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  • : Communistes libertaires de Seine-Saint-Denis
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25 août 2010 3 25 /08 /août /2010 18:35

American Psycho (1991) de Bret Easton Ellis

 

Capitalisme et sadisme

 

« Qui possède veut plus encore. La richesse finit par n’avoir plus d’autre objet qu’elle-même (…), elle devient sa propre fin, elle se pose comme besoin universel, insatiable, illimité, que rien ne pourra jamais assouvir. A la racine de la richesse, on découvre donc une nature viciée, une volonté déviée et mauvaise (...) Koros [le dédain orgueilleux], hubris [l'ambition démesurée, la folie des grandeurs], pleonexia [le désir d'avoir plus que les autres] sont les formes de déraison que revêt, à l’âge de Fer, la morgue aristocratique, cet esprit d’eris [concurrence et discorde] qui, au lieu d’une noble émulation, ne peut plus enfanter qu’injustice, oppression, dusnomia [le désordre social] » 

(Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, éd. PUF, 1962 / réédition 2004, p. 81)

 

bret-easton-ellis-american-psycho.gifOn l'a peut-être oublié, mais American Psycho, le troisième roman de l'écrivain étasunien Bret Easton Ellis publié il y a quasiment vingt ans maintenant, avait créé un scandale suffisamment conséquent pour entraîner la présence d'un garde du corps auprès d'un écrivain alors menacé à plusieurs reprises de mort. Il n'y avait donc pas à cette époque que des islamistes forcenés qui menaçaient de s'en prendre physiquement à des écrivains (en l'occurrence, Salman Rushdie lorsqu'il fit publier en 1988 Les Versets sataniques). La critique du Coran semblerait-elle tout aussi insupportable à certains que, pour d'autres, la présentation du trader comme type subjectif pathologique, narcissique et sadique promu par le capitalisme ? Le roman de celui qui fut alors taxé de machiste, de pervers et de provocateur fut un best-seller qui depuis s'est vendu à plusieurs millions d'exemplaires dans le monde entier. La plupart des commentaires cantonne pourtant American Psycho, pour s'en réjouir ou pour s'en plaindre, au récit à la première personne du singulier d'un homme nommé Patrick Bateman qui posséderait la double identité schizoïde de yuppie triomphant de l'ère Reagan et de tueur en série sévissant à New York. Il est vrai qu'initialement, c'est une commande de la maison d'édition Simon & Schuster proposée à l'auteur de Moins que zéro (1985) et Les Lois de l'attraction (1987) afin d'écrire un roman consacré à un serial killer, figure psychopathologique qui allait connaître une surexposition médiatique sans précédent durant les années 80. Une avance de 300.000 dollars avait alors été faite à Ellis pour écrire une histoire axée sur ce type symptomatique de meurtrier finalement conforme au cynisme massif, régressif et pulsionnel de la modernité capitaliste. Mais le drôle d'objet littéraire que leur remit l'écrivain, entremêlant d'un même tonneau descriptions monotones du mode de vie consumériste des Young Urban Professionnals (les fameux yuppies) travaillant à Wall Street, scènes sexuelles décrites avec une précision clinique anti-érotique, et meurtres commis avec un sens de la barbarie toujours plus croissant et insoutenable, les découragea de poursuivre une aventure éditoriale qui finalement fut achevée par la maison d'édition Vintage. Le roman publié en 1991 (en 1992 en France par Robert Laffont – et par les éditions 10/18 aujourd'hui) est l'un des plus importants de la littérature étasunienne contemporaine. A la fois drôle et terrifiant, American Psycho est pourtant porté par une écriture dont la subtilité consiste justement à ne jamais employer l'humour comme force de neutralisation de l'horreur réelle que le livre expose, mais bien comme un moyen heuristique. Autrement dit, et comme l'aurait dit Spinoza, il ne s'agit pas de pleurer, se plaindre ou désespérer, mais bien ici de comprendre. Pour filer la métaphore de Siegfried Kracauer développée dans sa Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle (1960 ; éd. Flammarion, 2010), l'humour équivaudrait au bouclier d'Athéna nécessaire pour affronter le regard pétrifiant de la Gorgone sans mourir paralysé d'effroi, et ainsi trancher la tête de l'épouvantable méduse. Comme le dit Norman Mailer sur la quatrième de couverture du livre, Bret Easton Ellis n'a pas craint de regarder et décrire l'horreur en face. Il ne faudra donc pas craindre d'en faire la lecture. Et comprendre quelle sorte d'individus est parmi d'autres  responsable des catastrophes financières de ces dernières années, compromettant les équilibres économiques et sociaux de pays tout entiers, tels la Grèce, le Portugal, l'Italie, l'Espagne... En attendant la France ?

 

1/ Sociologie des yuppies et autres « working-rich » :

 

9782707148346.jpgS'il ne faut pas hésiter à dire du roman de Bret Easton Ellis qu'il est pornographique, il faudra alors bien préciser que son esthétique pornographique possède une triple valeur qui l'autorise à ne pas en être la victime plus ou moins consentante et complaisante. Il y a une volonté de problématisation de la pornographie qui est la résultante d'une mise en rapport d'objets a priori dissemblables ou éloignés. Et l'effort de problématisation s'inscrit dans une logique esthétique de la contamination totalement perverse, mais surtout féconde sur le plan analytique. Car la pornographie ici ne relève pas seulement de la description objective et désaffectée des ébats sexuels dont se gargarise (puis se lasse avec un dégoût croissant) le héros. L'obscénité pornographique appartient aussi au gestus (Bertolt Brecht), soit le mode d'être – le geste – d'un milieu social dont l'extrême richesse matérielle et la superlative estime de soi qui en découle atteignent un degré exaspérant, voire asphyxiant, d'autosuffisance. Ce n'est alors pas un hasard si Patrick Bateman se retrouve par moments victime de bouffées d'angoisse entraînant une sudation soudaine, des vertiges, et la sensation de ne plus pouvoir respirer. Toute la bêtise d'un monde social nous est ainsi donnée à ressentir par le biais des perceptions, sensations, affections et réflexions d'un personnage qui en représente comme une incarnation monstrueusement exemplaire (en même temps que ce sociotype est atteint par un processus psychique de dépersonnalisation et de déréalisation qui le rend toujours plus distant mentalement et critique intellectuellement de son monde d'appartenance). Et, pour le lecteur, voir ce monde à partir de ce filtre normatif qu'est le regard de Patrick Bateman (et le fait qu'il soit un tueur en série n'affecte en rien son caractère quelconque et sans qualités, homo tantum parfaitement représentatif de son monde) autorise un propos détaillé et une écriture riche sur le plan documentaire. Nous avons bel et bien affaire à l'obscénité pornographique d'un milieu social saturé des signes prestigieux de la richesse, du luxe et de la magnificence qui, loin de les contredire, sont prolongés – et même révélés – par la folie pulsionnelle qui s'empare toujours davantage de Patrick Bateman. Multipliant les meurtres et les atrocités dans un crescendo littéralement hallucinant (d'où que l'adaptation cinématographique du roman par Mary Harron en 2000 avec l'excellent Christian Bale dans le rôle de Patrick Bateman soit obligatoirement, malgré des qualités scénaristiques réelles, en deçà d'un livre impossible à adapter à la lettre), réellement écoeurant et véritablement épuisant, Patrick Bateman est le corps conducteur et le révélateur d'une triple pornographie qui est à l'oeuvre dans le monde décrit par American Psycho, un roman qui tiendrait parfaitement même s'il était amputé de ses scènes de sexe et de meurtre (peut-être en tout un bon tiers d'un roman comptant 526 pages dans l'édition 10/18), mais qui aussi n'accéderait sûrement pas à ses pleines capacités de corrosion et de subversion s'il était dépourvu de ces deux éléments. On va le voir, c'est une logique esthétique de contamination qui détermine l'écriture de Bret Easton Ellis, et qui s'exerce sur le fil de la mise en rapport pornographique de la description de l'horreur sexuelle, de l'horreur criminelle et de l'horreur sociale. Comme si elles représentaient les faces d'une seule et même réalité. Comme si l'horreur sociale se prolongeait dans l'horreur sexuelle, l'horreur sexuelle dans l'horreur criminelle, l'horreur criminelle retournant dans l'horreur sociale générale. Circuit clos, que manifestent l'autisme des personnages ne s'écoutant presque jamais et l'absence de transition dans un roman montrant le héros passé de l'une à l'autre de ces horreurs pour revenir à la précédente, sans heurt. Et comme la pornographie clinique caractérisant les scènes sexuelles parachève la bêtise du gestus partagé par le petit monde de Wall Street, la violence hallucinante des scènes de barbarie – de véritables boucheries finissant en cannibalisme – accomplit l'horreur mortifère d'un monde social qui ne se perpétue que sur le déni de ses propres effets catastrophiques (effets que devrait sublimer, comme on va s'en apercevoir, le jeu hyper-distinctif de la valse à mille temps des dernières marques à la mode).

 

yuppie80s1.jpgQui sont les yuppies dont parle Bret Easton Ellis dans American Psycho, et dont Patrick Bateman semblerait être le sociotype exemplaire (et ce malgré des penchants sanglants qui, sans jeu de mots, n'entachent cependant en rien le rayonnement social dont il jouit auprès de ses pairs) ? D'un point de vue sociologique, on pourrait les caractériser du vocable de « working-rich » proposé par le chercheur en sciences sociales Olivier Godechot (cf. Working rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l’industrie financière, éd. La découverte, 2007, 307 p.). En effet, Patrick Bateman, à l'instar du personnage de Sherman MacCoy dans Le Bûcher des vanités (1987) de Tom Wolfe (un écrivain tout de même plus classiquement moralisateur qu'Ellis – même si American Psycho creuse le sillon ouvert par le fameux roman de Wolfe), travaille pour l'agence Pierce & Pierce. Il est courtier en bourse, soit trader. Qu'est-ce que cela signifie ? Le travail d'un trader consiste à faire fructifier la valeur des actifs financiers des portefeuilles de titres des clients de l'agence pour laquelle il est employé. Comme le montre le sociologue, les traders peuvent espérer toucher comme bonus entre 5 et 8 % des résultats des portefeuilles dont ils ont la gestion. Cela paraît donc compatible avec la théorie des incitations qui est censée expliquer (du point de vue de la doxa économique néoclassique) pourquoi les traders ne font pas autre chose que persévérer dans leur être de spécialistes de la finance et de la plus-value boursière. Pourtant, toujours selon Olivier Godechot, la théorie des incitations ne suffit pas à montrer le sens et l’importance de ces bonus, car un montant moindre suffirait de toute façon à inciter n’importe quel travailleur. L’auteur affirme que le salaire fixe des traders est particulièrement élevé en regard de ce que gagnent leurs homologues cadres dans d’autres secteurs professionnels, et que ce système d’incitation peut paraître en conséquence bien coûteux pour l’entreprise. Leur qualification initiale ne justifie ni une productivité importante ni des salaires élevés (déjà plus de 100.000 dollars par an à l'époque où sévissait Patrick Bateman juste avant le krach d'octobre 1987), puisque les traders ne sont pas plus qualifiés que de nombreux autres cadres. Ce que montre Olivier Godechot, c'est que les traders ne sont pas à proprement parler des salariés détenteurs d’une force de travail qu'il louerait contractuellement comme n'importe quel salarié lambda. Comme le montre aussi la trajectoire d'un Jérôme Kerviel auprès de la Société générale, les traders sont bien davantage des capitalistes, en ce sens qu’ils possèdent un capital propre, et possèdent des droits de propriété (et donc de tirage) sur les profits des entreprises dont ils gèrent les actifs financiers (et en premier lieu celle pour laquelle ils sont employés). Patrick Bateman, ainsi que ses amis Timothy Price, David Van Patten et Craig MacDermott ne sont donc pas de simples salariés dont les rémunérations seraient si élevées qu'ils appartiendraient au 0,01 % du haut du panier du salariat. Ils sont en plus détenteurs de capitaux leur permettant de posséder des parts dans les entreprises dont ils défendent (et pour cause !) sur la place boursière la valeur financière et le montant des actifs. Nous avons bel et bien affaire à un certain type de capitalistes qui interviennent directement dans le champ du capitalisme financier à partir de leurs capacités (capital social en termes de réseaux professionnels, capital symbolique en termes de coups prestigieux accomplis et d'accumulation d'informations précieuses), et qui participent à la reproduction élargie de ce champ en en retirant un certain nombre de bénéfices. A ce niveau-là, le capital économique à lui tout seul ne suffit plus, il n'est plus un marqueur de différenciation sociale et interindividuelle. La description au début du livre de l'appartement de Patrick Bateman, ainsi que sa manie de retirer des distributeurs automatiques plusieurs billets de cent dollars sans pour autant envisager des dépenses précises, manifestent un étalage névrotique (pour ne pas dire psychotique) de richesses dont la matérialité serait comme sublimée dans l'ordre symbolique signifiant ce monde. La richesse monétaire accumulée crève à ce point tous les plafonds habituels qu'elle vaut surtout comme plan d'immanence à partir duquel s'édifie un milieu social dont les acteurs ne jouent volontiers le jeu de la différenciation qu'à partir de leur sens ou capacité à s'approprier les codes inhérents aux divers systèmes symboliques structurant ce monde. Le marqueur sera la marque (et la griffe signant un vêtement se renverse effroyablement chez le héros, selon une logique de contamination déjà rencontrée, en délire d'éviscération et de lacération des corps). C'est là un des éléments qui assure la finesse sociologique et la drôlerie du roman de Bret Easton Ellis : Patrick Bateman et ses amis ne sont jamais décrits en train de travailler à valoriser les actifs de leurs clients (ou même leurs actifs propres). Au contraire, l'impression qui domine est celle d'une classe d'oisifs, de « classeurs classés par leur classement » (Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, éd. Minuit, 1979) qui passent leur temps à s'abîmer dans un mode hyper-distinctif de consommation ostentatoire. C'est alors l'exhaustive description, par le menu, de l'épuisante litanie des activités (sports, restaurants, boîtes de nuit, vacances), des marques de luxe (vêtements, lunettes, soins cosmétiques), et des biens (appartement et mobilier design, téléphone cellulaire et appareils hifi et vidéo, etc.) - sans compter ce véritable fétiche totémique qu'est l'AmEx (la carte de crédit American Express) - dont la possession induit pour son propriétaire l'assurance prestigieuse et convoitée d'être le plus « classe » ou « mode », d'être « in » plutôt que « out » (inclus plutôt qu'exclus, si l'on reprend la terminologie de Norbert Elias). Ces accumulations interminables de listes rythment jusqu'à la nausée plusieurs centaines de pages de American Psycho, en rendant manifeste un ordre symbolique reposant sur la surveillance, l'auto-contrôle collectif et la lutte de tous contre tous afin que chacun joue à fond (sans perdre – les fautes de goût peuvent être décisives et les gagnants sont considérés comme des idoles quasi-divines, tel ici Donald Trump) le jeu de la consommation ostentatoire. Parce que le travail des yuppies ou des « working-rich » de Wall Street vise en dernière instance à conquérir la position symbolique la plus enviée dans la lutte des places autorisée par l'idéologie monadologique propre à ce milieu social. Monadologique parce que ce tout petit monde (en termes numériques – mais surpuissant en termes de pouvoir accumulé) s'illusionne sur son autonomie et, corrélativement, s'autorise à ne jamais rendre de comptes sur ses propres actions et les conséquences sociales qu'elles induisent.

 

2/ Anthropologie de la consommation ostentatoire et de la rivalité mimétique :

 

baudrillard-778688.jpgLa précision quasi-chirurgicale ou l'attention quasi-clinique du romancier (son style est platement descriptif – on dirait flaubertien – et son écriture rogne jusqu'à l'os son objet d'étude ainsi dégraissé de tout surplus métaphorique) pour les signes et leurs usages sociaux dans le milieu où se passe son récit permet de rendre compte du champ du symbolique comme production de systèmes différentiels de signes recouvrant le monde réel. Jean Baudrillard, quand il écrit Le Système des objets (éd. Gallimard, 1968) et La Société de consommation (éd. Gallimard, 1970), définit le rôle symbolique de la consommation des biens dans les sociétés industrielles occidentales comme un élément propice à structurer les relations sociales. Dès lors, il ne s'agit plus, dans une économie capitaliste où les gains de productivité sont énormes, et pour laquelle la consommation n’est plus une étape intermédiaire mais la finalité du système tout entier, d'offrir aux individus les seuls objets susceptibles de satisfaire leurs besoins. Bien plutôt, il s'agit de proposer des valeurs d'usage aptes à entretenir et aiguillonner un désir de différenciation, et à instruire et soutenir un procès de personnalisation interminable. Quand Jean Baudrillard écrit par exemple que « la publicité tout entière n’a pas de sens, elle ne porte que des significations. Ces significations (et les conditions auxquelles elles font appel) ne sont jamais personnelles, elles sont toutes différentielles, elles sont marginales et combinatoires. C’est-à-dire qu’elles relèvent de la production industrielle des différences, par quoi se définirait, je crois, avec le plus de force le système de la consommation », il expose la puissance de séduction et de fascination symboliques accordée à la production de marchandises doublée d'une production de signes dont la maîtrise assure à celui qui la possède reconnaissance, déférence et prestige. Il faut relever ces nombreux moments (qui ne sont jamais anecdotiques) où les amis de Patrick Bateman le sollicitent pour lui demander des précisions en termes d'habillement (quelle cravate avec quels boutons de manchette ? Quelles chaussettes avec quelle ceinture ? etc.), de consommation (la différence entre eau minérale et eau de source...), ou pour engager une joute symbolique sur la qualité d'une chaîne stéréo ou d'une carte de visite. Allons plus loin, et considérons le grand précurseur des analyses de Jean Baudrillard ou du Pierre Bourdieu de La Distinction : Thorstein Veblen. Son premier livre, Théorie de la classe de loisir, a été publié en 1899 (éd. Gallimard, 1970 – la même année et dans la même collection, « Tel », que l'ouvrage de Jean Baudrillard sur la société de consommation), et connut lors de sa parution une grande notoriété, à l'époque de ce que certains historiens ont appelé le « capitalisme sauvage ». Si le resserrement des revenus au cours du 20ème siècle (grâce à des mécanismes redistributifs, tels l'impôt sur le revenu et le salaire socialisé) a entraîné le relatif oubli de Veblen, le retour depuis les années 80 à une logique économique de relance brutale des taux de profit entraînant le creusement des inégalités sociales aura remis dans la lumière de l'actualité les travaux à prétention sociologique (voire anthropologique) d'un chercheur qui fut d'abord économiste à l'école de Chicago. Pour Veblen, les rapports économiques sont régis par « la tendance à rivaliser – à se comparer à autrui pour le rabaisser – [qui] est d’origine immémoriale : c’est un des traits les plus indélébiles de la nature humaine (...) Si l’on met à part l’instinct de conservation,  c’est sans doute dans la tendance à l’émulation qu’il faut voir le plus puissant, le plus constamment actif, le plus infatigable des moteurs de la vie économique proprement dite ». Déjà le patron de l’économie politique classique, Adam Smith, faisait remarquer dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), que « l’amour de la distinction, si naturel à l’homme (…), suscite et entretient le mouvement perpétuel de l’industrie du genre humain ». Pour Veblen, si la possession de la richesse reste depuis les sociétés archaïques le moyen essentiel d'une différenciation valant pour hiérarchisation, son but ne consiste pas à répondre à un besoin matériel, mais bien à assurer une « distinction provocante » : autrement dit exhiber les signes d’un statut supérieur. On le voit bien dans American Psycho, la consommation vaut comme miroir et plébiscite, autocélébration d'une classe sociale se réjouissant d'être elle-même justement parce qu'elle se distingue (et, partant, domine) les autres classes sociales. Si une partie de la production participe à la satisfaction des besoins concrets des individus, le niveau de production nécessaire à ces fins utiles est atteint à l'époque de l'expansion consumériste du capitalisme, et détermine l'existence d'un surcroît de production, d'un surplus nourrissant un désir d’étalage distinctif de ses richesses, une logique de consommation ostentatoire, et un gaspillage généralisé. A l'inverse des économistes classiques cette fois-ci, et dans la continuité des travaux ethnographiques de Franz Boas sur les Indiens Kwakiutl et la notion de « potlatch » (au coeur de l'Essai sur le don de Marcel Mauss écrit en 1923 ou de la notion de « part maudite » chez Georges Bataille en 1949), Veblen observe qu'à partir du moment où la production atteint un niveau relativement suffisant, et où la question de la rareté ne se pose plus massivement, c'est le jeu des rapports sociaux et des relations interindividuelles qui stimule l'extension et le renouvellement de la sphère des besoins. L'abondance détermine des logiques de gaspillage, et le principe de consommation ostentatoire régit la société qui, dans un processus de complexification, s’est diversifiée en de nombreuses couches dont chacune se comporte selon le même principe de distinction, en voulant imiter la couche supérieure.
thorstein-veblen-1.png%3Fw%3D308%26h%3D4Veblen écrit encore que « Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ». Autrement dit, le critère du convenable en matière de consommation est toujours proposé par ceux qui jouissent d’un peu plus de crédit que les autres. C’est à la classe qui concentre richesses matérielles et loisirs ostentatoires suscitant de l'envie chez les individus des classes inférieures qu’il revient de déterminer quel mode de vie la société doit tenir pour recevable ou générateur de considération. Les analyses ampoulées de musique pop auxquelles se livre par trois fois Patrick Bateman, consacrées à Genesis et Phil Collins, Huey Lewis & The News, et Whitney Houston (sont également mentionnés The Talking Heads cités en exergue du livre, mais aussi U2, Bruce Springsteen, Elvis Costello, Sting, etc.) ne manifestent pas seulement le goût drolatique pour un narcissisme discursif et des chanteurs dont la réussite artistique est (encore un symptôme) identifiée à leurs succès commerciaux. On comprend, par effet de contamination là encore, que cette musique produite par des individus dont l'habitus est partagé par le héros participe à exercer sur l'ensemble des couches sociales inférieures ou dominées des effets durables de fascination et de désir. Phil Collins et Patrick Bateman apparaissent parfaitement complémentaires parce qu'ils appartiennent au même monde social, le premier composant la musique qu'écoute le second avant de passer à l'acte (et peut-être le second gère-t-il aussi le portefeuille d'actifs financiers du premier). La « classe de loisir se tient au faîte de la structure sociale ; les valeurs se mesurent à sa toise, et son train de vie fixe la norme d’honorabilité pour la société tout entière. Le respect de ces valeurs, l’observance de cette norme s’imposent plus ou moins à toutes les classes inférieures (…) Par voie de conséquence, les membres de chacune des strates reçoivent comme l’idéal du savoir-vivre le mode de vie en faveur dans la strate immédiatement supérieure, et tendent toute leur énergie vers cet idéal ». Le ressort central de la vie sociale, assure Veblen, est la rivalité ostentatoire qui vise à exhiber une prospérité supérieure à celle de ses pairs. La différenciation de la société en de nombreuses couches excite la rivalité générale. « Le rendement va augmentant dans l’industrie, les moyens d’existence coûtent moins de travail, et pourtant les membres actifs de la société, loin de ralentir leur allure et de se laisser respirer, donnent plus d’effort que jamais afin de parvenir à une plus haute dépense visible. La tension ne se relâche en rien, alors qu’un rendement supérieur n’aurait guère eu de peine à procurer le soulagement si c’était là tout ce qu’on cherchait ; l’accroissement de la production et le besoin de consommer davantage s’entre-provoquent : or ce besoin est indéfiniment extensible ». Ce qui explique, pour reprendre le titre d'un ouvrage du journaliste Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète (éd. Seuil, 2007 – le journaliste cite d'ailleurs abondamment les analyses de Veblen à ce sujet). On a vraiment l'impression que ces lignes ont été écrites pour décrire le milieu social de American Psycho. Cette proximité atteste en tout cas du sérieux sociologique de l'entreprise littéraire de Bret Easton Ellis. Ce qui suit également, relatif à cette classe de loisir qui, parce qu'elle a atteint le sommet de la pyramide des hiérarchies sociales, se coupe en conséquence du reste de la société : « Ce qui compte pour l’individu élevé dans le grand monde, c’est l’estime supérieure de ses pareils, la seule qui fasse honneur. Puisque la classe riche et oisive a tant grandi, (…) puisqu’il existe un milieu humain suffisant pour y trouver considération, on tend désormais à mettre à la porte du système les éléments inférieurs de la population ; on n’en veut même plus pour spectateurs ; on ne cherche plus à les faire applaudir ni pâlir d’envie ». C'est pourquoi, selon Patrick Bateman, l'adoration envers le milliardaire Donald Trump (trois milliards de dollars en 2009) s'accompagne nécessairement du mépris professé, tant envers sa secrétaire Jean dont il sait bien qu'elle ne peut être qu'amoureuse de lui (il insiste justement sa servilité lassante qui n'est que le revers policé de son statut de dominée), que des prostituées de luxe qu'il loue afin d'égayer ses mornes soirées (la locution d'« escort girls » euphémise bien sûr la réalité transactionnelle et prostitutionnelle déterminant leur présence chez lui). C'est pourquoi les noms de Tom Cruise, Sylvester Stallone, Sting et autres cinéastes venant tout juste de finir un film sur le Vietnam (Oliver Stone avec Platoon?) représentent le pendant structural des sans-logis perpétuellement victimes des amusements sadiques des personnages jouissant de placer sous leur nez un billet aussi vite retiré. La rivalité ostentatoire ne peut dès lors s'effectuer qu'en rapport avec deux types d'altérité complémentaires : une altérité désirée (dont on désire la position ou les attributions) et une altérité repoussée (dont on méprise, voire hait, la situation tant elle symbolise une déréliction à fuir absolument). La relation structurale entre ces deux formes d'altérité a été particulièrement bien analysée par l'anthropologue René Girard.

AVT_Rene-Girard_4717.jpegDepuis Mensonge romantique et vérité romanesque (éd. Grasset, 1961 – rééd. 2001, 375 p.), René Girard repère un mécanisme du désir humain qui ne se fixerait pas de façon autonome selon une trajectoire linéaire sujet/objet, mais qui opérerait par imitation du désir d'un autre selon un schéma triangulaire sujet/modèle/objet. Cette hypothèse repose donc sur l'existence d'un troisième élément, le médiateur du désir qu'est l'Autre. C'est parce que l'être pris comme modèle désire un objet que le sujet se met à désirer celui-ci. L'objet ne possède de valeur que parce qu'il est désiré par un autre que soi.  Aristote comme Gabriel Tarde avaient déjà souligné en leur temps la puissance sociale du mimétisme. Deux tendances détermineraient alors nos processus sociaux d'individualisation : le mimérisme et la distinction, parce que, dans un monde structuré en classes sociales distinctes et en lutte, se distinguer, c'est toujours un peu imiter, et imiter, c'est toujours vouloir marquer une différence. Comme le précise René Girard, le sujet méconnaîtra toujours cette antériorité du modèle imité, afin de masquer son insuffisance et dénier la logique sociale de l'imitation à laquelle il est assujetti, malgré toutes les professions de foi individualistes. Du coup, le modèle se transforme en obstacle et réunit en lui-même deux termes contradictoires : il est à la fois celui qui est adoré (puisqu'il montre au sujet ce qui est désirable) et celui qui est haï (puisqu'il est le rival qui lui en interdit la possession). « Le sujet éprouve donc pour son modèle un sentiment déchirant formé par l'union de deux contraires qui sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C'est là le sentiment que nous appelons haine ». C'est chez Dostoïevski que René Girard trouve l'expression la plus aboutie de cet état (et Bret Easton Ellis cite en exergue de son roman le préambule du Manuscrit du souterrain écrit en 1864 par l'écrivain russe). L'avancée théorique capitale de René Girard est d'avoir extrait du romanesque la vérité de cette circularité structurale : c'est parce qu'il est un modèle que l'Autre est un rival, mais c'est aussi parce qu'il est un rival qu'il est un modèle. Dans le chapitre intitulé Sadisme et masochisme de Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard montre que plus les rivaux sont proches, plus ils se ressemblent. Comme le rappelle Girard, « le triangle mimétique est isocèle », modèle et sujet occupant alternativement le rôle du médiateur. Ce que nous venons de décrire à propos du sujet affecte pareillement le modèle. La haine qui sourd de ce conflit est porteuse d'une violence qui risque de déboucher sur la réciprocité : ce que montre La Violence et le sacré (éd. Grasset, 1972 – rééd. Hachette Littératures, 1998, 486 p.). Si deux individus désirent la même chose, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième, etc. Les rivalités mimétiques se propagent, et le conflit mimétique se transforme en antagonisme généralisé. C'est le chaos, l'indifférenciation : c'est la « crise mimétique » selon René Girard. Plus les rivalités mimétiques s'exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier les objets qui en furent l'origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. On retrouvera d'ailleurs cette même dynamique de rivalité et de fascination mêlées dans le groupe de pairs de Patrick Bateman, tous semblables, tous amis, et pourtant tous attentifs à moquer, jalouser ou concurrencer leur prochain. Logique de la contamination, avons-nous dit : en effet, tous les personnages de American Psycho sont interchangeables, parce qu'ils ne cessent pas de se confondre, de se tromper dans les identités des uns et des autres (là, on pense à Marcel Proust perdu dans les méandres mémoriels du Temps retrouvé). Du coup, si un coefficient de soupçon affecte progressivement la trajectoire meurtrière de Patrick Bateman, dont la réalité semble trouée des projections délirées par le schizophrène qu'il est en train de devenir, il ne s'agit pas de noyer le poisson de l'horreur mais bien de le disséminer. Si Patrick Bateman est tantôt fou se fantasmant serial killer, tantôt tueur en série réel, son groupe de pairs contient peut-être d'autres fous se délirant tueurs de masse ou bien étant des meurtriers authentiques. À ce stade de fascination haineuse, la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus contingente, instable, rapidement changeante, et il se pourra alors qu'un individu, parce qu'un de ses caractères le favorise, focalise alors sur lui l'appétit de violence. Que cette polarisation s'amorce, et par un effet domino mimétique, elle s'emballe, et la communauté entière se rassemble contre un individu unique. Ainsi la violence à son paroxysme aura alors tendance à se focaliser sur une victime arbitraire qui fera contre elle l’unanimité. La victime apparaît alors comme la responsable de la crise : pour René Girard, elle devient sacrée, c'est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix (ce serait là selon l'anthropologue la genèse du religieux archaïque). Luis Carruthers, le fiancé de Courtney, l'une des nombreuses partenaires sexuelles de Patrick Bateman, semble être une victime émissaire privilégiée. C'est, dans le groupe de pairs du héros, la personne la plus méprisée. D'ailleurs, Patrick Bateman voudra se charger de son cas, comme il s'est occupé de celui de Paul Owen, rival professionnel autrement plus sérieux. Sauf que le héros échoue à étrangler Luis Carruthers dans les toilettes chics d'un des palaces fréquentés par le groupe de pairs. L'homophobie qui fait tant consensus parmi les yuppies de American Psycho s'effondre lorsque Luis Carruthers croit avoir affaire à une déclaration (certes sadomaso) amoureuse de Patrick Bateman. La cour que le premier va faire à plusieurs reprises au héros, loin d'attiser chez lui une fièvre pulsionnelle et barbare, pousse ce dernier à toujours plus interdire l'idée de l'assassiner. Cette situation grotesque est si révélatrice : si tuer des clochards est facile et logique pour un homme acculturé par un habitus de classe valorisant réussite professionnelle, richesse matérielle, racisme et mépris pour les perdants du système, échouer à assassiner l'homosexuel caché du groupe manifeste de manière symptomatique le revers du sexisme et de l'homophobie en quoi consiste une homosexualité maladivement refoulée. La haine des autres relève d'une haine de soi dont est souvent conscient Patrick Bateman. Et la culture marchande dans laquelle barbote il depuis toujours, loin d'amortir et de civiliser ses tendances pulsionnelles, semblerait plutôt les entretenir. Le coût social et symbolique du discours (néo-darwinien) de la gagne et de l'élimination des plus faibles est, sur le plan social comme psychologique, très lourd.

 

6a00d83451d36969e2011279757d5f28a4-piLa thèse anthropologique que l'économiste Frédéric Lordon développe dans son ouvrage intitulé L’Intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste (éd. La Découverte, coll. "Armillaire", avril 2006, 235 p.) avance l’argument selon lequel l’institution du rapport de don/contre-don remplit une fonction sociale précise : conjurer la violence inhérente à l’antagonisme des conatus (selon Spinoza, le mode d'être de chaque être persévérant dans son être). D’une certaine façon, le procès de civilisation ne serait rien d’autre qu’une succession de mises en forme, historiquement et socialement structurées, de la rencontre des conatus afin que la violence qui en résulte soit comprimée et que les êtres humains parviennent à vivre ensemble sans s’entretuer. Tout se passe donc comme si les individus passaient leur temps à dénier la violence inhérente aux échanges sociaux en les enveloppant dans des formes socialement convenues (d'où l'importance de la politesse par exemple). Et si la poursuite de l’intérêt individuel, au sens utilitariste, est devenue légitime, cela n’a été possible qu’au terme d’un long processus historique décrit ailleurs par Norbert Elias avec La Civilisation des moeurs en 1974 et Albert O. Hirschman avec Les Passions et les intérêts en 1977. Frédéric Lordon précise par ailleurs que « les dispositifs de la réciprocité ne peuvent que sublimer, mais jamais extirper, ces pulsions élémentaires qui restent alors à l’horizon de toutes les pratiques sociales » (p.99). En même temps, l'économiste qui montre comment l'échange marchand représente une forme de sublimation des pulsions pronatrices et prédatrices des conatus montre donc aussi comment l'effort de contention des pulsions peut se renverser dialectiquement en leur barbare libération : « La finance pousse le raisonnement à ses dernières extrémités. Elle formule elle-même ses maximes avec le zeste de cynisme qui fait sa marque de fabrique, et parle à propos du principe des bonus de la "eat-what-you-kill culture". De même que la proie que vous avez capturée vous appartient en totalité, de même la plus-value que vous avez ramenée est votre profit » (http://blog.mondediplo.net/2009-03-26-Bonus-et-primes-le-resistible-chantage-des#nb2). Le capitalisme comme processus de civilisation voulait déplacer la violence du choc des conatus de l'espace de la guerre au celui de la lutte commerciale. Le « doux commerce » vanté par Montesquieu sublime pourtant de moins en moins, et la base prédatrice au fondement du capitalisme ne cesse pas de se révéler toujours davantage telle qu'elle est : appropriation, donc expropriation ; prédation, donc vol. Viols, meurtres, décapitations : le reste suit en toute logique. Le symbolique ne recouvre plus le réel mais se confond désormais avec lui. Le trader est un charognard, un vampire et un cannibale : Patrick Bateman sera un tueur en série anthropophage. Les clochards sont considérés comme des sous-humains dignes du plus profond cynisme : Patrick Bateman les trucide. Les femmes sont victimes du plus outrancier sexisme : Patrick Bateman les viole et les découpe en morceaux. Les rivaux sont jalousés : Patrick Bateman massacre à coup de hache un concurrent. Tout ce sang n'engloutira pourtant jamais l'inépuisable haine que Patrick Bateman voue pour un monde social dont il est le produit-type, l'archétype social nourri par l'ethnocentrisme de classe structurant l'imaginaire de son milieu d'appartenance. Patrick Bateman est un homme moderne, un homo aeconomicus qui sait bien que l'application la plus radicale des thèses utilitaristes visant la valorisation personnelle des plaisirs et la maximisation de son intérêt propre demeure le sadisme. Si Patrick Bateman est un sadique, American Psycho est un livre moins sadique que sadien. Mieux, Bret Easton Ellis rend particulièrement compte des rapports étroits, des connivences structurelles entre l'économie capitaliste et l'éthique sadienne.

3/ Ethique sadienne et sujet moral kantien : l'a-morale du capitalisme

marquis-de-sade2.jpeg« (...) le premier et le plus sage des mouvements de la nature, celui de conserver sa propre existence, n’importe aux dépens de qui » (La Philosophie dans le boudoir, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, p. 147). « Tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour devenir un jour utile à la république, n’a nul droit à conserver la vie, et ce qu’on peut faire de mieux, est de la lui ôter au moment où il la reçoit » (Ibidem, p. 172). « N’élaguez-vous pas l’arbre quand il a trop de branches ? (...) L’espèce humaine doit être épurée dès le berceau: c’est ce que vous prévoyez ne pouvoir jamais être utile à la société qu’il faut retrancher de son sein » (Ibid., p. 173). Donatien Alphonse François, comte de Sade, dit le marquis de Sade (1740-1814), qui détestait le "contrat social" de Rousseau et avait bien assimilé les théories des économistes anglais classiques tel Adam Smith, n'a jamais été un gentil démocrate, c'est le moins que l'on puisse dire. Et le darwinisme social que professent le héros de American Psycho ainsi que ses proches recoupe en bien des points le radicalisme sadien. Si Sade témoigne de « l’aspiration frénétique à expérimenter toutes les formes de jouissance imaginables, à devenir le sujet capable d’épuiser la totalité des expériences possibles, alors que cette totalité du possible ne se peut atteindre jamais et que le possible est en fait impossible à épuiser, donc inépuisable » (Pierre Klossowski, Sade, mon prochain, Paris, Éd. Seuil, 1947, p. 187), il est aussi celui qui, selon Christopher Lasch dans La Culture du narcissisme (1979), « imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n’importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière instance, que des objets d’échange (…) Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n’importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu’il fût » (cité par Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Climats, 2002, p. 153-154). De façon encore plus accusée, Patrick Vassort, sociologue spécialisé dans le domaine du sport, a à plusieurs reprises mis l'accent sur les analogies entre la pensée sadienne qui soumet toute forme d'altérité subjective à la souveraineté des passions et des intérêts illimités du Moi, et le capitalisme comme régime de réification des rapports sociaux en substituant au domaine de l'intersubjectivité celui de la marchandise. C'est pourquoi il a rédigé l'article « Sade et le capitalisme anthropophage » pour le numéro de juillet 2007 du Monde diplomatique, ainsi que le texte « Sade précurseur du capitalisme » pour l'ouvrage collectif Peut-on critiquer le capitalisme ? (éd. La Dispute, 2008). Selon Patrick Vassort, les écrits du marquis de Sade laissent entrevoir ce que Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme (1951) écrira plus tard, à savoir que « le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus » (p. 174), ces derniers n’étant, pour Sade et d'après la lecture de Vassort, que des enveloppes charnelles interchangeables, malléables, consommables, et corvéables à merci. Au-delà d'une passion affirmée du protagoniste pour les tueurs en série (Ted Bundy et Ed Gein, ce dernier ayant inspiré le personnage de Norman Bates dans Psycho à Alfred Hitchcock en 1960 – et le nom de Bates ressemble évidemment à celui de Bateman), comme pour leurs représentations cinématographiques (entre deux films porno loués au magasin habituel, on apprend que le héros a emprunté 37 fois Body Double de Brian de Palma réalisé en 1985 – un cinéaste par ailleurs hanté par la séquence de douche de Psycho), Patrick Bateman est ce serial killer dont le modus operandi traduit, plus que le sadisme dont il est capable, l'éthique sadienne qu'il a adoptée en conformité avec l'idéologie légitimant l'existence de son monde. Au nom de son bon plaisir, tout est possible, y compris ce pire qu'autorisent, comme on l'a vu, les violences symboliques (mais pas seulement) de l'homophobie, du racisme et du sexisme (le héros dit avoir été à l'initiative de cinq avortements, dont trois qu'il a dû gérer lui-même), la prostitution et la pornographie, le rmépris social envers les sans-logis et le discours méritocratique et darwinien de la sélection des meilleurs au sein de la lutte de tous contre tous. L'ultime accomplissement du processus de réification du monde porté par le capitalisme en sa logique financière, c'est donc de réduire n'importe quelle forme d'altérité subjective à la situation d'un objet de consommation jetable après utilisation. La consommation est une consumation, une dévoration, une annihilation, une extermination. Capitaliser, c'est détruire, c'est accumuler du travail mort, c'est consommer du travail abstrait converti en valeurs spectrales et volatiles, c'est vampiriser, c'est cannibaliser le vivant au nom d'une forme de rationalité supérieure : le profit, comme marqueur de la réussite sociale (pour les uns - mais comme tombeau pour ces autres qui sont les victimes économiques de cette ponction unilatérale de richesses). Entre deux clochards avachis dans la rue, offensés et humiliés, et entre deux passages grotesques de l'émission Patty Winters Show (un spectacle télévisuel racoleur qui a inspiré les programmes proposés en France par Jean-Luc Delarue), la référence récurrente à l'adaptation sur la scène de Broadway du roman de Victor Hugo, Les Misérables (1862), rappelle ironiquement une lutte des classes dont la réalité, si elle n'est jamais symbolisée comme telle par les working-rich décrits par Bret Easton Ellis, dégénère en innommable bestialité. Sade est-il l'avatar aberrant de l'avènement au temps des Lumière de la raison (cette rationalité qui est aussi celle du capital dont la progressive centralité économique est assurée par la domination politique de la bourgeoisie) ? Sade serait-il le double monstrueux, le parfait contemporain de Kant (1724-1804) ?

 

kant.jpgC’est dans la Digression II : Juliette ou raison et morale de La Dialectique de la raison (1944 – éd. Gallimard-coll. « Tel », 1974) que Theodor W. Adorno et Max Horkheimer font pour la première fois le rapprochement entre éthique kantienne et philosophie sadienne. Seul Hegel les avait précédés en critiquant de manière dialectique le principe kantien selon lequel la loi morale, censée définir le bien à partir d’un critère purement formel de la loi (reposant sur l’universalité de sa maxime), peut tout aussi bien induire le mal objectif. La vacuité formelle de la loi kantienne peut tout à fait se convertir en son contraire pour se proposer comme la loi de l’immoralité absolue. En bref, la thèse centrale que Hegel, puis surtout Adorno et Horkheimer (et en France Jacques Lacan avec son Kant avec Sade en 1963) défendent, c’est que le formalisme absolu de la loi morale qui serait simplement l’effet de l’universalisation de la « maxime » (c’est-à-dire du « principe subjectif de l’action » en langage kantien), peut indifféremment soutenir le bien comme le mal. Aussi bien donc la morale, que le comble de la perversion. Davantage encore, Sade serait selon Adorno, Horkheimer et Lacan plus proche de la vérité que Kant dans la logique commune de leur rapport à la loi, car Sade fait émerger l’impossible intrinsèque à tout ordre rationnel, cet impossible contre lequel bute hypocritement l’humanisme rationaliste de Kant. Donc, Sade sert ici à mener la critique de l’universalité formelle de la loi morale comme critère du bien objectif chez Kant pour qui le seul critère possible du bien, c’est l’universalisation de la maxime de l’action subjective. L’apathie du libertin sadien (dont Patrick Bateman serait un des derniers avatars en régime capitaliste avancé - on citera encore le jeue shérif de The Killer inside me écrit par Jim Thompson en 1952 et adapté cette année au cinéma par Michael Winterbottom) qui fait le mal froidement, avec résolution, calcul et détermination, de façon à être sûr que ce soit bien le pire auquel il arrive, rejoindrait ici l'apathie du sujet kantien pour qui la suspension de toute satisfaction subjective préalable, de tout sentiment moral, de toute empathie pour le prochain, ne vaut que parce qu'il a agi en conformité avec la loi morale universelle. Donc ces deux apathies sont exactement mises en scène et analysées comme comparables chez Adorno, Horkheimer, ainsi que Lacan. Enfin, Adorno met en avant également la terrifiante désubjectivation de l’agent moral kantien (qui résonne chez Ellis avec les processus de dépersonnalisation et de déréalisation dont est victime son personnage), celui qui en faisant le bien doit être totalement interchangeable avec n’importe quel autre agent moral censé faire de même. Et cette désubjectivation des agents moraux devenant complètement abstraits au nom de l’accomplissement de l'acte moral coïnciderait avec le déchaînement des abstractions capitalistes ou étatiques s’abattant sur des individus indifférenciés, car interchangeables. La rivalité mimétique, la valse des marques et des noms interchangeables, la névrose généralisée, la folie psychotique et régressive de Patrick Bateman accompagnée de crises d'apathie manifesteraient en dernière instance dans American Psycho les tours pervers de la dialectique de la raison qui a promu avec le capitalisme un type de subjectivité narcissique et pathologique dont le portrait par Ellis du trader Patrick Bateman en working-rich doublé d'un serial killer serait exemplairement la figure révélatrice.

 

Christophe%2520DEJOURS%25201.jpg« Le résultat de cela est alors non pas de révéler le caractère inextinguible du désir, vérité classique, mais de montrer la jouissance comme insatisfaction et comme dégoût, le dégoût ne venant pas traduire une satiété exacerbée à partir de laquelle l’individu chercherait à récupérer un état de désir par l’abstinence, mais étant le nouveau commencement de nouvelles jouissances, meilleures parce que davantage excessives. La jouissance chez Sade sera donc simultanément insatisfaction et dégoût, pas assez et trop » (Sandrine Israel-Jost, « Casuistique de Sade : Sade décline ses cas » in Lignes, n° 14, p. 88). Ce dégoût ne submerge pas seulement le lecteur des actes barbares perpétrées par Patrick Bateman. Il est aussi celui ressenti par le héros lui-même, qui tente, entre deux conversations mondaines sans queue ni tête où chacun soliloque dans son coin, de hurler qu'il est coupable des pires ignominies, et qui n'est écouté par personne (comme le bourgeois de Juste avant la nuit de Claude Chabrol en 1971). Cette impossibilité de la culpabilité renforce le caractère collectif d'un désastre qui ne paraissait au départ que strictement lié à la personne psychotique de Patrick Bateman. C'est une nouvelle fois l'une des conséquence de cette logique de la contamination tant de fois rencontrée ailleurs. Cette logique est tellement opératoire que la notion même de normalité en est affectée. Tous normaux, tous malades d'être normaux, tous criminels de la normalité capitaliste. Le psychiatre et fondateur de la psychodynamique du travail, Christophe Dejours, appelle cela la « normopathie ». En psychodynamique, la normopathie désigne dans l'espace professionnel la tendance à se conformer excessivement à des normes sociales de comportement sans parvenir à exprimer sa propre subjectivité. Le psychanalyste Christophe Dejours rapproche la notion de normopathie de celle de « banalité du mal » développée par la philosophe Hannah Arendt à propos du fonctionnaire nazi Adolf Eichmann, l'organisateur de la déportation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (cf. Souffrance en France, Seuil, Paris, 2000, pp. 141 sq.). Pier Paolo Pasolini avait déjà voulu établir une homologie entre sadisme et fascisme dans Salo ou les 120 journées de Sodome (1975). Christophe Dejours constate, lui, le « rétrécissement de la conscience intersubjective » qui détermine selon nous dans American Psycho tant la mentalité cynique du monde de la finance que les délires barbares de Patrick Bateman (on relèvera en passant les quelques références banalisées au nazisme parsemant également les échanges « culturels » du groupe de pairs du héros). Christophe Dejours souligne également le recours symbolique à la virilité, comme mode individuel et collectif de défense contre la souffrance infligée ou subie, et comme moyen attribué à l’identité sexuelle masculine pour exprimer la puissance du groupe. La virilité fait donc l’objet d'« épreuves à répétition », jouant un rôle majeur dans le zèle à réaffirmer la nécessité d’indispensables sacrifices à consentir pour sauver le pays du naufrage économique. De la normopathie à la virilité, de la liquidation physique à la liquidation sociale, de la consommation ostentatoire à la crise mimétique, c'est la « banalité du mal » de la finance, telle qu'elle s'exerce de crise en crise,  hier et aujourd'hui, malgré tous les camouflets récents que l'intervention des Etats, généralement honnie par l'hypocrite idéologie libérale, sait pourtant réparer. Jusqu'à quand, demanderait Frédéric Lordon ? Les ultimes mots de American Psycho sont : « sans issue ».

 

600full-american-psycho-screenshot.jpgLa morale capitaliste est paradoxalement amorale : c'est l'a-morale capitaliste, capable de produire Kant, Sade et Patrick Bateman, qui exige moins une réforme vertueuse et une éthique humaniste qu'une rupture révolutionnaire. Pour reprendre les termes célèbres de l'alternative, ce sera toujours, tant que dominera le capitalisme, Socialisme ou barbarie. N'était-ce pas John Maynard Keynes qui préconisait d'« euthanasier les banquiers » ? N'est-ce pas Patrick Bateman lui-même qui avait été bouleversé de découvrir le tag écrit par l'une de ses connaissances sur le mur des toilettes d'un restaurant côté ? Le graffiti affichait l'impératif catégorique suivant : « Tuez tous les yuppies ».

 

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18 août 2010 3 18 /08 /août /2010 22:25

Ce vieux rêve qui bouge

 

"Il faut apprendre au peuple à s'effrayer de lui-même, afin de lui donner courage"

(Karl Marx, Oeuvres, tome III, éd. Gallimard-coll. La Pléiade, p. 386)

 

"Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur,

Que ce granit du moins montre à jamais sa borne

Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur"

(Stéphane Mallarmé, "Le Tombeau d'Edgar Poe" in Poésies, éd. LGF, 1998, p. 74)  

 

http://img.clubic.com/0156015600118109-c2-photo-oYToxOntzOjU6ImNvbG9yIjtzOjU6IndoaXRlIjt9-jaquette-dvd-les-harmonies-werckmeister.jpgLa question de la figuration du ou des peuples, si elle ne se pose plus à la télévision (on lui a longtemps préféré d'autres objets, comme la masse à dresser ou éduquer s'il s'agit de la télévision d'Etat, ou des publics à cibler s'il s'agit de chaînes privées comme publiques), se pose de plus en plus rarement au cinéma. Le cinéma a pourtant longtemps (jusqu'à l'avènement de la télévision précisément) représenté un mode privilégié de représentation des figures du populaire, des mises en scène de masse des machineries de propagande nazies et communistes en passant par le « populisme tragique » (Pierre Billard) du cinéma français des années 30, et le néoréalisme italien des années 40 et 50. Cela n'est quasiment plus le cas, parce que son économie matérielle est directement indexée sur celles des télévisions publiques et privées justement, et parce que son économie symbolique est toute entière modelée par les prescriptions idéologiques de l'individualisme libéral dominant. Mettre en scène le peuple est-il encore possible aujourd'hui, sans sombrer ni dans le populisme ni dans le misérabilisme, et moins encore dans l'idéologisation forcenée ? Peut-être d'ailleurs s'agit-il moins de mettre en scène ou en forme que d'exposer ce qui demeure aléatoire et fuyant, neutre et passif, instable et rétif à toutes les incorporations et les embrigadements (cf. l'excellent ensemble d'articles intitulé « Le peuple est là » dans le dernier numéro de Vertigo n° 37, éd. Lignes, 2010 - on fera remarquer à cette occasion qu'il n'y est hélas pas fait mention du cinéma de Bela Tarr) ? C'est pourtant à partir de cette question de figuration ou d'exposition du peuple que la résistance et la singularité du cinéma en tant que pratique artistique dont le champ d'exercice demeure autonome (même si minoritaire) peuvent encore continuer à s'effectuer. Ainsi, pour Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, le peuple, comme l'avait en son temps indiqué Gilles Deleuze inspiré par le peintre Paul Klee, vient à manquer, mais c'est aussi parce qu'il manque qu'il représente une promesse et un avenir. Ce sont par exemple les communards de Toute révolution est un coup de dés (1977), et les paysans français et égyptiens de Trop tôt, trop tard (1982). Constater l'absence du peuple, ce serait ici autant ouvrir l'espace d'une visibilité du travail étatique de recouvrement amnésique des traces populaires, qu'aménager les lieux propices à son « à-venir » (Jacques Derrida) qui ne serait au fond qu'un retour, un revenir. Pour le russe Andreï Tarkovski, le peuple a certes été puissamment représenté dans Andreï Roublev (1967), mais l'action se passait au temps du Moyen Age, pour ne plus réapparaître ensuite que sous la forme concentrée et symbolique de la mère suspendue dans l'attente de son mari dans Le Miroir (1974). Comme si le peuple avait disparu sous les blanches couches du glacis soviétique que toute son oeuvre a voulu faire fondre dans une sorte de pure vision artiste et hallucinée du dégel qui allait suivre dans les années 80 – dégel qui allait entraîner progressivement la dissolution du communisme prétendument réel sans pour autant restituer une figure positive du peuple russe désormais noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste prôné par le néolibéralisme triomphant. Pour le hongrois Bela Tarr enfin, dont l'immense projet cinématographique entretient (même sur le mode critique) plus d'une correspondance avec le cinéma tarkovskien (rien que le motif récurrent de la pluie déjà), le peuple est là. Il attend et il gronde. Il stagne souvent, mais peut se rassembler en grappes toujours plus nombreuses, il gagne en ampleur, il se lève, et se met en marche. Ce peut être alors une bourrasque. Mais pour aller où, et de quelle façon ? S'il souffle où il veut, comme le vent d'après l'évangile de Jean, que souffle-t-il ? Autrement dit, que raconte-t-il ?

 

http://image.toutlecine.com/photos/h/a/r/harmonies-werckmeister-01-g.jpgGrâce au cinéma de l'Espace Saint-Michel, nous pouvons voir ou revoir tout le mois d'août Les Harmonies Werckmeister, premier film du cinéaste distribué à peu près normalement en France (certes en 2003, soit trois années après sa réalisation, alors que son intransigeant et solitaire auteur réalise des films depuis 1977 et Le Nid familial tourné en quatre jours pour le prestigieux studio hongrois Bela Balazs). Avec ce film, Bela Tarr invente et déploie souverainement l'espace-temps nécessaire à la matérialisation du peuple dans l'événement de ses imprévisibles formes et de dynamiques. La vision et la distance qu'il institue lui permettent ainsi d'éviter de s'enliser dans la simplicité d'un exercice contemplatif, pour préférer rendre dans toute leur intégrité sensible les divers objets diversement rencontrés et scrupuleusement observés qui concourent tous à l'exposition cinématographique du peuple, en ses égales puissance et impuissance. Ce regard nécessitera alors une temporalité singulière indexée sur cette notion cinématographiquement essentielle chez Bela Tarr qu'est la durée filmique (le film dure 145 minutes et ne doit pas dépasser la quarantaine de plans). Chargé d'une inquiétude ontologique et électrique quasi-palpable, qui monte à chaque palier symbolisé par la forme du plan-séquence dont le cinéaste sait mobiliser toutes les ressources esthétiques, ce regard pénétrant la matière filmée pour en redonner l'épaisseur objective et subjective ne prend forme que parce qu'il s'insinue entre deux postures radicalement divergentes, mais qui ici trouvent matière à entrer dans une logique de « synthèse disjonctive » pour parler à nouveau comme Gilles Deleuze. Il s'agit d'un côté de la posture démiurgique – et Bela Tarr semble a priori se rattacher à cette « école » du cinéma suprêmement artiste et visionnaire, celle des Erich von Stroheim, Friedrich Murnau, Josef von Sternberg, Abel Gance, Orson Welles, Stanley Kubrick, Federico Fellini, Alejandro Jodorowski, Alain Resnais, Andreï Tarkovski, Joao Cesar Monteiro, Alexandre Sokourov, Alexeï Guerman, etc. – pour laquelle un monde est à créer, reposant sur ses seuls impératifs esthétiques, sur sa seule logique interne, étant à lui-même sa seule cause, tournant sur lui-même avec ses seules forces motrices endogènes. Et de l'autre, nous avons la position du pur témoin, non plus du visionnaire extrayant de son imagination des visions hallucinées et hallucinantes, mais du pur voyant dont les perceptions offertes par le monde réel et objectif possèdent une force excessive d'exception. Le pur voyant est ainsi délesté de tout désir d'en savoir plus ou bien à l'avance (de toute volonté de savoir qui est une volonté de pouvoir comme l'a montré Michel Foucault) au sujet d'une charge qu'il assume en somnambule. Il est comme contraint par une obscure obligation éthique : celle de percevoir sans jugement le monde jusqu'à l'abolition de la raison. Janos Valushka (Lars Rudolph), le héros du film de Bela Tarr, entre sainteté prosaïque (il est l'innocent dont la sagesse semble l'excepter de notre monde ici-bas) et martyr véritable (il est le témoin qui assumera jusque dans la folie le rôle qu'il s'est lui-même assigné), fait office de raccord reliant tous les espaces contenus dans les plans et toutes les dramaturgies que ceux-ci abritent. Il est le fil d'Ariane, le messager muet et hermétique – au sens d'Hermès – qui sera présent dans toutes les séquences du film (exceptée la dernière), tenant exemplairement de l'idiot dostoïevskien plus que du « iourodivi » de la tradition russe plus classique dans laquelle prend sa source l'oeuvre tarkovskienne. S'il n'est pas un fou de dieu, Janos n'est qu'incomplètement le simple d'esprit aux vertus perceptives puissamment subversives car s'exceptant des codes symboliques normatifs, puisque le cinéaste a eu l'ingénieuse idée de diviser la célèbre figure en deux images qui ne se recolleront que le temps d'un seul plan (le prénom hongrois Janos peut aussi évoquer le dieu grec Janus dont les deux visages regardent dans des directions opposées, directions de la nécessité ou de l'indétermination hasardeuse du réel, ou bien directions de l'idiotie événementielle du réel et de son caractère mystérieux avec son sens toujours différé). Ce deuxième terme complémentaire étant incarné par un « Prince » dément et invisible, et dont nous ne verrons significativement que son ombre dans le dos du héros écoutant ce qu'il profère. Cette sorte de faux prophète vaguement nietzschéen (ou langien : on pense à son docteur Mabuse) est en fait une caricature inversée du personnage de Zarathoustra, préférant enseigner la rage destructrice du ressentiment plutôt que la joie de l'éternel retour, et qui se trouve être une des attractions foraines promenées par le cirque itinérant du film (ce personnage ressemblerait plutôt au funeste "dernier homme" annoncé par le Zarathoustra de Friedrich Nietzsche - ce philosophe dont il sera question dans le prochain film du cinéaste en postproduction, Le Cheval de Turin, qu'il annonce comme son dernier). Si Bela Tarr est le savant ordonnateur de blocs d'espace-temps gagnant en force hallucinatoire au fur et à mesure de leur succession, et délivrant un sens certain mais de prime abord nébuleux dont il ne serait que le témoin douloureux, il conjugue ainsi en une seule médaille les deux faces, du démiurge qui suscite la mise en oeuvre d'un monde, et du simple d'esprit qui le regarde de la façon la plus immédiate et émerveillée qui soit. Ce qui autorise le cinéaste à se prémunir, à l'instar d'Andreï Tarkovski quand il réalise Stalker (1979) et surtout Nostalghia (1983) et Le Sacrifice (1986), de la tentation moins messianique que prophétique et charismatique demeurant intrinsèquement liée à ce type de dispositif cinématographique (la démiurgie) dont en est ainsi révélé le potentiel autoritaire (pour ne pas dire fascisant - cf. à nouveau la figure de Mabuse chez Fritz Lang).

 

6a00e551a0659888340112790ac22f28a4-320wiBela Tarr délivrera moins des oracles qu'il ne témoignera de ce qu'il sent et pressent, et ses pressentiments n'ont rien d'héroïques ni de providentiels. S'il est un génial inventeur de formes relatives à la constitution d'un monde qui ne semble tenir que sur le seul plan de sa propre consistance cinématographique, il n'ignore pas qu'en tant que cinéaste son imaginaire supporte la (ré)invention de ce qui est (pour parler comme Serge Daney), que le cinéma, comme tout art, est une pensée qui prend forme tout autant qu'une forme qui devient pensée (pour citer cette fois-ci Jean-Luc Godard), et que les formes géniales de cette invention relèvent d'un « imaginaire radical » (Cornelius Castoriadis) dont le propre est de nous être commun et générique. Notre génie à tous, Bela Tarr est capable de l'actualiser cinématographiquement. Et s'il construit patiemment autant qu'il les traque comme si elles échappaient à sa volonté les épiphanies grâce auxquelles le réel, habituellement bridé par les effets nominalistes et analytiques du langage humain, parle et se révèle comme il ne le fait jamais, il ne le fait que dans la perspective politique d'un matérialisme relu et critiqué à partir de ses errements pratiques, s'agissant surtout de son credo messianique et progressiste dans le lent avènement du bonheur commun(iste) mécaniquement sorti des béantes contradictions de l'injustice capitaliste. Il n'y a donc aucune trace philosophique d'idéalisme dans ce geste esthétique, et c'est surtout en cela que Bela Tarr se distingue d'Andreï Tarkovski, même si l'influence du second sur le premier est patente, du plan-séquence comme bloc d'espace-temps à valeur cosmogonique, à la pesanteur terrestre rédimée par l'ineffable et l'impromptu de quelques épiphanies, en passant par la matière filmique elle-même comme surface palpitant de la sensibilité, tantôt ténébreuse, tantôt lumineuse, du monde. Le sublime tarrien diffère donc du sublime tarkovskien, surtout en ceci qu'il ne va pas jusqu'au bout d'une perspective d'ébranlement perceptif évoqué dans les analyses sur le beau de Kant et Burke dans la seconde moitié du 18ème siècle qui ouvriront la voie philosophique à l'esthétique romantique. Si le romantisme est prégnant dans le cinéma d'Andreï Tarkovski, bénéficiant d'une problématisation véritablement amorcée à partir de Stalker quand, par exemple, le romantisme à l'oeuvre dans le cinéma de la Nouvelle Vague (on pense moins à Jacques Rivette et François Truffaut qu'à Eric Rohmer et Jean-Luc Godard) est soumis à un geste de problématisation plus accusée, la question romantique est carrément retournée chez le cinéaste hongrois parce que son sublime réclame encore de la raison (la raison doit être ébranlée, pas abolie), et ne saurait donc se défaire de la question du sens qui taraude de bout en bout son film. « Tout a un sens, même le non-sens (qui a au moins le sens second d'être un non-sens). Le sens est une telle fatalité pour l'homme qu'en tant que liberté, l'art semble s'employer, surtout aujourd'hui, non à faire du sens, mais au contraire à le suspendre ; à construire des sens, mais à ne pas les remplir exactement (...) Les meilleurs films (pour moi) sont ceux qui suspendent le mieux le sens. Suspendre le sens est une opération extrêmement difficile, exigeant à la fois une très grande technique et une loyauté intellectuelle totale. Car cela veut dire se débarrasser de tous les sens parasites, ce qui est extrêmement difficile » (Roland Barthes, entretien paru dans Les Cahiers du cinéma, n° 147, septembre 1963). Pour revenir une ultime fois sur la distinction entre l'esthétique tarrienne et l'esthétique tarkovskienne, là où la seconde privilégie un sublime qui fracture la question du sens pour ouvrir un espace au non-sens de l'absolu de la foi et de la croyance spirituelle (largement imprégnée de christianisme orthodoxe, mais sans heureusement jamais s'y inféoder complètement), la première dispose son sublime dans la perspective d'un ébranlement de sens dont la visée est de redonner de l'intensité à celui-ci. Autrement dit un avenir. La marmoréenne spiritualité dégagée par les films de Bela Tarr ne vaut alors que par son souci de rendre compte de l'accumulation du vivant humain dans la matière inerte qu'il a investi. Matière chargée de sens, qu'il faut réveiller de son sommeil à coup de sublime cinématographique : c'est l'événement (mis en scène dans) Les Harmonies Werckmeister.

 

werckmeister+harmonies+1.jpgParce que la question du sens relève de notre destin anthropologique (de notre « horizon destinal » dirait Martin Heidegger), suspendre le sens par la puissance esthétique d'un ébranlement des habitudes sensibles est l'optique cinématographique à partir de laquelle Bela Tarr demande (il s'agirait même d'une supplication, pourquoi pas d'un cri, mais sourd) au spectateur de relayer et s'approprier la question du sens, de fourbir les significations après avoir été étourdi par le choc du film. On serait alors au bout du compte ici beaucoup plus proche du théâtre de Samuel Beckett (c'est l'extraordinaire premier plan des Harmonies Werckmeister avec ses ivrognes titubants, presque aphasiques, roulant sous les tables et blindés par l'alcool) ou de la statuaire d'Alberto Giacometti (c'est le motif récurrent chez ces artistes de la marche comme principe anthropologique et élémentaire de ce qui dans l'effondrement général des corps et des pensées maintient le cap noétique d'une avancée et d'une droiture, d'un motif qui est une motivation, d'une mobilité qui est une persistance, d'une obstination prolongeant la persévérance de notre être). C'est par exemple ce très beau plan (mais ils le sont tous à vrai dire), montrant le héros s'enfonçant à l'aube dans la profondeur de champ, le soleil au dessus de sa tête, une bouche d'égoût en bas de l'écran. On fera également remarquer que le nom du héros du dernier film en date du cinéaste, L'Homme de Londres (2007) d'après Georges Simenon, Maloin, résonne avec les noms de deux personnages qui donnent les titres des deux premiers volet de la trilogie romanesque de Samuel Beckett écrite en 1951 : Molloy et Malone meurt (le dernier volet de cette trilogie étant L'Innommable). Tel est donc notre horizon, notre destin : demeurer dressé sur ses deux jambes et avancer, ou bien s'écrouler sans pouvoir se relever. Beckett, Giacometti, Tarr (et Gus van Sant, ébranlé par le choc de SatanTango en 1994, fera abondamment marcher, dans le désert, les couloirs d'un lycée ou la forêt, les personnages de ses films du début des années 2000) : leur enjeu commun, c'est (pour citer le premier d'entre eux) « le dur désir de durée » qui détermine tant chez le troisième la durée de ses plans-séquence et l'obstination de ses marcheurs qui, par exemple en travelling latéral filmé à partir de leurs visages, produisent naturellement le rythme soutenu exprimant la profondeur affective de leur relation (et sur le plan sonore, nous obtenons une rythmique à deux temps qui donne un ostinato parachevant l'obstination des personnages). Les Harmonies Werckmeister peut alors s'envisager comme un prolongement ou un contrepoint à En attendant Godot (1948) de Samuel Beckett (l'attente pour un à-venir dont la suspension volatilise le sens et autorise une durée qui affaiblit l'énergie vitale des corps et amollit la tension nécessaire au maintien du sens). Sauf que chez Bela Tarr, Godot arrive bel et bien. La question que pose alors le cinéaste est de savoir en quoi consiste ce Godot. Ce sont, depuis Macbeth tourné en 1982 d'après William Shakespeare (deux seuls plans tournés en vidéo, le premier durant cinq minutes et le second soixante-sept, ont été nécessaires pour un film qui explicite le noyau de l'oeuvre, soit l'irruption événementielle et déflagratrice du réel dont la furieuse et bruyante idiotie emporte comme une lame de fonds visions ou prophéties oraculaires), ces longs et sinueux plans-séquence incessamment soumis à un mouvement de recadrage et ces durées hypnotiques, parfois une bobine entière de film, soit dix minutes qui nécessitent une extrême audace parce que la pellicule coûte cher et exige un minimum de droit à l'erreur (contrairement aux possibilités infinies du numérique), ainsi qu'une extraordinaire force de préparation et de concentration en termes scénographiques. Ce sont ces rythmes lancinants tout autant que tendus (donc tendus vers quelque chose – cette tension indique bien une orientation, même a minima) et ces travellings avant (suivant le personnage à partir de son dos) et arrière (précédant le personnage mais en le filmant cette fois-ci de face) : autrement dit, avancer, ce serait tantôt reculer en ignorant ce qui se joue dans notre dos, tantôt aller de l'avant mais derrière un corps dont le dos manifeste autant son opacité que l'opacité même du réel dont la vue nous est alors bouchée. Ce sont ces corps en mouvement telles les particules élémentaires d'un ballet atomique, et cette caméra qui ajoute du relief aux mouvements humains. Ce sont ces jeux scénographiques déployant des espaces infiniment plus vastes que le fragment projeté filmique sur l'écran et cette photographie en noir et blanc  avec ces images lunaires, charbonneuses ou anthracite, comme trouées de cratères d'aveuglante lumière. Ce sont ces compositions musicales (dues comme d'habitude à Mihaly Vig qui travaille avec le cinéaste depuis Almanach d'automne en 1984) en formes de ritournelles ponctuant parcimonieusement (peut-être quatre fois seulement) le déroulé du récit et visant à faire crever la poche d'une accumulation émotionnelle vécue par le spectateur. C'est encore cette volonté cinématographique anti-eisensteinienne que le montage soit interne au plan lui-même afin de soustraire à une perspective matérialiste conservée et rénovée les facilités idéologiques du didactisme (d'où le privilège accordé au plan-séquence dans le grand cinéma d'Europe de l'est critique des inventions eisensteiniennes comme du réalisme socialiste jdanovien, Miklos Jancso ayant précédé en Hongrie dans cette voie-là Bela Tarr quand, en Russie, Alexandre Sokourov et Alexeï Guerman prolongent à leur manière dans ce domaine Andreï Tarkovski). Ce sont enfin ces prérogatives de sens indexées à celles du plan tenant d'abord à la question de la sensation, et comme le dit le philosophe Jean-Luc Nancy, le sens (se) travaille en tout sens, sens comme sensation et signification inextricablement entremêlées, l'une représentant la face nécessaire de l'autre, les deux assurant la singularité de notre être. Tout cela concourt donc dans le film de Bela Tarr à constituer le lieu d'accueil du fameux Godot, lieu saturé de la sensationnelle survenue d'un événement dont chaque plan donne à (pres)sentir la tension, dont chaque image en pressent la virtualité grandiose et menaçante.

 

werckmeister-harmonies.jpgBela Tarr est bien évidemment, à l'instar d'Ingmar Bergman réalisant Le Silence en 1963 qui alors inaugurait une nouvelle période de son oeuvre, un allégoriste. Déjà, la baleine de Les Harmonies Werckmeister, échouée au milieu d'une place publique désertée par la foule qui s'y amassait, et traînée là par un cirque itinérant pour en exhiber la ruine, possède une valeur mythique semblable au cétacé biblique, Léviathan ou Jonas, dont les avatars sont multiples en littérature (Pinocchio en 1881 de Carlo Collodi, Moby Dick en 1851 de Herman Melville, Baleine en 1949 de Paul Gadenne), comme au cinéma (c'est l'improbable poisson à l'oeil vitreux et accusateur qui pourrit sur la plage à la fin de La Dolce Vita de Federico Fellini en 1959). Surtout, cette image de la baleine saisie dans sa défaite ("catafalque" pour reprendre un mot de Paul Gadenne), mais capable dans son impuissance vitale et motrice d'exhaler encore un peu de puissance de fascination et d'interrogation (surtout grâce à son oeil, à lui seul une galaxie), entre en résonance avec d'autres motifs ou figures (l'idiot et ses représentations cosmogoniques, le "Prince" et ses diatribes fascistes, le musicologue et son travail de relecture critique des inventions d'Andreas Werckmeister, le général ivre et ses deux enfants hystériques, le peuple s'accumulant sur la place de marché ou de grève telle l'écume blanche laissée derrière la queue du cétacé, le vieillard décharné de l'hôpital, etc.) afin de constituer une constellation de sens propre à l'esthétique allégorique, à l'instar du théâtre baroque du dramaturge espagnol Calderon de la Barca (celui du Grand théâtre du monde avec, comme l'a montré l'essayiste Didier Souiller, sa dramaturgie de l'erreur et de la confusion, du désordre et de la culpabilité diffuse). Cela signifie qu'un film pour Bela Tarr représente un système allégorique à l'intérieur duquel les relations entre les objets configurant le régime allégorique les arrachent à leur seule valeur unilatéralement symbolique (un même objet peut ainsi disposer de plusieurs valeurs symboliques selon l'axe de relations à l'intérieur du système allégorique privilégié, par exemple la baleine valant pour manifester la puissance persistante du peuple comme du film malgré les ruines des politiques sociales et culturelles, de l'idée de politique ou d'utopie de l'émancipation comme du cinéma comme art, etc.), et servent également à encadrer ou conformer les processus d'actualisation de l'événement dont l'imprévisible survenue figurera le point de soulèvement ultime, l'acmé, du système allégorique lui-même. Il ne s'agira donc pas tant de fixer l'événement dans un sens unique ou de seulement le cribler de significations contradictoires, mais bien de lui donner une ampleur cosmique susceptible de casser en deux (comme aurait dit Lénine) le temps historique lui-même, ainsi que le confort esthétique habituel des spectateurs Cette baleine échouée, ce sont tout à la fois le mammifère marin matérialisant nos immémoriales origines (et la si grande tristesse dont est capable le film, notamment grâce aux ritournelles de Mihaly Vig, exprimerait cette humeur océanique dont un jour parla Sigmund Freud), l'animal empaillé exposant le fantasme cartésien de domination humaine sur le milieu naturel, et le monstre fait de caoutchouc et de rembourrage de laine qui mêle indistinctement la persistance des vieux mythes malgré la domination moderne de la raison instrumentale et un besoin de croyance en d'autres possibles englouti dans le leurre bien réel de la marchandise spectaculaire. Cette baleine, c'est aussi l'exigence politique d'un communisme frappé d'illégitimité à la suite de catastrophes historiques autant déterminées par l'autoritarisme stalinien (et Bela Tarr, en tant que citoyen d'un pays, la Hongrie, qui connut ses tentatives réprimées de révolution conseilliste en 1919 et de socialisme à visage humain en 1956, en sait quelque chose) que par la guerre idéologique menée par les représentants du système capitaliste (et Bela Tarr, habitant un pays assujetti depuis les années 90 à un mouvement de libéralisation économique entraînant, certes la hausse moyenne du niveau de vie, mais aussi d'extrêmes inégalités sociales, n'en ignore rien). Cette baleine, c'est ce peuple dont on ne veut plus rien voir ni savoir, parce qu'il aurait désiré le fascisme dans les années 30, parce que le consumérisme le vouerait à l'inertie aujourd'hui, et parce que les dominants préfèrent substituer à cet objet retors les formes plus malléables et contrôlables de la masse dans les dictatures qui se disent encore communistes, de l'électorat à séduire sur le mode clientéliste, du public à capter pour toutes les entreprises médiatiques avides de parts de marché, et des consommateurs à cibler pour une économie capitaliste qui fonctionne toujours plus à crédit. La baleine, c'est enfin ce vieux rêve qui bouge encore, cette utopie si rare à dénicher et si lourde à mettre en branle, celle d'une cinéma dont l'ambition esthétique et politique serait de redonner aux individus, prolétarisés par le capitalisme contemporain et frappés par la « misère symbolique » (Bernard Stiegler) et l'appauvrissement de leurs expériences (Walter Benjamin) qui en sont les corrélats logiques, le sens (comme sentiment, sensation, signification tout à la fois) de leur durée vécue, de l'angoisse ontologique qui y est intimement associée, du peuple auquel ils appartiennent, de l'histoire dans laquelle ils s'inscrivent, et de l'événement qui ne cesse pas d'arriver et d'en briser la continuité (malgré tous les démentis d'idéologues libéraux qui, tel Francis Fukuyama, communièrent lors des années 90 dans la joie postsoviétique de la « fin de l'histoire »). L'histoire réitérée ou brisée, le peuple endormie ou révolté, la déréliction sociale qui paraît monter jusque dans un ciel « bas et lourd comme un couvercle » (Charles Baudelaire), l'angoisse d'être qui se fond et se confond avec l'univers lui-même, les articulations de la durée vécue, du « temps homogène et vide » (Walter Benjamin) relatif à la gluante répétitivité du quotidien, et de la disjonction événementielle qui oblige à remettre à plat toutes les habitudes, Bela Tarr filme tout cela en s'appuyant sur les forces invisibles, forces relationnelles et pulsionnelles, individuelles et collectives, symboliques et politiques, toutes forces qui nourrissent les mécanismes d'agrégation et désagrégation humaines, comme s'il s'agissait là de mouvements indiscernablement moléculaires et cosmiques. C'est la grandeur du premier plan du film, que d'exposer en dix minutes, sans coupe, et en obligeant la caméra à accomplir une double révolution sur elle-même, pareil programme où la transfiguration, sous la forme allégorique d'une danse d'ivrognes évoquant le système solaire, est le produit du geste démiurgique d'un idiot  (le cinéaste) interrompu par le mépris de l'aubergiste (le capital) envers le chahut de ses clients (le peuple prolétarisé).

 

http://ghostshots.files.wordpress.com/2012/01/les-harmonies-werckmeister-vieux.jpg?w=630En mettant la vision au service de l'histoire (peut-être le dernier mythe qui nous reste selon Serge Daney), Bela Tarr remet de l'historicité dans le cinéma, en même temps que la perspective allégorique privilégiée offre le plan propice à l'exposition de la fulgurance de l'événement dont le(s) sens, nébuleux ou obscur(s), disloque(nt) toutes les continuités en termes de durée vécue et de temporalité sociale répétitive. Car Bela Tarr sait filmer deux temps que ne savent pas ou plus filmer la plupart des réalisateurs en exercice : le temps social conjonctif et répétitif (c'est Janos distribuant au petit matin des journaux), et le temps historique discontinu et disjonctif (c'est le tank occupant la rue traditionnellement empruntée pour la distribution des journaux), le premier ayant toujours la fâcheuse tendance à faire oublier le second. Le cinéaste est ainsi animé d'une profonde croyance dans le fait que le genre humain n'en aura jamais fini avec sa propre histoire, et il hisse formellement la question de l'événement au niveau du Big Bang cosmique. C'est, on l'a vu, le système solaire avec sa planète Terre victime d'une éclipse que met en scène Janos dans le premier plan programmatique du film, et qui peut autant désigner la lourde et plombée parenthèse soviétique qui a laissé après son échec un peuple épuisé et désorienté, que la nouvelle parenthèse libérale toute aussi (mais différemment) épuisante et déroutante. Surtout, le cinéaste filme comme personne « ce qui arrive » pour citer Paul Virilio qui, dans son essai éponyme, cite judicieusement Bertolt Brecht : « On envoie au pillage ceux que l'on pille. L'entreprise dépasse les forces ; l'exercice de la violence, au lieu de rassembler les forces, les divise : ce qui était élémentairement humain, trop comprimé explose. Et projette le tout en éclats et à l'anéantissement » (éd. Galilée, 2002, p. 41). Comment alors ne pas songer devant ces lignes à la grande séquence paroxystique du film montrant en trois plans successifs le peuple qui se lève et se met en marche, puis qui saccage un hôpital et frappe ses résidents, enfin qui repart honteux de son acte accompli après la vue sidérante d'un vieillard dont la terrible nudité, digne des peintures de Jean Rustin, sonne l'arrêt pathétique de la barbarie ? Cette séquence reposera donc exceptionnellement sur le montage de trois longs plans, quand partout ailleurs domine le plan-séquence (exceptées deux séquences constituées de deux plans, celle de la vision de la baleine par le héros et celle de l'arrivée impromptue du personnage joué par Hanna Schygulla). Premier temps : le peuple se met enfin en branle, et tous les espoirs révolutionnaires sont permis s'ils n'étaient pas ternis par le souvenir des imprécations fascisantes du Prince. Deuxième temps : c'est la mise à sac d'un hôpital par le peuple en marche qui envahit les couloirs et les chambres, et qui, sans ennemi visible à défaire, s'est décidé à s'en prendre aux plus faibles de ses membres. Pas un cri qui viendrait surenchérir de manière obscène sur la violence représentée, mais un ballet d'ombres dans un labyrinthe à la blancheur clinique et cellulaire, des objets brisés et le son mat des coups reçus. Et c'est le troisième et dernier temps de cette terrifiante séquence : celui succédant à la vision d'un vieillard grabataire, nue sous sa douche, qui viendra incroyablement geler une bourrasque de violence légitime mais aveuglée, et à la suite de laquelle le peuple s'en ira s'en bruit dans le dernier plan pour, comme vidé de son énergie, disparaître dans la nuit et s'endormir. Le choc produit par cette vision de la nudité humaine comme dernier rempart éthique à la barbarie collective (vision redoublée par le regard tétanisé de Janos dont la caméra révèle à la toute fin du deuxième plan de ette séquence qu'il en aura été le spectateur muet), cette honte dont l'engloutissement pathétique anéantit la colère populaire et bouleverse à jamais le spectateur (on songe ici aux analyses d'Emmanuel Lévinas sur le visage humain comme ultime manifestation de l'impérative interdiction de tuer), montre exemplairement que les capacités de sidération, d'ébranlement et d'éblouissement promises par le cinéma dès l'arrivée du train en gare de la Ciotat filmée par les frères Lumière en 1895, ne sont pas encore totalement amenuisées, sinon anéanties, pour peu qu'un cinéaste se (et qu'on lui) donne les moyens matériels d'y parvenir. Et ce n'est pas le moindre paradoxe que de constater que le devenir allégorique de l'oeuvre de Bela Tarr, inaugurée sous les auspices du réalisme social avec Le Nid familial et continuée sur le versant allégorique avec Damnation (1987), début de la collaboration fructueuse entre le cinéaste et le romancier Laszlo Krasznahorkai (Les Harmonies Werckmeister est d'abord un roman écrit par ce dernier en 1989 sous le titre de Mélancolie de la résistance), est cette période qui souffre des plus grandes difficultés en termes de production et de diffusion. Que l'on ait affaire aux quatre années de tournage de SatanTango dont la durée totalehttp://quoique.net/wp-content/gallery/jean-rustin_1/jean-rustin-couple-pres-de-la-fenetre-1995.jpg de 450 minutes a privé le film en 1994 d'une exploitation commerciale habituelle, aux trois années nécessaires au film Les Harmonies Werckmeister entre 1997 et 2000 (le film ne sortant en France qu'en février 2003), ou au suicide du producteur Humbert Balsan le 10 février 2005 bloquant la production et le tournage à Bastia de L'Homme de Londres dont la mise en route avait déjà commencé en 2004, dont la présentation au Festival de Cannes eut lieu en 2007 (et la sortie en France un an plus tard en septembre 2008), c'est une logique de contretemps perpétuellement recommencée qui traduit autant l'étroitesse économique du cinéma quand il est incarné par ses plus irréductibles artistes, que le statut même de l'artiste qui n'est notre contemporain qu'à partir du moment où il ne colle pas tout à fait avec le temps présent, arrivant un peu trop tôt, un peu trop tard, toujours en décalage afin que le présent, ne coïncidant jamais complètement avec lui-même, libère des nappes de virtualités (passées, possibles, à venir) que, souvent seul, l'artiste voyant et visionnaire peut (donner à) voir. 

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werckmeister3.jpgOn l'a dit, l'esthétique tarrienne chemine dans l'étroit défilé entre démiurgie (tout savoir-pouvoir) et pur témoignage (seulement voir, jusqu'à s'en aveugler). Mais ce défilé est aussi celui partageant un naturalisme (les corps ralentis par l'alcool et plombés par l'anomie sociale) confinant au surnaturel (pourrait-on alors parler en ce cas de "surnaturalisme" ?) et un allégorisme visant la transfiguration cosmique du récit. Entre évidence du réel filmé et inévidence de son sens (pour reprendre la terminologie de Fabrice Revault d'Allonnes au sujet de la fraction la plus dure du cinéma moderne, Jean-Marie Straub, Chantal Akerman, Marguerite Duras, Philippe Garrel) ou encore son obtusité (pour citer cette fois-ci Roland Barthes), le cinéaste sait également allier sens de l'unité, avec cette coulée des plans qui permet ainsi de filmer l'intégralité documentaire de certaines activités domestiques et professionnelles auxquelles se livre le protagoniste (et c'est parce que cette intégralité est respectée que la séquence de l'hôpital dispose d'une telle puissance filmique puisqu'elle bénéficie de l'accoutumance du regard du spectateur à des rythmes si particuliers, et pourtant si proches de ceux de la vie vécue), et sens de la rupture, qu'il s'agisse de l'apparition de l'ex-épouse du musicologue Eszter (Peter Fitz) qui fait rupture dans la séquence en suturant ses deux plans, au titre du film lui-même faisant référence aux travaux de ce compositeur allemand de la période classique (en ayant mis en place un "tempérament inégal" qui est un système de division de l'octave en parties mathématiquement égales destiné à l'accordage d'instruments à sons fixes, Werckmeister aurait à la fin du 17ème siècle rompu selon Eszter le rapport naturel entre la musique et le divin en soumettant totalement l'imagination musicale aux règles du calcul mathématique). L'obtusité ou l'inévidence du sens de l'événement qu'aucun calcul (politique ou artistique) ne peut décréter ou prévoir trouve enfin à s'articuler ici avec l'étrangeté des paroles et des voix soutenue par une bande-son postsynchronisée qui est donc légèrement en décalage par rapport à la bande-image (parce que les trois acteurs principaux sont d'origine allemande et ne parlent pas hongrois, mais surtout parce que la composition des plans-séquence est d'une telle complexité qu'ils auraient été sûrement plus difficiles à réaliser en son direct). Bela Tarr figure avec Les Harmonies Werckmeister le surgissement bouleversant de l'événement moins le sens qui le rendrait totalement et unilatéralement lisible et dicible, prévisible et prédictible. L'événement qui, comme le dirait Alain Badiou, vient supplémenter la somme de tous les actes et toutes les actions du film induit à sa suite une quête de sens signalant qu'à l'Est, l'histoire n'est peut-être pas terminée, et qu'un peuple attend, qu'il brûle d'agir pour ne plus subir une histoire écrite dans son dos. Cette quête du Graal qu'est le sens de l'événement tel qu'il est capable de chambouler la totalité de l'existant possède un coût parfois radical, puisqu'il entraînera Janos, dont la conscience aura été brûlée vive par tout ce qui aura été vu et entendu, dans la réclusion de l'asile psychiatrique où une forme de déterritorialisation psychique se signale par le maigre filet d'un chant sourd s'échappant de sa bouche et le fait aussi que, assis sur son lit, ses pieds ne touchent pas terre, comme si le personnage revêtu d'une blouse blanche flottait, tel un fantôme. C'est une violence sourde et diffuse que ce peuple, filmé à travers tant de visages burinés vus sur la place de grève ou de marché, a emmagasinée après plusieurs décennies de joug totalitaire et dix années de libéralisme économique effréné dont les mirages économiques se sont soldés par la destruction de milliers de postes de travail et la mise au chômage consécutive, forcée et massive, de plusieurs milliers d'ouvriers. Alors ceux-ci attendent, place du marché ou de grève, de pouvoir à nouveau louer leur force de travail, et cette attente humiliante (y a-t-il quelque chose de pire, demandait Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne en 1958, qu'une société dont le travail est une valeur axiale, et qui est peuplée de toujours plus de chômeurs ?) menace à tout moment de déboucher sur un ressentiment explosif. Dans son extrême lucidité matérialiste et dialectique, Bela Tarr voit bien qu'un potentiel révolutionnaire accordé au peuple peut aussi, hélas, se renverser en une révolte sans but ni orientation, en pure terreur aveugle et vaine, en pure volonté destructrice dont profitent les bateleurs du fascisme (tel le Prince, comme un mixte du docteur Caligari et du somnambule Cesare dans Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene en 1919, une espèce de bête de foire qui mobilise hors champ toutes ses forces charismatiques pour se hisser de son statut de marchandise spectaculaire au rang de prophète adulé par les foules extatiques) et les badernes de l'armée (tel ce général ivre dansant, le pistolet en l'air, sur la musique pompière de Johann Strauss). Si le pire n'est jamais sûr, il peut aussi toujours être à venir, surtout à partir du défaut d'une politique de l'émancipation populaire (dont le peuple serait à la fois l'objet et le sujet) et de l'absence des (ir)responsables des effondrements sociaux recouverts du voile de l'insaisissable pouvoir du capital transnational. Comme l'a remarqué Antonio Negri : « Tout est devenu flou. Alors comment lutter ? Cette apparente disparition de l'adversaire, c'est le grand problème actuel, aussi bien pour le pouvoir que pour tous ceux qui veulent tenter de lui résister » (Du retour. Abécédaire biopolitique, éd. Calmann-Lévy, 2002, p. 124). D'où l'idée du cinéaste, relevant toujours de son allégorisme, d'avoir au montage inventé son lieu propre, sa ville et ses environs (mais c'est déjà le territoire dans lequel patauge la communauté désoeuvrée de SatanTango pour malgré tout réussir à s'en arracher laborieusement), un peu à la manière d'Orson Welles ou Alain Resnais (mais c'est aussi le désert  imaginaire créé à partir de zones désertiques réelles de Gerry en 2001 de Gus van Sant), Bela Tarr agençant des fragments prélevés à la Hongrie mais également à la Roumanie et à l'Ukraine, ayant d'ailleurs tourné aussi à quelques kilomètres de la frontière de la Yougoslavie alors soumise aux feux des divisions nationalistes. On en revient donc à la très haute teneur politique de l'allégorisme tarrien, ouvrant un abîme non pas d'absence de sens, mais bien d'un sens terrifiant et inimaginable que relaie Les Harmonies Werckmeister, à la fois cosmos ouvert sur le chaos de l'Est et soleil noir de la mélancolie postsoviétique.

 

werckmeister.jpgA l'image de cette baleine qu'enveloppe formellement l'énorme camion bruyant comme un tremblement de terre, fait de tôles ondulées ajoutant ainsi des couches de métal aux couches de peau de l'animal, et qui s'oppose tout aussi formellement à cet hélicoptère qui, déchirant le ciel, tournoie en cercles concentriques toujours plus étroits, scelle la folle désorientation psychique du héros, et symbolise la domination militaire fasciste sur le pays, règne ici souverainement la volonté monstrueuse de monstration (plutôt que de démonstration) d'un chaos difficilement identifiable dans ses linéaments ou prémisses. Monstruosité aussi de la difformité prêtée au Prince, et qui restera hors champ s'agissant seulement de son corps (seule une ombre cerclée de lumière témoignerait d'une hypertrophie de la boîte crânienne tel le personnage de Rubber Johnny inventé par le groupe de musique électronique Aphex Twin), pendant que ses monstrueuses paroles résonnent quant à elles profondément dans le champ, indépendamment de la présence physique du locuteur, et jouissant de cet effet de redoublement induit par la nécessité de la traduction (parle-t-il russe ? Ou bien une langue inconnue ?). « Chaosmos » aurait dit Félix Guattari qu'est le film, témoignant du devenir obscur de l'ex-bloc soviétique dont des lambeaux de peuple et de territoire sont désormais bradés dans cette grande foire néolibérale qu'est l'Union Européenne. C'est peut-être ce que montre un lent mouvement tournoyant de la caméra, qui ramasse toutes les figures géométriques rencontrées ailleurs dans le film, figures sphériques (l'oeil de la baleine ou les yeux de Janos), circulaires (les ritournelles de Mihaly Vig, les valses de Strauss, le ventilateur avec lequel jouent les deux enfants du général) ou en spirale (le tournoiement de l'hélicoptère ou de la caméra ici). En effet, tournoyant sur son axe, la caméra descend du plafond d'un hangar pour retrouver par terre le héros environné de machines à laver détruites (la fureur populaire se serait-elle exercée aussi contre les fétiches du consumérisme ?), pendant que la voix brutale et non localisable du Prince est progressivement remplacée par celle plus douce de Janos lisant un cahier ayant appartenu au faux prophète (preuve de cette équivoque gémellité entre les deux personnages), et qu'il jettera parmi les autres déchets. Le libéralisme peut aussi faire le lit du fascisme, comme parmi ses draps peut toujours se glisser un anarchisme anticonsumériste. C'est que l'événement fracture le réel à partir du point de capiton où advient son caractère d'indécidable en termes de sens et de portée politique. Auront donc concouru à cette fracture, activement comme passivement, un pur témoin, soit l'idiot qui n'a rien d'autre à dire et montrer que sa propension à témoigner du sublime de l'existence humaine identifiée au ballet galactique des planètes, soit l'Original sans ascendance ni descendance (Janos n'a que des oncles et tantes) tels les personnages énigmatiques de Herman Melville (Bartleby ou Billy Budd par exemple) selon Gilles Deleuze, et dont l'ultime marmonnement dit l'indicible et l'incompréhensible de la marée dévastatrice de la barbarie qu'il a vu monter et déferler, soit le semblable au petit Edmund de Allemagne année zéro (1947) de Roberto Rossellini qui accomplit tragiquement, le corps chutant dans les ruines de Berlin détruite, l'intenable persistance populaire d'une culture nazie après la défaite militaire de l'hitlérisme (cette figure de l'enfant martyr dont le suicide vaut comme l'avertissement sacrificiel adressé à la collectivité ainsi appelée à se ressaisir hante encore plus explicitement SatanTango). Mais c'est aussi Eszter, l'oncle musicologue de Janos Valushka, en quête utopique d'une harmonie musicale divine qui n'a peut-être jamais existé et dont la brisure déterminée par les inventions d'Andreas Werckmeister eurent lieu à l'époque classique qui fut celle de l'avènement de la raison instrumentale (Max Weber) et biopolitique (Michel Foucault), de la bourgeoisie et du capital (Karl Marx), l'oncle qui certes sera contraint d'abandonner les plaisirs intellectuels de la vita contemplativa mais pour les urgences pratiques de la vita activa, reprenant ainsi, sans le savoir (comme si un transfert mystérieux d'énergie avait eu lieu) le rôle de témoin jusque-là assumé par son neveu (c'est le dernier plan montrant en toute logique Eszter se substituer à Janos dans une même persévérance de marcheur et un même désir de se mirer dans l'oeil de la baleine). C'est enfin la retour quasi-spectral de l'ex-femme de ce dernier, véritable catalyseur et accélérateur des particules catastrophiques du film, personnage interprété par Hanna Schygulla dont le corps vieillissant raîne avec lui les souvenirs cinéphiliques des films de Rainer Werner Fassbinder (on pensait déjà au cinéaste allemand devant Almanach d'automne réalisé en 1984 par Bela Tarr avec son appartement unique et colorée comme lieu stylisé propice à l'entre-déchirement des personnages) et aussi Passion (1982) de Jean-Luc Godard (y était posée la question de la différence entre le possible et le probable qui reste toujours valable chez Bela Tarr concernant la question de l'événement). Toutes oeuvres traversées par les apories de la mémoire défaillante et de l'histoire ruinée, de la hantise du passé et de l'atrophie du présent. Voilà entre autres les points scintillants de la constellation allégorique dressée par Les Harmonies Werckmeister, véritable machine de pensée affolant le sens en tout sens, vaste rébus dont le désir secret est, plus qu'un simple appel à son exégèse ou son déchiffrement, un cri lancé au nom de l'événement qui, s'il permet d'éviter sur le plan esthétique l'autoritarisme du savoir-pouvoir relatif à l'occupation de la position de Sirius comme l'aurait dit Hannah Arendt (soit tenir le point d'où l'on voit et sait tout), peut implicitement encourager sur le plan politique à l'imparable soulèvement populaire au nom de l'émancipation, sans rien ignorer des virtualités effroyables et régressives que tout événement peut aussi receler. Pour le dire simplement : occupez-vous de politique avant que la politique ne s'occupe de vous.

 

4410bfcd6d39543ade2bd69605ce9599.jpgLes Harmonies Werckmeister, c'est la version matérialiste de l'apocalypse (l'heure où tout sera révélé, comme l'indique l'étymologie de ce nom d'origine grecque), mais non plus selon Saint-Jean (bien que le héros se nomme Janos, Jean en hongrois), mais selon Saint-Brecht, Saint-Beckett, et Saint-Marx. Il y a bien ici désignation d'une lutte de classe nécessaire, mais la situation est peut-être nouvelle. D'un côté, nous avons un prolétariat privé de travail et des instruments collectifs nécessaires à sa politisation, qui peut alors retourner sa violence contre lui-même et contre des boucs-émissaires désignés à la vindicte par les faux prophètes ou les visionnaires faussaires qui sont toujours de vrais fascistes, ceux qui ont encore un travail tel l'artisan savetier retrouvé mort par le héros, ou bien ceux qui peuvent encore bénéficier de l'Etat social tels les malades de l'hôpital tombant sous les coups dont aura été témoin le héros. Et de l'autre nous avons une bourgeoisie qui préfère les rétributions du capital financier au vieux capital industriel, et qui certes décide toujours mais toujours plus loin spatialement des lieux de production de la richesse (et la Hongrie, comme tous les pays européens, ressortissant ou non de l'Union Européenne, est incorporée dans la même logique capitaliste de mise en concurrence des salariats et des systèmes socio-productifs nationaux). C'est l'absence physique des adversaires qui in fine détermine le retour sur elle-même de la violence populaire. "Seule la violence aide là où la violence règne", disait Brecht. Ce à quoi ajouterait Bela Tarr, en dialecticien conséquent, que la violence qui peut aider (la violence populaire contre les violences étatiques et capitalistes) peut être aussi celle qui peut, se retournant contre elle-même, s'autodétruire dans cette tendance de l'auto-immune déjà décrite par Jacques Derrida dans Le Concept du "11 septembre". Dialogues à New York avec Jürgen Habermas (éd. Galilée, 2004). Ce qui arrive, lorsque la dialectique est amputée de l'un de ses deux termes nécessaires, lorsque le positif n'est pas retrouvé et que le négatif perdure (d'où l'aspect lunaire du film avec ses espaces désolés et désaffectés, sa société anémiée et plombée, ses membres abêtis ou fatigués), devient alors ce qui revient, la révolution au nom de l'émancipation cédant le pas à l'éternel retour du pire, quand ce n'est pas l'involution et la régression qui surviennent. C'est cette valse de Johann Strauss résonnant des miasmes nostalgiques et réactionnaires de l'empire défunt austro-hongrois (dont d'ailleurs Stanley Kubrick rejouait avec 2001 : a Space Odyssey en 1968 le retour futurisé, quand Joao Cesar Monteiro avec Le Bassin de J. W. en 1997 utilisait de manière sardonique un même extrait dans une semblable perspective de retour possible ou probable du fascisme en Europe que tant de succès électoraux ne cessent pas de vouloir confirmer). Cette valse est logiquement reprise une seconde fois lors d'une séquence hystérique mettant en scène d'insupportables enfants (ce sont les fils du général ivre dansant déjà sur la même valse lors de la séquence précédente), comme échappés d'un film anarchiste de Jean Vigo, et martelant à coup de casseroles les harmonies straussiennes. L'histoire se répète deux fois, disait bien Marx après Hegel dans son 18 Brumaire de Louis Bonaparte en 1852 : la première fois en tragédie, la seconde fois en farce. Intervenant en milieu de film, cette séquence assure également, presque de manière comique, la fonction de réveiller un spectateur somnolent ou par trop magnétisé par la lenteur hypnotique des rythmes filmiques, afin de le préparer à la meilleure réception de la séquence suivante de soulèvement populaire et de mise à sac de l'hôpital débouchant sur la douche froide de l'apparition lumineuse de la nudité du vieillard cacochyme, ultime rempart éthique devant la barbarie ainsi submergée par les vagues océaniques d'une honte rédemptrice (c'est une croyance peut-être, mais nous osons partager cette fiction de la bêtise qui connaîtrait son ultime point d'arrêt). Troisième temps de la valse : après le temps passé du totalitarisme pseudo-soviétique ou communiste, et le temps présent du totalitarisme de la marchandise comme seul lien social, voici venu le temps de la domination militaro-fasciste sortie du lit du démantèlement libéral des conquêtes sociales ouvrières, troisième éclipse de suite en attendant que le soleil réapparaisse enfin, et que, comme le dit Janos, une « faucille » de lumière annonce un nouveau soleil. Pourquoi pas celui de l'utopie de l'émancipation politique et de l'égalité sociale ?

 

werckmeister+harmonies+3.jpgBela Tarr, cinéaste à la fois voyant (il voit ce qui excède les perceptions), visionnaire (il donne à voir ce qui résiste à l'imagination), et prémuni des déviations des deux postures (l'impuissance de l'idiot, le pouvoir autocrate du visionnaire charismatique), est cet artiste dont les visions ont la profondeur et la vigueur de Brueghel bien que son art soit le lieu d'un lent et pénétrant travail de déconstruction théâtrale, théâtre beckettien d'une humanité tantôt avachie, tantôt soulevée par les ruses de la raison historique. Bela Tarr est un artiste qui pratique un geste cinématographique pétri dans la pâte épaisse du matérialisme, mettant en scène un monde comme s'il s'agissait d'un cérémonial sacré dont la portée nébuleuse et allégorique est une cosmogonie littéralement bouleversante, car habitée par le désastre. Le dés-astre, soit comme l'aurait dit Maurice Blanchot la chute des astres qui, ne tournant plus sur eux-mêmes, ne sont plus soutenus par le mouvement physique de leur révolution. Et si le vers de Stéphane Mallarmé, "Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur" tiré du Tombeau d'Edgar Poe (1876) a inspiré tant L'Ecriture du désastre (éd. Gallimard-coll. NRF, 1980) de Maurice Blanchot hanté par L'Espèce humaine de Robert Antelme, que le titre D'un désastre obscur (éd. de l'Aube, 1991) d'Alain Badiou justement consacré à l'avenir de la politique et du communisme après la fin du bloc soviétique, il pourrait parfaitement convenir au film de Bela Tarr, calme bloc et borne granitique de cinéma chu du double désastre obscur de l'autoritarisme stalinien et du libéralisme antisocial qui s'en est suivi.  Le cosmogonique propre au film Les Harmonies Werckmeister, ce serait aussi l'autre façon qu'il propose de considérer le peuple sous l'angle non plus machinique des grandes machineries de propagande visant la massification du populaire fondu dans l'acier des Etats totalitaires, mais bel et bien sous l'angle de l'astronomie. Parce que la question du peuple se joue en fait à des années-lumière des représentations et des visibilités collectives, médiatiques ou politiciennes, à des années-lumière de l'espace public bourgeois (Jürgen Habermas) qui (s')est confondu avec l'espace public tout court (une confusion aujourd'hui hélas encore faiblement contestée par les tentatives de constitution d'un espace public oppositionnel, pour citer Oskar Nekt). Au-delà de l'infini, comme le dit l'ultime intertitre de 2001 de Stanley Kubrick, nous retrouvons chez Bela Tarr le peuple, en attente de la possibilité ou de la probabilité (sublime ou catastrophique, cela dépend de lui, de nous) de se remettre en marche pour se réapproprier son destin. L'extase formelle à laquelle aboutit Les Harmonies Werckmeister selon les prescriptions de son propre dispositif esthétique retraduit avec toute la puissance émotionnelle requise une triple nécessité du point de vue du spectateur. C'est d'abord la nécessité ontologique de la liberté humaine par-delà les gluante

s et épaisses nécessités naturelles (la bourrasque ici grosse des paroles de la plainte et du ressentiment, la pluie diluvienne dans Damnation, les deux dans SatanTango), biologiques, sociales et historiques (liberté jamais séparée de son caractère de destructivité et que consacre l'événement comme manifestation de l'imaginaire radical humain pour parler comme Cornelius Castoriadis). C'est ensuite la nécessité politique d'une prise de conscience que doit opérer le spectateur s'il ne souhaite pas que le peuple rassemblé le soit à partir d'injonctions fascistes au fort potentiel d'autodestruction et de dilapidation de l'énergie nécessaire à l'auto-émancipation. C'est enfin la nécessité artistique de permettre à ce qu'un tel film puisse être vu par le peuple dont il est l'objet privilégié, et qu'il ne soit en conséquence pas réduit à l'exhibition pathétique dans une baraque foraine. Et le cirque est à la baleine ce que le musée d'art contemporain pourrait être au film s'il était assujetti au seul statut d'objet culturel dont la rareté mériterait l'exposition, mais qui du coup neutraliserait sa sorce politique.

 

Werckmeister%20Harmonies.jpgLe cinéma tarrien tel qu'il connaît avec Les Harmonies Werckmeister son plus grand envol allégorique, ce serait pour le dire autrement le double mode, brechtien de la distanciation épique, et phénoménologique de la durée vécue rendue dans toute son épaisseur sensible (c'est peut-être pourquoi le cinéaste aime travailler avec les mêmes personnes, aime solliciter les mêmes acteurs après toutes ces années, pour constater peut-être en premier lieu une fidélité soumise l'épreuve du temps et du vieillissement) à partir duquel mettre en images et en sons le célèbre mot de Hegel selon lequel l'oiseau de Minerve s'envole toujours au crépuscule. Pour le dire autrement, si Godot (comme allégorie de l'événement) arrive bel et bien, l'oiseau de Minerve (la consistance de l'événement, au sens de la connaissance de ses déterminations) ne s'envolerait qu'au terme crépusculaire de cette arrivée. Le sens de l'événement (sa "procédure-de-vérité" selon Alain Badiou) ne viendrait qu'après coup, dans un différé écartant le sensible de l'intelligible, le réel phénoménal de son appropriation par le logos. Il est vrai que la caméra de Bela Tarr fait preuve ici, avec l'aide du Steadicam et aussi de la Louma (lors de la séquence du peuple en marche accompagné en travelling arrière afin de manifester ses ondoiements, comme s'il s'agissait de montrer un dragon aux naseaux fumants), de la capacité d'avoir des ailes et de voler. Comme il est tout aussi vrai que le cinéma tarrien est profondément lunaire (avec ses espaces mornes ou désaffectés, sa nuit profonde et son ciel chargé, son noir et blanc accusé et ses corps épuisés), pour ne pas dire nocturnal. On parlera d'ailleurs ici, plutôt que de crépuscule tombant lorsque l'événement a lieu, d'aurore puisque l'événement décrit, opacité incluse, même s'il vaut comme l'actualisation d'une catastrophe générale, induit dialectiquement qu'un autre événement, d'ordre émancipatoire cette fois-là, est également possible. L'aurore, c'est aussi Friedrich W. Murnau, auteur en 1927 de Sunrise, même si le geste cinématographique de Bela Tarr ne relève pas de l'expressionnisme. Chez ce dernier en effet, la lutte ressortit moins d'une lecture métaphysique en termes d'affrontement du Bien contre le Mal que des schémas hégéliano-marxistes actualisés à la double aune de l'éthique lévinassienne et de l'ouverture phénoménologique professée par Maurice Merleau-Ponty, par exemple dans Sens et non sens (« Si l'on cesse de croire, non seulement à un maître bienfaisant de ce monde, mais encore à un cours raisonnable des choses, alors l'action du héros est sans aucun appui extérieur : elle ne s'appuie pas sur une loi divine, ni même sur un sens visible de l'histoire (...) Le héros des contemporains, ce n'est pas Lucifer, ce n'est même pas Prométhée, c'est l'homme », éd. Gallimard-coll. NRF, 1996, pp. 222-226). Même si la caméra, dans un film de Bela Tarr comme dans un film de Friedrich Murnau (ou d'Alfred Hitchcock), est doué d'autonomie dans ses mouvements par rapport aux exigences du régime représentatif ou narratif habituel, circonscrivant et taillant dans l'espace physique l'espace scénique susceptible d'accueillir la fiction, modelant dans le réel les formes au sein desquels se dépose son récit. La caméra est donc cet oiseau de Minerve, autrement dit l'inducteur technique d'une pensée en acte et d'une forme qui pense (pour citer à nouveau Jean-Luc Godard). Cette position esthétique comme éthique permet de tirer (puis projeter) une vision dont le sens est aussi nécessaire que suspendu afin d'impulser dans ce contretemps (l'après-coup de l'événement, celui de la projection) la décision de l'interprétation (et, plus largement, le choix de l'action politique - comme le prescrit la onzième thèse sur Feuerbach de Karl Marx en 1845). Elle n'induit donc pas, on l'a déjà souligné, de disposer du point de vue de Sirius, car si elle permet de voir beaucoup, elle ne voit ni ne sait tout (ainsi demeurent opaques les rapports reliant entre eux le Prince, le général, l'ex-épouse de Eszter, et le peuple). Et cette position n'est opérationnelle qu'à partir du moment où ce qui a eu lieu et continue de l'être n'est soutenu de manière dialectique qu'avec ce qui pourrait aussi avoir lieu. Se poser la question du possible et du probable, c'est remettre du lien (incarné par Janos, puis son oncle Eszter) entre hier, aujourd'hui et demain, le passé, le présent et le futur, les régressions et les révolutions, ailleurs comme ici. C'est la seule façon de légitimer présentement le fort sentiment de religiosité (mais une religiosité sans dieu, sécularisée) diffusé par un film paradoxalement rigoureusement matérialiste. Déjà parce qu'il expose un peuple hongrois largement nourri de culture catholique (et les représentations apocalyptiques peuvent pratiquement configurer des régimes populaires d'action). Surtout parce qu'il rend manifeste le caractère relativement mystérieux des relations et des enchaînements matelassant l'énergie des événements dont le surgissement déborde tout calcul, ainsi que l'indéfinissable des rapports affectifs unissant et reliant (religare selon Lactance plutôt que relegere pour Cicéron qui insiste sur le sens de relecture) les individus entre eux, pour le meilleur comme pour le pire (voir toutes les empoignades que contient l'oeuvre de Bela Tarr, comme manifestations élémentaires de cette volonté « chaosmique » de faire lien). L'abyssale beauté du film consacrerait alors (définitivement ?) la substitution historique, autrefois analysée par Hegel avec le terme d'esthétique, de l'art à la religion comme sphère privilégiée de l'expression sensible et sublime des idées, et de l'objectivation formelle de la conscience se reflétant elle-même : ce qui n'a pas d'autre nom que celui de pensée. 

 

39985.jpgC'est dans cette posture difficile, à la fois démiurgique et solitaire, souveraine et minoritaire, que Bela Tarr, en combinant la science rationnelle de l'astronome voyant plus loin que le bout de son nez ou ses lunettes et la science utopique de l'alchimiste transformant le plomb du réel en or du possible, pratique l'un des gestes de cinéma parmi les plus importants actuellement (en attendant vivement la sortie de son possible ou probable ultime film, Le Cheval de Turin), travaillé qu'il est par le faisceau de toutes les (bonnes) raisons que nous partageons de trembler de peur comme de joie devant ce que peut le peuple. Parce que nous sommes les contemporains des camps (de concentration, d'extermination, de rétention – le camp serait ainsi le "nomos" de notre modernité selon le philosophe Giorgio Agamben), et parce que nous n'ignorons plus les tours et détours souvent catastrophiques de la « dialectique de la raison » (Theodor Adorno et Max Horkheimer), nous savons que notre monde ne cesse plus de faire quotidiennement, objectivement comme subjectivement, « l'épreuve du désastre » (Alain Brossat) hors de laquelle une pensée de l'émancipation, si nécessaire qu'elle soit, est tout simplement caduque.     

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15 août 2010 7 15 /08 /août /2010 10:04
http://thm-a01.yimg.com/nimage/4bc29d3859194170La "rentrée littéraire" est ce micro-événement censé consacrer la vitalité économique et artistique du champ littéraire français. Les gros éditeurs et les grosses signatures se partagent en général, sous l'oeil complice des grands médias, le gâteau de la reconnaissance publique, des prix littéraires marchandés secrètement afin de consacrer souvent les auteurs "maison", et du marché toujours plus saturé de la production romanesque. Au-delà des gesticulations habituelles (citer les noms de Nothomb et Beigbeder suffira) qui n'arrivent pas à faire oublier que le marché littéraire est victime de processus de concentration éditoriale toujours plus extensifs qui écrasent l'originalité d'éditeurs plus petits du coup souvent menacés de disparaître (ce constat est bien connu pour les lecteurs d'André Schiffrin, auteur aux éditions La Fabrique de L'Edition sans éditeur en 1999 et du Contrôle de la parole en 2005), il arrive malgré cela que de bons livres soient édités (même par des éditeurs solidement établis) à ce moment-là, et qu'ils survivent largement à l'effervescence médiatique propre à la "rentrée littéraire". Cet été fournira l'occasion pour le vérifier !
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Trois ouvrages ont retenu notre attention, et nous les conseillons pour cette période de lecture estivale : Des hommes de Laurent Mauvignier (paru aux prestigieuses éditions de Minuit), Le Tombeau de Tommy d'Alain Blottière (publié par les éditions Gallimard) et Jan Karski de Yannick Haenel (paru chez Gallimard pour la collection "L'Infini" de Philippe Sollers). Ces trois romans, tous parus le 03 septembre 2009, disposent respectivement d'une forme esthétique originale (il y a comme du montage à l'oeuvre dans ces trois ouvrages) susceptible d'interroger l'actualité de séquences historiques passées. La guerre d'Algérie pour Mauvignier, la résistance française à l'occupation nazie pour Blottière, la seconde guerre mondiale et l'extermination des Juifs par les nazis pour Haenel sont ces moments historiques que la forme littéraire à chaque fois privilégiée, loin de les enfermer dans un historicisme rassurant pour lequel le passé serait bien passé, saisit originalement sous la forme de blocs de temps fissurant notre présent.

 

L'indicible de la guerre franco-algérienne qui ronge de l'intérieur une existence et qui nécessite le plus petit événement pour que sa mémoire rejaillisse dans une écriture torrentielle comme chez Laurent Mauvignier ; la figure spectrale de Thomas Elek (compagnon du groupe des FTP-MOI dirigé par Missak Manouchian) qui par-delà la représentation cinématographique sur laquelle travaille le narrateur va hanter son interprète bien au-delà des intentions du réalisateur dans le dispositif conçu par Alain Blottière ; la figure historique de Jan Karski (cet émissaire de la résistance polonaise qui a été témoin de l'horreur du ghetto et des camps et dont le témoignage auprès des puissants gouvernants alors en guerre contre Hitler n'a pas suffi à interrompre la politique antisémite et génocidaire nazie) telle qu'elle est exposée dans Shoah (1985) de Claude Lanzmann, puis décrite dans les ouvrages historiques qui lui ont été consacrés, et telle qu'elle se raconte enfin dans le récit à la première personne imaginée au terme de ce tryptique littéraire par Yannick Haenel : à chaque fois, c'est la virtualité de ces nappes de temps passés qui forme ainsi une constellation (comme l'aurait dit Walter Benjamin) ou un cristal (pour parler comme Gilles Deleuze) avec notre actualité. Et c'est par le prisme de cette constellation ou ce cristal que notre contemporanéité se comprend comme fracturée, dispersée, éclatée : non réconciliée. Car le présent, loin de valoir comme une lumière enfonçant les temps passés dans une nébulosité toujours plus accusée, doit s'envisager dès lors comme obscur. Et cette obscurité peut seulement être éclairée par la faible lumière du passé.
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Si vous désirez illuminer votre été en prenant le risque de vous enfoncer dans les strates obscures d'un passé que notre présent n'a toujours pas assimilé, eh bien n'hésitez pas ! Une plus grande sensiblité ainsi qu'une meilleure connaissance des déchirures historiques qui zèbrent notre présent et que n'efface pas l'obscure industrie des médias cosmétiques est au bout de ces trois aventures littéraires.
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4 août 2010 3 04 /08 /août /2010 11:19

"L'Etat s'impose le non-remplacement d'un départ à la retraite sur deux, et il est normal et nécessaire que les collectivités participent à cet effort national (...) On ne peut pas non plus occulter que, de 1997 à 2007, hors transerts de compétences et de personnels, les collectivités territoriales ont créé 340.000 emplois supplémentaires. Il faut arrêter cette dérive". Quel est le benêt qui se drape dans les beaux habits de la rigueur (pour les autres la rigueur, pour les pauvres la rigueur), et qui, en pleine crise du capitalime dont les perpétuelles conséquences sont la destruction des postes et des outils de travail, ose se plaindre de la création d'emplois ? C'est Georges Tron. TRON ! Jamais entendu parler ? Non, rien à voir avec le film de SF produit par Disney au début des années 80 (quoique...) Tron, c'est le secrétaire d'Etat chargé de la fonction publique qui, emboitant servilement le pas à l'oligarque Sarkozy dans sa déclaration présidentielle du 12 juillet dernier, appelle le bon peuple de France à se serrer la ceinture et les coudes afin d'instaurer une cure radicale de rigueur dont les effets, on ne cesse pas de nous le seriner, devraient normalement nous être bénéfiques en cette période de récession économique.

 

A bas les emplois publics locaux !

 

Moins de fonctionnaires territoriaux, ce sont quand même moins d'emplois, corrélativement moins de revenus, donc moins de consommation pour solvabiliser la production, et moins de services publics locaux qui extirpent (souvent gratuitement) du règne de la marchandise des biens nécessaires pour assurer la dignité humaine de toutes et tous (santé, culture, sport, jeunesse...) La rigueur ou l'austérité - cela dépend de la météo idéologique du jour - ne sont que les cache-sexe d'une radicale tromperie sur la marchandise selon laquelle réduire la fonction publique, et partant les services publics, devait permettre d'ouvrir un boulevard aux intérêts privés censément plus efficients et dont l'investissement en capitaux est censé aider à surmonter la crise de reproduction et d'accumulation du capital. La bêtise des capitalistes, néo ou archéolibéraux, c'est leur impuissance à tirer les leçons du passé. Comme si 1929 n'avait jamais eu lieu ! Pire, et c'est l'économiste Frédéric Lordon qui aime à le répéter, c'est une crise tous les deux ans qui affecte depuis vingt ans régulièrement le capitalisme mondialisé, tantôt saturé des graisses des crédits à l'immobilier, tantôt goinfré des valeurs produites par l'eldorado numérique. Alors que la finance, fantasme de l'argent s'auto-produisant, n'est pas autre chose que l'extorsion voulue invisible des richesses produites par le monde du travail.

 

De l'Etat ou des collectivités, qui est le plus rigoureux des deux ? 

 

Donc, les collectivités territoriales doivent suivre le brutal mouvement général. Et la cure d'amaigrissement a déjà commencé avec la suppression de la Taxe Professionnelle en 2010 qui représente 50 % des ressources fiscales locales, et qui sera normalement remplacée en 2011 par une Contribution Economique Territoriale induisant un nouveau partage des ressources fiscales au profit des entreprises (25 %) et au détriment des ménages (75 %). Et l'Etat va les y aider : "Le concours financier de l'Etat au fonctionnement des collectivites territoriales, environ 80 milliards d'euros par an, va être gelé dans le budget 2011-2013". Sympa, le Tron ! On aurait dû pourtant lui rappeler les faits élémentaires suivants :

- les collectivités territoriales qui représentent 32 % de l'emploi public assurent 75 % des investissements publics nationaux ;

- si la dette publique, soit l'ensemble des emprunts contractés auprès des marchés financiers depuis 1973, s'élève à 1.500 milliards d'euros (environ 75 % du PIB), la part de l'Etat s'élève à presque 80 %, quand celle des collectivités territoriales est seulement d'à peine 10 %.

Donc, pénaliser les collectivités territoriales, c'est économiquement se tirer une balle dans le pied, pas moins !

 

On le voit, le régime fiscal des collectivités territoriales est autrement mieux tenu que celui d'un Etat surtout dépensier en direction des fortunés (n'est-ce pas les Bettencourt et consorts ?), et qui cherche seulement à entretenir la charge de la dette pour faire fructifier les actifs des personnes détentrices de bons du trésor ou d'obligations d'Etat, et surtout ici à se décharger de cette même dette en direction des collectivités locales. Tron, le troufion de Sarkozy, en appelle en conséquence à "soutenir en priorité les collectivités dont la gestion est la plus rigoureuse et vertueuse". La vertu serait peut-être ici de prendre en considération la poutre qui est dans son oeil (un Etat véritablement redistributeur de richesses, mais du bas vers le haut), plutôt que la paille dans l'oeil du voisin (des services publics locaux qui permettent tant bien que mal de permettre aux classes populaires de ne pas s'enfoncer davantage).

 

On connaît la chanson (sur un air du groupe Téléphone) :

 

Oh, Tron, t'es vraiment (de) trop !

Ca se sent, ça se sent

Oh, Tron, t'es vraiment (de) trop !

Ca se sent, ça se sent

Ca se sent que t'es (de) trop ! 

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14 juillet 2010 3 14 /07 /juillet /2010 19:53

14juil1953

A propos du livre "1953, un 14 juillet sanglant" de Maurice Rajsfus - Editeur : Agnès Viénot éditions, 2003, 239 pages, 14 euros.

Maurice Rajsfus met en lumière et dénonce, depuis de nombreuses années, avec un grand talent les basses œuvres de la police française tout au long de l’histoire et jusque dans leurs développements les plus récents, les crimes policiers, appelés plus communément « bavures » et qui restent largement impunis. Dans son nouveau livre, il revient sur un épisode encore méconnu, la répression de manifestants nord-africains le 14 juillet 1953 à Paris, s’inscrivant pleinement dans la politique coloniale de l’État Français.

14 juillet 1953, ce jour-là comme tous les ans depuis 1936, le PCF et la CGT organisent une manifestation à Paris pour célébrer les idéaux de la République et depuis 1945 ceux de la Résistance.

Près de 10 000 personnes y participent et parmi elles 2 000 manifestant(e)s défilent derrière les banderoles du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) le principal mouvement nationaliste algérien dirigé par Messali Hadj. La plupart sont algérien(ne)s, mais on y trouve aussi des Tunisien(nes) et des Marocain(e)s qui se battent pour la fin du colonialisme français dans leur pays.

Les militant(e)s nord-africains y brandissent des drapeaux algériens et scandent des slogans hostiles au colonialisme et en faveur de la libération de Messali Hadj et de l’indépendance. Autant de symboles qui vont entraîner une répression sanglante de la police française à l’encontre des Nord-africains lors de l’arrivée du cortège sur la place de la Nation.

La police ouvre le feu : bilan 7 morts [1] (6 ouvriers algériens et un ouvrier français, militant de la CGT) et une centaine de blessés. Le gouvernement de Joseph Laniel, président du Conseil, couvre la répression et soutient les policiers assassins.

Alors que les tensions se multiplient en Algérie et que le nationalisme accroît son influence dans la population, le pouvoir colonial n’entend tolérer aucune contestation de type nationaliste et séparatiste [2]. Si les Algériens ont le droit de vote, celui-ci est purement symbolique puisque le pouvoir colonial s’emploie régulièrement et au plus haut niveau à truquer les résultats des élections pour endiguer les progrès du MTLD.

Mémoire occultée

Ces faits qui se déroulent près d’un an et demi avant l’insurrection algérienne déclenchée par le FLN ont été occultés par la suite par les historien(ne)s de la IVe République et de l’Algérie comme par les partis de gauche.

Les massacres du 17 octobre 1961 (longtemps occultés eux aussi) et la répression sanglante de manifestant(e)s au métro Charonne du 8 février 1962 par la police de Papon sont bien connus, mais qui a entendu parler de la répression de la manifestation du 14 juillet 1953 à part les contemporains ? Bien peu de monde assurément.

De ces faits, on ne trouve aucune trace dans les archives consultables de la préfecture de police de Paris.

libertaire1954-77380Aussi Maurice Rajsfus s’est appuyé sur les nombreux reportages de la presse quotidienne et périodique, mais aussi sur les prises de position de la presse syndicale, d’intellectuel(le)s et de politiques quelle que soit leur orientation partisane ou encore sur les débats concernant ces faits à l’Assemblée nationale. Enfin il donne la parole à des militantes et militants communistes présent(e)s sur les lieux de la fusillade et qui témoignent près de 50 ans plus tard.

Décidément la France a toujours un problème avec son histoire coloniale, qu’il s’agisse de la traite des noirs et du commerce triangulaire ou de l’oppression des peuples du Maghreb.

Sans doute parce que le souvenir de la répression coloniale vient ternir l’image d’une France célébrant les valeurs de la résistance.

Alors il faut oublier à tout prix ce que Maurice Rajsfus qualifie pourtant d’événement majeur de l’année 1953.

Rien d’étonnant de la part de la droite et du Parti socialiste qui ont toujours soutenu sans états d’âme la politique coloniale de la France. Quant au PCF, s’il se proclame à l’époque solidaire des luttes des travailleurs nord-africains et revendique une extension de leurs droits, il rejette en revanche la revendication d’indépendance de l’Algérie.

Enfin, Maurice Rajsfus s’interroge sur le statut de la police dans notre société. Il le compare à celui d’une religion et assimile les violences dont elle se rend coupable à des dogmes indiscutables et immuables. C’est ce statut qui explique l’impunité dont elle jouit. C’est aussi lui qui explique son absence de mise en cause dans sa participation au génocide des Juifs mais aussi aux tueries du 14 juillet 1953 et du 17 octobre 1961.

Article de L.E. tiré du site fédéral Alternative Libertaire

 

On lira avec intéret sur RA Forum, un entretien de l'Emancipation, publié en 2005, avec George Fontenis, militant communiste libertaire, "Il y a cinquante ans, l'insurrection algérienne", mais aussi sur bataille socialiste, celui de Sylvain Patthieu, auteur du livre "Les camarades des frères - Trotskistes et Libertaire dans la guerre d'Algérie".

 

[1] Il s’agit d’Abdallah Bracha, Larbi Daoui, Abdelkhader Draris, Isidore Illoul, Tahar Nadgène, Amer Tabjadi et Maurice Lurot.

[2] Entre 1950 et 1953 la police réprime de plus en plus violemment les manifestations auxquelles prennent part les nationalistes nord-africain(e)s. Elle procède à chaque fois à de nombreuses arrestations et ouvre parfois le feu sur les manifestant(e)s. Une police française raciste et excitée par une hiérarchie toujours prompte à surenchérir. Une police qui n’a toujours pas tourné la page de Vichy.

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12 juillet 2010 1 12 /07 /juillet /2010 16:55

19461012.jpgEnfin ! Il était temps pour Etaix ! Les cinq longs métrages (plus trois courts métrages) de Pierre Etaix réalisés durant les années 1960 retrouvent cet été une visibilité que leur avait soustraite Gavroche Productions, la société qui détenait jusqu’alors les droits de propriété et d’exploitation des films du plus grand cinéaste comique français moderne avec Jacques Tati. Ce fut une bataille juridique, longue et fastidieuse qui devait légitimement mettre un terme à cette situation scandaleuse où un cinéaste, ainsi que son public, réel ou potentiel, étaient dépossédés du plaisir de voir et revoir, comme du devoir de découvrir ou redécouvrir ces petites merveilles cinématographiques que demeurent Rupture (1961), Heureux anniversaire (1962) et En pleine forme (1965-1971) pour les courts métrages, et Le Soupirant (1962), Yoyo (1964), Tant qu’on a la santé (1966), Le Grand amour (1969) et Pays de cocagne (1971) du côté des longs métrages. Tous coécrits avec le scénariste Jean-Claude Carrière (qui a débuté avec Pierre Etaix pour continuer son travail d’écriture scénaristique avec certains des plus grands noms du cinéma, Luis Buñuel, Louis Malle et Milos Forman notamment), ces films étaient l’objet d’un litige juridique ayant duré plusieurs décennies. Et il aura fallu l’action conjuguée d’une pétition nationale (56.456 signatures recueillies au mois de mai 2009), du soutien public d’artistes célèbres (dont entre autres celui de Woody Allen), de la restauration de Yoyo par la Fondation Groupama-Gan pour le cinéma et sa projection dans la prestigieuse section CannesClassics du Festival de Cannes en 2007, comme de la rétrospective « Vive Pierre Etaix ! » lors du Festival Lumière à Lyon en octobre 2009, pour obtenir gain de cause auprès du Tribunal de Grande Instance de Paris, et ainsi restituer les droits de Pierre Etaix et de Jean-Claude Carrière sur leurs films (même si Gavroche Productions a fait appel de cette décision). Avec la rétrospective proposée par la 38ème édition du Festival de la Rochelle (du 02 au 11 juillet) et la sortie dans les salles grâce à Carlotta, cet été cinéphile sera donc consacré à rattraper Etaix !

 

b9327d9c6d139160Bientôt âgé de 82 ans (en novembre prochain), ce graphiste de formation qui a été initié à l’art du vitrail, puis qui a brûlé les planches du music-hall et du cirque (en compagnie du clown Nino Zammit qu’il retrouvera pour Heureux anniversaire et Yoyo) avant de rencontrer Jacques Tati en 1954 (il a été dessinateur, gagman et assistant technique sur le tournage de Mon oncle en 1958, puis a participé et joué dans la représentation scénique à l’Olympia de Jour de fête en 1960), n’a jamais cessé de travailler après cette grande décennie consacrée à la constitution dans le cinéma français moderne d’un art du slapstick hérité du burlesque hollywoodien primitif des années 1910. Acteur (interprétant des pickpockets pour Pickpocket en 1959 de Robert Bresson et Le Voleur en 1966 de Louis Malle, apparaissant également dans Les Clowns en 1971 de Federico Fellini salué dans Yoyo, The Day the Clown cried en 1972, le film inachevé de son ami Jerry Lewis, Max mon amour en 1986 de Nagisa Oshima scénarisé par Jean-Claude Carrière, Jardins en automne en 2006 d’Otar Iosseliani, et Micmacs à tire-larigot en 2009 de Jean-Pierre Jeunet), écrivain (citons dernièrement Critiquons la caméra en 2001 aux éditions Seghers, Etaix dessine Tati en 2008 aux éditions de l’ARC, et Textes et textes Etaix en 2009 aux éditions Le Cherche Midi), réalisateur de télévision (Rêve d’artiste ou le cauchemar de Méliès, un court métrage en images de synthèse réalisé pour la Sept en 1988), auteur de théâtre (L’Age de monsieur est avancé en hommage à Sacha Guitry en 1985, adapté au cinéma en 1987, et qu’il souhaiterait lui-même mettre en scène prochainement), expérimentateur (la Géode de la Villette lui a commandé en 1989 le tournage d’un film en format omnimax intitulé J’écris dans l’espace), Pierre Etaix est surtout connu pour avoir fondé en 1973 avec Annie Fratellini (qu’il a épousée en 1969) l’Ecole Nationale du Cirque, en se produisant comme clown blanc durant les tournées qui accompagnèrent la fondation de cette institution. Depuis le mois de janvier de cette année, il est retourné sur les planches du music-hall avec un nouveau spectacle, Miousik Papillon, lui permettant de retrouver son personnage de Yoyo, pendant qu’un moyen métrage coécrit avec son fidèle acolyte Jean-Claude Carrière n’attend que les financements nécessaires à sa réalisation. Homme de spectacle pluriel, comique doué de tous les talents, clown multipliant les pratiques sans fermeture disciplinaire, l’artiste Pierre Etaix nous donne donc cinq (plus trois) fois rendez-vous cet été avec la part de son œuvre qui était devenue, à la suite d’un imbroglio juridique persistant, quasi-mythique car demeurée la plus méconnue jusqu’à aujourd’hui : le cinéma. Et, comme le veut la formule consacrée, petits et grands, âgés de 7 à 77 ans, vous avez tout l’été pour en profiter !

 

1/ Heureux anniversaire et Yoyo : Forain forever !


8aeff2852a38642cLe deuxième court métrage de Pierre Etaix, récompensé d’un Oscar à Hollywood, représente une petite mécanique de précision burlesque dont le rythme est haletant, et la virtuosité, soufflante. En 15 minutes à peine, le cinéaste rend compte d’une discordance des temps résultant des aliénantes compromissions passées avec la modernité. En effet, un montage alterné entrecroise deux séries narratives interdépendantes (une femme prépare le repas d’anniversaire de mariage pendant que son mari, avec divers cadeaux dans sa voiture, se trouve pris dans les embouteillages parisiens). L’embouteillage (motif repris dans Tant qu'on a la santé) équivaut ici à la révolte des objets nécessaires à la rédaction d’une réponse pour le héros ayant reçu une lettre de fin de liaison sentimentale dans le précédent court métrage de Pierre Etaix intitulé Rupture. Digne héritier des burlesques étasuniens (l’expression quelconque du corps de l’acteur-réalisateur rappelant Harold Lloyd, les enchaînements de gags dynamisant l’espace public comme chez Buster Keaton, la dynamique entropique générale pouvant évoquer Laurel et Hardy), le cinéaste joue des effets de causalité relatifs à la circulation des voitures pour mettre en scène le ballet absurde propre au trafic urbain. La provocation de gags en chaîne instruit un mouvement de dissémination de situations cocasses dont la cohérence narrative est assurée par le retour cyclique de certaines figures rencontrées en route (l’homme qui se fait raser et cherche une place pour garer sa voiture, l’homme qui est en quête d’un taxi, les chauffeurs-livreurs, et le mari qui désire acheter des fleurs à son épouse). La vis comica à l’œuvre dans ce court film incisif, décrivant un régime social propre au capitalisme industriel d’alors où l’individualisme (chacun ne voit pas plus loin que le bout de son nez) et la massification des comportements (tout le monde agit et est agi pareillement) produisent une aberration des interrelations, anticipe les grands chambardements tragicomiques de Week-end (1967) de Jean-Luc Godard, Trafic (1971) de Jacques Tati, et Le Grand embouteillage (1979) d’Ettore Scola. L’épuisement de la veine burlesque relative à cette série répondra in fine à l’épuisement de l’attente de l’épouse dans la série domestique, qui comble celle-ci en dévorant tout le repas conçu à l’occasion de leur anniversaire de mariage. Le faux-raccord conjugal, qui court dans toute l'oeuvre de Pierre Etaix, et que détermine en dernière instance la division sexuelle des occupations masculines et féminines et la colonisation capitaliste de la vie quotidienne est donc ici total. La déroute (mobile comme affective, objective et subjective) des individus accomplie.

 

942b9f27519fad44Alors que Heureux anniversaire se présente sous l’angle caustique et critique des aliénations quotidiennes, Yoyo (le deuxième long métrage de Pierre Etaix récompensé alors aux festivals de Cannes et de Venise) représente pour sa part une fiction allégorique plus ambitieuse sur le plan temporel (l’action commence en 1925 et se termine à l’époque de la réalisation du film, quarante ans plus tard), désirant questionner les métamorphoses historiques de l’art de faire rire. On peut aisément délimiter en trois parties un film dont la durée (110 minutes) affirme la nécessité d'un déploiement narratif de la question du temps. La première partie évoque l’existence oisive d’un milliardaire blasé interprété par Pierre Etaix, trompant son ennui dans le cadre fastueux d’un château abritant les mouvements millimétrés d’un gestus aristocratique dont le fonctionnement demeure autocentré. C’est une sorte de ronronnement en vase clos peuplé de domestiques comme issus des toiles de René Magritte, dont le figement, la facticité et la petitesse existentielle sont relayés par des toiles peintes, des trompe-l’œil et des maquettes : une monade sociale autistique que métaphorise ultimement le motif de l’aquarium. Cette partie se veut un hommage explicite au cinéma muet, et ce n’est peut-être pas un hasard si le personnage principal ressemble ici tant à Max Linder. Mécanisation des gestes (qui vérifie une fois de plus le mot célèbre du philosophe Henri Bergson auteur en 1899 du Rire et selon lequel ce qui le provoque est le placage du mécanique sur du vivant), légère accélération de la bande image, cadres rigides et absence de paroles participent pleinement à retrouver formellement le cinéma burlesque de l’époque du muet, en même temps que l’utilisation ponctuelle et hyperbolique de certains bruits (portes qui grincent, etc.) inscrit le film dans un modernisme sonore. On notera aussi l'emploi du ralenti, ainsi que du filmage à l'envers d'une séquence jouée elle-même à l'envers (l'habillage du miiliardaire), qui rappellent les films de l'avant-garde cinématographique française des années 1920, tel Entr'acte (1924) de René Clair et Francis Picabia. C’est alors qu’un cirque arrive, accueilli dans le parc du fortuné désœuvré dont l’infortune affective s’explique par un amour enfui que ce dernier retrouvera pourtant au centre de la piste, sous la double forme de l’écuyère (c’est la femme aimée, perdue et donc retrouvée) et du petit clown (qui s’avère être son fils). Plus qu’une citation du film de Charlie Chaplin, Le Cirque (1928), cette interruption salvatrice des automatismes du socius aristocratique au profit de la restauration de la famille (qui prend alors la route sous la forme d’une petite troupe foraine itinérante à l’époque de la crise de 1929 qui a ruiné le héros) permet à Pierre Etaix de rappeler cette généalogie artistique selon laquelle l’enfance du cinéma muet a été l’art du cirque. Il est historiquement avéré que les baraques foraines ont accueilli l’extension des premières projections publiques du cinématographe, comme il est tout aussi vrai qu’un Chaplin par exemple s’est autant inspiré de ses années de formation dans le music-hall que du comique Max Linder pour façonner son personnage du vagabond Charlot.

 

871fb36491208702Mais c’est aussi une curieuse généalogie présentée par le cinéaste (qui s’est lui aussi formé sur les planches du music-hall avant de fonder son école de cirque des années plus tard), puisque le cirque personnifié par l’enfant représente enfin l’avenir du cinéma (muet et burlesque) personnifié par son père. L’art forain est donc ici envisagé à la fois comme le passé et l’avenir du cinéma. Pour preuve, c’est encore Pierre Etaix qui interprète le fils devenu adulte, et surnommé par ses pairs Yoyo (du nom de ce jeu que son père lui avait donné quand il n’était encore qu’enfant). Le yoyo est bien ce jouet qui, dans le mouvement circulaire de va-et-vient qui est le sien, désigne le cœur allégorique d’un film littéralement encerclé par le cirque, pendant que l’éléphant assurant majestueusement sa présence en début et fin de film affirme symboliquement la mémoire longue dans laquelle se love Yoyo. Les années passent (c’est la deuxième partie du film), et les citations cinéphiles ponctuent ce passage des ans (The Great Dictator de Charlie Chaplin en 1940, Groucho Marx dont le portrait côtoie celui de Karl Marx, les films de Jerry Lewis de l’époque qui parachèvent l’idée chaplinesque de multiplier au cœur d'un même film diverses figures interprétées par le même acteur-réalisateur, La Strada et 8 ½ de Federico Fellini), comme elles accomplissent la perspective historique des généalogies et des filiations entreprises par le film. Enfin, c’est le dernier stade des métamorphoses du corps burlesque : Yoyo est devenu un clown célèbre, et sa célébrité est soutenue par son exposition télévisuelle. A l’opposé de L'Illusioniste, le scénario non tourné de Jacques Tati que le réalisateur d’animation Sylvain Chomet a récemment adapté, et qui reste engoncé dans une nostalgie tristement réactive puisque c'est l'épuisement du music-hall qui est ici envisagé, Yoyo montre le renouvellement perpétuel, l’éternel retour du clown, figure increvable et impossible à contenir dans un seul cadre (la piste du cirque, l’écran de cinéma, le poste de télévision), phénix du comique toujours renaissant des cendres des régimes représentatifs successifs. La réception mondaine dans le château restauré, si elle fonctionne sur une subtile mécanique de dissémination gaguesque et d’entrecroisement de fils narratifs comiques, qui rappellent tant Heureux anniversaire qu’elle annonce l’extraordinaire séquence du restaurant de Playtime (1967) de Jacques Tati, affirme également les limites d’une célébration (les jeux de la mondanité bourgeoise se substituant aux automatismes du gestus aristocratique du début), synonyme d’une fixation (ici télévisuelle) contre laquelle le nomadisme forain paraît devoir être toujours requis. Au carrefour du double héritage antagonique (le nomadisme forain de la mère, le sédentarisme aristocratique du père), c'est Pierre Etaix qui situe son film, et lui permet ainsi de consacrer la légitimité symbolique d'une pratique artistique longtemps considérée comme mineure. Parce que la fortune du père est retrouvée dans la réussite du fils (le château familial est symboliquement restauré, après avoir connu les ravages ruineux du temps, dignes d’un Luis Buñuel avec qui Jean-Claude Carrière, fidèle partenaire de Pierre Etaix, commençait à travailler à l’époque du Journal d’une femme de chambre en 1964), l’avenir du clown reste permis, et demeure ouvert, pour autant qu’il n’oublie pas d’où il vient, quels furent ses visages successifs, et que son mouvement est bien fondamentalement celui du yoyo.

 

2/ Tant qu'on a la santé : A tous ceux qui tombent 

 

tant_qu_on_a_la_sante01.jpgLe Soupirant (1962) a très bien marché lors de sa sortie en salles, Yoyo (1964), le film suivant, beaucoup moins (il est hélas sorti le même jour que Goldfinger, et a souffert de cette concurrence). La cote de Pierre Etaix avait déjà pali, quand il s’attelle à Tant qu’on a la santé (récompensé aux festivals de Sorrente et San Sebastian), dont la forme même témoigne d’une certaine façon des difficultés pour le cinéaste de continuer à pouvoir travailler. Ce dernier film peut en effet apparaître comme décevant, puisqu’il propose une simple série de quatre sketchs, indépendants les uns les autres sur le plan narratif, et, partant, à l’opposé de cette grande fable allégorique sur les avatars historiques de l’éternel corps comique présentée par Yoyo. Les quatre panneaux successifs de Tant qu’on a la santé sont en effet des courts métrages, l’ensemble ne durant à peine que 70 minutes, et dont Pierre Etaix extraiera en 1971 En pleine forme, un court métrage qu'il développera de façon autonome. Il faudra attendre Le Grand amour (1968) pour que Pierre Etaix renoue avec le grand récit, rejouant alors la partition du Soupirant, mais sur le mode plus grave et désenchanté de la reprise du motif du couple, non plus comme ce qui se conquiert contre le réel, mais bel et bien désormais comme ce qui se trouve épuisé par lui. Le programme de Tant qu’on a la santé se veut le plus directement expressif de la vis comica de l’acteur-réalisateur, en même temps que son caractère hétérogène autorise les expérimentations les plus originales. Cette inventivité tous azimuts n’empêche d’ailleurs pas, loin de là, de saisir par-delà la spécificité narrative et formelle de chaque segment filmique la relative cohérence esthétique de l’ensemble (par-delà la récurrence des mêmes acteurs, et particulièrement les auteurs des films, Jean-Claude Carrière et surtout Pierre Etaix lui-même). Du coup, Tant qu’on a la santé représente peut-être le film le plus synthétique des possibilités de son auteur, ou du moins celui que l’on proposerait d’emblée de regarder à tous ceux qui n’auraient jamais vu de films de Pierre Etaix (quand Yoyo demeure quant à lui le chef-d'oeuvre de Pierre Etaix).

 

TANT-QU-ON-A-LA-SANTE.jpgQuoi de commun alors, entre Insomnie qui raconte l’histoire d’un homme incapable de s’endormir, et qui en conséquence s’abandonne à la lecture d’un roman gothique axé sur le motif fantastique du vampire, Le Cinématographe qui met en scène les mouvements désordonnés du public dans une salle de cinéma pendant la projection d’un western, Tant qu’on a la santé qui rend compte du tumulte propre à la modernité urbaine quand il prend la forme d’une existence domestique saturée de slogans publicitaires, de traversée d’espaces publics électrisés par des mouvements de foule, des embouteillages, et des restaurants blindés de clients, et enfin de Nous n’irons plus au bois qui narre l’impossibilité d’un espace commun (rural) habitable éprouvée par un fermier, un bourgeois qui part à la chasse, et un couple qui souhaiterait déjeuner à la campagne ? Tant qu’on a la santé est le film le plus frontalement burlesque de son auteur, celui dans lequel son art du slapstick hérité des burlesques primitifs étasuniens est le plus cinglant. On se rend ainsi compte à quel point le burlesque est un régime profondément tragique, puisqu’il ne s’intéresse au fond qu’aux forces sociales qui participent à l’effondrement du genre humain. Il y a quelque chose de terriblement pathétique et catastrophiste dans le régime burlesque, attaché à ce qui ruine et fait tomber les corps, et pour lequel le monde est en proie à sa propre pente entropique, à sa propre déréliction. L’échec est partout dans Tant qu’on a la santé, de l’homme en proie à l’insomnie à celui victime d’un complot dont les maîtres d’œuvre seraient les publicitaires parlant dans la bouche de ses amis, du couple qui échoue à s’embrasser (croisé dans Le Cinématographe et le sketch suivant, Tant qu’on a la santé), des individus qui sont bousculés dans la rue ou bloqués dans les embouteillages, des personnes qui perdent constamment leur place dans la salle de cinéma à celles qui sont dérangées pendant leur repas au restaurant, du fermier qui ne cesse pas d’être systématiquement interrompu dans son travail par un grand bourgeois qui s’amuse à jouer les aristocrates alors qu’il ne sait pas chasser, comme par ce couple de petits-bourgeois qui saccage le paysage au lieu d’en jouir tranquillement. La cause de l’insomnie du premier sketch pourrait alors se trouver dans le second qui met en scène la brutalisation urbaine relayée par le bruit et les secousses des marteaux piqueurs, et dans les deux cas, effectivement, le motif de l’horloge détraqué (dans le rêve de l’insomniaque lisant puis dans la rue du deuxième sketch) insiste pour exprimer un dérèglement social plus général. Tant qu’on a la santé ne raconte au fond pas autre chose que l’être humain dont l’existence moderne serait devenue impossible, impuissant à dormir, à manger, à marcher, à travailler, à s’amuser : à vivre tout simplement. Avec Pays de cocagne, Tant qu’on a la santé est le film de Pierre Etaix dans lequel s’exerce le plus sévèrement la veine acide de la satire sociale telle qu’elle est toujours contenue dans le régime burlesque. Les forces sociales qui font constamment chuter les corps et les machines techniques qui les font perpétuellement se blesser manifestent la vérité de cette dialectique de la raison conceptualisée au sortir de la seconde guerre mondiale par les philosophes allemands Theodor Adorno et Max Horkheimer pour qui la rationalisation instrumentale dynamisée par l’expansion de l’étatisation des existences et de la sphère économique produisent l’irrationnel effondrement de l’expérience vécue d’individus mutilés à force d’aliénations renouvelées.

 

image002.jpgPourtant, Tant qu’on a la santé est un film toujours drôle, et qui fait souvent mouche. D’abord, on rit de la façon dont Pierre Etaix indexe, dans Insomnie, la lecture d’une histoire de vampires (prétexte à toutes les citations des classiques, de Nosferatu de Friedrich Murnau à Dracula de Tod Browning en passant par Les Trois lumières de Fritz Lang) aux effets hallucinatoires qu’elle produit sur une conscience (la veine métafilmique de Insomnie renoue avec celle de Yoyo rejouant dans sa première partie le souvenir du cinéma muet). Tantôt, le monde objectif (filmé en couleur) semble être contaminé par la lecture (une lampe donne une couleur verdâtre et cadavérique au teint du lecteur et de sa conjointe endormie, la main du vampire sortant du cercueil paraît se prolonger dans la main de l’épouse), tantôt la projection mentale à laquelle se livre le protagoniste (en un noir et blanc de facture expressionniste) est incessamment bousculée par la réalité objective de l’acte de lire (le lecteur saute des pages et la narration est projetée loin en avant, il a peur et le cadre a la bougeotte, il revient sans le savoir sur un passage déjà lu et la même séquence se répète alors deux fois). Si l’insomnie apparaît comme le vampirisme des individus vidés de toute possibilité de s’endormir, elle vaut aussi pour induire l’angoisse obscure ressentie par une existence morne à la conjugalité mortifère (c’est la vision finale, un peu faible il est vrai, de l’épouse devenue vampire au moment où le héros trouve enfin le sommeil). En ce sens, Insomnie anticipe Le Grand amour et ses rêveries censées compenser la morne réalité d’une conjugalité exsangue. Avec Le Cinématographe, Pierre Etaix développe une idée qui connaîtra de fabuleux développements chez Federico Fellini, à savoir que le spectacle est autant (et même davantage) dans la salle de spectacle que sur scène ou sur l’écran (ce seront chez Fellini Roma et Amarcord). Ici, le cinéaste prolonge l’idée de visions subjectives, mais ce n’est plus pour rendre compte d’un esprit saturé des clichés du cinéma fantastique et angoissé quant à sa propre inertie existentielle comme cela était le cas avec le premier sketch, puisqu’il s’agit dans le sketch suivant de rendre compte avec le maximum de détails insolites (l’homme qui ronfle, un autre qui perd toujours sa place ou fait tomber sa glace) et de situations désopilantes (les mauvais axes de vision du film projeté dont est continuellement victime un spectateur) de cette lutte des places qui rend la projection impossible. Si c’est un western qui est projeté ce soir-là, c’est un film de guerre (certes de basse intensité) qui se joue dans les rangées de fauteuils de la salle de cinéma, avec ces ouvreuses braquant leur lampe sur le visage des spectateurs, et ces spectateurs qui grommellent devant les récalcitrants qui n’arrêtent pas de bouger.

 

en12340.jpgCette bougeotte convulsive, après l’insomniaque et les spectateurs de cinéma, prend une ampleur encore plus délirante dans Tant qu’on a la santé, le sketch éponyme le plus ambitieux formellement, avec sa critique de la bêtise consumériste et de la colonisation marchande des existences qui prolonge le tableau de la société du spectacle déjà brossé dans A king in New York (1957) de Charlie Chaplin et Pierrot le fou (1965) de Jean-Luc Godard. On remarquera à cette occasion la manière dont le cinéaste considère le langage, tantôt perdu dans un brouhaha, un brouillard sonore dont n’émergent que des ordres, des injonctions ou des impératifs (c’est le fameux « Souriez. SOURIEZ » collé sur les vitres des voitures embouteillées), tantôt réduit à la profération inauthentique de slogans publicitaires participant à la réification capitaliste des rapports sociaux. Autre manifestation de cette chosification : la sphère alimentaire et la sphère médicamenteuse sont entrées dans un régime de l’indiscernabilité symptomatique de l’instrumentalisation technicienne (Michel Foucault aurait dit « biopolitique ») des existences. Le parachèvement de cet évidement symbolique, de ce vampirisme culturel est assuré par le dernier sketch, Nous n’irons plus au bois, dans lequel l’amertume du cinéaste est la plus exposée, en même temps que ce dernier panneau est le plus réussi sur le plan comique. Ni le grand bourgeois qui mime maladroitement l’habitus aristocratique tel qu’il se formule dans la pratique de la chasse, ni le couple de petits-bourgeois qui veut fuir le rythme frénétique de la ville pour l’apaisement d’un déjeuner sur l’herbe campagnard ne désirent pas intentionnellement nuire aux travaux du fermier. C’est bien pourtant ce qu’ils font, jusqu’à – et c’est là le gag le plus fort de tout le film – ce qu’une radio crachant du rock s’accorde à l’électrocution du fermier travaillant sur une clôture sur laquelle est tombé un poteau électrique abattu par le chasseur. Le monde rural (cf. le camping de En pleine forme) n’est pas épargné par ce mouvement d’intégration, de vampirisation du vivant dans un environnement technicien qui consiste à accroître la brutalisation des relations sociales, à intensifier la lutte des places jusqu’à les rendre impossibles à occuper, et à perdre toute mesure tant dominent les lectures fallacieuses des signes du réel ou les petits calculs intéressés dénotant des vues les plus courtes. La facticité du générique début, avec son ouverture théâtrale en carton-pâte, et le salut tout aussi théâtral des acteurs du dernier sketch à l’adresse des spectateurs, ne valent pas seulement comme l’exposition moderniste du caractère artificiel du film. C’est l’artificialité même du vivant qui est ici épinglée, et qui dépossède le genre humain de son souci de dormir en paix et d’habiter, de parler et d’exister. Plus de quarante ans après le constat dressé par Pierre Etaix relatif à la perte de ce que George Orwell appelait la « common decency », on ne peut pas vraiment dire que serait close aujourd’hui l’époque d’une « misère symbolique » (Bernard Stiegler) qui, toujours persistante, demeure la nôtre.

 

 

3/ Rupture et Le Soupirant : L’idéal conjugal en faillite

 

 

affiche-le-soupirant-1962-2.1224849851.jS’il y a un motif qui court dans toute l’œuvre de Pierre Etaix, c’est bien celui de la conjugalité malheureuse, tantôt contrariée, tantôt épuisée. La réponse à la lettre de fin de liaison sentimentale de Rupture, le premier film de Pierre Etaix et Jean-Claude Carrière, se solde par un accident probablement mortel. L’ennui domestique relatif à l’installation bourgeoise du couple se répète dans Heureux anniversaire, Le Soupirant, Le Grand amour, et la plupart des sketchs de Tant qu’on a la santé (on se rappelle aussi dans ce dernier film ce jeune couple incapable de s’embrasser quand il va au cinéma ou quand il se promène dans la rue). Quant à l’injonction familiale du mariage lancée par les parents du héros du Soupirant, elle entraîne de la part de leur fils une succession de situations saugrenues qui trahissent la bêtise de cette prescription reconnue dans ce qu’elle a socialement de plus contraignante et normative. Mais revenons sur Rupture, ce petit bijou burlesque qui est un véritable concentré de la vis comica de son auteur. Ce film montre en effet pendant un quart d’heure comment un homme (déjà interprété par Pierre Etaix, et déjà capable de poser d’emblée son personnage vaguement lunaire et débonnaire qu’il reconduira dans tous ses films, sans pour autant adopter la démarche systématique du personnage hyper-typé et récurrent comme le fit Jacques Tati avec Monsieur Hulot) tente comme il peut de rédiger une réponse à la lettre de rupture que lui a envoyée sa compagne. C’est une logique catastrophiste qui s’empare du corps du protagoniste, comme des objets qu’il essaie d’utiliser (plumes et encrier, feuilles et enveloppe, timbres et bureau, etc.), tous éléments animés d’une force récalcitrante qui vise à contrecarrer son projet de rédaction. C’est comme un complot antifonctionnaliste du monde matériel et objectif, qui intègre même le corps du malheureux, et qui participe à accomplir l’empêchement de la rédaction de son courrier de réponse. Lettre impossible à écrire, et dont la rédaction entraîne la destruction du bureau du héros, et peut-être même ira jusqu’à emporter sa vie, ce dernier tombant de sa fenêtre au moment de s’asseoir dans son rocking-chair pour se reposer de tant d’énergie dépensée en vain. Un fondu au noir prolongeant une tâche d’encre où s’abolit symboliquement la tentative de l’écriture suspend au dernier moment la vérité de la mort du protagoniste (suspension qui permet aussi de respecter la règle de l’immortalité du corps burlesque), en même temps qu’il parachève la pente obscure d’une entropie qui gagne progressivement l’existence d’un homme quelconque et sans qualité, ignorant des forces inconscientes qui le submergent jusqu’à l’engloutir dans le néant. Rupture raconte donc autant la défaite d’Eros que la victoire de Thanatos, l’une étant structuralement complémentaire de l’autre. L’art du burlesque tel qu’il est exprimé dans ce court métrage ciselé montre une nouvelle fois sa propension à développer une vision tragique de l’existence. Loin pourtant des conquêtes sur le réel obtenues par Charlie Chaplin, Harold Lloyd et Buster Keaton, le burlesque pratiqué par Pierre Etaix est de ce point de vue infiniment plus proche de celui de Laurel et Hardy (qui ont également souvent travaillé sur le motif de l’inanité conjugale) : la destructivité est le propre de la condition humaine, l’échec, son horizon (quasiment) indépassable. C’est aussi ce point qui distingue radicalement le cinéma de Pierre Etaix de celui de Jacques Tati attentif à la multitude des façons, insolites, latérales ou biscornues, dont la réalité peut malgré tout continuer à fonctionner, à marcher. Avec Rupture, la communication est donc rendue caduque. Et ce défaut du langage (le film est sans paroles) s’aligne sur la bruyante hypertrophie de la sphère objective au détriment de la sphère symbolique et subjective (en cela, les inventions sonores du muet Rupture annoncent celles de la première partie de Yoyo). Une rupture sentimentale induit donc ici le désordre fonctionnel du monde objectif et l’effondrement symbolique – et même physique – d’une subjectivité.   

 

008539-SBF1U.JPGOn peut par conséquent affirmer que l’art burlesque de Pierre Etaix s’oppose à celui de Charlie Chaplin, au sens où ce dernier accordait un privilège au sentimental, quand l’auteur du Soupirant, premier long métrage alors acclamé par le public et la critique (il a reçu le Prix Louis-Delluc), s’attache à rendre compte de la bêtise qui se love sournoisement dans l’ordre du sentiment. Le matérialisme de Pierre Etaix est par conséquent logiquement un anti-idéalisme, au nom duquel la frontale exposition de l’objectivité des rapports sociaux (l’injonction familiale au mariage, les boîtes de nuit dans lesquelles se pratique la drague hétérosexuelle, l’argent nécessaire à l’entretien bourgeois de la femme selon les normes de la division patriarcale des positions de genre, le commerce fétichiste autour de la star adulée par son fan, etc.) neutralise toute pente sentimentaliste. Le grand dadais que joue Pierre Etaix, sorte de puceau qui a préféré substituer la libido sciendi à la libidon sexualis (en cela, il rappelle les personnages des comédies hollywoodiennes, tels Cary Grant dans L'Impossible Monsieur Bébé de Howard Hawks en 1938 et Ryan O'Neal dans What's up Doc ? de Peter Bogdanovich en 1972), préfère au départ se perdre dans l’observation astrophysicienne des étoiles lointaines. Jusqu’à ce qu’il succombe au rappel à l’ordre hétéro-patriarcal, des parents aux statues de Maillol, des photos des magazines aux starlettes de la TV, des séductrices qui marivaudent dans les boîtes de nuit aux chanteuses de cabaret, dont l’une d’entre elle se nomme… Stella (celle-ci ne chante-t-elle d’ailleurs pas qu’elle possède une chevelure de lune ?). On connaît le goût du cinéaste, de Insomnie au Grand amour, pour la rêverie et les échappées à demi-ensommeillées dans les zones surréalistes de l’imaginaire. On aura également reconnu, dans la gestique qu’il a développée au fil de ses interprétations, un mixte original de maladresse (classique dans le burlesque) et d’élégance (moins attendu, mais cela rapproche Pierre Etaix de Max Linder à qui sera explicitement rendu hommage dans Yoyo) qui trouve merveilleusement à s’exprimer dans l’usage gracieux de ses mains (pas un hasard donc s’il a interprété un voleur dans le film de Robert Bresson, Pickpocket, en 1959). Cette élégance prestidigitatrice produit un burlesque subtil qui aboutit par exemple à la remarquable séquence où le héros se perd dans le dédale imaginaire de ses propres fantasmes forcément vectorisés par un miroir, multipliant ainsi le ballet des partenaires de rêve tenues par la main. Leurs référents réels ne représentent alors que quelques objets sans qualité de la vie quotidienne, tel un pot de fleur symbolisant le statut de potiche pour les femmes enfermées dans la sphère hétéro-patriarcale de l’économie domestique. Ailleurs, une femme ivre et rencontrée en boîte de nuit est raccompagnée chez elle par le héros dont l’attitude suspecte du point de vue d’un voisin donne l’impression qu’il est un assassin (anticipation du vampire de Insomnie) embarrassé par l’élimination du cadavre de l’une de ses victimes. Une chaussure oubliée le fait alors sautiller sur le chemin du retour après cette nuit agitée, à l’image explicite de cette démarche qui a longtemps caractérisé la figure du vagabond Charlot (et n’est-ce pas Charlie Chaplin qui a incarné un avatar de Landru dans Monsieur Verdoux en 1947 ?). 

 

0.jpgL’autre grand moment du Soupirant concerne l’apparition télévisuelle de la star Stella, et la cristallisation fantasmatique qui s’ensuit chez le héros. Ce passage s’inscrit dans la même série critique de l’aliénation consumériste que prolongent Tant qu’on a la santé et Pays de cocagne. L’art du burlesque induit logiquement une approche matérialiste, puisque c’est la matérialité des choses, des personnes et des relations entre eux, qui intéresse les comiques préoccupés autant par l’arbitraire des rapports sociaux que par la résistance obtuse des objets éprouvée par les sujets. Pour Pierre Etaix, l’appréhension matérialiste du monde inclut la description subjective des imaginaires colonisés par le fétichisme de la marchandise. Jusqu’à ce que la machine fantasmatique entretenue par l’industrie soutenant l’aura de la star (c’est ce formidable travelling latéral montrant de gauche à droite l’impersonnelle division du travail nécessaire à la rédaction de la réponse de la star à ses fans) vienne buter sur le réel : l’icône Stella, que le héros retrouvera à l’Olympia (ce qui autorise Pierre Etaix à un hommage au music-hall dont il est issu et qui nourrit son propre geste cinématographique), se révèle être une mère de famille. Ce n’est pas la première fois que le héros fait l’expérience de la ressemblance entre Stella et sa propre mère (quand cette dernière se présente en robe de nuit dans sa chambre saturée des chansons et des photos de la star, un léger vacillement perceptif affecte le héros, croyant alors reconnaître en elle peut-être son idole adulée). En tous les cas, ce vieillissement de la figure adorée, qui succède aux excès éthyliques et hystériques de la femme rencontrée en boîte de nuit, et qui se trouve à deux reprises identifiée sous l’angle maternel, affirme la névrose d’un homme qui n’arrive pas à sortir des jupons étouffants de sa mère qui asphyxient aussi l’existence de son mari, contraint aux bricolages les plus hasardeux afin de pouvoir fumer sa pipe ou boire un verre de whisky. 

 

pierre-etaix-L-1.jpegC’est alors toute la beauté de cette série qui se présente initialement comme mineure, et qui est relative au personnage de la jeune fille au pair d’origine scandinave (suédoise ?). Apprenant progressivement le français tout le long du film, elle sera in fine capable de répondre à la demande maritale du fils. Le matérialisme propre à l’art burlesque nécessite forcément, dans la préparation des gags, un énorme travail en termes rythmiques, sonores (c’est le héros qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre ses parents et, ce faisant, c’est la bande son qui s’interrompt selon une logique déjà éprouvée par Fritz Lang), et même parfois logistiques (cf. les embouteillages de Heureux anniversaire et Tant qu’on a la santé). Le nécessaire aspect laborieux qui caractérise le cinéma burlesque (on se souvient du soin pointilleux dont ont été capables Charlie Chaplin, Jerry Lewis, et Jacques Tati dont Mon oncle sur lequel avait alors travaillé Pierre Etaix est ici salué) se trouve ici relayé par l’apprentissage du français par la jeune fille qui saura répondre, autrement dit endosser la responsabilité d’une demande proférée de manière un peu hasardeuse par un garçon innocent, pour ne pas dire vierge ou puceau, soit irresponsable. La communication (inter)rompue de Rupture serait-elle enfin rétablie à la fin du Soupirant ? Pourtant, sur le quai de gare où se précipite le héros venue chercher la jeune femme repartant chez elle, l’embrassade ou la déclaration finale attendue est dévoyée au profit d’un ultime gag. Un chariot éloigne l’amoureux (qui ignorait y avoir posé les pieds) de son amoureuse. Et même si le chariot trace un U censé ramener le héros auprès de son aimé, un fondu au noir, à l’instar de celui bouclant Rupture, suspend la (ré)union des personnages. Contrariétés, empêchements, différés, épuisements, troublantes ambiguïtés (l’homosexualité patente du Soupirant devenue latente de Tant qu’on a la santé) : l’idéal social de conjugalité hétérosexuel connaît, chez Pierre Etaix, une perpétuelle faillite dont le point d’orgue paraît avoir été atteint avec Le Grand amour.

 

4/ En pleine forme et Le Grand amour : Les formes modernes du désenchantement

 

yoyo2ns4.jpgOn l'a déjà dit, En pleine forme est un court métrage que Pierre Etaix avait réalisé pour cette série de sketchs que constitue Tant qu'on a la santé, et qu'il a développé de manière autonome cinq ans après la réalisation de ce dernier film, la même année que Pays de cocagne, son dernier véritable long métrage de cinéma à ce jour. En pleine forme participe de la même série critique consacrée à la bêtise consumériste qui aura connu durant les années 1960 une extension sans précédent. Après les embouteillages de Heureux anniversaire, le fétichisme de la marchandise relatif à l'adoration de la star par ses fans dans Le Soupirant, et la colonisation du monde vécu dans la culture capitaliste de l'urbanisme saturé, de la bagnole à tout crin et de la publicité explorée dans Tant qu'on a la santé, En pleine forme s'attaque à ce segment particulier de l'industrie des loisirs alors en pleine expansion que représente le camping. En ce sens, ce court métrage fait diptyque avec l'ultime sketch de Tant qu'on a la santé intitulé Nous n'irons plus au bois, les deux films montrant comment la campagne se trouve alors investie par des logiques et des pratiques configurées par les développements de l'urbanisme de l'époque. Qu'est-ce que l'urbanisme, si ce n'est (pour parler comme Henri Lefebvre, et plus récemment Jean-Pierre Garnier) le mode même d'habiter des lieux conforme aux intérêts de la reproduction et de l'accumulation du capital ? Qu'il s'agisse du paysan de Nous n'irons plus au bois dont le travail est systématiquement ruiné par la présence de représentants de la bourgeoisie qui tantôt miment l'habitus aristocratique en pratiquant la chasse, tantôt veulent coller aux représentations impressionnistes du déjeuner sur l'herbe, ou bien du jeune homme (joué bien sûr par Pierre Etaix) de En pleine forme contraint par la police à abandonner le petit coin de verdure où il avait posé sa tente pour intégrer un camping saturé d'individus qui ont importé à la campagne un mode de vie produit par l'urbanisme d'alors, dans tous les cas, le monde rural est comme vidé de sa substance propre, comme vampirisé (cf. Insomnie) par une dynamique urbaine dont la logique terminale semblerait tendre à l'épuisement consumériste de tout lieu ou forme de vie. En pleine forme peut aisément être subdivisé en deux parties, la première mettant en scène le campeur isolé ayant toutes les difficultés à se préparer le café du matin (on retrouve là, comme dans Rupture, le Pierre Etaix performeur comique issu du music-hall), quand la seconde met en scène l'intégration du héros dans un camping dont le fonctionnement s'apparente tantôt à une prison (le garçon qui parle à sa mère derrière un grillage, cette dernière lui remettant des oranges), tantôt à un camp de concentration (c'est cet extraordinaire travelling latéral le long de fils de fer barbelés annonçant l'existence du terrain de camping). Avilissement (les campeurs s'extraient de leurs tentes à quatre pattes, en ayant perdu semble-t-il la position debout), dégradation (les déchets s'amoncellent à l'endroit où le héros doit poser son barda), discipline autoritaire (les loisirs proposés aux enfants, comme s'il s'agissait de jeunes recrues incorporées à une caserne), brutalisation des relations interpersonnelles (la queue pour la fontaine, les enfants qui boudent, etc.), plaquage de la vie urbaine à la campagne (les voitures parquées sous des tentes plus grandes que celles où dorment les campeurs) : la charge est d'une férocité qui prouve d'ailleurs à quel point le comique pratiqué par Pierre Etaix se distingue de celui de son auguste devancier, Jacques Tati, bien moins agressif sur un objet similaire (Les Vacances de Monsieur Hulot en 1952). Il y a même dans cette exploration de ce que l'on pourrait appeler un "camping de concentration" une colère explosive seulement relayée par la mise en scène et jamais par les personnages qu'incarne le cinéaste (toujours d'une douceur et d'une bonté imparables). Cette charge anti-consumériste mordante et critique trouvera son acmé avec Pays de cocagne. Jusque-là tolérée parce qu'elle revêtait les formes de la fiction, la critique de la betise consumériste ne sera plus supportée quand elle prendra le visage plus cru (et cruel) de l'objectivation documentaire.

 

GrandAmour_cartel.jpgLe Grand amour est le premier long métrage tourné en couleur par Pierre Etaix (seule une moitié de Insomnie, le premier sketch de Tant qu'on a la santé, avait également été tourné en couleur). C'est celui dans lequel la part burlesque habituelle du cinéaste est fondue dans un espace diégétique plus classique : on pourrait même dire de ce film qu'il est une comédie ponctuée çà et là de gags véritablement burlesques, mais sans pour autant que la veine burlesque domine la ligne générale fictionnelle en emportant tout sur son passage, comme cela avait été le cas avec Tant qu'on a la santé. On pourrait craindre une dilution de la vis comica de Pierre Etaix, mais en fait celle-ci connaît un original réinvestissement dans l'inventive expérimentation qui s'exerce sur la matière narrative du film. Si l'histoire que narre Le Grand amour n'est pas d'une folle originalité (un homme éprouve l'épuisement des sentiments dans le cadre de la conjugalité bourgeoise dont il ne sortira pas, malgré le désir que suscite chez lui l'arrivée d'une jeune secrétaire dans l'entreprise paternelle où il officie en tant que directeur commercial), la manière dont elle est racontée en revanche fait preuve d'une inventivité formelle capable de dynamiser tout le film. Si Le Grand amour peut être considéré à la fois comme une suite et une inversion du Soupirant (puisqu'il ne s'agit plus pour le puceau de chercher l'âme soeur que consacrera l'institution du mariage, mais désormais pour le séducteur rangé des voitures de la retrouver hors du cadre marital), le régime narratif qu'il déploie et qui vient régulièrement bousculer la diégèse paraît devoir s'inspirer des mêmes audaces esthétiques dont a été capable Sacha Guitry au cinéma (on pense surtout à Bonne chance ! en 1935 et au Roman d'un tricheur en 1936, ces films dans lesquels la puissance verbale accordée à la parole off du narrateur oblige à reconsidérer, questionner, et bousculer le défilement de la bande image). Sacha Guitry ne représente pas n'importe qui pour Pierre Etaix dont la pièce de théâtre, L'Age de Monsieur est avancé (en 1985), par la suite adaptée au cinéma (en 1987), se veut un hommage explicite envers l'auteur de Mon père avait raison et Faisons un rêve en 1936. En France, il n'y a véritablement qu'Alain Resnais (de Providence en 1977 au film récent, Les Herbes folles en 2009, en passant par le célèbre diptyque de 1993, Smoking/No smoking), chez qui d'ailleurs Sacha Guitry demeure une référence cinéphile majeure, pour vouloir s'amuser autant avec les créatrices contradictions du narratif et du diégétique, du récit et de la façon de le raconter.

 

19462949.jpgLe Grand amour commence à l'église, lors du mariage du héros, l'occasion lui étant ainsi donnée de se remémorer une dernière fois ses aventures sentimentales. Aux côtés de cette enfilade de séquences de remémoration induisant un jeu de cache-cache ou de ping-pong entre ce que dit la voix et ce que montrent les images (jeu anticipé par la lecture et les projections mentales de Insomnie), nous trouverons ensuite la visualisation des enchaînements de la rumeur propagée par des voisines au sujet des supposées difficultés conjugales du couple, les projections mentales du meilleur ami du héros afin de l'aider à se sortir des problèmes de coeur qui l'affectent, ou encore les rêveries dans lesquelles il s'abandonne le soir au lit, s'imaginant avec sa nouvelle secrétaire (jouée par la toute jeune Nicole Calfan) plutôt qu'avec sa propre épouse (interprétée par Annie Fratellini), etc. L'inventivité narrative du film est jubilatoire, et rattrape même quelques gags un peu trop répétitifs (le serveur débarrassant machinalement les tables de ses clients qui n'ont pas fini de consommer par exemple). On voit bien comment cette narrativité colorée bouste la fiction, en même temps qu'elle s'accorde formellement avec un emploi plutôt pop des couleurs. Et pourtant, Le Grand amour est un film d'une grande, persistante, et même troublante tristesse. La belle-famille du héros du Grand amour représente l'équivalent structural de la famille du héros du Soupirant, autrement dit la conjugalité dans sa forme bourgeoise la plus réifiée. Et ce que le second doit atteindre (y compris par le fantasme) au nom d'une prescription familiale relayant l'ordre symbolique de la reproduction sociale de classe, le premier tente de fuir pareille injonction, en comprenant malgré tout qu'il échoue à s'évader (même imaginairement) de carcans dont la logique symbolique a été particulièrement intériorisée. C'est la belle séquence de rêve du héros, s'imaginant dans son lit avec sa secrétaire dans ses bras, sauf que cette escapade se joue sur le mode visuel de l'autoroute (on y retrouve le fermier du sketch Nous n'irons plus au bois) et de l'embouteillage (mais les lits ont ici remplacé les voitures) qui, définitivement, court dans tout le cinéma de Pierre Etaix, de Heureux anniversaire à Tant qu'on a la santé. C'est dire la puissance imaginaire des aliénations véhiculées par le système capitaliste. Le recours à une narration qui ne cesse pas, au début du film, de court-circuiter le réel du récit à coup de possibles diégétiques, va également dans le sens d'une délégitimation du réel au nom des possibles qu'il occulte, le réel n'étant plus ici qu'un possible réalisé environné d'une infinité de possibles toujours réalisables (ou toujours avortés). L'homme sans qualité est l'homme du possible, disait le romancier Robert Musil. C'est dire à quel point, dans Le Grand amour comme dans Les Herbes folles d'Alain Resnais, l'hypertrophie de la sphère du possible n'est que le corrélat logique de l'atrophie de la sphère du réel, de plus en plus appauvri, de moins en moins consistant. Pierre Etaix est un bel homme qui ressemblait d'ailleurs un peu à Jacques Demy, et si son sourire est beau, et son regard si attendrissant, la vie de son personnage est au fond aussi ectoplasmique que le vampire imaginé dans Insomnie. Enfin, le trouble que dégage le film de Pierre Etaix est prégnant, précisément parce que le couple fictionnel est incarné par un couple réel, Annie Fratellini et Pierre Etaix (et les beaux-parents du héros sont interprétés par les vrais beaux-parents du cinéaste). Le possible concurrence toujours plus le réel, en même temps que la fiction est troublée par l'indice d'une réalité documentaire qui affleure à la surface des images. Quoi de commun, voire d'identique alors, entre le couple de cinéma et le couple réel qui le représente à l'écran ? Cela reste indécidable. Pourtant, entre les hommes figés dans leur habitus masculin, patriarcal et viriliste, et les femmes assujetties à leur condition sociale faite de féminité docile et de domesticité, se faufilent in fine deux émouvantes idées : d'abord, dire "je ne vous aime plus" demande un effort  et un courage infiniment plus grands que de dire simplement "je vous aime" ; ensuite, les atermoiements du protagoniste auront peut-être été pareillement vécus hors-champ par sa conjointe de retour de voyage. L'égalité est peut-être tristement à ce prix : dans la ruine du couple d'où émergent, non pas la mort comme dans l'inaugural Rupture, mais deux sujets (au moins) égaux (dans un même désenchantement conjugal).

 

5/ Pays de cocagne : consumérisme carnavalesque et peuple clownesque

 

19463775.jpgPays de cocagne est ce documentaire au vitriol que Pierre Etaix a tourné sur les routes du sud de la France durant l’été 1969, et qui est sorti la même année (1971) que Trafic de Jacques Tati qui s’attaque à un motif récurrent de l’œuvre de son ancien assistant (les embouteillages), et qui dispose pour partie de prises de vue documentaire également filmées au téléobjectif. Si  le tournage de Pays de cocagne a nécessité trois mois, son montage aura quant à lui duré sept mois. Un prologue fictionnel met en scène sur un mode burlesque le cinéaste en prise, dans sa salle de montage, avec les 40 kilomètres de pellicule impressionnée pour l’occasion qui envahissent les murs, s’amoncellent dans les couloirs, et débordent jusque dans la rue pour recouvrir sa voiture. Pays de cocagne est le film le plus fruste, le plus criard, et aussi le plus décrié de son auteur, à tel point d’ailleurs que sa carrière de cinéaste a été mise en suspens à la suite de ce qui a été alors considéré comme une charge grossière à la férocité antipopulaire mal placée. Il est vrai que Pays de cocagne, probablement porté par l’esprit hétérodoxe de Mai 68, prolonge et intensifie radicalement la veine acide et critique à l’œuvre dans la plupart de ses films précédents, courts et longs métrages, qui se sont attaqués aux multiples formes quotidiennes que prennent les aliénations modernes qui, des embouteillages de Heureux anniversaire au camping de En pleine forme et Nous n’irons plus au bois, de l’urbanisme saturé deTant qu’on a la santé à l’idéal conjugal réifié du Soupirant et du Grand amour, vampirisent (cf. Insomnie) les subjectivités en les appauvrissant symboliquement, et massifient les individus en les brutalisant. C’est parce que Pierre Etaix a décidé d’entreprendre une enquête à caractère ethnographique ou sociologique, entrecoupée d’entretiens (filmés en noir et blanc) et d’observations (filmées en couleur), dans la lignée documentaire de Chronique d’un été (1960) de Jean Rouch et d’Edgar Morin, du Joli mai (1962) de Chris. Marker, et de Comizi d’amore (1964) de Pier Paolo Pasolini, qu’il lui a été fait le reproche de regarder crûment des réalités autrement mieux acceptées quand elles étaient considérées au travers du voile plus distancié de la fiction. Il est vrai aussi que le cinéma de Pierre Etaix, habituellement soutenu par une esthétique du trait (le cinéaste a reçu, comme on le sait, une formation de dessinateur dans sa jeunesse), connaît avec Pays de cocagne une sérieuse inflexion formelle selon laquelle la finesse du dessin se voit remplacer désormais par l’épaisseur caricaturale qui, dans son désir de faire mouche, se mue en moche jeu de massacr

e politiquement ambigu.

 

etaix.jpg?w=100&h=150En effet, Pierre Etaix, qui a suivi pendant tout un été la caravane du podium de la radio Europe 1 sur les routes de France, rend compte des formes collectives d’abêtissement dont sont capables les industries de masse des loisirs et des médias quand elles sont en plus soutenues par une logique déchaînée du sponsoring. L’espace-temps des vacances devient alors celui d’un investissement culturel des subjectivités embrigadées dans l’intensive participation à des jeux dont la finalité ultime est la célébration fétichiste des marchandises. Casquettes griffées du nom des marques, cadeaux jetés à des groupes se comportant en meutes, concours d’ingestion de chocolat et de fromage au profit des entreprises qui les commercialisent, émissions de radio-crochet qui annexent le goût populaire de chanter afin d’entretenir la promotion du vedettariat de l’époque, campings saturés d’individus mis en concurrence afin de pouvoir jouir des loisirs proposés, urbanisme désastreux écologiquement comme esthétiquement : c’est une véritable sarabande grandguignolesque, un carnaval affreux et bruyant où se mêlent le grotesque et l’affligeant, au profit des représentants d’un capitalisme devenu culturel (Jeremy Rifkin), et au détriment d’un peuple abêti, et dont les formes de vie intégrées sont comme ingérées par cette bacchanale pantagruélique (Rabelais évoquait déjà dans son œuvre le pays de cocagne). C’est donc un monde saturé des signes de la marchandise consommée massivement, et dont la saturation détermine autant le prologue burlesque (avec sa pellicule en phase d’excroissance) que le recours à un montage long capable d’extraire de la masse des plans enregistrés l’os à moelle du dur discours critique instruit par le cinéaste. Le problème politique, c’est que Pierre Etaix confond deux cibles. Pire, il identifie deux choses normalement distinctes, les formes objectives d’aliénation du populaire et les formes subjectives propres aux classes populaires. A force de considérer identiquement l’existence populaire et l’enrôlement du peuple dans l’orbe capitaliste du fétichisme de la marchandise, et à force de croire que le peuple s’abîme bêtement (à la façon des moutons de Panurge, pour citer à nouveau Rabelais) dans une servitude volontaire, Pierre Etaix confond les causes et les effets et, ce faisant, l’esprit critique anticonsumériste se mue en « racisme de l’intelligence » (Pierre Bourdieu), pour ne pas parler de racisme ou d’« ethnocentrisme de classe » (Claude Grignon). Les gros plans insistant sur les morphologies disgracieuses des individus filmés, les zooms désignant à la moquerie du public les défauts physiques de ces derniers, les propos que le cinéaste dissocie de l’enregistrement du visage de ceux qui les profèrent afin d’y substituer des images qui vont les contredire, des entretiens menés de telle façon qu’il n’en ressort que leur vulgaire superfluité (parfois raciste et sexiste), un dispositif de filmage qui s’inscrit dans la reproduction de l’inégalité des filmés devant le filmeur qui préfère occuper prudemment le hors-champ, user parfois de façon voyeuriste du téléobjectif, et sait disposer au montage du dernier mot (à l’opposé d’un Pasolini par exemple qui rentrait dans le champ pour poser ses questions et batailler, presque corps à corps, contre les lieux communs proférés par les interviewés) : ce sont tous ces éléments factuels qui participent à produire formellement l’indistinction entre la culture de masse et la culture populaire dont le caractère idéologique est plus que douteux.

 

YOYO%20%C2%A9%20Marc%20Etaix.tif?height=Davantage proche intellectuellement des critiques de Christopher Lasch ou pire Daniel Bell (dont l’ultime avatar serait aujourd’hui Alain Finkielkraut), que de l’analyse compréhensive du sociologue d’origine populaire Richard Hoggart dans La Culture du pauvre, Pays de cocagne explicite aussi, sans en prendre totalement conscience, le défaut d’une prise de position critique quand elle fait l’économie de ne pas prendre en considération la position sociale de celui qui s’autorise à critiquer. Pierre Etaix est un petit-bourgeois appartenant aux franges de la bourgeoisie dans laquelle domine le capital culturel le plus légitimiste, et qui trouve insupportable la fusion doublement illégitime de la culture populaire et de la culture consumériste. Mais si le cinéaste s’était donné la peine de creuser l’intervalle réellement existant entre ces deux formes de culture (ce dont rendent compte Richard Hoggart, ainsi que le cinéaste Miguel Gomes avec Ce cher mois d’août tourné en 2008 dans l’arrière-pays portugais à l’heure estivale des bals populaires), il n’aurait pas succombé aussi lourdement à ce confusionnisme politique. Pour reprendre la terminologie conceptualisée par les sociologues Luc Boltanski et Eva Chiapello pour Le Nouvel esprit du capitalisme, Pierre Etaix valorise maximalement la « critique artiste », attentive aux formes de l’aliénation produites par le capitalisme considéré à l’aune de ses effets culturels, et minimise en conséquence la « critique sociale » qui n’oublie pas l’aspect essentiellement économique du capitalisme au nom duquel les individus dominés sont prolétarisés (et même deux fois, en tant qu’exploités et en tant que consommateurs, comme le répète aujourd’hui Bernard Stiegler). C’est cette préférence intellectuelle accordée à la critique artiste contre la critique sociale (la première ayant commencé à concurrencer la seconde à l’époque d’ailleurs de Mai 68) qui explique pourquoi Pierre Etaix s’enlise dans cette confusion des causes (les industries capitalistes captatrices de la subjectivité populaire) et des conséquences (les classes populaires intégrées, mais pas totalement, aux logiques symboliques déployées par ces mêmes industries). Pourtant, in fine, le cinéaste réussit, justement parce qu’il décide pour une fois à partager le champ habituellement occupé par les interviewés, à mettre de l’eau dans le vin acide et épais de la critique artiste qu’il aura tout le long de son film affirmé. En s’exposant lui-même, déguisé en badaud chantant du Bobby Lapointe sur la scène du radio-crochet, le cinéaste livrerait comme l’aveu que le « cinéma direct » ou le « cinéma-vérité » dans lequel il a moulé Pays de cocagne se révèle être une fiction peuplée d’individus qui ont eux-mêmes joué des masques lorsqu’ils ont été filmés, un cirque habité par des clowns qui se savent peut-être (en tous cas, on peut l’imaginer) l’être. L’intrusion in extremis de la question de la fiction, relayée par le salut des personnes filmées comme s’il s’agissait d’une représentation théâtrale (comme on l’avait déjà vu à la fin du dernier sketch de Tant qu’on a la santé), ouvre un espace symbolique à la distanciation dont peuvent profiter, moins des personnes pour le coup, que des personnages qui peuvent alors jouer le jeu du spectacle sans pour autant s’y fondre totalement. La distance induit au bout du compte le respect esthétique nécessaire à la différenciation politique entre critique du consumérisme et critique du populisme.

 

Pierre Etaix retrouve alors le sens du burlesque qui caractérise tout son cinéma, et qui s’affirme en dernière instance dans le corps même de l’acteur-réalisateur, capable des pires chutes (cf. son premier film, Rupture), comme de retomber sur ses pieds. Et cette forme burlesque a trouvé dans Yoyo sa meilleure expression : celle précisément d’un yoyo. Du muet au parlant, du cinéma de fiction au documentaire en passant par la télévision, pour Pierre Etaix, le cirque demeure notre horizon commun.

 

 

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11 juillet 2010 7 11 /07 /juillet /2010 08:16

pinocchio.jpgMercredi dernier, l'ancienne comptable de Liliane Bettencourt (rombière la plus pétée de thunes en France sans avoir jamais rien foutu de sa vie et héritière de la fortune d'une longue tradition d'extrème droite) était une nouvelle fois entendue comme témoin dans l'"affaire Bettencourt". Dès le lendemain, l'organe officiel de l'UMP, le Figaro, publiait par on ne sait quelle violation du secret de l'instruction des extraits des procès-verbaux d'audition, sans entraîner la moindre réaction de la Garde des Sceaux face à ce recel de pièces sensées ne pas être publiques. Le Figaro, avec son "impartialité" légendaire, joue alors des ciseaux avec maestria pour tenter de faire croire que la comptable se rectracterait par rapport à ce qu'elles avaient balancé quelques jours plus tôt au site Mediapart.

 

Rapidement, la presse démontre que le Figaro tente de faire prendre des vessies trouées pour des lanternes halogènes. Claire Thibout a juste remarqué qu'elle n'avait jamais vu de ses propres yeux Sarkozy recompter les billets d'une enveloppe filée par la vieille, tel un gigolo sur le retour. Mais elle maintient tout le reste: financement illégal, blanchiement, fraude fiscale, collusion et corruption! La seule info, c'est donc que Sarkozy avait peut-être un coursier à l'époque pour récupérer la fraîche...

 

Mais dans la foulée Claude Guéant, secrétaire général de l'Elysée, fait une déclaration fracassante dont la majorité des journalistes semblent ne pas bien peser la portée: "Le fait que la vérité soit rétablie fait toujours plaisir".

 

Autrement dit, le Raspoutine croisé avec Mazarin de Sarkozy, sa quasi-couille droite, l'homme qui dirige la France en sous-main, reconnait que la comptable a dit la vérité. Donc les enveloppes de billets à des politiques, et en premier lieu à Eric Woerth, si l'on en croit Claude Guéant, c'est la vérité. Le financement illégal de l'UMP pour la campagne de 2007, c'est la vérité. Merci à Claude Guéant de confirmer ces informations! Il est d'autant mieux placé pour parler de ces magouilles qu'il était directeur de campagne de Sarkozy pendant la présidentielle de 2007. On se demande d'ailleurs comment il se fait qu'il n'ait toujours pas été convoqué comme témoin, alors qu'il n'est protégé par aucune immunité élective. Déjà que les lois sont des lois de classe, on ne va quand même pas les appliquer quand il leur arrive par extraordinaire de déranger ceux qui les ont taillées sur mesure pour se protéger, eux et leurs copains capitalistes!

 

Résumons: Claude Guéant, principal conseiller de Nicolas Sarkozy confirme publiquement que le parti présidentiel est corrompu et malhonnète. Dans n'importe quel pays faisant vaguement semblant de respecter au moins une apparence de démocratie, ce genre de situation entrainerait la démission de tout le gouvernement, et mettrait l'exécutif dans une situation totalement intenable. En France, non. Tout le monde continue comme si de rien n'était et s'accroche à ses bagnoles de fonction, ses appartements dispendieux et ses indemnités indécentes.

 

On ne va pas comparer ce pays à une république bananière. Ce serait insultant pour les républiques bananières!

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24 juin 2010 4 24 /06 /juin /2010 01:58

Le Grand incendie de l'utopie

 

Tree of Life, le nouveau long métrage attendu de Terrence Malick (avec entre autres les acteurs Brad Pitt et Sean Penn) était promis pour le Festival de Cannes de cette année. Mais, pour des raisons de timing (le montage définitif du film n’était pas achevé au moment de l’annonce officielle de la sélection), il n’a pu être présenté, au grand dam des admirateurs de l’un des cinéastes étasuniens les plus importants et singuliers qui soit. On peut d’ailleurs imaginer, sans guère se tromper, que la présence de ce film aurait dopé une sélection cannoise plutôt décevante (si ce n’est la Palme d’or attribuée au cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul pour Oncle Bonmee qui se souvient de ses vies antérieures dont on espère parler lors de sa sortie prévue le 1er septembre prochain). En attendant également Tree of Life annoncé d’ici la fin de l’année 2010, on devra impérativement se jeter sur la ressortie en copie neuve remasterisée de Days of Heaven (Les Moissons du ciel en français), deuxième long métrage réalisé par un cinéaste alors âgé de 35 ans, et dont l’œuvre ne compte aujourd’hui que quatre films (exception faite du court métrage Lanton Mills en 1969, et donc aussi de Tree of Life). Badlands (La Balade sauvage) en 1974, ensuite Days of Heaven, The Thin Red Line (La Ligne rouge réalisé vingt ans après, en 1998) et The New World (Le Nouveau monde) en 2005. Nous avons bel et bien affaire à une œuvre solitaire, rare, parcimonieuse, et dont les films font à chaque fois l’événement, tant parce qu’ils offrent l’expression artistique renouvelée d’une vision esthétiquement souveraine, que parce qu’ils reposent sur une économie capable de subordonner et maîtriser à son avantage les contraintes de l’industrie hollywoodienne. En ce sens, le seul cinéaste auquel on peut comparer Terrence Malick, c’est Stanley Kubrick, dont les délais entre les films, toujours plus longs, auront également témoigné d’une double volonté d’accomplissement artistique et de puissance d’indexation des logiques hollywoodiennes nécessaires à un pareil accomplissement.

 

Capable de faire accepter à ses producteurs (Bert et Harold Schneider pour la Paramount avec Days of Heaven) des dépassements faramineux de budget (la réalisation de ce film ainsi que son montage ont duré deux ans, coûtant un million de dollars supplémentaire à Bert Schneider qui dut alors hypothéquer sa maison) afin de disposer du temps suffisant pour le tournage et le montage, de demander aux services promotionnels des studios d’en faire le moins possible (aucune photographie du cinéaste au travail n’est ainsi disponible), comme d’obtenir le « final cut » (le montage final préservé des interventions intempestives des producteurs et autres représentants des studios), Terrence Malick, davantage encore que Clint Eastwood et Martin Scorsese aujourd’hui, représente le parangon (ultra-rarissime à Hollywood) du cinéaste artiste, dont chaque film se propose d’être le chef-d’œuvre du genre dans lequel il s’inscrit (le road-movie dans Badlands, la guerre dans The Thin Red Line d’après le roman de James Jones publié en 1962 et édité un an plus tard en France sous le titre Mourir ou crever, l’archéo-western avec The New World d’après la légende de Pocahontas, et le film fantastique – voire de science-fiction – que devrait apparemment être Tree of Life). Avec Days of Heaven, ce sont déjà, deux ans avant Gates of Heaven de Michael Cimino (on remarquera l’homologie des titres), les ultimes feux d’un Nouvel Hollywood qui sut joyeusement alors, entre 1966 (avec Bonnie and Clyde d’Arthur Penn) et 1980, instiller une pagaille libertaire et créatrice au sein de l’industrie cinématographique étasunienne au nom de la double valorisation de la critique sociale et de la politique des auteurs. Cette époque quasi-utopique, que l’on ne cesse pas de redécouvrir ces dernières années, est celle qui permit alors à Terrence Malick, l’un des derniers grands héritiers de cette période faste, de passer – et avec quel bonheur – du journalisme (pour Life et le New Yorker) au cinéma. 

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1/ L’heure bleue de Nestor Almendros

Si l’on a précédemment évoqué The New World (peut-être le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre du cinéaste) en désignant le genre auquel il est censé appartenir (l’archéo-western, autrement dit l’époque initiale de la conquête de l’Amérique du Nord au 17ème siècle avec l’établissement de la colonie de Jamestown), Days of Heaven (à l’instar de Gates of Heaven de Michael Cimino d’ailleurs) représente alors la fin de l’épopée westernienne (homologue à la fin de cette autre épopée qu’aura signifié le Nouvel Hollywood), puisque le territoire n’est plus envisagé comme le plan de consistance d’une bataille à mener contre cette forme ultime d’altérité que figuraient alors les peuples amérindiens. Fin des utopies. Nous sommes en 1916 : le génocide est terminé, l’arraisonnement du territoire est accompli, l’édification des Etats-Unis identifiés à tout le continent américain (c’est bien là le symptôme d’un impérialisme qui s’exprime aussi sur le plan terminologique) est parachevée. L’industrialisation dont rend compte le film, qui s’ouvre sur les usines sidérurgiques de Chicago pour se poursuivre avec le moissonnage des blés au Texas nécessitant le recrutement de centaines de bras (souvent des migrants, Italiens, Chinois, en provenance d'Europe de l'est ou descendants d'esclaves, et que ramasse la citation sous forme de projection du film de Charlie Chaplin, L'Emigrant réalisé en 1917) et l’emploi de machines toujours plus mécanisées, manifeste la mainmise de la « rationalité instrumentale » (Max Weber) propre à la civilisation occidentale sur le milieu naturel environnant dont les plis et replis, à l'exception des animaux sur lesquels nous reviendrons, n’abritent plus le moindre signe de présence des peuples autochtones qui ont vécu à cet endroit-là pendant des siècles. Il faudra attendre précisément The New World pour voir, comme on ne l’avait jamais vu au cinéma, ce que pouvait signifier qu’être issu de ces peuples peu de temps avant leur rencontre brutale avec les colons anglais (et plus généralement européens). Terrence Malick, né en 1943, qui est né à Ottawa dans l’état de l’Illinois, et dont le père était d’origine libanaise, a suivi ce dernier quand il est parti travailler à Waco pour une compagnie pétrolière texane. Entre l’extraction du pétrole et les surfaces gigantesques dévolues à l’exploitation agricole intensive, le futur cinéaste a disposé du temps nécessaire pour conformer sa sensibilité perceptive à la puissance des paysages façonnés par la praxis humaine qui se sont présentés devant lui, tels qu’ils ont accompagné son enfance, et tels qu’ils ont été retraduits dans le champ des arts plastiques (surtout la peinture et le cinéma). Pour rendre compte de cette puissance d’imprégnation cosmique qui innerve tout son cinéma, Terrence Malick a fait appel à deux grands chefs opérateurs, l’étasunien Haskell Wexler (qui est né à Chicago dans l’Illinois, et qui a réalisé entre autres l’image de America, America en 1963 d’Elia Kazan et One Flew Over the Cuckoo’s Nest en 1975 de Milos Forman), et le français Nestor Almendros (à qui l’on doit les splendides vues des films les plus solaires d’Eric Rohmer, La Collectionneuse en 1966, Le Genou de Claire en 1972, et Pauline à la plage en 1984 - mais aussi Cockfighter en 1974 de Monte Hellman, autre héraut du Nouvel Hollywood, et encore Mes petites amoureuses en 1974 de Jean Eustache).

 

Quand on voit Days of Heaven, on se dit que la réception par Nestor Almendros de l’Oscar de la meilleure photographie pour ce film qui reçut également, entre autres, le Prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 1979, ne souffre d’aucune contestation. Prix légitime qui reconnaît l’hypersensibilité du travail accompli par un directeur de la photographie alors atteint d’un début de cécité, et qui était alors contraint à travailler à partir des polaroïds que lui soumettaient ses assistants. Le choix de Nestor Almendros confirme le désir « auteuriste » (pour parler comme le sociologue Philippe Mary) du cinéaste, au sens où celui-ci, en sollicitant l’un des chefs opérateurs les plus affiliés à la Nouvelle Vague française (Nestor Almendros a également travaillé avec François Truffaut et Barbet Schroeder), inscrit explicitement sa démarche dans une logique pour laquelle prime le discours artistique sur les autres discours (narratif ou commercial, populaire ou spectaculaire) déterminant le champ habituel de la pratique cinématographique. D’autre part, il s’agissait de rendre manifeste, avec rigueur et minutie, de l’absence à l’époque de la fiction de toute luminosité issue d'installation électrique. Tourné en lumière naturelle, et surtout en privilégiant cette fameuse « heure bleue » (qui donnera le titre du premier court métrage de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle d’Eric Rohmer en 1987, photographié par Sophie Maintignieux inspirée par le travail de Nestor Almendros), qui ne dure en fait qu’une vingtaine de minutes, et qui désigne cette lumière d’après la disparition du soleil et avant la tombée de la nuit, Days of Heaven se veut un film solaire pour autant que le soleil est ici sur le point de se coucher, de disparaître. « A cause de quoi la lumière » demande-t-on dans Film socialisme (2010) de Jean-Luc Godard : « à cause de l’obscurité » répond-on en toute logique dialectique. Lumière entre chien et loup, lumière des limites incandescentes du jour et de la nuit, lumière des bordures irisées du visible et de l’invisible, lumière des feux rougeoyants des cieux et du devenir-ombre des vivants : lux plutôt que lumen (pour reprendre une fameuse distinction picturale identifiant la lumière naturelle du jour opposée aux lumières artificielles de l’atelier). La lumière dans laquelle baigne Days of Heaven est, philosophiquement parlant, l’expression matérielle et physique, d’une certaine idée de l’occident (quand on sait que ce terme signifie ce qui se couche et disparaît de l’horizon – alors que l’orient désigne par ailleurs ce qui se lève) telle que le paradis étasunien, ce nouveau monde promis aux pèlerins conquis par l’esprit messianique du protestantisme (dont on voit ici les représentants bénir la moisson) nourrissant alors, comme l’a montré le sociologue Max Weber, le capitalisme naissant, devait en incarner le paradigme objectif. On sera ainsi attentif à l’enchaînement des motifs, des bouches dégueulant le métal en fusion des usines dans l’ouverture du film au soleil dardant ses puissants rayons en passant par les champs de blés qui en réfléchissent sur terre l’ardeur, des braises d'un feu de joie aux feux d'artifice en passant par les cigarettes échangées par les protagonistes, de l’invasion de sauterelles jaunes ravageant toute la récolte sur leur passage (cette invasion prolonge la fuite meurtrière des amants de Badlands, comme elle anticipe les régiments de soldats s’affrontant pendant la bataille de Guadalcanal en 1942 de The Thin Red Line) à l’incendie final des moissons en passant par les coups de feu mettant un terme à la vie de Bill (Richard Gere qui, pour son premier grand rôle au cinéma, a su brillamment remplacer au pied levé John Travolta initialement prévu), pour comprendre la pente entropique déterminant le sens esthétique de la matière filmique ici collectée.

 

Ce sont ainsi les réminiscences de La Terre (1930) d’Alexandre Dovjenko, de City Girl (1930) de Friedrich W. Murnau (mais aussi La Terre qui flambe en 1922 - pendant que Tabou en 1931 inspirait explicitement The Thin Red Line), et des toiles de Edward Hopper (notamment en ce qui concerne la représentation de la grande maison du propriétaire terrien posée au milieu des champs) comme de Jean-François Millet (L'Angélus en 1858) ou encore d’Edgar Degas (avec en fin de film les cours de danse dont la représentation picturale chez Degas était alors déterminée par l’existence de la photographie) qui hantent et brûlent Days of Heaven, bouleversante allégorie qui envisage le mythe étasunien du paradis terrestre (dont la culture indigène se nomme là-bas l’Americana) comme ce qui ne cesse pas d’être perdu (on croquera évidemment quelques pommes dans le film), le soleil de cette mythologie ne cessant pas de se coucher et faire ainsi l’expérience de l’obscurité et de la nuit (The Straight Story réalisé en 1999 par David Lynch, qui a d’ailleurs travaillé avec Jack Fisk, le chef décorateur des films de Terrence Malick, a encore récemment revisité cette culture dans ce qu’elle peut avoir de pétrifié, comme dans ce qu’elle peut encore, malgré son épuisement, contenir de braises symboliques). Cette perte consubstantielle est ce qui assure la mélancolie prégnante se dégageant des films de Terrence Malick, comme elle est perpétuellement vécue par des personnages (qu’il s’agisse du trio de fuyards que forment Bill, sa petite amie Abby, et sa petite sœur Linda, comme du propriétaire jamais nommé qui les accepte chez lui après les travaux des champs en croyant au mensonge de Bill selon lequel Abby serait en fait sa sœur) qui ne sont conscients du paradis temporairement habité par eux qu’à partir du moment où ils n’y demeureront plus ou en seront chassés. Et cette perte paraît souvent – et elle semble toujours chez ce cinéaste – s'accomplir sur le mode naturaliste de la prédation et de la destruction. Il faudra attendre la figure radieuse de Pocahontas dans The New World pour que cette perte soit enfin totalement assumée comme telle, et ce faisant, qu’elle puisse permettre l’ouverture de nouveaux horizons messianiques, de nouvelles utopies, de nouveaux lendemains enchantés, de nouveaux recommencements désirés.

 

2/ Des animaux et des hommes

 

Tout le monde l’a déjà remarqué, un régime d’inserts animaliers rythme les films de Terrence Malick. Cette scansion animalière représente évidemment le fourmillement du vivant peuplant le milieu naturel environnant. Le bestiaire est aussi ce qui explique l’utilisation du célèbre morceau intitulé L’Aquarium extrait du Carnaval des animaux (1886) de Camille Saint-Saëns, en contrepoint des magnifiques ballades folk, enjouées, mélancoliques ou grandioses composées par Ennio Morricone. En même temps, ces inserts (ici ce sont des aigles filmés en plan large dérivant à la surface des vastes cieux, des buffles ou bisons et des daims filmés en plan moyen et que côtoient parfois au sein du même cadre les personnages, des poules d’eau ou des dindons filmés en gros plan au milieu des blés, enfin des sauterelles filmées en très gros plan jusqu’à cette extraordinaire nuée finale filmée en plan large qui, tel un nuage noir, symbolise le rêve évanoui du paradis terrestre) participent à faire respirer le récit, comme ils relativisent aussi la prééminence de l’ordre relatif au genre humain, un parmi d’autres composant la multitude (végétale et animale, terrestre et céleste, autrement dit cosmique) du vivant. En même temps, cette relativisation instruit le double mouvement paradoxal d’une reconnaissance de l’humain comme animal terrestre ainsi dépossédé de sa croyance en son fantasme de supériorité anthropocentrique (c'est par exemple cet axe filmique en pure plongée offrant dans un plan de cuisine le point de vue impersonnel des insectes sur les humains, à l'instar des volatiles de The Birds d'Alfred Hitchcock en 1963), comme d’un chiasme selon lequel l’humain poursuit son désir (cartésien) de maîtrise et de possession de la nature, au risque d’une séparation entraînant son exploitation (auto)destructrice. L’équilibre cosmique que prolongent les fondus enchaînés (pendant que les fondus au noir révèlent les puissances de la nuit engloutissant la matière visible ou en provenance de laquelle elle réémerge cycliquement) se renverse alors en désagrégation chaotique. Terrence Malick, cinéaste du « chaosmos » (Gilles Deleuze et Félix Guattari), artiste des équilibres métastables du chaos et du cosmos pour qui, comme chez Nietzsche, les déséquilibres de Dionysos sont le pendant complémentaire et nécessaire des harmonies d'Apollon. On a longtemps cru chez Terrence Malick à la domination symbolique d’un régime naturaliste (des grands naturalistes, tels Luis Buñuel et Shohei Imamura, partagent aussi un goût commun pour les bestiaires) qui serait de nature contradictoire, le cinéaste paraissant également attaché à montrer les puissances de dévoration et d’épuisement dont est capable le genre humain (c'est par exemple le parasitisme social des protagonistes, pas si éloigné de celui des sautrelles), comme à distinguer ces terribles puissances du fonds de pulsions de pronation et de prédation que partagent avec lui d’autres espèces animales. Comme si le genre humain représentait le point critique à partir duquel la pente destructrice, au lieu de participer à la perpétuelle reproduction de la même matrice naturelle et cosmique, l’emportait sur celle-ci. L’homologie structurale entre les sauterelles de Days of Heaven et les armées de The Thin Red Line, la course meurtrière des amants de Badlands (inspirée de la véritable trajectoire du meurtrier en série Charlie Starkweather) et la bêtise belliqueuse des colons de The New World semblerait avérer la cohérence de l’optique naturaliste dans l’esthétique malickienne, en même temps que le recours systématique au(x) voix-off (on y revient dans la troisième partie de cette étude) paraîtrait indiquer une spécificité de l’espèce humaine capable de penser, d'énoncer et de considérer moralement le sens et la portée de ses propres actes.

 

Il faut, là encore, attendre The New World pour dépasser l’apparente contradiction philosophique nouant la vision du cinéaste (l’humain est-il ou non un animal comme les autres ?) et préférer plutôt reconnaître le constat des aspirations contradictoires d’une espèce singulièrement travaillée par un double mouvement d’appartenance biologique dans les lois de la nature environnante et d’émancipation symbolique hors de cette hétéronomie au nom de la valorisation de son autonomie propre (en tant que genre auto-institué ou que création imaginaire en lutte pour son autoconstitution – pour parler cette fois-ci avec les termes de Cornelius Castoriadis). La balance métronomique de la pensée dialectique à l’œuvre chez Terrence Malick, et exemplairement dans Days of Heaven, entre le jour et la nuit, la terre et le ciel, le cosmos et le chaos, les pulsions (l’envie, le ressentiment et la jalousie) et les affects (c’est la bouleversante simplicité de ces plans montrant les personnages s’amuser comme des enfants ou bien faire preuve d’une tendresse joueuse et désarmante, et qui, filmés de loin, donnent l’impression que nous avons affaire aux acteurs eux-mêmes en phase récréative entre ou après les prises), le fantasme (le rêve d’un lieu habitable qui ne serait plus de passage, d’une demeure paradisiaque où les différences sociales ou raciales n'induiraient plus des rapports inégalitaires, d'un pays de cocagne dont l'abondance serait promise pour tous sans exception) et la réalité (l’objectivité des rapports capitalistes d’exploitation de la main-d’œuvre agricole ou des relations désirantes clivant de manière triangulaire l’ouvrier saisonnier et le fermier interprété par Sam Shepard, scénariste de Zabriskie Point en 1970 de Michelangelo Antonioni et de Paris, Texas en 1982 de Wim Wenders, par rapport au personnage d’Abby joué par Brooke Adams), le temps présent de la diégèse et le passé des commentaires dits en voix-off par la jeune Linda (Linda Manz) : tout cela renvoie in fine à la situation sociale-historique du genre humain en regard du milieu naturel environnant, et avec lequel il lui faudra toujours plus urgemment choisir entre des rapports (créateurs, car horizontaux) de composition avec lui ou alors des rapports verticaux et (auto)destructeurs d’exploitation explosive.

 

C’est, au-delà de la seule question du naturalisme, l’aspect véritablement moins environnementaliste (idéaliste) qu’écologiste (car politique) des films de Terrence Malick, et qui éclate définitivement avec The New World. Pour le coup, après avoir évoqué les références plastiques à l’œuvre dans Days of Heaven, on peut désormais traiter des références littéraires qui hantent ce film, de The Jungle (1905) de Upton Sinclair (pour la vision dantesque d’ouverture dans les usines de Chicago) à Grapes of Wrath (1939) de John Steinbeck (même si l’action du film se passe plus de dix ans avant la Grande Dépression, on sent malgré tout poindre la catastrophe, les nuages de sauterelles se substituant ici aux tornades du Dust Bowl qui ont à l’époque ravagé les exploitations agricoles du Middle West – et on pourrait ici également citer les travaux photographiques de Walker Evans et Dorothea Lange dont le style à la fois documentaire et lyrique concorde avec les archives photographiques montrées en ouverture de Days of Heaven), en passant par Pierre ou les ambiguïtés (1852) de Herman Melville (pour cette fratrie indécidable obligeant le couple adamique, ici comme dans Badlands, à faire incessamment l’épreuve de la Loi et l’expérience du péché originel étasunien), Mark Twain (c’est la descente ludique du fleuve des fuyards), l’école transcendantaliste étasunienne (d’Emerson, de Thoreau, et de Walt Whitman, tous trois célébrant l’identification libertaire et subjective avec les puissances naturelles du cosmos contre la massive objectivité des incorporations sociales), et même Léon Tolstoï (définitivement, après la mention précédente à Alexandre Dovjenko, Terrence Malick est le plus russe des cinéastes étasuniens, et la souveraineté de son regard, distant sans être hautain, capable de saisir dans le même mouvement l’infiniment grand et l’infiniment petit, et soucieux de rendre compte des forces qui mettent en mouvement les individus, rappelle le sens romanesque de l’auteur de Guerre et Paix en 1869). Surtout, Days of Heaven semble se présenter comme une variation moderne des Travaux et les jours, le grand cycle poétique de Hésiode composé au 8ème siècle avant notre ère. La minutieuse description des travaux agricoles se moule chez le poète grec dans des développements mythologiques au nom desquels l’histoire de Prométhée et de Pandore s’articule avec les cinq âges successifs de l’humanité, jusqu’à ce que la race de fer l’emporte sur la race des héros, et que la cité de la justice (Dikê) remporte son combat contre la cité de la démesure (Hybris). Chez Terrence Malick, l’âge de fer appartient à l’époque de l’industrialisation du pays, connexe avec ces "Orages d'acier" (Ernst Jünger, 1920) qu'a représenté alors la première guerre mondiale, et qui n’a pas épargné les campagnes. La trajectoire de Bill, qui abandonne l’usine après avoir frappé à mort un contremaître pour fuir avec Abby et Linda au Texas, et qui reproduit là-bas (et en pire) ce qu’il avait déjà commis ici (il poignardera le fermier jaloux qui avait reconnu en lui non le frère mais bien l’amant d’Abby), représente la translation d’une violence originelle et fondatrice dans un espace considéré fantasmatiquement comme vierge, alors qu’il est tout autant que Chicago le lieu d’inscription de l’exploitation capitaliste (telle que l’incarne l’assistant du propriétaire terrien qui gère les comptes, vérifie la rentabilité de l'exploitation, et redresse une main-d’œuvre parfois portée à l’indiscipline juvénile).

 

L’injustice qui résulte d’une lutte des classes ne s’avouant jamais comme telle, et qu’attise un circuit perverti des affects mués en pulsions mortelles (le mensonge de Bill afin de garantir le luxe d’Abby et Linda, le ressentiment du premier envers les richesses du second dont on espère secrètement la mort puisqu'il serait apparemment malade, et la jalousie du second, qui ne meurt pas comme prévu peut-être parce qu'il est amoureux, et qui ne supporte plus la reconnaissance des sentiments réels de Bill et d'Abby), débouche sur la déflagration prométhéenne de l’hybris symboliquement relayée par les ravages causés par l’invasion des sauterelles. C'est la domination symbolique du motif de l'hélice, de la reproduction du crime originel  à l'outil indiquant le vent dont le tournoiement renforce la folie pulsionnelle qui ravage le personnage du fermier, telle une figure pathétique de l'expressionnisme allemand. L’incendie que l'invasion des sauterelles appelle pourrait ressembler de loin à une vengeance allégorique de la Nature brimée par le fer du capital (les animaux expulsés des champs de blés fauchés), sauf qu’il résulte objectivement d’éléments naturels excédant la maîtrise requise par la rationalité humaine, comme des contradictions divisant le genre humain en classes opposées et en individus minés par une « rivalité mimétique » (René Girard) au nom de l’amour (non-partageable du point de vue de l’ordre hétéro-patriarcal) de deux hommes pour la même femme. Le motif du paradis perdu n’a pas d’autre raison que la révélation de ce qui l’obscurcit, objectivement (l’exploitation capitaliste et la division sociale en classes antagonistes) et subjectivement (les affects dont l’impossible effectuation se renverse en passions puis en pulsions). Voilà ce qui participe à distinguer ultimement l’espèce humaine des autres espèces avoisinantes, en même temps que cette distinction ne doit pas empêcher une économie reposant non sur la séparation et l’exploitation mais bien sur la composition, et ce afin que « le vert de la terre continue de briller pour nous » (comme l’aurait dit Empédocle selon le poète romantique Hölderlin).

 

3/ Parler, au nom du temps perdu, pour le temps qui vient

 

Avant d’être cinéaste, Terrence Malick a été étudiant dans les universités de Harvard et d’Oxford. Il a même enseigné la philosophie au MIT, et traduit en 1969 Le Principe de raison de Martin Heidegger. Cette formation philosophique, si elle imprègne le geste esthétique du cinéaste, ne l’a heureusement pas poussé à neutraliser la formidable sensibilité (on pourrait même parler de sensorialité) à l’œuvre dans ses films. On pourrait même dire, en s’appuyant sur Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795) de Friedrich Schiller, que les films de Terrence Malick représentent une parfaite synthèse entre raison sensible et raison intelligible au nom de laquelle le jeu de la sensation et de l’intellection ne conduit certainement pas à privilégier l’un des deux termes par rapport à l’autre. Il faut d'ailleurs insister sur ces nombreux plans, en marge de la narration dominante, qui travaillent à exprimer l'infinie tendresse des personnages (comme le dit Linda en voix-off, personne n'est mauvais ici,  signifiant implicitement que seuls les rapports sociaux déterminent la pente négative de l'agir individuel). C'est ainsi toute une série de gestes et de caresses, de jeux et de danses, de chants et de regards subtils, entre les personnages, comme au sein du groupe social, qui participent à l'expression d'un être-là communément partagé sans effort d'appropriation (et donc  de privation) quelconque. Ces gestes entendus comme "purs moyens sans fins" (Giorgio Agamben), sans autre finalité (narrative ou instrumentale) qu'eux-mêmes, ces caresses comme ouverture sans but à l'altérité et comme ouverture sans savoir à un avenir pur (Emmanuel Levinas), ces regards suspendus sur un horizon énigmatique, cette "gestique" (Jacques Rancière) trahissant la juvénilité d'adultes déjà vieillis par la modernité capitaliste et demeurant encore malgré tout des enfants qui brûlent du désir utopique : tout cela appartient à un geste esthétique impressionniste conditionnant ici autant la foudroyance narrative des ellipses qu'un régime filmique de la touche pour lequel le plan fonctionne comme épiphanie et comme caresse, touché par la grâce de qui s'expose dans un partage opposé à toute forme d'appropriation. Terrence Malick est un grand cinéaste de la philia, amitié ou amour comme communauté des égaux désirant (et travaillant à) vivre l'existence la plus digne (autrement dit la plus tendre, puisque la tendresse des gestes notamment est l'expression privilégiée de cet élan communautaire), pendant qu'Eros doublé par Thanatos rôde et menace toujours de faire basculer le désir dans le registre mortifère de la pulsion. Le paradoxe voulant que ce ne soit pas Bill, mais le fermier qui s'abandonne à cette pente funeste, le premier ayant la sublime sagesse de reconnaître l'amour d'Abby pour son rival, quand ce dernier détruit son propre amour pour elle au nom de la destruction d'un amour pourtant défunt, mais qu'il aura été incapable de voir. C'est aussi que l'ouvrier, plus facilement que le patron, peut accéder à une pensée de l'amour comme non-appropriation, alors que le second est in fine submergé par la pulsion pronatrice logée au coeur de la position sociale qu'il occupe.

 

On reconnaît également cette hyper-sensibilité chez Terrence Malick dans la texture référentielle (en termes cinématographiques, picturaux, photographiques et littéraires) qui, loin d’étouffer la sensibilité des plans (à l’instar d’une reconstitution historique somme toute ici plutôt minimale en regard des productions hollywoodiennes standard), se fond dans une matière filmique drainée par les mouvements molaires et moléculaires, telluriques et cosmiques, de la terre et du ciel, de la lumière et de l’obscurité, du jour et de la nuit. De la même façon, la critique de la rationalité instrumentale dont l’essence serait, selon le Martin Heidegger de Sein und Zeit (Être et Temps, 1927), de faire refluer la conscience de l’être au profit de la vacuité ontologique et inauthentique de la technique (d’où le primat accordé chez ce philosophe au langage poétique comme révélation de l’être comme étant la conscience du néant en son fondement), peut certes participer à parachever la distinction définitive entre le genre humain (dans le langage heideggerien, le seul étant ontologiquement capable de comprendre intuitivement l’être de toute chose) et les autres espèces animales (confinées dans le silence de la séparation de la saisie ontologique de l’être), comme elle peut légitimer la qualité tout à la fois poétique et philosophique de l’esthétique malickienne (en cela proche de la vision kubrickienne, cette dernière apparaissant comme plus abstraite et conceptuelle). La bande sonore des films du cinéaste traduit exemplairement cette conflictualité entre la bruyante inauthenticité dont le genre humain est la victime, comprimé par son environnement technique (le vrombissement de l’usine à Chicago et des moissonneuses-batteuses au Texas recouvre les paroles échangées, pendant que les explosions à peine perceptibles de la première guerre mondiale sont à peine masquées par une fanfare municipale lors du retour des conscrits), et le saisissement intuitif de l’angoisse propre à l’être que relaient les paroles énoncées en voix-off. On remarquera d’abord le primat accordé aux voix féminines, celle de Sissy Spacek jouant Holly dans Badlands, celle de Linda Manz dans Days of Heaven, et de Q’Orianka Kilcher incarnant Pocahontas dans The New World. Comme on notera ensuite la progressive ouverture cinématographique du champ de la voix-off (la multitude polyphonique des voix masculines dans The Thin Red Line, les voix des amants interprétés par Colin Farrell et Christian Bale relayant celle de Pocahontas dans The New World).

 

On relèvera enfin la relative autonomie de la voix-off dont la tâche consiste moins à décrire de manière tautologique ce que montrent les images, qu’à libérer les images de toute stricte subordination dramaturgique (c'est la force documentaire du cinéma de Terrence Malick, ainsi que sa volonté explicite de s'inscrire dans l'héritage du cinéma muet), comme à rendre manifeste les sentiments d’une subjectivité éthique qui permet ainsi d’inscrire le temps présent de l’action dans la temporalité plus vaste de la conscience réflexive (les dilemmes moraux ne cessent pas ici d'être relayés par une logique de regards adressés frontalement à la caméra afin d'inclure le spectateur dans la suture des plans et des décisions des protagonistes, surtout Bill) qui, chez Martin Heidegger, se nomme "destinalité". Ce jeu dialectique entre les bruits de la modernité et la voix intérieure d’une subjectivité qui nous parle de l’action sur le mode de son extériorité par rapport à elle autorise le cinéaste à désindexer la narration des obligations représentatives du dialogue et du champ-contrechamp qu’il appelle habituellement. Cette désindexation autorise aussi plus facilement les renvois référentiels au cinéma muet de Griffith, Murnau et Dovjenko. Et comme chez D. W. Griffith, le maître du cinéma muet qui a inspiré autant le cinéaste allemand que le réalisateur russe, les gros plans contemplatifs sur la nature environnante conservent aussi chez Terrence Malick une relative autonomie esthétique par rapport aux grandes lignes narratives des fictions inspirées des grands modèles romanesques classiques du 19ème siècle (et on avait cité précédemment Tolstoï par rapport à Days of Heaven). Loin des effets de totalisation induits par la polyphonie à l’œuvre dans The Thin Red Line et susceptibles de rendre compte des multiples façons de dire l’« univocité de l’être » (Gilles Deleuze) ou de manifester le caractère générique propre à l’être humain, les voix féminines de Badlands, Days of Heaven et The New World font entendre (progressivement – puisque l’on passe de la fragilité adolescente de l’héroïne du premier film à la gouaille enfantine de la gamine de la seconde, jusqu’à atteindre l’assurance souveraine de l’héroïne du dernier film) l’écho d’une conscience détachée du paradoxe que représentent le croisement hasardeux des contingences et des nécessités de l’existant. Mieux, c'est la voix-off qui transforme symboliquement le hasard en nécessité, le contingent en destin (cette "destinalité" est un autre moyen dont l'être humain dispose pour assurer sa spécificité en regard des autres espèces animales à partir du moment où cette spécificité ne débouche pas sur une logique de séparation et de domination). Le régime narratif adossé à la représentation des enchaînements des actions, quasiment délesté de toute motivation dialoguée (ou bien alors souvent les dialogues sont comme susurrés, dits comme en décalage avec les corps qui les émettent, paroles peut-être parfois post-synchronisées et comme émises loin des corps), se trouve par conséquent soutenu par une logique relationnelle des causes et des effets dépassant et surdéterminant l’agir individuel des protagonistes (en ce sens, l’esthétique malickienne tourne radicalement le dos à l’idéologie libérale et individualiste dominant la culture anglo-saxonne contemporaine), en même temps que cette durdétermination n'épuise en rien la richesse infinie des gestes purs de la tendresse amoureuse.

 

Mais aussi le recours à la voix-off ponctuant le récit de manière impressionniste avec des notations parfois générales, parfois drolatiques, permet le déploiement d’une subjectivité qui embrasse le présent des actions dans le mouvement d’une temporalité paradoxale, puisqu’elle peut à la fois renvoyer dans le passé remémoré les plans tournés (il y a là quelque chose de proustien que Tree of Life semble-t-il développera plus avant) et ouvrir à ces mêmes plans l’avenir d’une voix qui parle bien après l’accomplissement de l’action (sur ce plan-là, on peut aussi songer à The Magnificent Ambersons en 1942 d’Orson Welles). C'est d'abord ce mode fréquentatif (autre élément formel assurant le caractère romanesque du récit, et qui rapproche à nouveau Terrence Malick d'Orson Welles) pour lequel les actes s'inscrivent dans une dynamique de la répétition et de l'habitude. Ensuite, on comprend que ce qui est en train d’arriver est d’ores et déjà arrivé, en même temps que ce qui a eu lieu est compris dans un avenir qui ne pouvait, au moment même de son effectuation, que lui échapper. On avait vu que la maîtrise technique et rationnelle qu’exerce l’humain sur le naturel environnant doit affronter les divisions internes que motivent les jeux électriques de la différence de classes, de l’exploitation du travail par le capital, de la rivalité mimétique, et des intérêts et des passions, comme les assauts externes de puissances diaboliques (les insectes, le feu, la pulsion de mort) excédant l’ordre symbolique de cette domination rationnelle et technicienne. On voit désormais que la parole dite en voix-off participe à excéder le champ clos de la représentation de l’action, comme à l’articuler doublement au passé de l’action déjà accomplie et au futur de la parole accomplissant a posteriori l’appropriation éthique et subjective, "destinale", de l’objectivité de ce qui est advenu. C’est que la voix-off, ici, fait littéralement fuir l’action, au même titre que les personnages de Days of Heaven comme des autres films du cinéaste désirent toujours déserter, préférant se déterritorialiser lorsque le territoire manque ou échoue à se confondre avec le paradis tellement (et seulement) rêvé que son fantasme finit par s'évanouir en cendres sous la pluie de feu du réel. C'est pourquoi Linda, s'enfonçant dans la profondeur de champ dans le bouleversant dernier plan du film, ressemble tant à Charlot. Le nomadisme est ce dont on vient, en même temps qu'il demeure toujours ce qui vient, ce qui est à venir. "La vraie vie est ailleurs" (Arthur Rimbaud).


« L’oiseau de Minerve s’envole au crépuscule » disait Hegel : le temps, fui hors des gonds de l’enchaînement présent des actions, perdu au profit du pur présent sans accumulation de la désertion ou de la destruction, est retrouvé par la voix-off. Comme Terrence Malick a été capable, notamment avec l'aide de Nestor Almendros, de retrouver à Alberta au Canada le souvenir des terres texanes. Le paradis, parce qu’il ne cesse jamais d’être perdu, ne cesse jamais non plus d’être retrouvé ailleurs, toujours plus loin, dans l’espace et dans le temps. Bill est mort, la bouche pleine de l’eau du fleuve sur lequel glisse son cadavre criblé des balles de la police, impuissant à s’être extirpé de l’aquarium social (un verre de vin perdu dans la rivière aura signifié pour le personnage qu'il aura au moins bu quelques gorgées d'un bonheur aussi furtif qu'une ridule à la surface de l'eau). Abby disparaît quant à elle dans le train emmenant les conscrits revenus vivants de la boucherie de la première guerre mondiale. Demeure Linda, qui abandonne le pensionnat pour de nouvelles aventures avec une camarade d’occasion. Les commencements sont des recommencements, disait Gilles Deleuze qui comprenait le motif nietzschéen de l’éternel retour comme étant celui non pas du même et de la répétition statique mais bien de la différence en tant que reprise ou répétition dynamique. Et si le temps de l’utopie avortée se conjugue toujours au passé (son affect est alors la nostalgie), le futur est le temps de l’utopie désirée (et son affect est la mélancolie). Pocahontas accomplira la trajectoire balbutiante de Linda et, avant elle, de Holly : le nouveau monde, c’est une idée d’hier, mais c’est un désir projectif pour demain. Le blé de l'utopie brûle encore, sa moisson est encore à-venir : Days of Heaven réalisé par Terrence Malick, véritable Phoenix du cinéma étasunien (cet oiseau de feu mythique renaissant toujours de ses cendres), ne dit pas autre chose.

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14 juin 2010 1 14 /06 /juin /2010 16:11

Hollywood brûle-t-il ?

 

Barton Fink (1991), le quatrième long métrage de Joel et Ethan Coen, a reçu, lors de sa présentation lors du Festival de Cannes, une moisson exceptionnelle de prix : Palme d’or, Prix de la mise en scène, et Prix d’interprétation pour son acteur principal, John Turturro. Ce fait unique dans l’histoire du festival a obligé son directeur, Gilles Jacob, à édicter la règle selon laquelle désormais le film récipiendaire de la Palme ne pouvait recevoir d’autre prix que celui de la meilleure interprétation. Il est vrai que la sélection officielle de cette année-là proposait de grands films, tel Van Gogh de Maurice Pialat qui n’a d’ailleurs, et fort injustement, rien obtenu. Pourtant, Roman Polanski qui était à l’époque le président du jury du festival a voulu insister sur la puissance cinématographique d’un film qui aura consacré internationalement les deux cinéastes, au-delà du petit cercle du cinéma indépendant étasunien à l’intérieur duquel ils travaillaient jusque-là. On peut même dire, quasiment vingt ans après la réalisation de Barton Fink et dix autres longs métrages, que l’auteur du Bal des vampires (1967), dont l’esthétique a explicitement inspiré l’ouverture du dernier film en date des Coen, A Serious Man (2009), a eu le nez fin en reconnaissant derrière le portrait tragicomique d’un scénariste en panne d’inspiration travaillant en 1941 à Hollywood les signes d’une allégorie du désastre juif dont lui-même est historiquement issu (Roman Polanski a vécu dans le ghetto de Cracovie et a évité la déportation qui a coûté la vie de sa mère, morte à Auschwitz, pendant que son père avait été interné à Mauthausen). C’est d’ailleurs la maturité cinématographique atteinte par les frères Coen avec No Country for Old Men (2007) et dernièrement A Serious Man, et qui fort heureusement vient succéder à une baisse sensible de régime à l’époque de Intolerable Cruelty (2003) et The Ladykillers (2004), qui aujourd’hui œuvre à renforcer la puissance allégorique de Barton Fink, incontestablement l’un des meilleurs films des frères cinéastes, et l’un des plus originaux consacrés à Hollywood en tant qu'il est cet enfer ignorant l'enfer bien plus grand qui l'environne.

 

1/ Hollywood en son miroir

 

Si on s’attache à la lecture du seul scénario, on comprend aisément que l’on a affaire à un homme, Barton Fink (John Turturro, habitué du cinéma des Coen), homme de théâtre dont la dernière pièce lui permet d’accéder en 1941 à la consécration artistique sur la scène newyorkaise. Cette célébrité autorise le jeune auteur, comme constipé par ses propres convictions, à partir pour Hollywood, même si demeure son souci d’un théâtre ancré dans le social et destiné à « l’homme de la rue » comme il le dit lui-même lors de l’une de ses envolées lyriques attestant autant de ses ambitions littéraires que d’un égocentrisme puéril. L’arrivée à Los Angeles se révélera triplement décevante, pour ne pas dire catastrophique. D’abord parce que son capital symbolique accumulé dans le champ théâtral newyorkais ne lui servira pas à se protéger des contraintes contractuelles et industrielles inhérentes au système hollywoodien (il doit écrire un scénario pour un film de catch en respectant les conventions d’un genre dont le lettré qu’il est ignore tout). Ensuite parce que le privilège accordé à l’écriture littéraire vient buter, telles les vagues sur ce rocher vu dans un même plan répété deux fois, sur la nullité comportementale de l’un de ses modèles, l’écrivain W. P. Meahew (interprété par John Mahoney) et la bêtise des représentants d’une industrie qui s’adresse aux masses. Enfin parce que l’hôtel décrépi dans lequel il loge abrite un voisin débonnaire et envahissant (Charlie Meadows incarné par John Goodman, autre fidèle acteur des Coen) qui se révèle un tueur en série capable d’associer à son corps défendant le scénariste au meurtre de la compagne de Meahew, Audrey Taylor (Judy Davies) qui avait passé la nuit avec le héros, comme de mettre le feu à l’établissement dans lequel ils sont logés. On reconnaîtra dans ce scénario la fiction archétypale du cinéma pratiqué par les Coen (Joel à la réalisation, Ethan à la production, les deux à l’écriture et aussi au montage sous le pseudonyme de Roderick Jaynes) depuis 25 ans et Blood Simple (1984). Soit le récit paranoïaque selon lequel l’enchaînement des actions ne cesse pas de déroger au désir des protagonistes, constamment sanctionnés parce qu’ils privilégient leur rêve, fantasme, imaginaire, ou désir au détriment d’une réalité structurellement décevante et souvent au-delà de toute maîtrise, des protagonistes surtout perpétuellement floués par leur incapacité à lire dans le bon sens les signes étranges que leur renvoie parfois brutalement le réel. On sera également capable de reconnaître dans la trame scénaristique du film des éléments se référant à l’histoire réelle de Hollywood, les personnages de Barton Fink, W. P. Meahew et du nabab Jack Lipnick renvoyant au dramaturge et metteur en scène à la fibre sociale Clifford Odets (il est entre autres l’auteur de Clash by Night en 1941 adapté par Fritz Lang en 1952, et de The Big Knife en 1949 consacré à Hollywood et adapté par Robert Aldrich en 1955) qui a été victime du maccarthysme dans les années 1950, à l’immense écrivain amateur d’alcool William Faulkner (il a notamment travaillé sur deux grands films de Howard Hawks, To Have and Have not en 1944 d’après Ernest Hemingway et The Big Sleep en 1946 d’après Raymond Chandler), ainsi qu’au puissant producteur hollywoodien David O. Selznick (l’homme qui a parmi d’autres produit Gone with the Wind en 1939 de Victor Fleming et Rebecca en 1940 d’Alfred Hitchcock). On sera enfin attentif à l’ambiance littéraire d’un film consacré à la figure d’un écrivain, une ambiance qui vise à consacrer la légitimité artistique du film avec les fantômes de La Nausée (1938) de Jean-Paul Sartre et plus généralement de Franz Kafka qui hantent visiblement Barton Fink. L’intellectuel solitaire, englué dans une existence morne, ivre de ses propres exaltations, et qui fait l’expérience de la contingence poisseuse, gluante et sordide du monde, c’est Antoine Roquentin autant que le personnage éponyme du film des Coen. Quant à subir la réitération labyrinthique des mêmes figures d’une Loi punitive et insaisissable, et l’éternel retour des mêmes motifs d’une culpabilité immémoriale, on voit bien que cette situation est celle de Barton Fink, le semblable, le frère des héros de Amerika (1927) surtout, mais aussi du Procès (1925).

 

2/ Un double angoisse :

le triptyque Miller’s Crossing, Barton Fink et The Hudsucker Proxy

 

Tableau caustique du Hollywood de la période classique, portrait tragicomique d’un homme qui semble confusément accéder à la conscience métaphysique de son destin absolument singulier et absolument quelconque, Barton Fink est tout cela à la fois, et encore bien d’autres choses. C’est que l’on perçoit, d’abord obscurément, ensuite très nettement (à partir du moment où l’hôtel Earle flambe), que la fiction réaliste des frères Coen révèle progressivement sa face cachée et véritablement allégorique. Barton Fink représente le deuxième volet d’un triptyque initié avec Miller’s Crossing (1990) et conclu avec The Hudsucker Proxy (1994). Dans les trois cas, prédomine une ambiance années 1930 reconstituée savamment en studio dans une perspective où les décors participent autant à matérialiser la réussite de la reconstitution historique qu’à rendre sensible de manière hyperréaliste un univers mental propice moins à ressusciter à l’identique le Hollywood d’antan qu’à le rêver, le délirer, voire le cauchemarder. L’onirisme du film de gangsters Miller’s Crossing s’inspire ainsi explicitement autant de La Clé de verre (1931) de Dashiell Hammett (qui a donné La Moisson rouge réalisé en 1942 par Stuart Heisler) que des abstractions modernistes du cinéma de Jean-Pierre Melville, pendant que les fantômes de Frank Capra, Leo Mac Carey et Gregory La Cava hantent sans difficulté The Hudsucker Proxy. En parachevant ce projet esthétique, ce dernier film le confine aussi dans un académisme synonyme d’autisme étouffant dont les Coen s’extrairont brillamment avec Fargo (1996). Entre l’onirisme melvillien du premier film et le rêve réifié du troisième film visant à fondre les fantômes des comédies sociales des années 1930, se situe donc Barton Fink dont l’inquiétante étrangeté – ce sentiment d’« unheimlich » pour parler comme Freud – qui s’en dégage rend compte autant de la situation objective de cinéastes au bord de leur angoissante incorporation dans le système hollywoodien (incorporation accomplie avec le troisième volet du triptyque dont l’échec tant artistique que commercial obligera les Coen à revenir heureusement à travailler en bordure de Hollywood), que de la vérité esthétique d’un projet cinéphilique moins hanté par la peur de la page blanche (rien n'est moins imaginable qu'une panne d'inspiration chez les Coen) que par l’angoissante conscience de sa pétrification postmoderne. De toute évidence, ce qui sauve Barton Fink de ce double processus angoissant d’incorporation à la machinerie hollywoodienne et d’accomplissement d’un projet cinéphilique au risque de son ossification postmoderne, c’est justement sa puissance allégorique, puisqu’elle permet aux cinéastes de se saisir cinématographiquement de ce double processus, de le commenter ou de le moquer, autrement dit de s’en protéger symboliquement. Comme cette puissance autorise aussi et surtout à mettre en rapport le champ hollywoodien d’alors avec un impossible et brûlant hors-champ qu’il était incapable de penser comme tel, alors que ce champ et ce hors-champ étaient strictement contemporains. Et si le champ propre au système hollywoodien représente ici exemplairement le cercle dantesque et infernal à l’intérieur duquel les scénaristes lucifériens signent inconsciemment des contrats avec les Faust des studios, un cercle encore plus grand, et encore plus infernal encore, contient le précédent, comme le hors-champ est au cinéma cet environnement tout à la fois prégnant et impalpable, autrement dit invisible, qui entoure la matérialité objective et exposée, autrement dit visible, du champ. L’allégorie proposée par Barton Fink cherche alors à rendre sensible l’existence de ces cercles concentriques, comme il appelle le difficile effort de pensée nécessaire (à cette époque, et peut-être encore aujourd’hui) pour appréhender la concentricité, impensée comme telle, de ces cercles. Le nom même de Fink ne rappelle-t-il pas le mot anglais « think » signifiant « penser » en français ?

 

3/ Les circonvolutions diaboliques d’une machine allégorique

 

Circle Films est le nom de la structure des productions des frères Coen qui soutenait alors l’existence objective de leur film. Il suffit de voir tous leurs films pour constater la permanence quasi-symptomatique des motifs sphériques et circulaires qui assurent, entre autres choses, la cohésion esthétique de leur œuvre (de l'importance du bowling dans The Big Lebowski en 1998 jusqu’au titre du film mineur qui suivra, O Brother, where art thou ? en 2000 qui s’amusait à croiser L’Odyssée d’Homère avec Sullivan’s Travels en 1941 de Preston Sturges au coeur de l’Amérique rurale lors de la grande dépression). Le cercle est ce symbole (paradoxal quand il est indexé au mouvement plus général de l'allégorie) pouvant signifier l’éternel retour du même selon qu’il s’agit tantôt de la perfection du monde se répétant, tantôt de la nullité ou du vide appelé par cette même logique itérative. La pente allégorique de Barton Fink insiste sur le caractère paradoxal de ce symbole qui peut dans le même mouvement valoir comme le signe de l’homologie structurale de position entre le héros quelconque et l'exceptionnel Sisyphe (le sable de la plage où finit le protagoniste renvoie clairement à cette figure mythologique) tous deux entraînés à vivre l’interminable répétition sur le mode de la malédiction, comme ce symbole peut servir à désigner le jeu concentrique des cercles pour lequel la connaissance de leur emboîtement l’un dans l’autre permet le dépassement d’une inquiétante étrangeté déterminée par le déni de cette concentricité vécu par une conscience malheureuse, et malheureusement impuissante à penser ce qui la rend justement malheureuse. Ce sont, entre autres choses, les lunettes cerclées dont les verres servent à refléter les images répétées jusqu’à la nausée d’un film de catch regardé par Barton Fink dans une salle de projection privée. Ce sont toutes les machines dont est composé le film, du plan-séquence d’ouverture montrant le final d’une représentation théâtrale à partir de ses coulisses (c’est ici un clin d’œil à Citizen Kane d’Orson Welles réalisé en 1941), en passant par la machine à écrire de marque Underwood de l’auteur, les ventilateurs et l’ascenseur de l’hôtel, afin de rendre sensible tant les machinations des personnages (des producteurs au tueur en série) que l’énorme machinerie au sein de laquelle tous se trouvent pris (de Hollywood au dispositif même de Barton Fink). Ce sont les fondus enchaînés (et ces plans tournés en plongée) articulant les motifs du papier peint, du mur, et de la feuille blanche afin de produire une série signifiante dont l’ultime terme est la surface blanche de projection du film que nous sommes en train de regarder, pendant que les motifs (souvent soutenus par des plans tournés avec des objectifs à courte focale privilégiant la profondeur de champ) des couloirs, des tuyaux, et des intestins (on vomit beaucoup dans le film) induisent une série propice à rendre manifeste l’espace labyrinthique dans lequel se perd et tourne en rond le héros.

 

C’est aussi la mystérieuse boîte cartonnée que le débonnaire vendeur en assurances Charlie Meadows remet au héros, tout aussi mystérieuse que le monolithe noir de 2001 : a Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick ou la boîte bleue de Mulholland Drive (2001) de David Lynch, comme un rappel de la boîte de Pandore qui s’inscrit dans une série mythologique (de la référence à Hamlet de William Shakespeare aux statues représentant Atlas dans le bureau du patron de Capitol Studios en passant par le caverne platonicienne de la salle de cinéma, le pacte faustien que représente la signature du registre de l’hôtel, et la citation biblique du roi Nabuchodonosor dans le Livre de Daniel, prophète qui interprétait les rêves du roi de Babylone et connut la fosse aux lions à l’époque du règne du roi mède Darius). C’est enfin la fascination du personnage pour une petite croûte posée sur un des murs de la chambre de l’hôtel représentant une femme assise sur le sable et regardant l’horizon qui entraîne un mouvement de réitération fantasmatique (comme si Barton Fink était aspiré par cette représentation que la dernière séquence semblerait accomplir, à l’instar du héros du premier court-métrage de Martin Scorsese, What’s a Nice Girl like you doing in a Place like this ? en 1963), mouvement indexé sur le mouvement des vagues venant buter sur un rocher (image se répétant deux fois, la première pour signifier le passage entre New-York et Los Angeles, la seconde pour manifester la confusion du personnage entre sa situation réelle et son délire mental). Barton Fink est donc un film-gigogne lézardé de mises en abyme. C’est aussi un film-cerveau, à l’image de Shining (1980) de Stanley Kubrick (référence matricielle du film des frères Coen, à l’instar du Locataire en 1976 de Roman Polanski ou encore de Eraserhead en 1977 de David Lynch), avec son labyrinthe faisant proliférer le sens dans tous les sens, ses personnages désorientés et impuissants, ses visions hallucinatoires, ses circonvolutions narratives, ses disjonctions fantasmatiques, ses disruptions excessives. Tous films qui, pour parler comme Gilles Deleuze, valent comme la membrane cinématographique reliant sur le mode du court-circuit le cerveau des spectateurs et celui du monde entier. Tous films qui sont de pures machines allégoriques à faire délirer ou fuir le sens, et qui contraignent le spectateur à s’abîmer dans l’excès diabolique de l'interprétation et de la spéculation, au-delà des limites fictionnelles, représentatives et symboliques habituelles. Parce que la pensée est un effort, un court-circuit, une disjonction, un arc électrique et diabolique qui vient magnétiser, déchirer ou décoller la surface inerte et impensée des symboles, des opinions et des clichés dominants. L’incendie qui in fine ravage tranquillement les chambres de l’hôtel Earle et qu'annonce le décollement progressif du papier peint instruit le moment où l’allégorie révèle son visage en même temps que le personnage, en entrant dans le paisible cliché final de la femme sur la plage avec sa boîte sous le bras, parachève le sens du dispositif du film des Coen : instiller dans une image qui ne bouge plus, qui ne pense plus, immobile, le motif d’une remise en mouvement – la boîte dont le contenu libère le souffle ou la déflagration de l’interprétation –, le point de tension à partir duquel penser à nouveau redevient possible.

 

4/ Le champ-contrechamp, le champ contre champ, et le déni du hors-champ

 

Barton Fink, comme tant d’autres films des frères Coen, repose sur une approche biaisée et pervertie du champ-contrechamp, dispositif de base de la grammaire classique hollywoodienne étendue au monde entier à partir de l’avènement de l’industrie du parlant. Alors que ce dispositif met en scène la circulation de la communication entre deux individus occupant deux positions distinctes, chez les Coen, il y a comme un statisme au nom duquel la personne qui parle empêche la personne qui écoute de prendre à son tour la parole. Dans ce cas, la parole ne circule plus ou bien elle fonctionne sur un double mode circulaire puisqu’une personne parle pour elle-même et pour celle qui ne peut ainsi plus répondre, pendant que cette dernière privée de la possibilité de répondre est cantonnée dans un silence littéralement (et paradoxalement) assourdissant. Le champ-contrechamp devient en conséquence, dans cette réappropriation esthétique mise au point par les cinéastes de ce dispositif classique, champ contre champ, champ de la parole contre champ de la non-parole, champ de l’irresponsabilité de celui qui en parlant ne veut rien entendre de celui qui écoute et champ de la non-responsabilité de celui qui est contraint à ne pas pouvoir répondre devant ce qui lui est dit. Double zéro de la communication effondrée dans l’irresponsabilité d’une double intransitivité (parler pour ne rien dire, ne pas pouvoir parler et donc ne rien dire). D’où les répétitions des mêmes formules stériles (c’est Chet, le groom interprété par Steve Buscemi, fidèle acteur des cinéastes, ici figé dans les automatismes de son rôle social), les antiphrases et périphrases, redondances et tautologies, emphase et amphigouri (ce serait ici plutôt l’éructant Jack Lipnick, avatar grossièrement exagéré du héros) qui rythment la parole autocentrée de la plupart des personnages du cinéma des frères Coen. On remarquera alors dans Barton Fink que le héros éponyme est parfois soumis à son corps défendant à ce rite humiliant et infantilisant (devant le nabab Jack Lipnick et le producteur Ben Geisler, tous deux interprétés par les truculents Michael Lerner et Tony Schalhoub) puisque l’écrivain, l’homme de la parole légitime et autorisée, ne peut rien faire d’autre que se taire devant les saillies des représentants de la soupe hollywoodienne. Et d'autres fois, c’est le héros qui est lui-même l’agent usant et profitant de ce rapport de pouvoir, notamment face à son voisin qui pourtant n’a de cesse de répéter qu’il a tant d’histoires à raconter. Mais l’auteur de théâtre consacré, en même temps qu’il connait désormais la situation de scénariste empêché, ne veut rien entendre de l’individu censé représenter le fameux « homme de la rue » au nom duquel il écrit pourtant. Même l’autocritique (Barton Fink n’ignore pas qu’il pérore lorsqu’il s’enivre de ses propres envolées lyriquement indignées) empêche le circuit classique de la communication comme transitivité, échange et commerce des mots.

 

Le paradoxe est ici quasi-absolu : l’écrivain à la fibre sociale, en parlant au nom de l’homo tantum, parle à sa place en ne lui adressant jamais la parole (puisque son théâtre est apprécié par le petit cercle mondain newyorkais), en même temps que la préservation au cœur de l’industrie hollywoodienne de son statut d’écrivain se renverse en aliénation au sein d’un système capitaliste (le plan fondant et enchaînant la finition de son grand œuvre raccorde l’écrivain inspiré avec la secrétaire du studio tapant à la machine, comme s’il s’agissait de rappeler le statut contractuel de simple employé subordonné de l’auteur) qui pourtant, au nom de son souci de rentabilité, s’adresse à la masse des « hommes de la rue ». Plus généralement, occuper la position de celui qui parle, c’est tenir le point d’une position de pouvoir au terme de laquelle c’est le silence de l’autre qui est désiré. On le voit encore autrement quand Barton Fink se plaint auprès de la gérance de l’hôtel des étranges rires ou sanglots de son voisin qui le dérangent dans son travail. On le vérifie encore quand la fascination tout aussi étrange du héros pour la femme sur la plage représentée sur le mur de sa chambre l’attire au point de ne rien saisir des signes qu’émet derrière le mur mitoyen son voisin, et qui au final lui fera brutalement comprendre qu’il n’a rien compris parce qu’il a été incapable d’entendre ce qui lui avait été dit. On le constate enfin, lorsque l’on met en regard les motifs de l’oreille qui suinte de Charlie Meadows et les bouchons dont se sert le héros afin de s’isoler du bruissement du monde social dont pourtant il essaie de rendre compte imaginairement au début de son scénario. Le dispositif classique du champ-contrechamp se trouve donc dégradé dans l’autotélique circularité du champ contre champ : ce faisant, c'est le hors-champ qui se voit refoulé. Il s’agira toujours de ne rien sentir, et encore moins de comprendre la réalité de ce qui se déroule hors-champ, et dont le refoulement hors du visible autorise ses délirants retours névrotiques à assaillir le champ visible des plans.

 

5/ L'enchaînement des refoulés

 

Le premier mot visible du scénario en cours de rédaction est celui d’« audible », les derniers mots étant ceux de « carte postale ». Rendre audible les forces inaudibles que recouvrent les cartes postales, équivalent structural de cette machine à clichés qu’est Hollywood, c’est écouter ce que l’on avait été incapable d’entendre, c’est voir ce que l’on échouait à regarder, c’est comprendre ce qui jusque-là demeurait insaisissable, impensable parce que dénié. Barton Fink repose sur quatre formes de déni. Le premier, on vient de le comprendre, se présente comme un indice qui renseigne généralement sur la dégradation du champ-contrechamp classique en champ contre champ dont l’intransitivité autotélique permet d’ignorer le hors-champ qui gronde derrière les murs de l’hôtel, et qui fait tomber le papier peint comme de la peau morte après une desquamation. De quel hors-champ s’agit-il ? En attendant, le deuxième déni est simple, et renvoie à l’écrivain dont la consécration artistique sur la scène théâtrale newyorkaise qui lui a permis d’amasser le capital symbolique suffisant pour lui ouvrir les portes de Hollywood fait écran à la réalité objective de sa situation de subordination contractuelle. Le « ton Barton Fink » que le personnage éponyme est censé incarner ne représente plus, au final, qu’une marque de fabrique dont est propriétaire Capitol Studios, au point où son patron peut avouer que le contenu de son cerveau lui appartient et qu’une vingtaine d’employés peut lui fournir quand il veut ce fameux style dont l’inimitable se trouve alors fondu dans la production industrielle de masse. Barton Fink a peut-être produit au bout du compte un réel chef-d’œuvre, ce travail n’en reste pas moins assujetti à la logique de valorisation du capital de Capitol Studios, et restera probablement confiné à jamais dans une boîte d’archives oubliée. Le héros de The Barber en 2001 aura (ironiquement) un peu plus de chance que Barton Fink, lui dont le récit autobiographique, si proche de celui de L’Etranger (1942) d’Albert Camus, alors qu’il vit dans un environnement esthétiquement nourri des réminiscences des films noirs, de Double Indemnity (1944) de Billy Wilder en 1944 à Lolita (1962) de Stanley Kubrick, connaîtra une publication posthume – sous la forme paradoxale d’une fiction – après la mort de son auteur exécuté sur la chaise électrique, quelque part dans les rayonnages de la littérature de masse « pulp ».

 

Le troisième déni appartient à la situation d’Audrey Taylor, dont on comprend qu’elle est moins la secrétaire et la compagne de W. P. Meahew, que l’ouvrière invisible qui travaille dans l’ombre de l’homme consacré, à l’instar de l’épouse de l’historien Lucien Febvre ou de l’écrivaine Colette auteure de la série des Claudine signée par son compagnon d’alors, Henry « Willy » Gauthier-Villars. Là aussi le paradoxe est croustillant à relever : Barton Fink s’offusque de reconnaître dans le héros littéraire un faussaire, alors que dans le même mouvement il s’épargne de reconnaître en Audrey l’auteur des romans qu’il admire, tout en demandant à cette dernière de l’aider dans sa difficile tâche de scénariste, comme l’a probablement fait l’écrivain désormais détesté par le héros. Le refus masculin d’admettre le talent littéraire féminin trouve son horrible traduction sous la forme du cadavre retrouvé au matin d’Audrey baignant dans son sang. L’homologie structurale entre le moustique qui harcèle Barton Fink et le cadavre de l’héroïne sur lequel se pose un moment l’insecte écrasé violemment par la main du héros dépasse le seul symbole vampirique attaché à un homme happé par les sirènes du succès promis par la Babylone hollywoodienne : les femmes seraient donc, de ce point de vue-là, des parasites dont les hommes doivent se passer s’ils veulent conserver l’énergie spirituelle nécessaire à une création artistique opposée à la reproduction familiale et la matérialité organique, utérine et sanguine liée aux représentations dominantes concernant la féminité. Naked Lunch (1992) de David Cronenberg, d’après le livre de William Burroughs publié en 1959, exposera encore plus frontalement l’idée selon laquelle le meurtre (symbolique ou réel) de la femme est ce qui est censé autoriser un homme à devenir l’écrivain capable de sublimer sa libido ailleurs que dans la sphère domestique où règne la conjugalité hétérosexuelle (et c’est d’ailleurs la même actrice, Judy Davies, qui joue et assume significativement dans les deux films une fonction structurale semblable). La plupart du temps, les femmes en tant qu’elles sont des actrices sont figurées comme étant les victimes privilégiées de la machine à broyer hollywoodienne, de The Black Dahlia (2006) de Brian de Palma d’après le roman de James Ellroy publié en 1987 à Mulholland Drive et INLAND EMPIRE (2006) de David Lynch. Là où Barton Fink (qui précède ces trois films) sait se distinguer d’eux, c’est en reconnaissant au féminin la participation violemment déniée aux processus de création (scénaristique) des œuvres hollywoodiennes. Ce déni brutal s’inscrit ici dans une phobie corporelle qui justifie ce travelling-avant rappelant lointainement le meurtre sous la douche de Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock, reliant l’étreinte des deux protagonistes et le siphon poisseux de l’évier de la salle de bains, et indiquant un rapport au corps de l’autre plus que malheureux. Un déni en appelle alors ici un autre : l’homosexualité refoulée ou latente de Barton Fink, qui se trouve à un moment physiquement « pris » par Charlie Meadows lors d’une prise de catch afin de lui expliquer les règles de cet art mineur et populaire (pour lequel l’artiste qui parle pour – et à la place de – l’homme de la rue n’a que mépris), et qui se justifie de façon grotesque face aux sous-entendus graveleux des deux policiers venus l’interroger en expliquant qu’ils n’ont fait ensemble que catcher.

 

6/ Le brûlant retour du refoulé génocidaire

 

Le quatrième et ultime déni est celui qui participe à parachever l’élan allégorique de Barton Fink en révélant l'horrible hors-champ qui l'entoure et qui jusque-là a été ignoré comme tel. C’est une vaste constellation de signes nébuleux qui, en étant mis en rapport les uns avec les autres, expose dans une lumière crue et aveuglante une vérité dont la force traumatisante ne cesse pas d’être escamotée, scotomisée, refoulée, déniée. Le crime dont on efface les traces (le cadavre d’Audrey dont s’occupe Charlie Meadows) ; le tueur en série qui est un ouvrier du meurtre travaillant aux marges d’un système (Hollywood) qui repose sur la massification industrielle de la production de ses marchandises ; la révélation de sa véritable identité (Charlie Meadows se nomme en fait Carl Mundt), un nom dont la consonance germanique s’articule avec le slogan « Heil Hitler » proféré lorsqu’il abat les deux policiers dans le couloir enflammé de l’hôtel (sa puissance métaphysique fait lien entre le motard de l’enfer de Raising Arizona en 1987 et le psychopathe Anton Chigurh dans No Country for Old Men) ; l’odeur flottante d’antisémitisme qui s’exprime paradoxalement dans la bouche du juif Jack Lipnick (qui rappelle à Barton Fink, Juif sécularisé et donc refoulé, ses origines lointaines et biélorusses du côté de Minsk) ou frontalement dans la bouche des policiers ; la référence au prophète juif Daniel ainsi qu’à la figure de Hamlet (que le cinéaste hollywoodien Ernst Lubitsch s’est approprié à l’époque où il réalisait To be or not to be en 1942, le seul grand film de la période avec The Great Dictator en 1941 de Charlie Chaplin à évoquer la réalité des camps de concentration – est-ce un hasard s’il s’agit là de deux cinéastes juifs ?) ; la réalité de la guerre qui n’intéresse pas le héros hurlant à la face des marines et autres soldats lors d’une soirée festive qu’il est un créateur autrement et plus sérieusement occupé, et qui vient même s’actualiser sous la forme du nabab de Capitol Studios revêtu de l’habit de colonel ; l’incendie de l’hôtel Earle qui le fait alors extraordinairement ressembler à un immense four crématoire… Les flammes infernales qui viennent lécher les couloirs de l’hôtel, la chaleur quasi-tropicale qui fait se décoller toujours plus le papier peint dont les motifs (des plantes grasses, et grosses en carbone explosif) masquent des murs suintants, et qui appelle des moustiques envisagés comme des parasites à détruire : l’extermination de six millions de Juifs d’Europe par le nazisme est le grand impensé de Barton Fink, au sens où cet impensé qui est un impensable allégoriquement pris en charge par la trame de signes nébuleux dont le film est constellé est celui que porte sur ses épaules, tel Atlas soutenant le cosmos, mais sans le savoir, le personnage éponyme. Trop heureux de vouloir s’adresser à cet homme de la rue qui n’existe que dans sa tête sous la forme d’un fantasme narcissique (c’est sa coupe de cheveux qui exprime son égo surdimensionné, rappelant d’ailleurs aussi celle du personnage principal de Eraserhead cité plus haut), le héros ne peut pas voir ni rien entendre des sanglots de l’homme de la rue réel, les soldats qui partiront au front et que ne reconnaît pas comme tel celui qui croit parler pour eux alors qu’il ne parle qu’à leur place, aussi et surtout les millions de déportés, de concentrationnaires et d’exterminés dans la machine de destruction nazie dont il aurait pu être s’il avait vécu en Europe à ce moment-là.

 

La fameuse question métaphysique de Hamlet, « to be or not to be », se trouve précisément, horriblement, être le choix que les nazis ont posé concernant le peuple juif, tout en choisissant à sa place et en privilégiant le second terme au détriment du premier : ne pas être, soit le néant de l'extermination. Comme Hamlet, Barton Fink déambule, obnubilé par l’injonction de spectres qu’il ne peut reconnaître ainsi. Son impuissance à lire ou sentir, voir et entendre, comme sa préférence pour son imaginaire aux dépens du réel le plus horriblement excessif se trouvent prolongées par l’industrie hollywoodienne qui, pendant la seconde guerre mondiale, a continué de produire les films (de divertissement ou de propagande antinazie, qu’importe ici) qui travaillaient obscurément, à leur corps défendant, à refouler et dénier le projet génocidaire nazi. A la notable exception des films de Lubitsch et Chaplin cités précédemment, mais qui eux-mêmes ne traitent pas directement de ce qui demeurait encore inconnaissable, inimaginable, impensable : non pas la réalité alors connue du camp de concentration, mais le réel impossible de l’industrie de l’extermination. L’autisme de Barton Fink au nom des réalités supérieures de l’art se voit étendu à tout un système autocentré parce que mû par son seul souci de profitabilité, et partant aveugle et sourd à ce qui brûlait d’être son strict contemporain : l’abjection de la « solution finale » nazie (décidée en juillet 1941). Tantôt la vague se fracassant sur le rocher peut signifier l’effort de penser l’impensable (comme de représenter l’irreprésentable – ici sous forme allégorique) s’abîmant sur la dureté de l’opinion ossifiée, tantôt le rocher fonctionne comme ce que de la pensée résiste aux lames répétées des couches de clichés dont nos cerveaux sont encombrés. Tantôt le colis cartonné remis in fine au héros renvoie, tel le crâne de Hamlet, à la tête coupée d’Audrey, tantôt cette boîte de Pandore ouvre allégoriquement sur la réalité de la conscience de l’impensable extermination des coreligionnaires du protagoniste (et partant des cinéastes). Ce choix repose sur Barton Fink, qui se trouve ici requis comme Juif – mais nous le sommes tous universellement – à envisager sa propre responsabilité éthique (existentielle, aurait dit Sartre) dans une horreur qui concerne le monde entier, et qui décide, en gardant fermé le colis, de choisir le non-choix grâce auquel le spectateur peut décider ou non, d'abord de remplir les points de suspension de la diégèse (Carl Mundt a-t-il tué hors-champ les parents du héros qui, confiant, avait donné leur adresse au tueur ?), ensuite et surtout de rabattre la puissance allégorique du film sur son seul scénario (mais rabattre cette puissance, ce serait opter pour quelques meurtres fictionnels contre six millions d’assassinats réels). En revanche, ce que le personnage accomplit en intégrant le cliché de la femme sur la plage, la boîte à ses côtés, c’est l’inscription allégorique de la responsabilité de l’impensable de l’extermination au cœur même de ce qui en dénie la réalité : l’imagerie hollywoodienne de l’époque. Il faudra attendre The Stranger en 1945 d’Orson Welles pour que la fiction hollywoodienne commence laborieusement à accueillir enfin la hantise du judéocide nazi (jusqu’au récent Shutter Island en 2009 de Martin Scorsese d’après Dennis Lehane, dont les motifs de la hantise, des traumatismes refoulés, des images-écran, et du feu léchant les murs d’un appartement font signe vers Barton Fink). Et il faudra les chocs audiovisuels orchestrés pour le montage des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard pour rendre frontalement explicite et expressive cette impossible contemporanéité historique entre l'industrie du divertissement hollywoodien et l’industrie de l'extermination nazie. Pour conclure, l’image à la fois cireuse, bistre et glauque obtenue par le chef opérateur Roger Deakins, et la musique si tristement mélancolique composée par Carter Burwell (deux membres de l’équipe technique et artistique accompagnant habituellement la réalisation des films des frères Coen) expriment enfin l’inépuisable et insondable humeur qui, depuis les années 1940, n’a jamais cessé de couler et ruisseler le long des enceintes d’un royaume aussi pourri que celui de Hamlet : Hollywood.

 

Sortira normalement à la fin 2010 True Grit, la première incursion des frères Coen dans le genre westernien avec Jeff Bridges qui n’avait pas tourné avec eux depuis The Big Lebowski en 1998. En attendant, A Serious Man, le dernier film en date des frères Coen sorti en début d'année, est celui qui explicite le plus la question de la judéité de leurs auteurs et de son importance dans leur cinéma. La persistance dans l’œuvre coenienne, et que rend pour la première fois aussi sensible A Serious Man, des mauvais tours du dieu méchant de la Kabbale, de la petite musique yiddish du shtetl dans les oreilles du jeune garçon (double des cinéastes) qui, dans le Minnesota de 1967, se prépare pour sa Bar-mitsva en écoutant du Jefferson Airplane, et de la fable juive du Dibbouk, ce diable intempestif dont le mythe traditionnel aura horriblement connu la pire de ses formes d’actualisation sous la forme d’Hitler, était donc déjà bien à l’œuvre dans Barton Fink. Mais nous étions alors incapables, lorsque le film est sorti, et à l’instar de son personnage, de reconnaître cela, de voir et d’entendre cela : « (…) nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin » (Jean Cayrol dans Nuit et brouillard, Alain Resnais, 1956)

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3 juin 2010 4 03 /06 /juin /2010 16:45

La clique sarkozyste, l'ineffable Lefebvre en tête, ne s'est pas empressée de condamner la barbarie israélienne et son acte de piraterie meurtrière contre des humanitaires, comme le relève le Canard enchaîné du 2 juin. Elle n'a fini par condamner avec retard que pour ne pas être la risée du reste du monde en apparaissant trop ouvertement comme le nouveau toutou obséquieux de Washington.

Mais on comprend facilement cette réticence à condamner le recours à la violence aveugle contre des gens qui ne font que réclamer simplement le respect des droits humains fondamentaux. Il suffit de regarder comment ont été traités les sans-papiers qui occupaient la place de la Bastille. Ils ne faisaient que réclamer pacifiquement leurs droits. Ils ont eu droit aujourd'hui aux coups de matraques, aux gaz lacrymogènes et aux arrestations musclées. Là où les assassins israéliens ont tué, les brutes d'Hortefeux se sont "heureusement" "contentées" de blesser. L'efficacité macabre et cynique n'est pas la même, mais les valeurs et la logique sont toutefois identiques.

Des dizaines de sans-papiers sont actuellement séquestrés par les forces de répression, ainsi que des militants qui les soutiennent. Bien sûr, une partie va être poursuivie pour "outrage" ou "rébellion", comme d'habitude. C'est le grand classique policier. C'est le motif d'inculpation quasi automatique dès que vous croisez un policier.

Netanyahou a prétendu que les humanitaires avaient "agressé" les soldats israéliens (bâtons contre fusils-mitraileurs UZI, tu parles d'une agression! d'autant plus que se défendre contre un pirate qui attaque un convoi humanitaire dans les eaux internationales, c'est fondamentalement juste!). Hortefeux et ses sbires vont prétendre que les sans-papiers et leurs soutiens ont "agressé" les brutes venues les matraquer pour les séquestrer ou les déporter. La violence n'est pas la même, mais les valeurs et la logique sont encore et toujours identiques.

Sarkozy, Besson, Hortefeux ne rêvent que d'une chose: pouvoir traiter les sans-papiers en France comme les Israéliens traitent les Palestiniens. A nous de les en empêcher.

 

A Bamako et Paris comme à Gaza, liberté de circulation et d'installation!

 

Manifestation à Paris samedi 5 juin, 14h, place de la Bastille, contre l'agression israélienne

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