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  • : Communistes libertaires de Seine-Saint-Denis
  • : Nous sommes des militant-e-s d'Alternative libertaire habitant ou travaillant en Seine-Saint-Denis (Bagnolet, Blanc-Mesnil, Bobigny, Bondy, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Rosny-sous-Bois, Saint-Denis). Ce blog est notre expression sur ce que nous vivons au quotidien, dans nos quartiers et notre vie professionnelle.
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17 mars 2010 3 17 /03 /mars /2010 08:30
ArgentBillets.jpgL'Etat sarkozyste est d'une cohérence remarquable. En tant que patron, il applique le slogan "Travailler plus pour gagner moins". Petite histoire édifiante qui pourrait être utile aux fonctionnaires s'apprêtant à passer un concours.

Prenons un agent de la fonction publique d'Etat, de catégorie C depuis quelques années. Ce fonctionnaire souhaite évoluer, avoir des tâches plus intéressantes, et surtout un meilleur salaire. Il prépare donc activement le concours de catégorie B, moyen le plus naturel et le plus "logique" d'avoir cette progression. Il travaille dur. Il y a des milliers de candidats pour 40 postes. L'agent buche et réussit brillamment le concours.

L'agent est très content. Il est nommé sur un nouveau poste.

Le versement des premiers traitements le laisse cependant songeur. Ils sont nettement inférieurs à la paye qu'il avait en tant que catégorie C. A cela s'ajoute une lourde perte de prime suite au changement d'affectation. Mais chacun sait que l'Etat a toujours quelques difficultés à actualiser la situation de ses agents lorsque celle-ci change. L'agent attend donc de voir ce qui se passe ensuite. Mais rien ne change.

Surpris et quelque peu inquiet, le fonctionnaire pose la question aux services en charge du personnel de son administration. La réponse, sans bonjour, sans salutation, tombe vite: tout est normal, l'indice est le bon, vous gagnez bien ce que vous devez gagner.

En résumé, lorsqu'on passe de catégorie C à catégorie B, on perd de l'argent. Il faut payer l'Etat pour avoir plus de responsabilités et des tâches plus complexes. Lorsqu'on travaille plus pour passer un concours, on gagne moins, et l'administration trouve ça tout à fait normale! Elle s'offusque même qu'on puisse lui poser la question... Travailler plus pour perdre des centaines d'euros par mois entre la baisse de traitement et la perte des primes, voilà qui est très motivant!

Il fallait quand même que cette petite subtilité soit connue des futurs candidats aux concours de la fonction publique!
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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 16:40

_ Le citoyen étasunien moyen consacre à sa voiture près de 1.500 heures par an :
. Soit 30 heures par semaine, ou encore 4 heures par jour.
Ce temps comprend les heures passées au volant, mais aussi l’entretien du véhicule (incluant joyeusement péage, garage, lavage, assurance, contravention…)

 

_ Ce même citoyen, promu en tant que type humain idéal mondialement irrésistible par l’idéologie capitaliste et productiviste, doit, pour faire 10.000 km., « dépenser » 1.500 heures :
. Ce qui signifie que 6 km. lui demande une heure.

 

_ L’habitant de pays dits « sous-développés », posé en face du citoyen étasunien comme le type non-idéal voué mondialement et irrésistiblement à disparaître selon la même idéologie productiviste et capitaliste, doit pour se déplacer d’un point à un autre séparés par 6 km. marcher pendant une heure.
. Avec, comme avantages non-négligeables, le fait de pouvoir se balader où il veut sans avoir à subir la destruction asphaltée du milieu naturel, les affres cancérologiques de la pollution au monoxyde de carbone, et l’augmentation continuelle du prix du pétrole pour laquelle quelques guerres en Irak auront été ces derniers temps justifiées.

 

_ L’équation est donc la suivante :
. 6 km / heure sont effectués tant par le citoyen étasunien motorisé que par le citoyen sous-développé véhiculé par ses pieds !

 

_ Dans ces mêmes pays toujours dits « sous-développés », les déplacements exigent seulement 5 % du temps social :
. Soit 4 heures par semaine.

_ Ces 4 heures / semaine de l’habitant des marges pauvres de la « mondialisation heureuse » (dixit le phare néolibéral Alain Minc), mises en rapport avec les 4 heures / jour du citoyen de la pointe de l’opulent Occident, nous amènent à la terrible conclusion suivante :

. L’homme à pied archaïque couvre autant de kilomètres en une heure que l’homme moderne motorisé.
. Sauf que le premier y consacre 7 fois moins de temps que le second !

 

_ La moralité de cette histoire édifiante est la suivante :
. Les individus travaillent une partie de la journée de travail pour pouvoir se payer les déplacements au travail, induits par des logiques urbaines conçues en faveur de l’extension capitaliste du domaine de la bagnole, et au détriment écologique du vélo et des transports collectifs.

 

N’est-ce pas le cinéaste Luc Moullet qui, inspiré par son maître Alfred Jarry, écrivait :
« Le vélo, c’est la civilisation, quand la voiture, c'est la barbarie » ?

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9 février 2010 2 09 /02 /février /2010 22:32

Le genre humain a-t-il intérêt à l’émancipation ?

 

Individualisme versus collectivisme, égoïsme contre altruisme, libéralisme versus communisme, intérêt pour soi contre intérêt pour autrui, individu versus société : on connaît ces grands clivages conceptuels, structuraux et structurant la pensée occidentale moderne. Mais a-t-on assez insisté sur le fait que la vérité se situerait peut-être à l’intersection de la plupart des termes cités ? A-t-on suffisamment avancé qu’une pensée de l’émancipation ne peut souffrir de faire plus longtemps l’économie des grandes tendances ontogénétiques (relatives au développement d'un organisme individuel) et phylogénétiques (relatives au développement d'un genre d'organismes), antithétiques ou complémentaires, à partir desquelles se noue, se conjugue, et se déploie le genre humain ? Là où l’économisme, qu’on le retrouve dans les doctrines majoritaires (le libéralisme) ou minoritaires (le communisme), veut considérer que, hors des lois d’airain du partage de la valeur ajoutée, il n’y aurait point de salut, un retour anthropologique nécessaire sur ce qui nous constitue fondamentalement, et qui est au fondement de nos rapports sociaux, économiques, politiques mais aussi symboliques, doit s’imposer afin d’envisager un avenir véritablement vivable sur lequel pèsent tant l’actualité de la domination capitaliste que le spectre des totalitarismes passés et présents.


1/ L’intérêt, mais pas que cela : Théorie anti-utilitariste de l’action.

Fragments d’une sociologie générale (éd. La Découverte, 2009) d’Alain Caillé

 

http://thm-a02.yimg.com/nimage/6a69cbcca470de5eAlain Caillé, professeur de sociologie à l’Université Paris-Ouest-La Défense et fondateur en 1981 de la Revue du M.A.U.S.S. (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales), développe une approche pluridimensionnelle inspirée explicitement de l’anthropologie de Marcel Mauss, neveu et élève du sociologue Emile Durkheim. Cette approche, qui se défit tant du systématisme comme de l’apriorisme, refuse à la fois l’ « individualisme méthodologique » promu par la pensée libérale (et son héraut académique le sociologue Raymond Boudon) et pour lequel domine l’intérêt personnel comme explication première des actions, comme le « holisme méthodologique » (pour reprendre le néologisme de l’anthropologue Louis Dumont) valorisé par les épigones les plus orthodoxes de Marx et Durkheim, et qui insiste sur l’obligation collective pesant sur les actions individuelles. Cette théorie, ni inductive (il ne s’agit pas de rassembler une série d’observations pour aboutir à une conclusion générale), ni déductive (il s’agit encore moins de partir du principe des causes pour aboutir aux conséquences ou aux effets), est abductive (pour parler comme le sémiologue Charles Peirce), c’est-à-dire qu’elle est le produit conceptualisé d’observations empiriques. Ce sont alors quatre dimensions que privilégie la théorie anti-utilitariste de l’action proposée par l’auteur, qui sont spécifiques et qui pourtant ne cessent jamais de s’enchevêtrer malgré leur spécificité respective : le don (qui entraîne l’obligation), l’intérêt (pour soi), l’aimance (l’intérêt pour autrui, autrement dit l’empathie dont la modalité pratique est la sympathie) et la liberté (qui induit les idées de créativité et de singularité). Ces dimensions spécifiques et interdépendantes sont généralement niées par les anthropologies de l’individualisme intéressé au calcul égoïste comme du collectivisme intéressé à oublier la relative liberté de l’agir individuel.

 

Un individu devient socialement un sujet uniquement à l’intersection de chacune de ces dimensions à partir desquelles il se trouve en rapport avec autrui, sur les plans du symbolique (où règne le don), de l’utilité (où domine l’intérêt), de l’émotion (où règne l’aimance), et sur celui de sa propre singularité accomplie par sa liberté créatrice. Si on peut penser ici à la théorie philosophique des affects développée par Spinoza au 17ème siècle, c’est Frédéric Lordon, en opposition d’ailleurs avec Alain Caillé, qui va beaucoup plus loin dans cette direction comme on en s’apercevra dans notre seconde partie. Ce sont donc toutes ces dimensions qui obligent l’individu à vivre sa subjectivité en excès par rapport à sa stricte individualité, et cette subjectivité ne saurait alors se réduire au seul aiguillon de l’intérêt pour soi. Enfin, là où le cycle maussien du donner-recevoir-rendre est bien connu en anthropologie, l’est moins son double inversé et symétrique qu’est le cycle du prendre-refuser-garder. Quand le premier cycle est déterminé par la demande, le second cycle est déterminé par son ignorance. Ces deux cycles de la relation humaine sont en excès par rapport à la seule logique de l’intérêt bien compris, comme l’individu ne gagne sa subjectivité qu’en excédant sa propre dimension individuelle et intéressée.

 

http://thm-a01.yimg.com/nimage/58d381d4e13a7a38L’individu est au sujet ce que le collectif est au politique (ou politico-religieux). Le religieux étant à la religion ce que le politique est à la politique, à savoir la modalité pratique, socialement et historiquement située, d’une principe idéal et structurant. Le principe est alors celui d’une dynamique interrelationnelle pour laquelle l’individu ne devient un sujet que quand il prend considération du caractère multidimensionnel de ses rapports (intéressés et émotionnels, symboliques et créateurs) avec autrui. Et le collectif ne devient politique ou politico-religieux qu’à partir du moment où il institue un dedans et un dehors partagés sur le plan politique par les rapports entre « eux » et « nous » (entre le visible et l’invisible sur le plan religieux). Enfin la démocratie constitue en l’auto-institution politique du sujet collectif (on pense cette fois-ci à Cornélius Castoriadis). Si l’approche communiste libertaire partage cette idée de la démocratie comme auto-institution politique de la société qui ainsi se dispense de la présence d’un tiers aliénant qu’est en l’espèce l’Etat, comme elle promeut une richesse en termes de relations sociales qui ne se réduirait plus aux appétits privés des calculs égoïstes, il n’en demeure pas moins que l’émancipation hors des fers de la propriété lucrative doit reposer sur la compréhension de la domination de l’intérêt sur les autres dimensions constitutives du genre humain. Et là, les « fragments d’une sociologie générale » d’Alain Caillé sont d’une aide bien faible, comparativement aux travaux de Frédéric Lordon portant sur des questions relativement proches comme on va maintenant pouvoir le constater.

 

2/ L’intérêt, c’est bien plus que cela :

L’Intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste

(éd. La Découverte, 2006) de Frédéric Lordon

 

http://thm-a03.yimg.com/nimage/2acdca9ca354f626Entre les réductions de l’individualisme méthodologique qui s’acharne à « sauver » la liberté individuelle des forces sociales qui s’exercent sur lui, la sociologie s’intéressera toujours à un « individu toujours déjà pris », toujours déjà inscrit dans la formation sociale dont il est issu. Et contre les réductions de la pensée utilitariste, il faut rappeler, comme le fait la revue du MAUSS, la force de ce fait social réciprocitaire qu’est le don, ce rapport symbolique qui ne saurait être dissout dans les eaux glacés du seul calcul économique intéressé (comme l’aurait dit Marx). Mais Frédéric Lordon, économiste spécialiste des crises financières et directeur de recherche au CNRS, veut quant à lui sauver le concept d’intérêt des discours à prétention sociologique ou anthropologique qui en appauvrissent la réalité, tantôt de façon positive comme le fait l’utilitarisme, tantôt de manière négative comme le fait l’anti-utilitarisme. Pour cela, l’auteur scinde en deux l’intérêt : l’intérêt pour soi et l’intérêt pour autrui (ce que fait d’une certaine manière Jacques Généreux comme on le verra dans notre troisième partie). Cette scission s’exerce à la fois contre l’utilitarisme qui rabat l’intérêt sur son seul aspect économique, mais aussi contre les intellectuels du MAUSS, tels Jacques T. Godbout, Serge Latouche (héraut de la décroissance) et donc Alain Caillé, qui cherchent à opposer à cette vision pauvre de l’intérêt les seules forces sociales vertueuses du don désintéressé. Il s’agit bien ici de valoriser l’intérêt dans une perspective spinoziste qui recoupe d’ailleurs l’économie générale des pratiques théorisée par la sociologie de Pierre Bourdieu.

 

L’intérêt dans sa variante utilitaire n’est alors plus qu’une actualisation particulière de ce que Spinoza appelait dans L’Ethique le « conatus » entendu comme persévérance de l’être au fondement de ce qu’il est et ce qu’il peut. Comme le don est aussi une actualisation du conatus, mais dans une perspective moins concurrentielle que pacifiée. C’est la violence fondamentale et primaire du conatus dont la pulsion « pronatrice » (c’est-à-dire prédatrice) a été civilisée dans les sociétés archaïques par le don cérémoniel (le don-contredon) avant de revenir, en Occident et à partir de la Renaissance, sous une forme différente et différée qu’est l’échange marchand (le donnant-donnant). La théorisation de l’égocentrisme fondamental du conatus instruit en passant de l’amoralisme profond de la philosophie spinozienne et de son antihumanisme qui a tant heurté les vertueux et autres moralistes de son temps. Mais cette vision davantage matérialiste qu’idéaliste montre aussi que c’est du choc des conatus et de leur limitation réciproque que naît le social. Donner est la transfiguration sociale-historique du geste pronateur initial (tel qu’il se manifeste encore dans l’enfant en bas âge par exemple). Et les luttes symboliques pour la reconnaissance, le prestige et la légitimité représentent le refoulement de la captation première et violente des choses que contient tout conatus.

 

Le conatus est motion désirante, il est le désir qui met en mouvement les individus, la force intransitive qui institue des valeurs toujours secondaires par rapport à l’élan conatif. Et cette force primordiale est en quête des affects, des passions qui en augmenteront la puissance. La société s’institue alors sur la base d’associations d’affects ou de leur induction imitative (ce que les Grecs appelaient l’éris et les latins emulatio). Il est vrai que l’institutionnalisation de l’économie marchande avec l’avènement du capitalisme entre le 17ème et le 19ème siècle renoue avec cette « part maudite » comme l’aurait dit Georges Bataille (qui avait étudié la pensée de Marcel Mauss), autrement dit la pulsion pronatrice toujours là, même virtuellement. Et c’est cette tentation pronatrice que renouvelle l’échange marchand. Ce qu’a tenté de contenir l’antidora, soit le contredon bénéfique et amical valorisé par les moralistes espagnols de la Renaissance (même si l’antidora, comme auparavant les considérations de Sénèque dans son Traité des bienfaits, échoue à ne pas affirmer qu’il y a derrière tout désintéressement ce que Bourdieu avait justement appelé « l’intérêt au désintéressement »). En ce sens, à la même époque de la promotion de l’antidora, Montaigne est ce penseur qui faisait preuve, dans le développement d’une pensée qu’on ne qualifiait pas encore d’individualiste, de plus de lucidité autoréflexive quant à l’aiguillon de l’intérêt dans les relations humaines, sans pour autant succomber à la seule logique égoïste.

 

http://thm-a01.yimg.com/nimage/ae5a19dc28187a6cEssentiel est le conatus qui, en ne cessant pas de s’actualiser sous de multiples formes (qu’il s’agisse de l’intérêt pour soi ou de l’intérêt pour autrui), dispose donc d’une économie qui, comme l’a bien remarqué Bourdieu à la suite de son maître Durkheim, dépasse le strict champ économique. Ce que refusent de voir les discours pourtant antithétiques de l’utilitarisme (qui pêche par économisme) comme de l’anti-utilitarisme (qui jette trop vite le bébé de l’intérêt avec l’eau du bain de l’utilité). Dans le cadre anthropologique d’une pensée du conatus, l’être humain devient alors un automate affectif, en quête des affects qui augmentent sa puissance d’agir, et en butte aux passions qui la diminuent. Et vouloir augmenter les affects d’autrui, c’est par induction imitative jouir des affects collectifs qui viennent augmenter sa propre puissance individuelle. Tous les sujets conatifs ont par conséquent intérêt à ce que la puissance collective augmente sous l’effet d’affects collectifs. A l’antinomie intérêt-désintéressement, se substitue donc chez Frédéric Lordon la polarité actif-passif, don de fortitude (les affects augmentateurs de la puissance conative) et don de servitude (avec ses passions qui la diminuent). L’intérêt au désintéressement, ultime et paradoxale forme de l’intérêt qui se fait passer pour le contraire de ce qu’il est, n’est que la synthèse provisoire et toujours recommencée d’affects contradictoires : et si toute psyché est un champ de bataille, tout corps individuel et social est appelé à composer avec les élans, les tendances ou les affects qui tantôt l’entraînent sur les chemins de la civilité et du vivre-ensemble, tantôt sur ceux de la guerre et de la lutte de tous contre tous. On voit en quoi le projet d’une société communiste libertaire promeut à sa manière l’intérêt pour les affects collectifs que supportent les idées d’égalité et de solidarité, et qui s’opposent aux passions destructrices et concurrentielles privilégiées par le système capitaliste dont l’élan pronateur ne provoque, on le sait, que guerres, pénuries et épuisement mortifère des ressources vitales.

 

3/ Lutte destructrice ou composition créatrice

 de l’intérêt pour soi et de l’intérêt pour autrui :

La Dissociété (éd. Seuil, 2006) de Jacques Généreux

 

http://thm-a03.yimg.com/nimage/3d85152d2861feaaD’après Jacques Généreux, professeur d’économie à Sciences Po et adhérent du Parti de Gauche fondé il y a un an par les ex-socialistes Jean-Luc Mélenchon et Marc Dolez, la pensée libérale aujourd’hui dominante idéologiquement, pour ne pas dire culturellement, a entrepris une dynamique de « marchéisation » des rapports humains. Cette promotion induit la réalisation de la « guerre incivile » de tous contre tous. Là où les présupposés idéologiques du néolibéralisme relèvent bien de l’individualisme méthodologique au nom duquel la société se réduit à une multitude d’individus libres en actions, les présupposés idéologiques du marxisme appartiendraient selon l’auteur à un holisme méthodologique pour lequel les individus ne sont que les parties d’un grand tout auquel ils sont subordonnés. L’économiste préfère alors proposer une sorte de troisième voie théorique, qui n’oublierait ni l’individu ni la société, une théorie qui reposerait sur l’équilibre compositionnel des deux termes, et qui ainsi ferait tenir ensemble les valeurs axiales des deux écoles (la liberté pour l’individualisme, l’égalité pour le holisme).

 

C’est un « socialisme méthodologique » pour aujourd’hui, dont le premier apport théorique serait de mettre à nu les impensés et les impasses anthropologiques des deux doctrines, à savoir la préexistence déterminante d’un terme sur l’autre, la liberté contre l’égalité pour l’individualisme, l’égalité sans la liberté pour le holisme. Ou bien l’individu préexisterait à la société pour les utilitaristes néolibéraux. Ou bien c’est la société qui préexisterait aux individus pour les collectivistes. Le socialisme méthodologique insiste sur le fait que l’être humain n’existe que sur la base de deux tendances ontogénétiques et phylogénétiques, indissociables et complémentaires, « l’être-pour-soi » et « l’être-pour-autrui » (on retrouverait là les deux élans conatifs distingués par Frédéric Lordon dans son analyse spinoziste de l’intérêt), et dont l’une est toujours sacrifiée au profit de la valorisation de l’autre. Tantôt nous avons affaire à la « dissociété » néolibérale qui ne valorise que l’être-pour-soi et le jeu des intérêts égoïstes s’affrontant dans le cadre du marché. Tantôt nous avons affaire à l’« hypersociété » communiste qui ne désire que l’être-pour-autrui tel qu’il se moule dans le marbre étatique. La version totalitaire de l’hypersociété produisant à la fois la désagrégation atomistique des individus ainsi que leur intégration massive, une fois la société idéalement dissoute, dans ce grand Léviathan qu’est l’Etat total.

 

http://thm-a03.yimg.com/nimage/47694c027ec7f308Contre ces idéaltypes de société qui reposent sur le prestige des biens (biens étatiques dans l’hypersociété et sa variante totalitaire, biens monétaires dans la dissociété néolibérale), Jacques Généreux, qui préfère d'un point de vue social à la valorisation des biens celle des liens, affirme la « néomodernité » du socialisme méthodologique qui veut conserver et renouveler le projet émancipatoire des Lumières, tout en rejetant sa conception individualiste et libérale héritée du christianisme, et tout en contenant ses tendances à l’absorption totalitaire des individus dans le grand tout étatique. La théorie anthropologique proposée alors par l’économiste se veut ainsi une sorte de mixte entre les sociologies allemandes de l’interrelationnel et de l’interindividuel (George Simmel et Norbert Elias notamment), l’associationnisme de certains socialistes non-marxistes tels Benoît Malon et Jean Jaurès, et le personnalisme postchrétien naguère défendu par Emmanuel Mounier (le créateur de la revue Esprit). Certes cette approche ne manque pas d’intérêt au vu du contexte idéologique actuel, et peut converger avec le néoréformisme défendu par le grand sociologue actuel du salariat, Robert Castel. Mais le combat anticapitaliste ne saurait se suffire au seul combat antilibéral. Il paraît donc évident que le socialisme méthodologique de Jacques Généreux refuse d’affronter la question pourtant cruciale de la propriété privée des moyens de production qui forme pourtant le cœur d’acier du capitalisme et qui appelle la dissociation sociale générale.

 

Si le communisme œuvre à l’abolition de toutes les rapports de domination (et particulièrement celle du capital), le communisme libertaire tel qu’il est défendu par AL, parce qu’il s’est battu contre toutes les formes d’appropriation étatique des mouvements révolutionnaires et émancipatoires, sait devoir à la fois constituer l’égalité sans laquelle tous les rapports de domination ne feraient que perdurer, et protéger les libertés individuelles et collectives de toute subordination étatique. Le philosophe « postmarxiste » de la démocratie, Etienne Balibar, a inventé un drôle de néologisme afin de tenir les deux bouts de la liberté (tant chérie par les libéraux, anciens et nouveaux) et l’égalité (tant rêvée par les communistes d’hier et d’aujourd’hui) : l’« égaliberté ». Le communisme libertaire, dans le respect égalitaire des deux tendances fondamentales constituant ontogénétiquement et phylogénétiquement le genre humain (l’être-pour-soir et l’être-pour-autrui), n’a au fond pas d’autre intérêt social et politique que l’institution démocratique de l’égaliberté pour toutes et tous.

 

 

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4 février 2010 4 04 /02 /février /2010 21:40
Le capitalisme fonctionne sur le principe du pollué-payeur: ce sont ceux qui trinquent qui doivent systématiquement réparer les dégâts et ceux ou celles qui les ont causés bénéficient d'une impunité quasi systématique. Autrement dit, les prolétaires payent pour la pollution sociale, économique et environnementale des capitalistes. Petites illustrations.

La "crise" est l'exemple parfait du principe "pollué-payeur". Des pollueurs sociaux (banquiers et spéculateurs) crèent une crise sociale et économique gigantesque. La particularité de cette crise, c'est qu'elle tire pleinement profit, pour la première fois, de toute la puissance de la transnationalisation du capital mise en place depuis une trentaine d'années. Cette crise est mondiale, elle porte sur des volumes de richesses volées inédits et elle est générale. Il ne s'agit pas d'une crise du système capitaliste en tant que tel: le système capitaliste fonctionne très bien en l'occurrence, puisque son principe est de générer des bulles spéculatives, qui explosent en "crises", non pas tant financières (les financiers, à part quelques bouc-émissaires dont les déboires sont destinés à amuser la galerie, se gavent littéralement à chaque explosion de bulle spéculative), mais économiques (car il faut syphonner les richesses réelles pour nourrir le "trou" laissé par la bulle explosée) et surtout sociales.

La crise actuelle n'échappe pas à ce principe. Les pollueurs sociaux vont très bien. Ils ont exigé qu'on fasse payer les contribuables pour renflouer leur stupide spéculation. Leur bénéfices 2009 sont énormes. Ils distribuent à tout-va des bonus indécents à leurs traders, c'est-à-dire à leurs chefs-pollueurs de terrain. La crise sociale est bien réelle: jamais le chômage au plan mondial n'a été aussi élevé. Les salaires stagnent pendant que les revenus du capital et de la spéculation flambent. Les Etats matraquent fiscalement les citoyens et les citoyennes et cajolent les entreprises et leurs actionnaires, pour payer... ceux qui ont provoqué la crise. Dans le système capitaliste, plus on pollue, c'est-à-dire plus on pourrit la vie de tous, plus on crée de chômage, de précarité et d'insécurité sociale, et plus on touche! Il y a toujours les "crétins" de pollués pour payer.

Deuxième exemple, la taxe Carbone de Sarko, retoquée temporairement par le Conseil Constitutionnel, et qui reviendra bien vite après avoir changé 3 virgules. Sa philosophie générale et celle de toute l'écologie soit-disant apolitique (en fait de droite) des Nicolas Hulot, Yann-Arthus Bertrand, Al Gore et autres valets de pied des grandes multinationales ultra-pollueuses. La pollution, le réchauffement climatique, ce serait simplement une affaire de comportements individuels. Si la banquise fond, c'est parce que je laisse ma télé en veille la nuit! Et la taxe Carbone sarkozienne de viser à culpabiliser chaque citoyen et citoyenne qui massacrerait les ours blancs en n'ayant pas encore remplacé toutes ses ampoules par des basse-consommation. Bien ûr, changer les comportements individuels est utile, voire nécessaire. Mais c'est un épiphénomène! La pollution, le réchauffement climatique, ce sont très, très majoritairement le résultat d'un système économique qui consiste à produire en Asie à partir de matières premières pillées en Afrique des produits destinés à être vendus en Europe et aux Etats-Unis! Les vrais coupables, ce sont les capitalistes qui font faire deux fois le tour de la terre à la moindre babiole avant de la vendre, pour maximiser leurs profits!

Comment est-ce possible? Simplement parce que ces pollueurs ne payent pas leur pollution. On leur en fait cadeau, puisque ce sont les victimes de cette pollution, les prolétaires, qui vont payer! Les industries polluantes, les transports stupides: exemptés, ou contribuant à un taux ridiculement bas. Il faut culpabiliser chaque individu des masses pour préserver l'impunité honteuse de l'oligarchie capitaliste.

Troisième exemple, les retraites. Sarko et Fillon nous annoncent déjà une grande "réforme". Traduit de la novlangue sarkozienne, ça veut dire qu'on va un peu plus casser le système de retraite par répartition. Celui-ci serait, parait-il, en déficit. Que va-t-on nous proposer? De travailler plus longtemps, d'allonger la durée de cotisation, de reculer l'âge de départ à la retraite.

Mais quelles sont les vraies raisons de ce "déficit"? Ce sont d'abord les exonérations vertigineuses de cotisations sociales dont le patronat bénéficie. On va donc demander aux travailleurs et aux travailleuses de se tuer à la tâche pour préserver les bénéfices qui servent à verser des dividendes indécents aux actionnaires. La situation vient également du chômage, qui prive l'assurance vieillesse de recettes (car même si les chômeurs et chômeuses payent des cotisations retraite sur leurs indemnités, le montant des indemnités étant significativement inférieur au montant des salaires, il y a un manque à gagner). Ce chômage est généré sciemment par les capitalistes, pour augmenter leurs marges. Ils préfèrent produire à l'autre bout du monde en employant des quasi esclaves. Enfin, le patronat refuse d'embaucher les plus agés: la France a le taux d'emploi des plus de 50 ans le plus bas d'Europe. On va donc obliger ces travailleurs et travailleuses âgés à cotiser plus longtemps... parce que le patronat refuse de les embaucher! Le pollué devient le payeur, le pollueur le payé.
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4 février 2010 4 04 /02 /février /2010 19:09

http://www.lafabrique.fr/spip/IMG/arton481.jpg

Le nouveau livre de Laurent Lévy édité par La Fabrique s’inscrit dans la continuité du précédent, Le Spectre du communautarisme (éditions Amsterdam, 2005), puisqu’il s’attache à critiquer les arguments fallacieux du camp républicain adressés, tantôt aux dérives communautaires censées affaiblir l’unité de la République, tantôt aux menaces islamistes que camouflerait le port du foulard par les musulmanes à l’école. Malgré un titre un peu flou (il n’est guère question de « Noirs » dans le livre), l’analyse présente s’appuie sur trois situations concrètes (la mobilisation politique autour de la loi prohibant dans l’espace scolaire le foulard islamique en mars 2004, la tenue d’Assises de l’anticolonialisme postcolonial d’où émergea le Mouvement des Indigènes de la République en janvier 2005, la révolte des quartiers populaires à l’automne 2005) pour rendre manifeste les divisions de la gauche concernant la question de l’Islam.  Divisions qui perdurent quand on considère les conclusions de la mission parlementaire "sur la pratique du port du voile intégrale sur le territoire national" rendues le 26 janvier dernier, mission coordonnée par l'UMP Eric Raoult et le PCF André Gérin ! A partir d’un axe biographique (il est d'abord question des filles de l’auteur, Alma et Lila Lévy, dont le port du foulard a entraîné un conseil de discipline dans le lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers après la rentrée 2003), Laurent Lévy propose un état des lieux des arguments et positions de la gauche par rapport au sort des élèves affichant leur appartenance religieuse. L’analyse est étayée, et démontre la mauvaise foi des acteurs du camp prohibitionniste. La défense de la laïcité a contrevenu à l’esprit de la loi de 1905 en obligeant les bénéficiaires de certains services de l’Etat à faire preuve de neutralité religieuse quand seuls les fonctionnaires et les établissements publics avaient obligation de neutralité. L’argument féministe, relayant l’argument laïciste, a permis de faire l’économie de l’analyse du système patriarcal qui détermine en France, bien davantage que l’Islam, les inégalités entre les hommes et les femmes. L’argument anti-intégriste a enfin autorisé la plupart des prohibitionnistes à s’abandonner à une veine islamophobe qui plus d’une fois trahissait un racisme anti-arabe et des accointances idéologiques avec le leurre bushien du « clash des civilisations ».


Or, le camp prohibitionniste était composé d’acteurs inégalement issus de toutes les tendances du féminisme et surtout de la gauche, le PS et la constellation républicaniste incarnée par Chevènement et Mélenchon étant sans restriction pour l’interdiction du foulard. Mais ce sont aussi la LCR (avec Christian Picquet depuis parti fonder hors du NPA la Gauche unitaire, et Pierre-François Grond, l’un des professeurs d’Henri-Wallon), le PCF (avec Jean-Pierre Brard et André Gérin quand les communistes unitaires ont fait meillleure figure), les Verts, le MRAP, Femmes solidaires, LO, ATTAC (dont l’un des animateurs, Bernard Teper, dirige la radicale-républicaniste Union des Familles Laïques) qui ont participé, malgré des clivages internes et à des degrés divers, au concert consensuel de la défense de la République contre la menace islamiste. La campagne contre le TCE en mai 2005 a permis d’étouffer les clivages qui se seront à cette occasion exprimés, et qui d’après l’auteur traduisent deux choses : le nationalisme républicain qui structure idéologiquement bon nombre d’organisations dites de gauche, et la non-reconnaissance de l’autonomie politique des dominé-e-s d’ascendance migratoire et (post)colonial engagé-e-s dans une lutte qui leur est spécifique, sans pour autant entraîner la mise à l’écart de la question sociale.

Il y a même ici des accents libertaires chez Laurent Lévy dans sa critique de la délégation politicienne du pouvoir promue par les partis politiques classiques engagés dans la course au partage de la démocratie représentative, et qui du coup se croient seuls à légitimement représenter les intérêts des classes populaires. C’est pourquoi on ne peut être que déçu de constater que Laurent Lévy, traitant en pages 117-118 de son livre de la mouvance libertaire et des clivages réels concernant la question du foulard, se trompe totalement quant à la position d’AL (comme de la FA d’ailleurs, l’OCL étant épargnée) puisqu'il la qualifie de prohibitionniste. Comment des organisations libertaires auraient-elles pu appeler l’Etat à intervenir dans un tel débat, sachant l’antiétatisme virulent caractérisant leur identité politique respective ? Là où Laurent Lévy considère la position du sociologue Saïd Bouamama (tous deux étant proches du Mouvement des Indigènes de la République) comme étant la plus respectable (en gros : « ni loi ni voile » avec une accentuation critique sur les effets violents et pervers d’une loi), il aurait dû mieux lire les articles et motions de congrès d’AL (1) pour se rendre compte que c’était grosso modo la position de cette organisation (quand la FA n’en défendait par ailleurs aucune !). Mieux, la position défendue par AL refusait l'intervention étatique, reconnaissait qu'elle s'appuyait sur un racisme et un sexisme latents, mais aussi ne cédait pas sur l'analyse d'un fait dont l'auteur fait quant à lui totalement l'économie : l'aliénation religieuse. Dommage, parce que le livre demeure malgré tout intéressant, que Laurent Lévy tombe dans un piège qu’il ne cesse pas de dénoncer ailleurs : l’amalgame et les raccourcis.
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(1) « Religions, racisme et mouvements sociaux » in VIIIème congrès d’Alternative Libertaire, octobre 2006 ; « Sur le voile, le féminisme, la laïcité et les lois d’exclusion » in Alternative Libertaire, n° 128, avril 2004.

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29 décembre 2009 2 29 /12 /décembre /2009 09:13

L'année 2009 se termine, et elle ne fut pas dépourvue de fulgurances sur le plan cinématographique, notamment celles reposant sur les perspectives ouvertes par les grands cinéastes actuels afin d’interroger au travers du prisme historique notre présent. Les deux films les plus importants présentés cette année en compétition officielle du festival de Cannes ont été Le Ruban blanc (sorti le 21 octobre) du cinéaste autrichien Michael Haneke, et Vincere (sorti le 25 novembre) de l'italien Marco Bellocchio. Le premier, qui a reçu légitimement la Palme d'or, et le second, qui scandaleusement n'a obtenu aucun prix, représentent deux manières esthétiquement spécifiques de revenir sur certains épisodes du siècle passé afin d'éclairer d'une lumière crue l'obscurité de notre actualité. Dans un opuscule intitulé Qu'est-ce que le contemporain (éd. Payot & Rivages, 2008), le philosophe italien Giorgio Agamben demande qu'une pensée profonde du contemporain prenne acte de la fracture ouvrant notre contemporanéité sur ses deux faces antagoniques et complémentaires que sont l'actuel et l'inactuel. Dans un mouvement s'inspirant à la fois de Nietzche, Walter Benjamin et Michel Foucault, Agamben insiste sur l'écart structural permettant l'articulation disjonctive de notre présent avec ce qui dure en lui, contre toutes les amnésies promues tant par le capitalisme consumériste que par la vision historiciste et unilinéaire de l’Etat. Dans un renversement philosophique riche de sens, ce qui importe résulte moins d’une vision des temps passés qui s'enfonceraient dans l'obscurité de leur éloignement temporel en regard de la lumière de notre présent, que d’une perception de l'obscurité de notre présent qui pourrait être percée par les lointains rayons projetés par des temps toujours plus oubliés. L'Allemagne pré-nazie du film de Michael Haneke et l'Italie en voie de fascisation du film de Marco Bellocchio sont alors considérées selon une optique moins intéressée à figer dans une perception linéaire du temps historique la dynamique violente ou troublante d'événements qui n'auraient seulement fait qu'avoir lieu pour ensuite entièrement disparaître. Ce qui compte fondamentalement, c’est ici de se saisir de ce qui, du passé, dure en continuant de déterminer obscurément notre présent, en ce qu'il a de plus impensé ou de plus refoulé.

 

1/ Par-delà le nazisme : archaïsmes sociaux d’hier et d’aujourd’hui dans Le Ruban blanc


Le Ruban blanc Affiche du filmL'action se passe dans un village du nord de la Prusse à la veille de la première guerre mondiale. Les paysans sont encore assujettis à l'ordre féodal que fait régner le baron local, et l'atmosphère villageoise est coulée dans le plomb de l'austérité protestante. Pourtant, de mystérieux événements grêlent la banale succession des travaux et des jours : le médecin tombe de cheval parce qu'un fil est tendu sur son chemin habituel, une paysanne est victime d'une chute mortelle qui ne semble pas accidentelle, le jeune fils du baron ainsi que le garçon handicapé mental du village sont passés à tabac, une grange brûle. Que se passe-t-il ? Dès le premier plan (noir) du film, un homme se souvient, sa voix-off assurant la narration du film pendant 150 minutes : c'est l'instituteur du village qui explique que ces actes littéralement extraordinaires, pigmentant de noir la blancheur quotidienne du village, sont les signes avant-coureurs pouvant expliquer comment son pays se sera enfoncé dans l'horreur totale plusieurs années après. Le Ruban blanc paraît a priori redoubler la description du rigorisme protestant corsetant le monde rural en usant d'une image en noir (profond) et blanc (intense), de plans cadrés avec une rigoureuse précision et soumis à une gestion de la durée durcissant la dramaturgie, et d'une narrativité quasi feuilletonesque indexée sur la mise en relation d'une trentaine de personnages occupant différentes positions sociales dans l'espace villageois. Mais, dans le même mouvement où le film de Michael Haneke s'applique à exposer les lignes de tension d'un quadrillage esthétique à partir duquel la surface de l'espace social peut entrer en résonance structurale avec le plateau d'un jeu d'échecs, les multiples ellipses de la narration et les nombreux intervalles que distille le montage dispensent une logique d'indétermination réitérant l'incertitude de l'identité des auteurs des actes criminels et la raison de leurs motivations. Même si une forte présomption, jamais étayée cependant, pèse sur les enfants du village, dont certains sont pourtant issus de la famille du pasteur local s’ingéniant à prodiguer à sa progéniture une éducation extrêmement serrée.

Devant Le Ruban blanc, une partie de la critique a reconnu devant ce théâtre de la cruauté en monde rural une allégorie sur l'origine du mal nazi qui allait déferler sur l'Allemagne et conquérir le pouvoir d'Etat vingt ans plus tard. Une autre partie de la critique a expliqué son opposition au film en insistant sur le fait que les facteurs qui ont historiquement déterminé l'avènement du nazisme ne se retrouvent pas en l'état dans les éléments culturels et sociaux tramant le village représenté par le cinéaste. La vérité se situerait quelque part entre ces deux positions antithétiques. En effet, si l'on croit que Le Ruban blanc cherche à déplier l'archéologie du nazisme en extirpant ses vestiges originels dans le petit village du film, on se tromperait. Le nazisme est le produit historiquement complexe du ressentiment national succédant à la défaite militaire contre la France en 1918, de l'occupation de la Ruhr par l'armée française, d'une économie soumise à l'hyper-inflation et au chômage de masse, de l'idéologie productiviste valorisée alors par l'industrialisation de la société occidentale, de l'influence du fascisme italien, de l'expérience coloniale allemande en Afrique (dont l’une des conséquences aura été l’extermination en 1904 en Namibie du peuple herero), de l'écrasement des révolutionnaires spartakistes en 1919, de la crainte corrélative par les représentants de l'Etat et du grand capital du communisme intérieur et du bolchévisme russe, et d'un antisémitisme laïcisé par les théories raciales qui dominaient alors le champ scientifique. Quand on sait également que le nazisme s'est d'abord déployé dans les régions les plus urbanisées de l'ancienne Prusse (en gros le sud, plus catholique que protestant, de l'Allemagne et l'Autriche dont est originaire Adolf Hitler - Michael Haneke est également autrichien), il paraît alors évident que Le Ruban blanc, en tout point, socialement, culturellement et historiquement, situé ailleurs ou en amont des éléments fondateurs de l'hitlérisme, se refuse au simplisme des généalogies hâtives, même si celles-ci sont encouragées par le narrateur lui-même. On n'ignore pas non plus que le narrateur comme fonction littéraire est chargé d'une duplicité depuis les inflexions modernes subies par le genre romanesque avec des écrivains tels Henry James notamment, et que désormais règne « l’ère du soupçon » (Nathalie Sarraute) concernant cette fonction. Enfin, on doit rappeler que le narrateur du film, différent du personnage qu’il a été dans sa jeunesse (la voix-off est celle d’une personne âgée quand l’acteur interprétant l’instituteur a trente ans) commence son récit en expliquant que ses souvenirs sont obscurcis par le temps passé, qu'il n'a eu affaire qu'à des fragments collectés bien après les faits, et parfois rapportés par d'autres personnes que lui.

 
A l’intersection d’une impulsion narrative dont le spectateur doit particulièrement se méfier, et d’une forme lacunaire véhiculant un récit dont l'interprétation est ainsi soumise à une forte pente spéculative, le film de Michael Haneke, en obligeant le spectateur à se désidentifier du narrateur pour se faire sa propre opinion, adopte une esthétique moderniste visant à contrecarrer son classicisme formel et romanesque (le film a d’abord été prévu pour la télévision, devait durer six heures, et son exploitation cinématographique a entraîné une concentration du scénario due à Jean-Claude Carrière) en y instillant un désœuvrement interprétatif. De la même façon, les références cinématographiques légitimes aux grands cinéastes scandinaves sous haute influence culturelle protestante, tels Carl Dreyer et Ingmar Bergman, mais aussi l'influence esthétique du style documentaire des photographies d'August Sander et des romans de Robert Musil (on pense particulièrement au récit Les Désarrois de l'élève Törless) sont court-circuités par des références moins légitimes, tel le fantastique Le Village des damnés (1960) de Wolf Rilla avec ses enfants tout à la fois angéliques et monstrueux. Tout est clivage, tout est contradiction, tout est écart, le film de Michael Haneke se refusant à être ou tout noir ou tout blanc : déjà le titre du film désigne un objet, le fameux ruban blanc, qui sert en même temps symboliquement à rappeler l’idéal de pureté à atteindre comme à stigmatiser les enfants qui échouent dans la quête de pareil idéal (comme si ce morceau d’étoffe combinait horriblement brassard nazi et étoile jaune antisémite). Objet littéralement diabolique pour film bien plus retors et pervers que ne l’ont cru, tant ceux qui ont vanté sa vision implacable des germes sociaux de l’Allemagne nazie, que ceux qui ont critiqué cette généalogie bancale historiquement. Pour le coup, au lieu de se croire ou non autorisé à boucler le récit du film de Michael Haneke sur le mur du nazisme, on serait mieux inspiré de sentir dans les blancs irradiants et les noirs accusés des plans l'obscurité sociale qui continue de régner dans nos sociétés et la lumière issue de ce monde passé qui continue d’éclairer notre présent.  


Michael Haneke PortraitLes enfants ont souvent représentés une menace dans les sociétés représentées dans les films de Michael Haneke, de Benny’s video (1994) à Funny Games (1997) et son remake étasunien en 2007, de Code inconnu (2000) à Caché (2005). Cette menace indiquerait les difficultés rencontrées par des configurations sociales œuvrant à la reproduction de ses dynamiques internes, et qui font l’expérience, et en premier lieu dans le cadre familial, d’une imprévisible remise en cause de ses fondements ou valeurs par ceux-là mêmes censés pourtant incarner la continuité sociale : les enfants. Si ces derniers sont un pur produit du monde dont ils sont issus, ils représentent en même temps, et paradoxalement, les éléments susceptibles de le détruire. Ce qu’a toujours mis en scène Michael Haneke, c’est le « processus auto-immunitaire » (Jacques Derrida) de sociétés travaillées par leur propre logique autodestructrice, et dont les précautions symboliques et les préventions sociales paraissent devoir se retourner contre le monde qu’elles sont censées justement protéger de tout dérèglement. Le dérèglement aberrant de la machine programmatique disciplinaire, motif que Michael Haneke partage avec Stanley Kubrick (cf. Full Metal Jacket en 1987), était déjà le grand objet de La Pianiste (2001). Mais avec Le Ruban blanc (et auparavant Caché dans lequel rôdait le fantôme de la guerre d’Algérie), Michael Haneke hausse sa vision de « l’auto-immunité de l’indemne » (Jacques Derrida) au niveau social-historique. Encore une fois, le ruban blanc du titre renvoie à cette contradictoire logique du vivant qui produit le système de défense se retournant contre lui-même, et que désignent les formules organicistes du philosophe. Les ressorts de l’humiliation consécutifs aux rapports sociaux entre les classes (le baron houspillant son contremaître, le contremaître bousculant les paysans), les genres (les hommes, qu’il s’agisse du baron, du médecin, du pasteur, et de l’instituteur lui-même assez subtilement, violentant leur compagne respective), les générations (les adultes, quelle que soit leur position sociale, brimant leurs enfants, symboliquement, verbalement, physiquement), s’ils innervent et électrisent les lignes quadrillant l’espace villageois du film, ne cessent pas de la faire comme en témoigne notre actualité.

La transversalité sociale des violences patriarcales exercées contre les femmes et les enfants (il y a une véritable égalité entre les classes s’agissant de ce problème) aurait-elle cessé avec le nazisme, alors que le rapport ENVEFF (Enquête Nationale sur les Violences Envers les Femmes en France), dont la réalisation a été en 2000 coordonnée par la sociologue Maryse Jaspard, montre que cette transversalité structure encore largement les sociétés européennes contemporaines, et que la violence est plus forte dans les milieux religieux, cela quelles que soient les religions d’ailleurs ? Le rigorisme religieux produisant au travers de l’éducation des enfants de futures petites bombes à retardement aurait-il été absorbé avec l’hitlérisme, alors qu’il règne aujourd’hui du côté des franges les plus radicales des fondamentalismes musulman et protestant, comme des intégrismes catholique et juif ? Les thuriféraires actuels, de gauche ou de droite, toujours républicains en tout cas, du retour à l’ordre dans les écoles malmenées par une jeunesse censément désœuvrée et réfractaire comprennent-ils qu’à l’époque de la domination de l’austérité pédagogique, la violence psychologique subie a entraîné des tendances sadiques qui pour le coup ont pu être réemployées au sein de la dynamique nazie, et bien après dans d’autres contextes sociaux-historiques ? La jeunesse révoltée des quartiers paupérisées des grands centres urbains du monde occidental l’est-elle parce qu’elle souffre d’un déficit d’ordre, ou bien parce qu’elle ne supporte plus la brutalité répétée des disciplines scolaires, patronales, étatiques et particulièrement policières ? Cette peur que représentent les générations à venir, qui vibre déjà dans les récits de Henry James et Robert Musil, Le Tour d’écrou (1898) et Les Désarrois de l’élève Törless (1906), et que les disciplines sociales auraient pour but de transmuer en dispositions intériorisées à ne pas contester l’ordre social existant pour au contraire en perpétuer la logique, n’est-elle pas le produit même, le propre de sociétés qui ne craignent inconsciemment rien moins que leur propre potentiel destructeur et meurtrier ? Dialectique de la raison capable de s’autodétruire à force de forclore ses propres contradictions tramant pourtant toute configuration sociale : le constat clinique dressé au moment de la seconde guerre mondiale par les théoriciens en exil de l’Ecole de Francfort, Theodor Adorno et Max Horkheimer, était déjà valable à l’époque de la fiction inventée par Michael Haneke dans Le Ruban blanc. Et il le demeure aujourd’hui au moment de la réalisation du film. Hier et maintenant, en dépit de la fracture nazie, ne cessent pas d’entrer en composition. Et cette composition, assurant l’écart structural du contemporain plié entre modernité et archaïsme, détermine notre actualité, toujours disjonctive, toujours explosive.

2/ Avant le fascisme : le socialisme trahi dans
 Vincere


Vincere Affiche du filmOn l’a vu, Le Ruban blanc joue subtilement d’écarts (entre ce que dit le narrateur et ce que montre le film, entre ses influences artistiques prestigieuses et ses références au cinéma fantastique) afin que sa puissance d’hétérogène subvertisse les attendus des critiques et des spectateurs (informés par eux) concernant son allure supposée d’allégorie sur l’origine du nazisme. C’est que le film de Michael Haneke préfère subtiliser la perspective archéologique (l’origine du mal, son commencement qui aurait commandé le reste) au profit de la généalogie d’archaïsmes sociaux continuant obscurément d’informer notre modernité présente (à moins que nous ne soyons aveuglés par la lumière du présent, et qu’ainsi nous ne puissions reconnaître les obscurs archaïsmes qui hantent notre actualité). De son côté Vincere de Marco Bellocchio préfère quant à lui exposer avec fracas et tonitruance son esthétique hétérogène. Ce sont des éclairs futuristes croisés à des morceaux palpitants dignes d’un opéra vériste de Verdi, des zébrures expressionnistes (la photographie ombrageuse a été réalisée par Daniele Cipri, l’un des deux réalisateurs de Toto qui vécut deux fois récemment ressorti) et des chocs des images d’archives (tantôt issus de bandes d’actualités, tantôt de films de fiction de l’époque) qui ensemble bousculent et accélèrent la narration, pendant que les registres du mélodrame et de la tragédie grecque font en se frottant des frictions électriques. Le film de Marco Bellocchio, striée de fulgurances plastiques, de dissonances filmiques et de déflagrations baroques, est ainsi mu par une tempête esthétique, un ouragan formel chaotique et créateur comme on ne le voit que rarement dans le cinéma contemporain.

Le bruit et la fureur qui traversent de part en part le film rappellent William Shakespeare. « Beaucoup de bruit pour rien » dans « La Tempête », en conclurait-on en citant le dramaturge anglais ? Loin de là, Marco Bellocchio déploie dans les fastes formels de Vincere les traits d’une grande figure obscurément héroïque qui, dans l’ombre de l’ascension de Benito Mussolini, n’a pas cessé de contester la légitimité grandiloquente de son pouvoir grandissant : Ida Dalser. Qui est-elle ? Avant que le cinéaste ne s’en empare pour en faire un nouvel avatar de la figure mythique Antigone, Ida Dalser a été la compagne secrète de Mussolini, à l’époque où celui-ci n’était encore au début du XXème siècle qu’un militant syndicaliste, anticlérical et socialiste. Marié à ce dernier, et mère de son fils prénommé comme lui Benito Albino, elle a aimé cet homme au point de vendre ses biens pour lui permettre de lancer en 1914 son propre journal, Il Popolo d’Italia, après que des divergences idéologiques concernant l’entrée en guerre de l’Italie avec ses camarades de parti l’aient éloigné de la direction du journal socialiste Avanti (le passage du premier journal au second représentant la transition politique pour Mussolini entre socialisme pacifiste et national-populisme belliciste). Peu de gens connaissent Ida Dalser, et le cinéaste lui-même a avoué avoir appris son existence que tout récemment (deux ouvrages et un documentaire ont seulement été consacrés à cette femme), malgré ses bonnes connaissances concernant la période fasciste de l’Italie (La Marche triomphale tourné en 1977 se passait déjà pendant le fascisme et rendait compte de la brutalité disciplinaire d’une garnison – on peut penser ici à nouveau, après Le Ruban blanc, au roman de Robert Musil, Les Désarrois de l’élève Törless). Cette méconnaissance actuelle est donc un pur produit social de la perduration de certains effets du fascisme, quand Mussolini, devenu le Duce, et après avoir signé avec le Vatican les accords de Latran en 1929 assurant la reconnaissance mutuelle du siège de l’église et de l’Etat mussolinien, a tout fait pour se mettre en règle avec l’ordre symbolique régissant cette nouvelle alliance, allant jusqu’à faire disparaître toute trace administrative d’un mariage comme d’une paternité considérés dès lors comme illégitimes.

 

Filmer l’ascension et la chute de Mussolini a donc moins intéressé Marco Bellocchio que mettre en scène le combat de son ancienne compagne qui a lutté jusqu’au bout de la folie (elle a été internée à plusieurs reprises dans des asiles psychiatriques, et mourut d’une hémorragie cérébrale en 1937, pendant que son fils, arrachée à sa mère et placée dans une institution catholique, est mort fou de n’avoir pas été reconnu par son père en asile psychiatrique en 1942) pour rappeler à l’ordre de son ancien amant la trahison que représente son refoulement hors du champ du visible. Ida Dalser peut effectivement rappeler Antigone (ainsi qu’Aïda, l’héroïne éthiopienne passionnée de l’opéra composé par Giuseppe Verdi en 1871 et dont le prénom est presque homophone avec celui de l’héroïne de Vincere – Marco Bellocchio a d’ailleurs réalisé un documentaire sur Verdi, Addio del passato, en 2000). Mais pas comme Hegel qui disait de celle-ci qu’elle représentait le refus des femmes de voir leurs hommes (pères, frères, maris, fils) être incorporés par la machine d’Etat. Au contraire, Ida semble vouloir a priori intégrer avec son fils l’orbite fasciste au sein duquel rayonne l’homme qu’elle aime, Mussolini. La vision du cinéaste serait peut-être plus proche de celle de Jacques Lacan qui faisait de l’héroïne grecque, en guerre contre la loi de Créon refusant l’enterrement de son frère Polynice, le symbole d’un désir radical affrontant le vide structural de tout ordre symbolique. Car, c’est vrai, l’amour d’Ida pour Mussolini, et la non-reconnaissance de cet amour par ce dernier, conduisent l’amante rejetée à faire de son affection étouffée le carburant d’une machine de guerre ferraillant contre le pouvoir d’Etat afin de creuser en son sein l’illégitimité symbolique qui devrait le faire s’effondrer (et lui ramener, nu, son amant ainsi dépouillé des oripeaux du pouvoir d’Etat). Quant à l’interprétation philosophique plus récente développée par Judith Butler considérant Antigone comme l’incarnation d’un refus anti-patriarcal de la prééminence familiale et des obligations à la génération et la procréation, elle ne paraît pas devoir s’articuler avec le portrait d’une mère courage qui aime son fils par-dessus tout, parce que l’existence de son fils témoigne comme preuve vivante de l’amour partagé avec Mussolini. Pourtant, Ida est sans cesse victime de l’ordre patriarcal, qu’il trouve à s’incarner dans la figure d’un homme qui cherche à faire oublier ses aventures sexuelles passées afin de parfaire son identité chrétienne, dans l’esthétique viriliste et futuriste promue par le fascisme, comme dans les institutions disciplinaires dirigées par l’église catholique qui travaillent à casser toute forme de rébellion exercée contre les règles de la sainte famille (et chez Marco Bellocchio, ce n’est pas la première fois que l’asile représente l'acmé de la violence des disciplines institutionnelles, comme le démontrait déjà à l'époque de l'antipsychiatrie Fous à délier en 1975).

 

Si Vincere est tant soumis à une esthétique conflictuelle, du choc et de la dissonance créés entre des régimes d’images entre eux hétérogènes, c’est précisément parce que son héroïne figure l’écart qui empêcherait Benito Mussolini d’être identique avec celui qu’il a voulu devenir : le Duce. D’où qu’elle devait avec son fils disparaître, socialement et historiquement, afin d’autoriser l’accomplissement d’une trajectoire cristallisant les tendances autoritaires de la société italienne d’alors. Grande figure scandaleuse, et de la folie qu’il y a à affirmer le scandale de toute police configurant implacablement le monde social, Ida Dalser dans Vincere ressemble à une autre mère courage vue récemment au cinéma, celle de Changeling (2008) de Clint Eastwood qui montrait également que le cri maternel risquait de briser les représentations consensuelles de la machine policière. Ida est aussi la proche d’Irène dans Europe 51 (1951), l’héroïne du film Roberto Rossellini marquée par le suicide de son fils, la violence patronale et la réclusion asilaire. D’où que Marco Bellocchio la considère comme la figure d’un éternel repentir, comme la figuration d’une honte inavouable ou d’une faute ineffaçable, malgré tous les efforts d’amnésie prodigués par le pouvoir mussolinien jusque dans sa chute mais qui auront quand même par hystérésis continué à émettre leurs rayons après cette chute. Figure allégorique d’une trahison empêchant le fascisme de coïncider avec lui-même, Ida, magnifiquement interprétée par Giovanna Mezzogiorno (capable d’une folle obstination, au bord de la sauvagerie, qui rappelle le jeu d’Asia Argento) représente ainsi l’écart structural qui fracture le fascisme en son cœur afin d’en extirper tout à la fois la femme qui a été victime de la métamorphose de son amant si proche en chef de l’Etat devenu lointain et inaccessible, et la vérité d’une trahison que représente le sujet exemplaire du fascisme. Trahison amoureuse, trahison politique ? Mais par rapport à quoi ?


Marco Bellocchio PortraitUne grande idée du film de Marco Bellocchio est de remplacer l’acteur qui interprète le personnage de Benito Mussolini (le puissant et taurin Filipo Timi) par des images d’archives qui expriment l’éloignement subi par une femme qui a aimé un homme, et qui fut dépossédé de celui-ci, exproprié de son amour par le fascisme et son goût pour les grandes mises en scène viriles. Et c’est le même acteur qui interprète le fils d’Ida devenu adulte, et à ce point victime de cette expropriation familiale qu’il finit ses jours en imitant pathologiquement son père. Lorsqu’elles se répètent, les tragédies se renversent en farce, disait Marx répétant Hegel. Et si la farce était déjà présente dans l’invention du corps fasciste du Duce imitant le faste des empereurs romains, elle finit en caricature grotesque et en déraison mentale derrière les murs d’un hôpital psychiatrique. Là où les bandes d’actualité véhiculent les représentations constituées par le fascisme afin d’imposer symboliquement à la société italienne la fiction de la résurrection de sa grandeur romaine et l’imposition de son prestige trop longtemps retenue, il y a cependant un film de fiction projeté dans une petite salle de cinéma de l’époque et qui, dans la puissance artistique qui en conditionne l’expression, expose l’universelle vérité criée par Ida et tue par les formes sociales du pouvoir : Le Kid (1921) de Charlie Chaplin. Séquence bouleversante où le public peut applaudir avec Ida au diapason d’un film qui dit la viscérale douleur éprouvée par un père adoptif lorsque l’Etat lui arrache son enfant. Emploi subtil d’un extrait de ce film, puisqu’il est réalisé par le cinéaste qui a su représenter, au cœur de la seconde guerre mondiale, la régression fasciste telle qu’elle s’est incarnée dans la figure totalitaire du Dictateur (1941). De la même façon que la police enlève l’enfant de Charlot, Ida qui s’est identifiée à Charlot avec une émotion suffocante, hurle à la fenêtre du futur Duce qu’il est un voleur, qu’il lui a pris sa vie et celle de son enfant. Le propre de Mussolini n’aura-t-il pas d’avoir rendu impropre la vie d’Ida, et par extension celle de tout le peuple italien ?


Le représentant du fascisme au pouvoir n’incarnerait-il pas la figure achevée de l’infidélité amoureuse, devant laquelle se dresse l’incarnation de la fidélité amoureuse que représente Ida ? Mais, plus loin – et c’est là la puissante force allégorique du film de Marco Bellocchio –, le sujet infidèle que représente Mussolini, et face auquel se distingue le sujet fidèle qu’est absolument Ida qui, on le rappelle, a connu son amant à l’époque de son militantisme socialiste, n’est pas seulement le sujet de l’infidélité amoureuse : Mussolini est aussi celui de l’infidélité politique. Le fascisme est la trahison du socialisme, son « désastre obscur » (Alain Badiou), son abêtissement, sa régression (la Rome antique de César plutôt que de Spartacus). Et faire revenir aujourd’hui le fantôme qui alors hantait l’homme derrière l’icône fasciste, c’est montrer que la hantise propre à la société italienne actuelle n’est précisément pas celle relative au fascisme (dont les versions soft réalisées dominent tranquillement le champ politique italien contemporain, de Berlusconi à Fini et Bossi). Le spectre qui hante l’Italie contemporaine est bien celui du socialisme, volé, humilié, offensé, exproprié, refoulé, trahi, poussé à la folie ou réduit au silence et stigmatisé comme pure folie, mais qui aura pourtant résisté à cette inexistence forcée, forcenée. Et si le fascisme figure l’obscur délire social de notre passé ayant raté le coche de la réalisation du socialisme (par extrapolation, ne pas faire le socialisme ou le communisme, ce serait faire le lit de tous les fascismes, de tous les totalitarismes d’Etat ou capitaliste), notre présent est désormais illuminé par la lumière faible du spectre d’Ida qui, à l’époque où elle était foudroyée par l’amour pour Mussolini, ne rayonnait si fort que lorsque l’homme aimé foudroyait ses adversaires politiques en affirmant l’inexistence de dieu, l’ignominie de l’exploitation capitaliste, et la bouffonnerie de l’Etat monarchique. Lumière forte de Benito Mussolini, qui détermine encore le spectre politicien italien actuel ; lumière faible d’Ida Dalser, qui traverse la nuit de l’oubli et de l’amnésie d’Etat pour éclairer un peu notre actualité. Et ainsi lui rappeler la persistance du spectre socialiste que certains voudraient tant confiner dans l’inactualité perpétuelle.

 

La métaphore de l’histoire brossée à rebrousse-poil vient de Walter Benjamin qui, ailleurs, insistait sur la dynamique d’une « dialectique à l’arrêt » ou d’un « à-présent » en vertu de laquelle une image du passé pouvait foudroyer le présent et, dans la constellation ainsi créée, interrompre une continuité historique qui ne cessait d’accumuler les catastrophes. Notre actualité, ainsi foudroyée par les lumières des films de Michael Haneke et Marco Belloccchio, est alors informée de l’obscure perduration d’archaïsmes sociaux que l’on aurait cru inactuels (la violence de l’ordre symbolique régissant les rapports sociaux et de son inculcation chez les plus jeunes dans Le Ruban blanc), ou bien renseignée sur la persistance de spectres que l’on ne croyait plus d’actualité (le fantôme du socialisme derrière le fascisme et ses avatars soft contemporains pour Vincere). Le contemporain, rôdant sur la ligne de démarcation partageant l’actuel de l’inactuel, demande toujours aux temps passés de résoudre l’énigme du présent afin que le futur, tantôt accomplisse les promesses non-réalisées d’hier, tantôt soit relevé de son bégaiement d’un passé jamais passé et toujours présent. L'avenir reste ouvert, le passé aussi. 

 
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29 décembre 2009 2 29 /12 /décembre /2009 00:04

Le contretemps de l’innocence 

Lettre à la prison (1969) de Marc SCIALOM

 

Extraordinaire film que Lettre à la prison, comme échappé tel un lapsus d’un refoulement vieux de quatre décennies, et dont la lumière fossile irradie notre actualité ainsi transie par une proposition cinématographique à tout point de vue unique. C’est le seul long métrage réalisé à ce jour par Marc Scialom (et il n’est sorti que tout récemment) qui alors voulait informer de la façon la plus moderne le cinéma français de tout un pan socialement refoulé des représentations concernant l’une des franges les moins légitimes du corps social national : la subjectivité inquiète du migrant maghrébin d’ascendance (post)coloniale quand il vient vivre dans la métropole anciennement colonisatrice. Lettre à la prison, tourné en 1969, est-il le plus beau film de l’année 2009 ?

 

Ethique contrebandière et résistance artistique

 

http://t1.gstatic.com/images?q=tbn:nohJF62kJq9dlM:http://www.notrecinema.com/images/cache/lettre-%C3%A0-la-prison-affiche_247333_17970.jpgTourné de manière quasi-clandestine pendant quatre semaines de part et d’autre de la Méditerranée partageant Marseille et Tunis (d’où est originaire le cinéaste qui ajouta à son film quelques plans en couleur tirés de En silence, l’un des quatre courts métrages qu’il avait déjà réalisés à la fin des années 50), avec quelques amis (dont Tahar Aïbi incarnant le personnage principal), et une caméra 16 mm. prêtée par Chris. Marker qui n’enregistrait pas le son, Lettre à la prison relève, puisque le CNC avait alors refusé de le financer, de l’éthique contrebandière pour laquelle l’échange esthétique de quelques signes prélevés de manière documentaire sur le réel contre les bribes à forte valeur hallucinatoire d’une fiction rêveuse et déambulatoire équivaut à une forme obstinée de résistance politique face au régime représentatif dominant le champ cinématographique. Monté dans des conditions matérielles extrêmement précaires (il a fallu un an pour payer le laboratoire chargé de tirer une copie de travail, pendant que la réalisation de la bande sonore a été menée dans la chambre du cinéaste avec un magnétophone amateur, à l’aveugle, sans disposer des images auxquelles raccorder le son), boudé par Chris. Marker (qui, à l’époque du Groupe Medvedkine où des ouvriers tournaient leurs propres films politiques, s’attendait à une œuvre plus directement militante), mais célébré par Jean Rouch (qui y voyait un des très rares exemples de surréalisme cinématographique), Lettre à la prison aura été sauvé du noir de l’oubli grâce à l’effort conjugué de la propre fille de Marc Scialom et de l’association marseillaise Film Flamme. Un sauvetage ou une résurrection qui pour le coup aura redonné envie au cinéaste, devenu entre-temps professeur d’italien (aujourd’hui à la retraite) à la faculté de Saint-Etienne, de réaliser un nouveau long métrage à la croisée de la fiction et du documentaire, et portant sur des Juifs et des Musulmans habitant Marseille (encore et toujours !)

 

Réalisé en 1969 et sorti pour la première fois en 2009 (le film avait été seulement montré au Festival International du Documentaire de Marseille l’année dernière et y a reçu un prix), Lettre à la prison est une véritable comète cinématographique, un pur objet de cinéma singulier habitant une friche noire et blanche, lunaire et désolée, obscure et lumineuse, que seuls fréquentent entre autres avec lui La Moindre des choses (1971) de Fernand Deligny, Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel, Un homme qui dort (1974) de Georges Perec et Bernard Queysanne, et L’Enfant secret (1979) de Philippe Garrel. Tous films qui se présentent comme l’expression esthétiquement fidèle d’une subjectivité délirante (le migrant de Scialom, le dormeur de Perec, l’autiste de Deligny, le mélancolique de Garrel) dont les excessifs symptômes résulteraient d’un désœuvrement corrélatif à la situation sociale exceptionnelle de leur protagoniste respectif. La vie d’un migrant, ce sont aussi les rêves qu’il fait, les pensées qui l’assaillent, les fantasmes qui l’obsèdent, les souvenirs qui le hantent, les perceptions qui le foudroient, toutes images dont l’étoffe complexe et noueuse rappelle qu’il est un être doué d’un psychisme influencé par la position sociale difficile qu’il occupe. A quoi rêve Tahar ? Et en quoi ses rêves expriment-ils la vérité obscure de sa situation de migrant (post)colonial ? Voilà quelques éminentes questions auxquelles sait répondre avec une puissance esthétique unique Lettre à la prison de Marc Scialom.

 

Corps d’exception, film exceptionnel

 

http://t0.gstatic.com/images?q=tbn:Oe_cTyG0WWSccM:http://images.allocine.fr/r_760_x/medias/nmedia/18/72/71/06/19198760.jpgPour parler comme le philosophe algérien Sidi Mohammed Barkat, Tahar, le héros du film de Marc Scialom, est un « corps d’exception », au sens où sa situation sociale de sujet dominé (et il l’est deux fois : en tant que migrant issu d’une ancienne colonie française, et en tant que prolétaire d’ascendance migratoire et coloniale arrivant en France après la fin du système colonial français) fait exception par rapport à l’agencement de normes et de prescriptions symboliques dont est pétri le sens commun dominant la société anciennement colonisatrice. La beauté de Lettre à la prison est de rendre justice à cette exceptionnalité, d’abord en adoptant une forme elle-même exceptionnelle (on l’a dit, le film ne ressemble en rien au tout-venant du cinéma français habituel, et on ne pourrait le rapprocher que d’autres films tout aussi rares et singuliers que lui), ensuite en indexant son esthétique sur un certain nombre de principes formels qui recoupent structuralement les caractéristiques du corps d’exception incarné par Tahar. Déjà Lettre à la prison est soutenu par une narrativité fragmentaire striée de séquences cauchemardesques épousant ainsi le morcellement psychique éprouvé par un individu qui à Marseille ne sent pas chez lui là où il est, et qui doit retrouver à Paris son frère aîné incarcéré pour un meurtre qu’il aurait peut-être commis. Ensuite Lettre à la prison a été tourné en noir et blanc comme pour surenchérir sur la division raciale séparant les minoritaires (les Maghrébins qui vivent et travaillent à Marseille) des majoritaires (les Français qui ont le sentiment d’être davantage chez eux que les migrants).

 

Mais aussi Lettre à la prison repose sur un tournage improvisé redoublant l’errance d’un homme travaillé par des pulsions contradictoires, chargé par sa famille de retrouver son frère mais retardant le moment des retrouvailles, et contraint de résider indéfiniment dans une cité dans laquelle il n’arrive pas à s’acclimater. Lettre à la prison fonctionne sur l’indistinction du documentaire et de la fiction de la même façon que son protagoniste ne sait plus s’il est réellement présent là où il est, ou bien s’il s’est enfoncé dans un cauchemar laborieux dont il espère pouvoir enfin sortir. Lettre à la prison aura certes été victime d’une invisibilité résultant du différé relatif à sa sortie sur les écrans, mais cette invisibilité provisoire consécutive à la logique du contretemps est également vécue par un individu contraint à ne pas laisser de traces ou ne pas déranger le monde social qu’il traverse comme un spectre, et ne cessant de différer le moment de la rencontre avec le frère emprisonné comme s’il la craignait absolument. Lettre à la prison est bel et bien ce film nu, la peau sur les os à l’image de son héros, et cette nudité ouvre à une forme de spectralité qui sied à un film habité par un fantôme lui-même peuplé de fantômes (la famille laissée au pays, le frère à retrouver). Et cela est d’autant plus tragique et poignant que Tahar Aïbi a réellement disparu sans jamais plus ne donner de nouvelles au cinéaste qui était son ami (d’origine algérienne et reparti au pays après le tournage du film, cet homme aurait, d’après les dires de Marc Scialom, été victime, comme des centaines de milliers d’autres personnes, de la guerre civile qui a ravagé l’Algérie pendant les années 90). Toutes choses qui manifestent comment un film est capable, quand il dispose d’une croyance dans le cinéma et d’une pensée de cinéma aussi fortes, de transmuer sa pauvreté en richesse, son impuissance économique, matérielle et technique en puissance artistique en vertu de laquelle les accidents, le hasard, la précarité des conditions de production, et la mort elle-même peuvent trouver à s’intégrer dans une œuvre d’art enfin d’en exprimer sa profonde vérité esthétique.



Corps désœuvré, subjectivité ouverte

 

http://t1.gstatic.com/images?q=tbn:PVHxOEQvDcSEgM:http://image.ifrance.com/cinema/film/0/6/140260-3-lettre-a-la-prison.jpgTahar est donc malgré lui ce corps d’exception subissant une dynamique sociale l’obligeant à vivre sa vie de la façon la plus expropriée qui soit (littéralement la moins propre comme on le verra), contraint qu’il est d’éprouver la domination imposée du dehors et ses corollaires logiques que sont l’indignité, la précarité et l’angoisse. Dans sa préface à La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré (éd. Seuil-coll. Liber, 1999) du sociologue Abdelmalek Sayad, Pierre Bourdieu qualifiait le migrant du nom grec d’« atopos », autrement dit, comme l’expliquait déjà en son temps Platon, celui qui n’est pas d’ici et qui n’est plus d’ailleurs. Ni ici, ni ailleurs, nulle part en somme : doublement absent comme l’a montré Sayad, décrivant le désarroi du migrant absent (socialement) du pays d’origine et absent (politiquement) du pays d’accueil. Ce mal-être débouche sur le clivage divisant le migrant, à la fois émigré et immigré, émigré-immigré, écartelé entre deux mondes, déchiré en deux par un océan et surtout fendu par une histoire qui a été celle de la colonisation, et qui est désormais celle de l’immigration, la seconde prolongeant structurellement la première. On ne s’étonnera alors pas de la forme disjonctive, hétérogène et parcellaire de Lettre à la prison, multipliant les effets de déphasage (entre le noir et le blanc – plus quelques beaux plans tardifs en couleur, le son et l’image, les images de Marseille et celles provenant de Tunis, le rêve et la réalité, le passé et le présent, le documentaire et la fiction) afin de rendre manifeste la subjectivité désaccordée ou discordante du héros. Les hoquets de la narration, l’obscurité du récit (le ressassement houleux de Tahar au fort accent arabe est parfois difficile à saisir) et le régime onirique général du film induisent aussi son aspect fantomatique puisque le présent ne cesse pas de s’écarter et de se dissoudre entre un passé qui remonte par vagues (et le souffle du héros se confond parfois avec la rumeur océanique) et un avenir qui se conjugue moins à l’indicatif futur qu’au conditionnel. Le présent précaire du migrant est alors contrarié par les contretemps du passé ressouvenu et de l’avenir imaginé. Et quand on rappelle que la seule légitimité dont peut se prévaloir un migrant est d’être reconnu comme force de travail, unique identité sociale concédée sur la base d’une réduction de tout son être à sa seule fonction économique, on reconnaîtra alors que la situation de Tahar est encore moins aisée, puisqu’il ne vient pas en France pour travailler, et qu’il est en plus travaillé en son for intérieur par la question de la culpabilité de son frère. Le désœuvrement est ainsi total, et propice aux vagabondages fiévreux de l’imagination, aux erratiques et extravagantes saillies de l’inconscient qui ravage le psychisme du héros, comme au bord du somnambulisme, et dont l’esprit fuit de toute part comme un bateau qui prendrait l’eau.

 

Quoi de pire en effet pour un ouvrier (et le corps si finement musculeux de Tahar, ainsi que quelques plans tournés en Tunisie, témoignent du travail agricole qui en a modelé les formes) que de ne pas travailler, de ne rien ouvrir par son travail ? Ses divagations ne l’entraînent-elles d’ailleurs pas intuitivement dans un chantier où il pétrit pour rien, mécaniquement, du ciment mélangé à de l’eau ? Désœuvré parce que son habitus d’ouvrier ne trouve rien sur quoi s’exercer pratiquement, Tahar ne dispose alors que de sa subjectivité ouverte aux flots de perceptions issues d’un monde inconnu et mêlées aux souvenirs lointains ainsi qu’aux images inconscientes. Le désoeuvré est aussi le désorienté, l'étranger perdu dans l'étrangeté d'un pays qui n'est pas le sien, et dont ses habitants (y compris les Tunisiens qui vivent à Marseille) ne lui apparaissent jamais comme des proches ou des semblables (la figure de l'étranger, c'est par essence celle du dissemblable, du non-ressemblant, et comme on le verra, de l'impropre). C’est, notons-le, la grande situation du cinéma moderne, depuis la néoréalisme italien et la Nouvelle Vague française, que de mettre en scène des personnages désœuvrés qui, pour parler comme Gilles Deleuze qui en a si bien fait l’analyse dans L’Image-temps (éd. Minuit, 1985), font tout à la fois l’épreuve de la faillite de l’enchaînement habituel des actions, et la montée imprévisible de pures perceptions qu’aurait normalement endigué le régime habituel de l’action (autrement dit du travail pour Tahar), et qui trahissent l’incroyable et l’intolérable du monde vécu. Entre les visages bruts du (sous)prolétariat marseillais qui peuvent rappeler le cinéma de Pier Paolo Pasolini (et la granulosité de l’image redouble pareillement le grain travaillé des peaux), des zébrures oniriques et saturées que l’on peut rapprocher des films les plus expressionnistes qu’Ingmar Bergman tournait à cette époque, et une trajectoire erratique en bien des points semblable à celle du personnage éponyme de Wanda (1970), l’unique film de Barbara Loden, car désindexée de toute obligation quant aux représentations héroïques classiques, Lettre à la prison figure dans les crevasses de ses images et les béances de sa bande son la pente schizoïde d’un homme dont les ruminations psychiques risquent à tout moment l’abolition dans un mouvement océanique sans fin.

 

Corps désirable, sujet indésirable

 

http://t0.gstatic.com/images?q=tbn:ROZI-WVMJ69P_M:http://www.lemonde.fr/image/2009/11/26/575x385_1320906_0_1f9a_ill-1272686-lettre-prison-bis.jpgA quoi rêve Tahar ? C’est d’abord ces images lancinantes, telles des vagues auxquelles s’accorde le ressassement d’un homme piétinant dans sa parole, et montrant le héros peiner à mettre la main sur sa veste qui semble échapper à toute prise. Perdre sa veste, c’est symboliquement perdre la face, c’est perdre sa dignité sociale, si faible soit-elle (la veste est cette seconde peau sociale accueillant dans ses plis intimes les papiers d’identité attestant la légitimité et la légalité de la présence de l’étranger). Dans un autre rêve, c’est le travail agricole qui paraît devoir déboucher sur la lutte anticoloniale (l’épouvantail abattu par la bêche du protagoniste travaillant la terre). Dans un autre rêve encore, c’est le flot océanique de cheveux d’une femme les relevant pour révéler son visage qui semble être celui de la femme assassinée par son frère à coup de hache. La réitération frénétique de ce meurtre fantasmé (on apprendra à la fin du film que son frère était aux yeux de la loi le coupable idéal alors qu’il n’en est rien) initie une série métonymique au sein de laquelle on peut croiser autant le rêve de l’épouvantail abattu par la bêche que cette autre séquence articulant dans le réel une cigarette s’éteignant et dans le rêve une flûte passant de main en main. Tous motifs représentatifs d’une fonction phallique dont la charge érotique se renverse en pulsion mortelle. Lettre à la prison voit très juste quand il rend sensible le double mouvement contradictoire du désir du dominé racisé pour la femme appartenant au groupe racial dominant afin de s’émanciper de l’impuissance qui l’afflige, et de la non-viabilité d’un désir symboliquement frappé d’interdiction sociale.

 

La femme blanche, totem et tabou de la société française pour le migrant originaire du pays anciennement colonisé. Et cela est encore plus manifeste quand Tahar rencontre une femme qui multiplie les signes d’indépendance (elle boit, fume, entraîne le héros sur la plage, urine devant lui, et l’allume ostensiblement). Intelligence de Marc Scialom qui montre comment l’attirance entre deux personnes peut être médiatisée par la reconnaissance structurale chez l’autre d’un rapport de domination (domination de genre pour la femme, de race pour l’homme), mais qui en même temps met en scène le faux raccord entre un homme qui identifie dans son délire attirance sexuelle et meurtre afin de prévenir toute tentation de transgression du tabou, et une femme qui identifie dans le désir de l’autre racisé (qui n’en reste pas moins un homme, c’est-à-dire appartenant sur le plan des rapports de genre au groupe dominant) la potentialité fantasmatique du viol. « Quand je te vois, je vous vois tous » lui dit-elle, et c’est alors Tahar qui, dans la magie d’un raccord délirant, se démultiplie pour devenir à lui tout seul le groupe auquel il est censé racialement appartenir, et fondre sur la femme comme pour la dévorer. C’est un autre clivage qui participe à la désorientation du personnage, et qui détermine là aussi le morcellement narratif et filmique de Lettre à la prison : comment vivre quand son corps est sexuellement désirable mais que son identité sociale, elle, ne l’est pas ? Comment à la fois vouloir désirer le corps de l’autre, et s’en empêcher au point où il faut imaginer un meurtre pour re-signifier le tabou qui marque l’existence des rapports sexuels quand ils sont surdéterminés par l’intrication des rapports sociaux de genre et de race ? On comprendra mieux la présence de ce bestiaire qui accompagne Tahar, tous animaux symptômes plutôt que symboles de l’obligation sociale pour le migrant qu’il est, soit de se fondre et disparaître dans son environnement (le caméléon avec lequel jouent des enfants), soit de travailler pour se justifier d’exister (le cheval de trait lors des travaux agricoles), pendant que le chien sans collier signalerait les situations d’errance, d’abandon et de déréliction. Mais ces animaux ne manifestent-ils pas aussi l’indignité humaine dans laquelle est conduit le migrant, l’infériorité dans laquelle il est cantonné, réduit à la seule nudité de son corps ? Et cette nudité, cette « vie nue » dirait Giorgio Agamben, renverrait alors le migrant à la seule réalité des pulsions animales que l’ancien colonisé, censément moins humain que le colon, ne saurait contenir, comme l’ont martelé des siècles de représentations collectives stigmatisantes.

 

Corps (in)visible, subjectivité coupable

 

http://t1.gstatic.com/images?q=tbn:PVHxOEQvDcSEgM:http://image.ifrance.com/cinema/film/0/6/140260-3-lettre-a-la-prison.jpgLe désir sexuel est donc l’expression la plus pointue de la situation d’un corps d’exception dont l’infériorité et la minorité sociales sont le produit de l’histoire coloniale ayant aliéné son pays d’origine, et dont l’aliénation perdure par effet d’hystérésis bien après la décolonisation. Et la pointe de cette expression, son bout brûlant comme une cigarette, tranchant comme la hache ou la bêche, c’est le sentiment d’une culpabilité qui pèse de tout son poids symbolique sur le corps d’exception du migrant (post)colonial. Il y a du Franz Kafka dans Lettre à la prison (un écrivain qui, ce n’est pas un hasard, s’est toujours intéressé aux animaux dans ses récits), grand film sur la culpabilité entendue comme relation de domination instruite du dehors vers le dedans, du tout social vers l’individu, ne reposant in fine sur aucune cause réelle et sérieuse, et qui dépossède l’individu placé sous la lumière du jugement culpabilisateur de ses attributs humains au point d’en faire une sale bête. Comme si la culpabilité, cette perte du propre qui salirait honteusement, était un fait ontologique, existant bien avant que des individus n’en soient les incarnations particulières. C’est le côté archéologique du film de Marc Scialom, qui par ailleurs multiplie les séquences où le protagoniste entretient un rapport avec la terre (statues, masques, seau de ciment, etc.), ceci afin d’identifier son geste esthétique avec celui du moulage. Faire un plan (ce que disait déjà en substance le critique André Bazin), c’est faire de la pellicule argentique impressionnée par quelques rayons lumineux un moule accueillant la trace documentaire du réel filmé. C’est constituer l’archive de cette trace. Lettre à la prison représente tout à la fois, par-delà la conscience de son réalisateur quand il était en train de le tourner, le monument funéraire attaché à archiver la présence de Tahar Aïbi (c’est la grande sensualité des plans fragmentant son corps et témoignant de l’amitié du cinéaste pour son acteur), et un traité de la culpabilité qui ne cesse pas de s’imprimer partout (dans les journaux, sur les murs, dans les propos de tel quidam, etc.), et dont les traces constituent l’archive d’une culpabilité qui fonde et commande le regard social dominant s’exerçant sur le migrant. Car le migrant, tels que l’incarnent Tahar et son frère, est coupable. Forcément. Salement. Coupable de travailler à la place d’un travailleur national, dira le sens commun raciste. Coupable de ne rien faire et de profiter du système social français, dira le réactionnaire. Coupable de représenter l’échec du projet colonial français, diront ses nostalgiques qui ainsi veulent s’exonérer de la culpabilité d’avoir échoué, quand, du point de vue de certains parmi ceux qui ont refusé pareil système, le migrant rappelle leur culpabilité d’avoir vécu dans un système qui a existé et dont ils ont pu relativement ou indirectement profiter. Coupable de voler, et donc violer, et donc tuer les femmes françaises qui, pense fortement l’ignoble sexiste, sont censées lui revenir de droit (le droit étant celui bien sûr du patriarcat). C’est cette culpabilité qui taraude Tahar, qui lui démantibule le corps, qui le fait déambuler dans le labyrinthe des rues filmées en travelling et dans celui de son cerveau, et qui surtout détermine les rapports complexes que tout migrant entretient avec la question de la visibilité, question ô combien cinématographique et politique.

 

Déjà le rapport aux animaux que Tahar entretient, en plus de trahir son indignité sociale ou sa supposée fureur sexuelle (celle-là même qui a autorisé l’arrestation de son frère), désigne également que le migrant dispose d’une visibilité moins légitime que les dominants. Il est caméléon qui doit se fondre dans le monde extérieur, cheval de trait qui doit s’accomplir uniquement dans le travail, chien rejeté par tous et abandonné dans les rues. Il faudra un jour mener l’enquête sociologique qui rendra compte des déterminants sociaux expliquant l’incroyable attachement que les individus ayant connu des trajectoires migratoires (et qui pour certains sont originaires de pays majoritairement ruraux) éprouvent pour leurs animaux de compagnie. Cet élan affectif ressenti par le migrant (post)colonial, qui ainsi pourrait se substituer au désir impossible pour la femme française, dit follement que Tahar se vit comme un chien, parce qu’il est coupable de ne pas être suffisamment humain, à l’instar de Joseph K. dans Le Procès de Franz Kafka au terme duquel le héros lâchait avant son exécution ces ultimes mots : « … comme un chien ». C’est alors cette séquence profondément bouleversante, montrant Tahar prendre finalement le train pour Paris. Dans le wagon où il se trouve avec son chien et trois autres voyageurs, son animal vomit sur sa valise, entraînant la réprobation théâtrale d’une mère de famille voulant protéger son jeune enfant d’un pareil spectacle infâme. Alors, imprévisiblement, Tahar jette son chien, son seul compagnon de tout le film, par la fenêtre du train en marche. Et le plan est répété plusieurs fois selon une logique du faux raccord lyrique digne du cinéma muet, comme si le faire un nombre infini de fois voulait signifier l’effort surhumain pour effacer une trace ineffaçable. Mais en même temps c’est aussi le sentiment contraire qui est éprouvé par le spectateur, comme si Tahar n’arrivait pas à se séparer de son chien quoi qu’il fasse. Cette séquence ramasse puissamment la condition symbolique faite aux migrants dans leur rapport au propre et au visible : s’ils échouent à se cantonner à la plus grande invisibilité, si le moindre écart à l’obligation d’invisibilité se produit, c’est la visibilité la plus infamante dont ils écopent, la plus dégradante, la plus salissante, celle qui requiert l’effacement au point où celle-ci se vit presque sur le monde de l’automutilation affective. Le chien, le vomi, l’animal, la déjection : devenir visible pour l’invisible qu’est le migrant (post)colonial s’effectue sur le mode symboliquement négatif de l’impropre, de la culpabilité et de la honte. Il faudrait là aussi que la sociologie s’empare de la question de la mise en regard de la visibilité stigmatisante des migrants (post)coloniaux contraints à l’invisibilité sociale, et de la sur-visibilité stigmatisée comme telle des jeunes individus d’ascendance migratoire et postcoloniale habitant les quartiers populaires socialement relégués.

 

De la honte (subie par les parents, voulue par leurs enfants qui, comme l’a dit Sidi Mohammed Barkat, ont hérité du « corps d’exception » de ces derniers) d’être visible pour les individus voués socialement à l’invisibilité, l’impropriété et l’impuissance ; de la culpabilité des invisibles devenus presque par effraction visibles, la visibilité des dominés faisant alors tache pour la visibilité des dominants : voilà ce dont traite Lettre à la prison de Marc Scialom comme pas un film français ne l’avait fait de manière si originale et bouleversante, ni il y a quarante ans, ni aujourd’hui (sauf à citer les films des jeunes cinéastes Rabah Ameur-Zaïmeche et Abdellatif Kechiche, ainsi que La Blessure de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval en 2004). N’est-ce d’ailleurs pas l’étroite intrication vécue par le migrant (post)colonial de la culpabilité et de la visibilité, de l’impropriété et de la honte, qui expliquerait la visite différée par Tahar de son frère incarcéré ? Différé qui vaut comme le contretemps devant écarter toujours plus les plaques architectoniques de la culpabilité et de la visibilité, de l’infamie et de la honte, de l’impropriété et de l’impuissance. Comme le contretemps de l’innocence du propre opposé au temps de la culpabilité de l’impropre. C’est très exactement ce que dit le frère aîné à Tahar à la toute fin du film, une phrase pour nous à jamais inoubliable : « Ne viens pas me voir si tu es innocent ».

 

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26 décembre 2009 6 26 /12 /décembre /2009 23:44
Le constat depuis Hannah Arendt n’a toujours pas changé. Nous sommes en France plusieurs millions de personnes, formés dans la cinquième puissance économique du monde à la socialisation par le travail, formés à l’idée que le travail pourrait œuvrer à l’émancipation matérielle du « régime de la nécessité » (K. Marx) où la libre réalisation individuelle et collective de soi ne serait plus horizon formel mais chose réelle, et qui sommes privés de travail (qu’est-ce le chômage sinon la réduction totale du temps de travail ?) ou bien qui travaillons dans des conditions fragilisées qui ne sont évidemment pas celles souhaitées (notamment pour celles et ceux qui sont cantonné-e-s dans des emplois précaires, intérimaires ou à temps partiel – 83 % des femmes travaillent en France à temps partiel) parce que le travail est contraint au joug de la valorisation du capital et à la relance tendancielle des (taux de) profits. Ce que rappelle les nouvelles attaques sur les 35 heures qui auront eu au moins le mérite de répéter que ce n’est pas la spéculation boursière qui crée les richesses, en France comme ailleurs, mais bel et bien le travail, seule marchandise à créer de la valeur utile au procès de rentabilisation et d’accumulation du capital.

Rallonger, comme le MEDEF le souffle actuellement (et très con-fraternellement !) au gouvernement de combat Sarkozy-Fillon-Darcos, la durée du travail (on a déjà eu droit au contingent d’heures supplémentaires porté de 180 à 220 heures qui porte ainsi implicitement la durée légale à 40 heures, comme entre 1936 à 1981 !) sans augmenter la masse salariale alourdirait la situation actuelle de l’emploi où sur vingt millions d’actifs que compte la France quatre millions (soit un travailleur sur dix) sont privés d’emploi et un million de travailleurs sont des travailleurs pauvres. Quant au libre choix vanté par les idéologues néo-libéraux qui refusent l’imposition « dirigiste » de la RTT en légitimant la substitution du contrat interindividuel (et le choix de « travailler plus pour gagner plus » alors que les salaires stagnent… et donc baissent par rapport à l’inflation : travailler plus se fera donc pour gagner moins !) à la loi et l’accord de branche (c’est-à-dire la fin décrétée des conventions collectives au profit d’un rapport de force digne de l’époque du capitalisme manufacturier), on sait depuis Marx et Bebel que le travailleur face à l’employeur est aussi « libre » que le poulailler est « libre » face au renard « libre ».

Ce que souhaite le patronat aux travailleurs socialement contraints pour (sur)vivre à engraisser ce dernier : pas moins que de revenir au XIXème siècle ! Quand le patronat argue que les 35 heures auraient grevé le coût du travail sans créer aucun emploi (alors que le volume d’heures travaillées est passé dans cette période de 21,5 milliards à 26 milliards d’heures tandis que la part des salaires dans la valeur ajoutée restait constante !) et donc n’auraient profité ni à leurs intérêts ni aux nôtres, c’est faire délibérément l’impasse sur le fait que la productivité horaire a cru à ce point (plus de 5 % !) qu’elle a permis aux exploiteurs de notre force de travail de compenser l’impact salarial des 35 heures avec les aides généreuses que l’Etat leur a octroyées et qui diminuent le volume des cotisations salariales nécessaire à l’alimentation de nos caisses de retraite, chômage ou sécu (une moyenne de trente millions d’euros tous les ans – un double « trou » de la Sécurité sociale annuel ! – avec le résultat mirifique que l’on sait). Comment le patronat peut-il sans vergogne dire à la fois que le coût salarial a augmenté entre 1997 et 2001 à cause de la RTT (qui, rappel utile, a participé à la création à cette époque de 500 000 emplois sur les 1,5 millions créés : la plus grosse création d’emplois du dernier quart de siècle !) et expliquer par les baisses de « charges » concomitantes le surcroît de créations d’emplois de cette période ?

Les deux raisons principales qui permettent de comprendre pourquoi le MEDEF est aussi offensif et vindicatif quant à la mise à mort de ce que les idéologues patronaux, les Ewald et autres Kessler, ont nommé le « paradigme de 1945 » (soit le programme social du Conseil National de la Résistance imposé au sortir du désastre de la Seconde Guerre mondiale à un patronat alors collabo ou pro-allemand !) sont la dégradation réelle et coûteuse (2000 accidents du travail par jour en France selon l’économiste Philippe Askénazy, soit par an 3 points de PIB) des conditions de travail qui a accompagné la mise en place des 35 heures. L’économiste Michel Husson l’a bien expliqué : au lieu d’indexer les aides publiques, telle la Prime pour l’emploi, au financement de la création d’emplois, outre que la loi Aubry 1 a fait baisser l’exigence de création d’emploi à 6 % pour une baisse de 10 % du temps de travail par rapport au 10 % préconisés par la loi Robien de 1996, la loi Aubry 2 a accordé ces aides publiques sans contrepartie et ainsi a encouragé la recherche de gains de productivité grâce à la flexibilisation, l’annualisation et l’intensification du travail. Mais ce sont aussi les vides existant dans cette même loi qui n’a prévu ni la baisse de la durée maximale officielle du travail (toujours fixée à 48 heures et demi par semaine !), ni l’extension des 35 heures aux entreprises de moins de 20 salariés plus nombreuses que les entreprises de plus de vingt salariés, ni une volonté de limiter drastiquement ou de mieux réglementer le recours aux heures supplémentaires (les quatre premières seront payés non plus à 125 % du tarif normal de l’heure travaillée mais à 110 % seulement).

D’un côté, la RTT a été largement « compensée » par l’intensification du travail (pour les ouvriers, les immigrés et les femmes) et le gel des salaires qui sont désindexés de l’indice des prix depuis au moins vingt-cinq ans. Mais d’un autre côté on voit que cela est encore bien peu pour un patronat qui œuvre à, selon ses termes, « assouplir », autrement dit détruire toute notion, au-delà même des 35 heures, de durée légale du travail. Quand on sait que la durée annuelle moyenne du travail, calculée en mélangeant temps partiel et plein temps, était de 1 540 heures en 2002 contre environ 2000 au début des années soixante, que 10 % de la population active est au chômage, 15 % à temps partiel majoritairement contraint, 10 % en situation de sous-emploi, tout cela pour produire 60% de richesses de plus qu’il y a vingt ans, on comprend mieux comment le modèle économique néo-libéral cherche agressivement à réduire la durée du travail (par la production accrue de discriminations salariales et d’inégalités au travail) alors qu’une réduction homogène et cohérente socialement (travailler moins et mieux pour travailler toutes et tous) permettrait au contraire de distribuer justement les gains de productivité : dix points de PIB de moins qu’il y a vingt ans pour le travail… créateur de richesses, soit 180 milliards d’euros ! Gains actuellement détournés par la classe bourgeoise tenante de l’épargne et de la propriété lucrative, et dont les revenus sous forme de dividendes sont au final l’exacte et rationnelle contrepartie du chômage et de la précarité, comme la crise financière de 2007 nous l'a méchamment rappelé. Alors, ce partage des richesses, ça vient ? Non ? Eh bien, on se servira !
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18 décembre 2009 5 18 /12 /décembre /2009 09:35

Dans une note de recherche non encore publiée, l'économiste Jacques Sapir explique pourquoi malgré la déflation salariale, la part des salaires dans la valeur ajoutée n'a pas baissé depuis 1990. En cause : la hausse des salaires les plus élevés et la transformation de revenus du capital en salaires.
Et pour les autres? La chute des revenus. 

La question du « partage de la Valeur Ajoutée » a suscité de nombreux débats en France depuis le début de la crise. Sans avoir atteint le niveau des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne, la baisse relative sur longue durée des revenus salariaux a été invoquée comme l’une des causes de la fragilité de l’économie française. Cependant, la diversité de ces mêmes revenus salariaux, qui incluent désormais ce qui était autrefois des revenus du capital, pose le problème de ce que l’on mesure. Enfin, l’impact du libre-échange sur l’évolution des rémunérations salariales est aussi un facteur qu’il faut pouvoir estimer.

Si l’on fait l’hypothèse que les salaires dans l’industrie ont été en France tirés vers le bas par l’importation de produits provenant des économies à très bas coûts salariaux, c’est plus vers la relation Salaires-Productivité qu’il faut tourner ses regards. L’ouverture au commerce international fragilise en effet le mécanisme d’indexation des salaires sur la productivité dans l’industrie et donne aux entreprises qui s’externalisent la possibilité de ne plus dépendre du marché intérieur, et des salaires qui y sont payés.

Les statistiques de l’INSEE montrent bien une chute de la part des salaires, mais celle-ci date de 1983 à 1989.

 

Graphique 1
La part des salaires est stable de 1955 à 1973, avant de connaître une amélioration sensible de 1974 à 1982. Ce mouvement cependant s’inverse dès 1983 (effets du plan Delors) et le premier septennat de François Mitterrand apparaît ainsi marqué par une forte dégradation de la part des salaires, qui passe en dessous de sa moyenne de la période 1955-1973. Le choc est d’importance, puisque l’on passe d’une part des salaires dans la valeur ajoutée de 74% à 65%. Ce choc est pour l’essentiel acquis avant l’épisode politique de la « cohabitation » qui date de 1986, et ne fait connaître ses effets qu’à partir de 1987. À partir de 1990, la tendance se stabilise à nouveau.

Le phénomène de « salarisation des profits » doit aussi être inclus dans le calcul. En effet, de plus en plus des revenus qui étaient autrefois considérés comme du « profit d’entreprise » ou du « revenu brut des entrepreneurs individuels » tendent à être versés sous la forme de salaires ou de quasi-salaires. Ce phénomène est particulièrement évident dans le secteur de la Finance. Les rémunérations les plus élevées s’expliquent par le fait que ce sont en fait des parts de profits qui sont ainsi distribuées sous la fiction de salaires ou de primes. Ainsi, techniquement, une très large part des rémunérations des « traders » ont été assimilées à des salaires au moment où les anciennes charges d’agents de change ont été rachetées par des banques ou des sociétés financières. L’évolution du cadre institutionnel de la profession s’est donc traduit par un effet statistique très important, que l’on peut mesurer sur le graphique 2.

À partir du début des années 1980, la part des rémunérations connaît une forte baisse. Celle-ci s’arrête en 1989 et le mouvement s’inverse. Or, on sait bien que la situation du salarié moyen du secteur bancaire tend à se détériorer à ce moment. L’explication réside dans le rachat massif des charges d’agents de change auxquels les banques ont procédé à cette époque, et dans le processus de salarisation des rémunérations que cela entraîne. On passe ainsi de 46% à 63%, mais ceci est largement du à l’intégration sous forme salariale de revenus du capital.
 

Graphique 2
Cependant, depuis le milieu des années 1990, ce phénomène a aussi touché l’industrie, et l’on peut ainsi expliquer la part énorme des salaires des dirigeants. Il faut noter que, pour ces derniers, le fait de percevoir des « salaires » présente l’immense avantage que ces derniers sont fixés dans le contrat de travail et qu’ils varient fort peu avec le résultat de l’entreprise. Il en est de même pour les primes, qui sont alors assimilées aux salaires. La hausse de la part des 1% les plus hauts salaires dans la masse salariale est ainsi notable depuis 1998 et l’on voit que ceux-ci gagnent 1% (sur les 5,6% de départ) en cinq ans (graphique 3).

Graphique 3
L’évolution des salaires nets avec celle de la productivité permet d’affiner l’analyse. Comme on le voit sur le graphique 4, les deux courbes sont étroitement corrélées de 1959 à 1981. Cette corrélation est brutalement rompue jusqu’en 1997, et ne reprend à la suite que sur un mode très dégradé.

Le premier fait marquant est donc que la politique dite de « rigueur » s’est étendue ici sur les 2 septennats de François Mitterrand et non sur le seul premier. Si l’effet du plan de rigueur de Jacques Delors est aussi évident sur le graphique 4 que sur le graphique 1, ses effets se poursuivent bien au-delà. Il nous faut attendre 1997-1998 pour voir le salaire moyen se remettre à croître.

Pour mesurer l’impact de la déflation salariale importée il faut commencer par établir l’écart entre les gains de productivité et ceux de l’ensemble des salaires nets sur la période 1990-2007, soit en excluant délibérément les effets du plan Delors.
 

Depuis 30 ans, les salaires baissent, sauf au sommet
Ce calcul montre que ces deux droites sont bien corrélées temporellement mais que leur pente est sensiblement différente. On peut alors constater l’effet – positif – de la loi des 35 heures, mais aussi voir que cet effet a été très limité (2 ans). La loi des 35 heures n’a permis que de compenser le décrochage antérieur. Elle n’a nullement permis de retrouver une forte corrélation avec les gains de productivité.

Par la suite, nous avons bien un écart significatif entre les pentes des deux droites d’ajustement. Les salaires, à partir de 1999, commencent bien à réagir à nouveau aux gains de productivité, mais de manière très dégradée par rapport à ce que l’on avait pu noter sur la période 1959-1981.

Si l’on considère de plus que la courbe des salaires réels inclut TOUS les salaires, et donc aussi ceux qui sont en réalité des gains du capital, on peut considérer que pour le salarié de l’industrie le décrochage se poursuit. C’est d’autant plus vrai que les gains de productivité ont été plus élevés dans certaines branches de l’industrie que dans la moyenne de l’économie. Sur 2003-2007, la hausse des gains de productivité a été de 15% pour l’ensemble de l’industrie alors qu’elle n’a été que de 5,9% dans l’économie pour son ensemble. Or, les salaires dans l’industrie n’ont pas suivi en proportion.

Il y a cependant encore plus grave, c’est le décrochage du salaire médian (celui qui partage en deux parties égales l’échantillon) par rapport au salaire net moyen (qui n’est autre que le résultat du rapport de la masse salariale globale par le total des salariés - graphique 5). Ce décrochage est l’image statistique de l’impact sur les 50% des salaires inférieurs de la contrainte que représente le libre-échange.
 

Depuis 30 ans, les salaires baissent, sauf au sommet
Le décrochage est particulièrement significatif depuis 1999, soit dès que les effets de la loi des 35 heures se sont taris. Le salaire médian a stagné à partir de 2002 à 104% de son niveau de 1996 en 2006, alors que le salaire moyen est au-dessus de 112%. Ceci, accompagné de la hausse régulière –quoique à un niveau inférieur à celle de la productivité – du salaire moyen est un bon indicateur de la pression exercée sur la partie inférieure des rémunérations par les importations en provenance des pays à faibles coûts salariaux. Ce phénomène se retrouve aujourd’hui dans la majorité des pays développés. Il est particulièrement important aux Etats-Unis, mais on voit ici qu’il n’a pas épargné la France.

On peut donc vérifier sur les chiffres de l’INSEE que l’évolution des rémunérations salariales a ainsi été désavantageuse à partir de 1983. La déflation salariale est bien un phénomène indiscutable. Elle a été masquée cependant par plusieurs autres phénomènes :

-   La réintroduction dans les revenus salariaux des revenus du capital, que ce soit dans le secteur financier ou dans l’industrie.
-   L’insertion rapide des services financiers qui étaient avant le fait de sociétés indépendantes dans des grandes banques, phénomène qui a accéléré le processus de salarisation.
-   La montée relative des salaires dans des secteurs de services, en particulier la communication et la publicité, induite par l’effet de « gaspillage » des gains en capital (on pourrait ici parler d’un effet « Classe de loisirs » en reprenant l’analyse faite par T. Veblen sur les États-Unis au début du XXe siécle).

On peut alors distinguer trois phases relativement distinctes dans ce processus et qui indiquent que des éléments différents ont joué suivant les époques.

Tout d’abord, le brutal ajustement du partage de la valeur ajoutée initié par Jacques Delors en 1982-83 et qui s’est prolongé durant le premier septennat de François Mitterrand. C’est bien lui qui a provoqué – au nom il faut le rappeler de l’Europe – la grande montée du chômage que l’on a connue dans la seconde moitié des années 1980.

Ensuite, une phase de stagnation des salaires réels, liée au chômage de masse que l’on connaît à la fin de cette première phase et qui sera relayé par la politique dite de « franc fort » pour réussir les conditions de l’entrée dans la zone Euro.

Enfin, une troisième phase qui commence vers 1997 et dans laquelle nous sommes toujours plongés. Elle voit cette fois les salaires évoluer sous la contrainte des importations de produits issus des pays à faibles coûts salariaux. Ceci se traduit par un accroissement plus faible du salaire moyen que celui de la productivité et une quasi-stabilité pour le salaire médian (ce phénomène étant particulièrement sensible dans l’industrie manufacturière). Dans cette phase, l’épisode des 35 heures a bien joué un rôle correctif, mais celui-ci a été limité.

Le décrochage des salaires depuis 1983 est donc indubitable. Le niveau du salaire moyen en 2007 peut être globalement estimé à 25% de moins de ce qu’il aurait été si les phénomènes cités au-dessus n’avaient pas eu lieu. Cependant, il est clairement plus important dans l’industrie, et il est encore plus important pour les faibles salaires. Pour ces derniers, on peut parler d’un « retard » salarial de 35% à 45%. L’impact des importations en provenance des pays à faibles coûts salariaux semble donc très fort dans la troisième période, même si on peut certainement commencer à en repérer les effets dès la fin de la première période.

Mardi 15 décembre 2009
Jacques Sapir - Directeur d’études à l’EHESS
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10 décembre 2009 4 10 /12 /décembre /2009 15:35
Le 12 juillet 2009, Denis Sassou-Nguesso est réélu président du Congo-Brazzaville, remportant 78,6 % des voix dès le premier tour. Ce n'est pas avec un tel score que les clichés racistes concernant les républiques bananières vont cesser. A 66 ans, dont 25 passés à la tête du pays, le beau-père d'Omar Bongo, le président du Gabon décédé le 08 juin dernier, représente un autre pitoyable fleuron de la Françafrique.

 

 

Denis Sassou-Nguesso, franc-maçon et Grand Maître de la Grande Loge du Congo Brazzaville, a fait ses armes dans l'armée française pendant la guerre d'Algérie, et adhère en 1970 au Parti Congolais du Travail (PCT). Il est ensuite élu président du PCT à l'issue du congrès du 5 février 1979, puis dans la foulée devient le nouveau président de la République. En 1986, il prend ses distances avec la doctrine marxiste-léniniste au nom d'un pragmatisme politique et économique applaudi par le FMI et qui devait lui permettre de sortir de son isolement diplomatique. Candidat unique, il est réélu pour un troisième mandat en 1989, mais est contesté par un groupe d'opposants mené par Bernard Kolélas.

 

Le 25 février 1991, pressé par les travailleurs qui menacent de descendre dans la rue et faire la grève générale, il se voit obligé de tenir une conférence nationale au terme de laquelle il est considéré comme le principal responsable du désastre économique en raison des rapports troubles qu'il a noué avec des milieux politiques et mafieux. À l'issue de la conférence, un gouvernement de transition est mis en place. Pas de bol. Candidat à sa propre succession aux élections du 02 juin 1992, Sassou-Nguesso arrive en troisième position derrière Pascal Lissouba et Bernard Kolélas. Déçu, mais prêt à avoir sa revanche contre des suffrages démocratiques qui ont eu l'heur de lui déplaire, il se retire dans le village d'Oyo, au nord du Congo, où il travaille activement à rétablir son bon droit en organisant et armant, avec le soutien de l'Etat français, ses propres milices : les Cobras. Le 05 juin 1997 débute alors une nouvelle guerre civile et si peu médiatique en France, et qui se soldera par plus de 100.000 cadavres pour lesquels aucun Kouchner n'a bien voulu verser sa larmichette humanitaire. À la mi-octobre, l'armée angolaise, les mercenaires et les milices de Sassou-Nguesso prennent le contrôle du pays et ce dernier s'autoproclame président puisque les dernières éléctions ne s'étaient pas passées comme prévu. Et puis, pourquoi se gêner, puisque c'est la mode françafricaine ? En conséquence, il suspend la Constitution adoptée par plus de 93% des Congolais, et met en place une politique économique transitoire sur la base de mécanismes de libéralisation et de privatisation du secteur public, et de gestion patrimoniale et népotiste des ressources naturelles, notamment le pétrole. La Société Nationale des Pétroles du Congo (SNPC) et d'autres sociétés-écran ou offshores, installées aux paradisiaques (pour les fraudeurs de l'impôt) îles Caïman, sont logiquement créés et leur direction est confiée aux membres du clan familial Sassou-Nguesso.

 

Sassou Nguesso est accusé d'avoir maintenu des régions entières, notamment le sud du pays, sous la coupe des milices Cobras. Une région particulièrement sinistrée démographiquement et économiquement, le Pool, est soustraite au fonctionnement normal de la dite "République", en fait une vraie dictature. Alors que cette région était, avant les guerres, le coeur économique du pays, depuis 1997, aucune ligne budgétaire n'est votée et les écoles ont été fermées tout comme les structures sanitaires à l'exception des ONG, comme Médecins Sans Frontières, qui ont malgré tout été régulièrement menacées de fermeture. Conséquence sociale directe et brutale : 70 % des Congolais-Brazza vivent avec moins de 1,15 livre par mois. C'est pas beaucoup. Mais où est passé le fric ?

 

Denis Sassou-Nguesso dit ne posséder aucun compte à son nom en France. Faut-il le croire ? On vous laisse deviner. En tout cas, selon l'enquête de l'Office central de répression de la grande délinquance financière de 2007, 112 comptes bancaires français ont été dénombrés au nom de la famille Sassou-Nguesso. Le 5 mai 2009, la doyenne des juges du pôle financier de Paris, Françoise Desset, juge recevable la plainte déposée par Transparency International France et l'Association Sherpa visant Denis Sassou-Nguesso et deux autres chefs d'États africains, le beau-fils Omar Bongo (Gabon) et le copain Teodoro Obiang (Guinée équatoriale) soupçonnés de posséder en France des biens mal acquis financés par de l'argent public détourné. Cette décision est prise contre l'avis du parquet qui a, très, trsè bizarrement, fait appel de cette décision trois jours après. Deux mois plus tard, Denis Sassou-Nguesso est réélu président du Congo-Brazzaville. Sarkozy et le grand patronat français sont contents, le peuple congolais beaucoup moins. L'horrible Françafrique, elle, continue son chemin néocolonial macabre.

 

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