela sans souffrir du brio des mécaniques narratives des fictions proposées. Si Match Point (2005) tourné en Angleterre initiait un mouvement original d’arrachement au traditionnel microcosme newyorkais (et pour le coup, Match Point figure parmi les rares grands films récents du cinéaste), ce film a encouragé un nomadisme justifié par la croissance des coûts de tournage à New York, et qui s’est ensuite prolongé en Grande-Bretagne avec Scoop et Cassandra’s Dream (2007), puis en Espagne avec Vicky Cristina Barcelona (2008), avant un retour prvisoire au bercail newyorkais avec Whatever works. Ce qui ne préjugeait en rien des suites de ce mouvement de déterritorialisation (à nouveau l’Angleterre avec You will meet a Tall Dark Stranger, la France pour un film prochain intitulé Midnight in Paris), et qui trouve aussi à s’épanouir dans l’hétérogénéité internationale d’un casting de luxe (ici le gallois Anthony Hopkins, l’anglaise élevée en Australie Naomi Watts, l’indienne au patronyme portugais Freida Pinto, l’espagnol Antonio Banderas, le californien Josh Brolin, l’écossais Ewen Bremner, etc.). Woody Allen promène certes tranquillement son petit commerce de cinéma et sa bonhomie auteuriste dans les régions bourgeoises de la « mondialisation heureuse » posée par ce pauvre Alain Minc. Mais la vivacité du trait, l’acidité du style, l’alacrité du ton, le bonheur de la narration, et la subtilité dans l’analyse des rapports sociaux déterminant les situations et les interactions de ses personnages font régulièrement mouche. A ce titre, malgré une forme délibérément mineure (au risque de paraître pour une formalité – un film de plus), You will meet a Tall Dark Stranger exprime, avec une justesse analytique imparable dublée d'un sens de la dérision évitant toute lourdeur didactique, quelques principes génériques appartenant à certaines dynamiques sociales qui ont lieu dans le dos de la conscience des individus qui les incarnent.

 

On le sait, Woody Allen, comme l'une de ses références cinématographiques Ingmar Bergman, est un shakespearien : un titre comme A Midsummer Night’s Sex Comedy en 1982 (qui clignait aussi de l'oeil du côté de Sourires d'une nuit d'été d'Ingmar Bergman réalisé en 1955) l’avouait explicitement. La référence dans le nouveau long métrage à la phrase proverbiale de Macbeth (« c’est une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot qui ne veut rien dire ») sert moins de fétiche culturel que de sésame (la citation ouvre et ferme le film) visant à montrer l’actualité de la vision du dramaturge. Le temps des sorcières et des rois n’est plus, mais persiste le temps des cécités plus ou moins volontaires (cf. le cinéaste aveugle de Hollywood Ending, parfait complément du mimétisme du personnage éponyme de Zelig lui permettant de se camoufler et se fondre dans le paysage), des automystifications et des « rivalités mimétiques » (René Girard - ce dernier a aussi développé sa théorie du désir mimétique à partir d’une lecture soutenue des pièces du dramaturge anglais dans son ouvrage Shakespeare, les feux de l’envie, éd. LGF, 1993). Les motifs récurrents chez Woody Allen de l’onirisme (The Purple Rose of Cairo en 1985, Alice en 1990) comme de la magie (The Curse of the Jade Scorpion en 2001 ou encore Scoop) témoignent déjà de manière peut-être moins freudienne que jungienne de l’insistance d’archétypes archaïques qui structurent l’agir individuel et l’inconscient collectif. Surtout, ces motifs ne cessent jamais de s’inscrire dans des fictions qui demeurent sous-tendues par une subtile sociologie des interactions individuelles. Cristal, la voyante de You will meet a Tall Dark Stranger, s’ajoute ainsi à la liste des arnaqueurs, bateleurs, imposteurs, et autres faussaires qui peuplent le cinéma allenien, et qui trahissent probablement la position clivée, dominante-dominée, du cinéaste, auteur certes consacré qui s’est mesuré aux génies du cinématographe, mais pour convenir qu’il ne les égalerait jamais. Surtout, la voyante sert ici de moteur à explosion de la fiction, alimentant la sphère fantasmatique d’une femme d’âge mûr en déshérence (Helena interprétée par Gemma Jones), car tout juste abandonnée par son époux (Alfie - comme le dragueur du film éponyme de Lewis Gilbert en 1966 joué par Michael Caine - qu'interprète Anthony Hopkins) et idéalement disponible pour « bovaryser » (en rêvassant à un "bel et sombre inconnu" comme le titre l’indique, tel un cliché qui fonctionnerait encore, malgré les sanctions du réel). Son désir de « fictionner » son existence (comme les post-adolescents de Kaboom de Gregg Araki !) s’accorde avec une stabilité économique (elle est rentière, elle ne travaille donc pas) que ne soutient aucune nécessité sociale ou symbolique externe. Surtout, ses fantasmes vont impacter le destin social de sa fille Sally (Naomi Watts) qui rêve de devenir galeriste et de son beau-fils Roy (Josh Brolin, déjà vu dans Melinda and Melinda) qui rêve de devenir écrivain.

 

You will meet a Tall Dark Stranger inscrira donc son récit à l’intersection de l’objectivation des jeux et enjeux relatifs aux positions, interdépendances et autres interactions sociales qui fabriquent des destins sociaux, et de la désignation de fantasmes sociaux (les pouvoirs occultes, les esprits et les tables tournantes, les vies antérieures et les destins tout tracés d'avance) qui commandent des options et par conséquent des actions en causant des effets bien concrets. Non, les destins ne sont pas édictés par des dieux joueurs s'amusant avec les mortels que nous sommes (rappelons-nous du pastiche du théâtre antique dans Mighty Aphrodite en 1995). Oui en revanche, les destins existent quand ils sont perçus comme des faits sociaux résultant d'un agrégat d'interactions et de rapports qui pèsent si lourd sur les trajectoires individuelles qu'ils compriment quasi-mathématiquement l'espace des possibles. Et les prophéties n'ont de réelles pertinences que quand elles fonctionnent sur le mode rétroactif de la "self-fulfilling prophecy" (Robert K. Merton), des prédictions qui influencent les volontés et influent sur les événements qu'elles prédisent (ce que l'écrivain hongrois Frigyes Karinthy avait déjà décrit dans un texte de 1929 intitulé... L'Oracle de Macbeth, vingt ans avant que le sociologue fonctionnaliste Robert Merton n'en systématise l'usage). L'ironie voulant que Sally, en considérant au grand dam de Roy que le recours à une voyante par sa mère lui permettait de se changer les idées après avoir été abandonnée par Alfie, soit elle-même victime de la crédulité de sa mère qui refuse d'allouer un prêt à sa fille parce que sa voyante ne le lui a pas conseillé. Loin de l'idée que "les illusions peuvent parfois servir de remède" comme le disait Sally, Woody Allen met en scène les paradoxes de la notion de pharmakon explorée par Jacques Derrida dans son texte intitulé La Pharmacie de Platon qui, en 1968, en repassait par le Phèdre du philosophe pour montrer la méfiance de Socrate envers l'écriture, poison, drogue et médicament tout à la fois (cf. La Dissémination, éd. Seuil, 1972). La voyance comme pharmacie, poison servant de remède et, mué en drogue, redevient poison : trompée par son époux, la mère abusée abuse sa fille qui a encouragé sa génitrice à l'être au prétexte que l'illusion pouvait soigner. Il n'y avait pas avec cet exemple meilleur (ou pire) moyen de confirmer et réaliser la pente potentiellement catastrophiste des prophéties autoréalisatrices. Le différend est donc total.

 

Les hiatus entre personnages sont souvent chez Woody Allen le produit du heurt d'habitus socialement différenciés (l'auteur de théâtre et le gangster de Bullets over Broadway en 1993, les parents adoptifs et la mère biologique de Mighty Aphrodite, la famille de Park Avenue et le repris de justice dans Everyone says I love you en 1996, Alfie et sa nouvelle et jeune compagne qui s'accorde avec sa virilité regaillardie bien qu'elle soit largement démunie en capital culturel dans You will meet a Tall Dark Stranger rappelant du coup Interiors sur ce plan-là). De manière décisive, le nouveau film de Woody Allen rend manifeste les limites d'un certain type de pouvoir symbolique accordé à une concentration particulière de capitaux quand font défaut d'autres types de ressources symboliques. Le capital économique et culturel amassé par Alfie ne suffit pas à pallier un défaut de virilité (malgré le viagra !) du point de vue de sa nouvelle compagne qui le trompera sans vergogne ; en revanche, la grossesse de cette dernière ne pourra lui être profitable que si elle revient dans les bras fripés d'Alfie. Le volontarisme professionnel et culturel de Sally et Roy seraient définitivement récompensé s'il bénéficiait de la meilleure répartition des capitaux disponibles pour réussir dans le monde des galeries d'art ou de la littérature (là on pense au récent Tamara Drewe de Stephen Frears en 2010). Sauf que Roy, qui de surcroit reproduit une situation semblable à celle de son beau-père (il se sépare de sa compagne pour se lier avec une femme plus jeune qu'elle), vole le manuscrit d'un de ses amis qu'il croit mort dans un accident de voiture (alors qu'il est en fait dans le coma). Pendant que Sally ne pourra pas profiter des subsides maternels, puisque la voyante a préconisé (on imagine de manière très intéressée) à Helena de ne pas s'aventurer dans des transactions financières. C'est la prise en compte de la crise récente du capitalisme qui donne au nouveau film de Woody Allen un réalisme particulièrement appréciable : le capital culturel reste nécessaire dans les univers sociaux structurés à partir des valeurs issues des mondes de l'art, mais le capital économique demeure déterminant pour en vivre, et ce d'autant plus que le néolibéralisme a ralenti l'autonomie des champs d'activité sociale et les a colonisés à partir des valeurs appartenant à la sphère économique. La sauvegarde symbolique de la virilité du (beau-)père (qui sera in fine moins sexuelle que filiale, ceci afin de préserver l'autorité patriarcale) détermine indirectement la séparation de Sally et Roy, comme le renforcement des processus de précarisation dont ils sont victimes (la mère ne soutenant pas le projet commercial de sa fille pour lequel elle s'est déjà engagée, le beau-fils risquant la ruineuse révélation de son imposture si l'auteur du manuscrit émerge du coma).


Ultime subtilité de You will meet a Tall Dark Stranger : si le libre-arbitre tant vanté par l'individualisme libéral se casse ici concrètement le nez sur les plafonds de verre des rapports sociaux faits d'interdépendances et d'inégalités de capitaux, si la voyance littéralement occulte le fait que les destins ne sont que sociaux (et ils le sont d'autant plus en période de crise économique, lorsque l'espace des possibilités de mobilité et d'ascension sociale se trouve sérieusement comprimé), la liberté est (re)donnée au spectateur (liberté relative, au moins valable et opérationnelle imaginairement) de décevoir les prophéties de la voyante comme les prémisses de trajectoires sociales qui peuvent toujours, même de façon extraordinaire, échapper à leur destin. La jeune compagne d'Alfie est-elle bien enceinte de ce dernier ? Et attend-elle un fils ? Sally réussira-t-elle à monter sa galerie ? La sortie du coma de l'ami de Roy va-t-elle se produire ? Et le condamne-t-il à la révélation de son imposture, et à la ruine de son futur mariage prévu avec la jeune Dia (Freida Pinto) ? On remarquera que cette dernière a été capable de mettre un arrêt aux préparatifs de son mariage fortement désiré par sa famille et celle de son ex-conjoint, et largement sous-tendu par leurs intérêts respectifs : c'est dire si les forces de reproduction sociale n'écrasent pas systématiquement les choix individuels lorsqu'ils sont soutenus par des intérêts et des désirs escomptant des gains possibles supérieurs aux pertes réelles. L'art du cinéaste (moins comique que tragicomique au bout du compte) est donc à son meilleur quand il sait à la fois désigner les nécessités invisibles ou occultées du social, et convenir d'un espace imaginaire de liberté spectatorielle autorisé par un récit suspendu. Décevoir les visions des faux prophètes qui renforcent la confusion de l'existant, et apprendre à voir les forces sociales figeant les trajectoires en destins : il est vrai que le social ressemblerait à "une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot qui ne veut rien dire", et surtout pleine d'oracles à la Macbeth et de prophéties autoréalisatrices. D'autant plus si des oeuvres de l'esprit (documentaires et fictions, scientifiques et artistiques) n'étaient pas disponibles pour rendre lisible et visible le présent, montrer que le réel ne saurait tout absorber du possible, et exemplifier la cécité individuelle face à des puissances sociales pesant obscurément sur l'éventail des options et des actions qui leur sont concomitantes. "Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent" (Spinoza, Ethique, II, 35, scolie).


9/ Chouga de Darezhan Omirbaev

 

Anna Karenine, d'hier et d'aujourd'hui


19509568.jpgMalgré des origines nationales bien distinctes et des différences esthétiques radicales, Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, You will meet a Tall Dark Stranger de l'étasunien Woody Allen, et Chouga du cinéaste kazakh Darezhan Omirbaev partagent pourtant un point commun : en effet, les trois films évoquent la question de la réincarnation et des vies antérieures. Mais évidemment selon des modalités bien spécifiques à chaque fois. Quand Woody Allen épingle les croyances en des forces irrationnelles dans une double perspective à la fois tragicomique et matérialiste visant à montrer comment elles déterminent les actions des individus inconscients de pareilles déterminations, de son côté Apichatpong Weerasethakul rend manifeste la façon dont la culture bouddhiste imprégnant la vie du peuple thaïlandais vaut comme réappropriation symbolique de violences historiques passées et de culpabilités refoulées, toutes choses déniées par l'Etat, et dont le retour symptomatique s'effectue - s'incarne ou se réincarne - par le biais de récits mythologiques à base d'êtres hybrides et de revenants imaginaires innervant toute la culture populaire de cette région de l'Asie. L'évocation dans le sixième film de Darezhan Omirbaev (réalisé en 2007, Chouga ne sort qu'aujourd'hui) du motif de la réincarnation, moins anecdotique et drolatique qu'elle n'y paraît de prime abord, permet l'affirmation élémentaire du point de vue à partir duquel le cinéaste examine honnêtement son récit, puisqu'il est une adaptation du roman de l'écrivain russe Léon Tolstoï, Anna Karénine (1877). Les personnages de Chouga, d'Ablai et de Tiéguen sont les réincarnations cinématographiques dans le Kazakhstan contemporain des personnages littéraires d'Anna Karénine, d'Alexis Vronski et de Lévine appartenant à la haute-société russe du milieu du 19ème siècle. Le personnage éponyme de Chouga est probablement aussi consciente de rejouer au présent l'itinéraire tragique de sa devancière russe d'il y a 130 ans que l'était Ema Cardeano Paiva en regard du personnage éponyme de Madame Bovary (1857) de Gustave Flaubert dans le film du cinéaste portugais Manoel de Oliveira, Val Abraham (1993), qui en proposait la relecture actualisée. Darezhan Omirbaev explicite encore davantage la perspective en abyme de son projet en montrant le personnage de Tiéguen (Jassoulan Assaouov, le jeune interprète de Kardiogramma en 1995) en train de regarder à la télévision l'adaptation du roman de Léon Tolstoï par Alexandre Zarkhi en 1967. Du coup, le cinéaste kazakh peut s'autoriser à faire l'économie d'une reconstitution d'époque (une vingtaine existe déjà, et la meilleure a probablement été réalisée par Zarkhi), puisque l'histoire du destin tragique de cette héroîne romanesque appartient à la culture universelle, comme il peut aussi vérifier si le constat social de Tolstoï dressé pour la société aristocratique russe du milieu du 19ème siècle est, toutes choses égales par ailleurs, structuralement valable par translation ou vectorisation pour la bourgeoisie kazakh du début du 21ème siècle. Puisque les destins sociaux sont aussi ou déjà des destins littéraires, et puisque l'histoire qui nous est racontée est connue et courue d'avance, Darezhan Omirbaev aura intelligemment préféré aux redites fastueuses de l'adaptation littérale les inquiétantes découvertes d'une transposition économe, dont la moindre des qualités est aussi de proposer la (re)lecture la moins dépensière ou onéreuse du roman de Léon Tolstoï.

 

Depuis cette passe inaugurale de trois films (marquée par la lettre K) que constituent Kaïrat (1991), Kardiogramma (ces deux premiers long métrages ayant une valeur explicitement autobiographique) et Killer (1998), puis ce film en forme de bilan transitoire, très kiarostamien dans l'esprit, que représente La Route en 2001 (où l'on voyait déjà l'actrice qui jouera le rôle-titre de Chouga, Ainur Tourganbaeva), Darezhan Omirbaev a réalisé en 2005 About Love (produit par la Corée du sud, c'est une transposition d'une nouvelle d'Anton Tchekhov, De l'amour écrite en 1898), et est en train de préparer le tournage d'une adaptation là encore contemporaine de Crime et châtiment (1866) de Fedor Dostoïevski (probablement intitulé L'Etudiant). C'est donc, après une première série plutôt autobiographique, un nouveau triptyque axé autour de l'emploi de textes littéraires classiques russes du 19ème siècle comme révélateurs des transformations structurelles rencontrées par le Kazakhstan aujourd'hui. Déjà, Killer (Tueur à gages en français) mettait en scène une histoire assez dostoïevskienne (celle du chauffeur de taxi Marat endetté auprès de la mafia locale, et contraint d'assassiner pour se défaire de sa dette) plantée dans un pays ravagé par les orientations économiques néolibérales de la déréglementation des politiques publiques, de la dérégulation du mouvement des capitaux, et de l'exportation à outrance des richesses du pays (pétrole, uranium, blé...) après l'éclatement de l'empire soviétique. Chouga persiste et signe dans une volonté de rendre manifeste des changements économiques et sociaux affectant les existences individuelles et collectives, en même temps que ces transformations sont mises en regard grâce à la perspective structurale d'une fiction résultant de la transposition actuelle d'une oeuvre littéraire datée. Ainsi, les femmes soumises au patriarcat propre à l'aristocratie russe du milieu du 19ème siècle le sont toujours aujourd'hui, malgré la libéralisation (surtout économique) d'un régime qui, sur le plan étatique, demeure encore largement autoritaire. Les allers et retours de Chouga de part et d'autre des deux capitales du Kazakhstan, Almaty (l'ancienne capitale culturelle) et Astana (la nouvelle capitale, politique et économique), ainsi que le clivage qu'elle éprouve entre ses rôles d'épouse (d'un député) et de mère au foyer (d'un fils de sept ans) et ses aspirations affectives et sexuelles satisfaites auprès de son amant expriment dans le même mouvement contradictoire (voir les battements de lumière récurrents dans le film) les identités de structure entre les pouvoirs politique et économique. Malgré des différences générationnelles, le pouvoir économique étant entre les mains d'individus plus jeunes que le pouvoir politique, les deux en usant de la violence physique pour obtenir le réglement de contentieux démontrent l'aspect mafieux du néocapitalisme comme le côté autoritaire de l'Etat kazakh. La domination masculine qu'ils représentent empêchant alors les femmes de pouvoir conjuguer vie affective et sexuelle choisie et autonomie matérielle. C'est d'ailleurs une différence notable avec le roman de Tolstoï, mais Chouga est bien moins pétrie de cette culpabilité maternelle d'avoir abandonné son fils qu'Anna Karenine, plus mystérieuse et volatile que sa devancière, plus insidieusement en butte contre l'entièreté d'un monde social qu'elle rejette, profondément et silencieusement.

 

La raideur et la sécheresse formelles de Chouga participent, on l'a dit, d'une économie cinématographique générale particulièrement économe. Nous sommes loin des descriptions détaillées et des intrigues démultipliées de Léon Tolstoï cherchant alors à établir un réalisme romanesque supérieur au naturalisme français. C'est que, comme l'avait bien montré Georg Lukacs, le roman est l'art privilégié des sociétés bourgeoises, et la grande forme tolstoïenne épouse bien sûr le développement du capitalisme en Russie dans le courant du 19ème siècle. En privilégiant les litotes et les ellipses, l'épure dramaturgique et la blancheur du jeu des acteurs, Darezhan Omirbaev met au point une économie faite de soustractions et de substitutions qui va à l'encontre symboliquement des richesses ostentatoires dont se pare la classe bourgoise qui détient les rênes du pouvoir économique et politique actuellement au Kazakhstan. Autrement dit, le cinéaste met en avant un régime esthétique soustractif dans la droite lignée de l'héritage du cinéma de Robert Bresson (qui à plusieurs reprises s'est inspiré de Dostoïevski, pour Pickpocket en 1959, Une femme douce en 1969, Quatre nuits d'un rêveur en 1972, comme de Tolstoï avec L'Argent en 1983). Le voyage à Paris de Chouga et de son amant, passant d'ailleurs dans une rue où se tourne un film, rappelle que la langue française représentait dans le roman de Tolstoï un signe de distinction fonctionnant dans la haute-société russe (c'est aujourd'hui le russe dans la société kazakh actuelle), comme il sert aussi à signifier dans quel pays s'origine la cinéphilie du cinéaste. Par exemple, le morcellement des chaînes de causalité des actions (la tentative de suicide de l'ancienne petite amie d'Ablaï, le tabassage de celui-ci commandité par le mari de Chouga, le suicide de cette dernière), qui peut se voir relayé par des fragmentations explicites de points de vue (c'est l'usage des rétroviseurs lors des séquences en voiture), oblige comme dans les films de Robert Bresson le spectateur à comprendre dans l'après-coup du sens narratif ce qu'il perçoit d'abord sur le mode sensible de l'éclatement filmique (on reconnaîtra aussi là une manière de découper et monter les plans présente chez le japonais Takeshi Kitano). C'est une première façon de bousculer un récit dont on ne nous cache jamais son origine littéraire, ce qui permet aussi de dépasser le mimétisme redondant du régime représentatif habituel au nom de désemboîtements créateurs de trouble et strictement cinématographiques. Ce sont encore les regards par en-dessous à partir desquels se raccordent les plans et les points de vue, la première fois que Chouga et Ablaï se croisent dans le train, et la fois où le second observe la première pendant la représentation d'un opéra sans voir qu'il est lui-même observé par sa petite amie du moment. Ces déstabilisations sensorielles recoupent les séquences de rêve, récurrentes chez Darezhan Omirbaev (le poisson que pêche le garçonnet dans le rêve de Tiéguen, les trois portes qui se referment dans celui de Chouga ainsi séparée de son époux, de son amant, et de son fils), qui expriment la persistance inconsciente d'un désir de fuite et de volatilisation, de subtilisation et d'évanouissement rejoignant par d'autres moyens l'esthétique soustractiviste précédemment décrite. Enfin, c'est une série filmique substitutive (des escargots baveux s'accouplant en lieu et place de l'étreinte sexuelle de Chouga et Ablaï, un garçonnet appelant sa camarade dans la rue - "Chouga !" - anticipant le rendez-vous des amants, un feu d'artifice eisensteinien valant autant pour signifier le rapprochement d'Ablaï avec Chouga que la pluie de coups que le premier recevra de la part des sbires envoyés par l'époux de la seconde) qui s'articule avec la série soustractive et la série onirique et toutes séries fonctionnent sur le mode du rebours ou de l'après-coup en termes de sens compris par le spectateur. Toutes choses permettant de rompre avec la logique représentative propre à l'adaptation littérale, comme avec une société spectaculaire qui ne cesse de mirer dans ses écrans de télévision (toujours plus nombreux dans les films de Darejan Omirbaev) les signes narcissiques de sa propre fascination. Et ce sont là tous les postes de télévision et tous les spectacles rythmant la narration de Chouga, telle une chaîne spectaculaire où se côtoient et s'équivalent opéra et strip-tease, film classique russe et dessins animés occidentaux, extrait de Microcosmos et vidéo privée montrant un réglement de compte.

 

Les destins relèvent moins de l'astrologie (comme le dit l'ami de Tiéguen, qui évoque  ailleurs la question de la réincarnation) que des déterminations relatives aux structures sociales et aux rapports sociaux qu'elles induisent (permanence du patriarcat contenant la concurrence entre capitalisme mafieux et autoritarisme étatique). Et les destins sociaux se répètent par-delà les différences nationales et historiques (la Russie d'hier, le Kazakhstan d'aujourd'hui) et sont même anticipés par la littérature. Quant au suicide final de l'héroïne, là encore complètement bressonien dans la forme (comme les héroïnes de Procès de Jeanne d'Arc, Mouchette, Une femme douce, mais aussi Val Abraham de Manoel de Oliveira, très bressonien dans l'esprit), il vaut comme rupture avec ce qui se répète, ce qui se reproduit et s'exténue (du constat littéraire d'hier à celui de cinéma aujourd'hui). Puisqu'il s'agit bien ici de disparaître, de glisser au travers d'un raccord dans le monde immatériel de l'esprit, de sauter hors de la série du nivellement capitaliste. Se soustraire au spectacle obscène de la domination masculine et patriarcale sous ses formes capitalistes et mafieuses, étatiques et conjuguales : puisqu'il s'agit pour une femme de refuser son arraisonnement, fût-ce au prix d'une mort dans l'obscurité de laquelle brille cependant l'éclat immortel de l'idée. La dignité non-concédée d'un radical refus.

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