On aura remarqué que les deux documentaires sortis au cinéma de Simone Bitton,
Mur et
Rachel, sont tous les deux hantés par différents avatars d'une même allégorie, le personnage de Rachel. Dans
Mur, il était question de la poétesse Rachel (1890-1931) que citait le kibboutznik Shuli Dichter, la première écrivaine, à l'époque de la Palestine sous mandat britannique et du foyer juif qu'elle abritait, à poser les bases littéraires d'une poésie féminine. Il était également question de Rachel, cette figure biblique qui apparaît dans la
Genèse, cousine et seconde femme de Jacob, qui est morte sur le chemin du retour à Bethléem, et dont le tombeau, lieu saint du judaïsme, symbolise pour ses croyants la route de l'exil vers Babylone. On apprenait alors que son tombeau avait été endommagé par la construction du mur de séparation : cette extraordinaire conséquence d'un Etat qui s'abrite derrière le paravent théologico-politique pour justifier ses exactions coloniales, et qui malmène ses propres sanctuaires, valait alors comme symptôme d'une attitude irrationnelle et autodestructrice. Par le biais du dispositif esthétique conçu par Simone Bitton, Rachel Corrie incarne alors l'actualité de ces deux figures féminines spectrales, la poétesse qui raconte dans l'un de ses courriels un cauchemar qui annonce incroyablement sa mort tragique, et la femme dont le tombeau de terre résulte de l'entreprise de bétonnage sécuritaire israélienne. Rachel mythique, Rachel héroïque, d'hier et d'aujourd'hui : l'allégorie de la résistance et du martyr que souvent elle appelle, sachant que le martyr signifie étymologiquement (
martus en grec ancien) le témoin qui consent à la possibilité de son propre meurtre afin d'affirmer sa foi plutôt que de l'abjurer. C'est pourquoi
Rachel commence avec un panoramique d'ouverture qui embrasse à Jérusalem les trois lieux saints représentant les trois monothéismes, islam, judaïsme et christianisme. Non pas que le film s'inscrirait dans le régime du religieux, mais Simone Bitton sait, à l'instar de Marie-José Mondzain, que la question des images a connu sa résolution critique à l'époque où, en bordure des mondes occidental et oriental, le christianisme s'est séparé des deux autres monothéismes par rapport à la querelle divisant les iconodoules (plutôt que les iconolâtres) menés par Jean Damascène et Théodore Studite, et les iconoclastes représentés par l'empereur byzantin Léon III en 726 de notre ère. Défendre les images, c'était alors défendre la thèse de l'incarnation, autrement dit du visible qui témoigne dans la chair souffrante du Christ de l'invisible divin. Si
Rachel est un documentaire on ne peut plus matérialiste, il n'oublie pas que l'image, en tant qu'elle est l'ouverture du visible sur l'invisible (qui peut s'entendre aussi comme l'ouverture du réel sur le possible ou du pensable sur l'impensable), se joue en rapport avec un corps qui souffre et meurt parce qu'il incarne cet invisible qu'est l'idée (de la paix, de la justice sociale - tout ce que pour notre part nous nommons communisme libertaire) que la visibilité du pouvoir dominant cherche à écraser. De la même façon, la mort brutale de Rachel ne doit pas écraser la situation conflictuelle de l'oppression coloniale israélienne dont elle est l'une des expressions, la grande médiatisation de son cas ayant autorisé à l'époque l'escamotage d'autres tragédies dont personne alors n'a rendu compte. On découvre que, le même jour du décès de la militante, un travailleur handicapé palestinien de Rafah a été assassiné par un sniper israélien. "
Le Commerce des regards" (éd. Seuil, 2003) dont a parlé Marie-José Mondzain est devenu aujourd'hui une guerre des visibilités qui vise la neutralisation des regards qui justement interrogent et discutent le réel plutôt qu'ils ne cherchent à valider l'ordre des réalités visibles existantes. "Quel film évoquera cet homme ?" se demande en substance la documentariste, laissant passer un discret repentir, et comme une sorte d'autocritique qui heureusement se trouve dépassée par ce mouvement général de lent zoom arrière qui inscrit la mort de Rachel Corrie dans l'espace d'un désastre plus global incluant toutes les victimes de l'Etat israélien.
Monumanque
C'est la grande force politique de
Rachel que de déployer un espace universel et commun aux victimes de la raison d'Etat et à leurs témoins, palestiniens (les habitants de Rafah n'oublieront jamais Rachel Corrie), israéliens (le militant d'Anarchists against the Wall), anglo-saxons (les camarades de Rachel qui entretiennent sa mémoire en lui consacrant des peintures et des chansons, tel ce morceau rap avec lequel se clot le film et qui redit ce qu'un mur à Rafah affirme : "Rachel est une citoyenne étasunienne avec du sang palestinien"). Si le documentaire a su constituer un lieu, c'est-à-dire au sens propre une scène à partir de laquelle on peut parler, discuter et se positionner devant les ravages de la politique israélienne actuelle, un espace de paroles où la polyphonie fait l'épreuve de la discordance, c'est qu'il est profondément un tombeau, au sens où ce lieu est celui où est tombée Rachel Corrie, et où cette chute est symboliquement rédimée par l'entretien mémoriel de l'invincible idée de résistance que le corps tombé incarnait. C'est l'aspect monumental du film de Simone Bitton (bien que son économie de production soit modeste), en ce sens étymologique que le monument (du latin
moneo, se remémorer) est le lieu de la personne qui manque, et dont il faut impérativement se souvenir. C'est d'ailleurs pourquoi Jacques Derrida, dans
Glas (éd. Galilée, 1974), parlait de "
monumanque", du monument en tant qu'il est le lieu rappelant la personne ou l'événement qui nous manque. Et puis, concernant le rapport entre archive et monument, Michel Foucault n'écrivait-il pas : "
Analyser les faits de discours dans l'élément de l'archive, c'est les considérer non point comme documents
(d'une signification cachée, ou d'une règle de construction), mais comme monuments
; c'est (...) faire ce que l'on pourrait appeler, selon les droits ludiques de l'étymologie, quelque chose comme une archéologie
?" (
Dits et écrits, vol. 1, texte n° 59). Rachel nous manque, et son être qui nous fait défaut, et qui fait tache dans l'image en divisant les archives, appelle la constitution d'un lieu d'où se dressera la parole plurielle et universelle qui entretiendra le souvenir d'un corps qui a incarné une idée qui lui survivra, d'un lieu qui reconduira la mémoire d'une personne dont le nom est devenu un synonyme à la fois particulier et universel de résistance.
Rachel ne s'applique alors pas seulement à ruiner archéologiquement quelques clichés, en montrant par exemple que des Etasuniens sont mobilisés, contre l'alliance objective unissant les Etats-Unis et l'Etat d'Israël, pour la cause palestinienne. Et cette mobilisation revêt aussi la forme de l'allégorie biblique de David combattant le géant Goliath (que matérialisent ici les tanks et les bulldozers D9, à l'instar du char de la place Tian'anmen en face duquel s'exposait le corps nu d'un étudiant chinois, inoubliable et anonyme, lors des manifestations réprimées de 1989) dont le mythe sert par ailleurs à alimenter la machine idéologique israélienne (comme l'avaient montré le précédent documentaire d'Avi Mograbi,
Pour un seul de mes deux yeux, en 2005, ainsi que l'essai de Michel Warschawski,
A tombeau ouvert. La crise de la société israélienne, éd. La Fabrique, 2003).
Rachel ne cherche pas seulement à reconduire le combat pacifiste de la documentariste, en proposant un exercice pieux de célébration des martyrs de la cause palestinienne. Plus profondément,
Rachel constitue cinématographiquement l'image invincible de l'idée politique de résistance à l'oppression étatique, et telle qu'elle s'incarne dans des figures inoubliables. Figures qui, à l'instar du militant de l'IRA Bobby Sands dans le bouleversant
Hunger (2008) de Steve Mac Queen, à l'instar du groupe Manouchian dans
L'Armée du crime (2009) de Robert Guédiguian, à l'instar encore des militants ultra-gauchistes japonais de
United Red Army (2008) de Koji Wakamatsu, ont souffert dans leur chair (et parfois jusqu'à la folie) pour avoir maintenu l'existence d'une idée, et dont la mortelle souffrance manifeste autant le combat pour la perpétuation de l'idée (dont l'invisible possibilité lutte contre la visibilité de l'ordre réellement existant), que sa victoire sur la mort individuelle.
Vivre pour une Idée
Si le martyr de Rachel Corrie rejoint celui de James Byrd jr. traîné à mort le long d'une route du Texas par une bande de jeunes racistes dont il était question dans le documentaire intitulé
Sud (1999) de Chantal Akerman, au sens où ces deux corps, dont peut-être nous ignorions l'existence, sont devenus deux noms inoubliables exprimant l'universel scandale de la barbarie et le nécessaire combat contre elle, il représente aussi, à l'instar des insurgés du ghetto de Varsovie qu'évoque le militant d'Anarchists against the Wall, le souvenir de ceux qui, pour parler comme Walter Benjamin, nous ont précédés sur terre dans la lutte pour l'émancipation, et dont la mémoire requiert notre engagement présent et à venir. Cette mémoire vaut comme fidélité à une idée que des corps incarnent et que des noms désignent, et la fidélité pour Simone Bitton concerne aussi la figure du poète palestinien Mahmoud Darwich, à qui elle a consacré un documentaire en 1998 pour la série télévisuelle
Un siècle d'écrivains, et qui, dans
Rachel, se traduit simplement sous la forme d'un plan montrant une statue amérindienne, rappelant que le poète avait établi le rapport, dans son
Discours de l'Indien rouge en 1992, comme dans le film de Jean-Luc Godard
Notre musique en 2004, entre le sort de son peuple à celui des Amérindiens. La fidélité s'exprime également dans une des affiches du film, montrant un dessin représentant la jeune femme habillée d'un pull dont la couleur orange vif s'oppose à la masse grise du bulldozer, la mention "Un film de Simone Bitton" étant également en orange, comme si cette couleur devait symboliquement assurer la fidélité envers un combat commun que partagent les deux femmes. Enfin,
Rachel sait admirablement rappeler que le combat pour une idée de la justice trouve aujourd'hui à s'incarner dans de nouvelles générations de militants. Alors qu'on ne cesse pas d'incriminer le manque de politisation de la jeunesse contemporaine, Simone Bitton montre la puissance de cette dernière quand elle se sait fidèle aux vérités politiques de l'émancipation et de l'égalité. Si, pour finir avec Alain Badiou, la maxime inconsistante de l'ordre capitaliste dominant est de "
vivre sans Idée" (autrement dit consommer et se taire), pour les partisans de son abolition, "
Commencer, ou recommencer, à vivre pour une Idée est, puisque c'est possible, le seul impératif" (
Logiques des mondes, éd. Seuil, 2006, p. 602).