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  • : Communistes libertaires de Seine-Saint-Denis
  • : Nous sommes des militant-e-s d'Alternative libertaire habitant ou travaillant en Seine-Saint-Denis (Bagnolet, Blanc-Mesnil, Bobigny, Bondy, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Rosny-sous-Bois, Saint-Denis). Ce blog est notre expression sur ce que nous vivons au quotidien, dans nos quartiers et notre vie professionnelle.
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29 janvier 2011 6 29 /01 /janvier /2011 17:17

INFO UD CGT Paris
Fonction Publique
Titulaires et « NON Titulaires »

 


Quelques informations sur l’état des négociations :

 

 

Si le gouvernement multiplie les déclarations sur la résorption de la précarité dans la Fonction Publique, la CGT, avec notamment la FSU et Solidaires, continue d’exiger :

-          qu’un plan de titularisation s’adresse à tous les agents non-titulaires qui occupent un poste répondant à un besoin permanent ;

-          une réduction drastique des conditions de recours aux contractuels par les employeurs publics pour mettre fin à des multiples abus ;

-          une véritable amélioration des droits salariaux et sociaux des contractuels.

Le lien entre la question de la précarité et celle du statut devient clair avec  les déclarations de l’ancien ministre de la fonction publique Christian Jacob sur la fin « de l’emploi à vie des fonctionnaires », et la proposition de loi de Jean-François Mancel de faire basculer sur le droit privé la très grande majorité des fonctionnaires. C’est pour cette raison, que la CGT refuse la mise en place d’un « statut bis » de contractuel qui menacerait le statut des fonctionnaires. Par ailleurs, ce qui est proposé en termes d’amélioration de droits est aussi au rabais.
Le gouvernement souhaite sortir très rapidement cette loi en mettant en avant la « CDI-risation » comme si il avait peur d’un élargissement de la mobilisation (contre suppression de postes/ contre les attaques contre les services publics) ; les organisations syndicales continuent à mettre en avant la titularisation. Les prochaines dates de négociations sont : les 3, 7 et 10 février. Par la suite suivra une période de 3 à 4 semaines avant que les signatures (ou non-signatures) y soient apportées.
 

Mobilisations – suites :

Les mobilisations du 9 décembre et du 20 janvier ont été engagées pour peser sur les négociations et des suites, à la fois locales, régionales et nationales sont en débat. Bien que le calendrier imposé, et la difficulté d’impliquer massivement les concerné-e-s, ne sont pas très favorable à une grande mobilisation centralisée, nous pouvons continuer à agir dans le cadre départemental. D’autant plus que la journée du 20, très bien médiatisée est considérée comme un bon point d’appui pour renforcer et élargir une campagne contre la précarité et contre la précarisation du statut (et des services publics) et gagner des avancées locales.

C’est dans cet objectif qu’une AG intersyndicale départementale 75 CGT, FSU, Solidaires s’est tenue mercredi 26 janvier avec la présence de quelques non-titulaires (syndiqué-e-s ou pas) et des militants représentant de : Ville de Paris (CGT, SUD, CFDT à titre personnel), Ministère de la Santé (CGT), BNF (CGT), ENS (CGT), Culture (SUD), CNAM + enseignements supérieur (CGT).

Tout en restant disponible d’appeler ou de s’associer à une mobilisation plus importante (type rassemblement régional devant Bercy au moment des négociations par exemple vers la fin mars), mais en absence, pour l’instant, d’éléments concrets des autres départements Ile de France, nous avons retenu pour Paris de combiner la démarche (intersyndicale selon les habitudes internes) dans les administrations et une initiative départementale :

     Au niveau des administrations :

§         Mobiliser et organiser des non-titulaires pour interpeller et rencontrer localement l’employeur

§         Mise à disposition d’une lettre type à adapter selon les spécificités

§         S’informer mutuellement des actions entreprises localement

    Au niveau départemental :

§         Organisation d’une conférence de presse commune à l’ensemble des administrations ayant fait des démarches d’interpellation le 9 mars à l’ENS mettant en avant en actions entreprises et les réponses/engagements obtenus (ou non) mais aussi des témoignages d’agents en lutte et/ou victorieux. L’idée est bien d’une part de communiquer sur les employeurs locaux et les réponses actuelles du gouvernement, mais d’autre part de créer un temps de partage d’expériences et de rencontres pour élargir la mobilisation des agents.

§         Préparation de la conférence de presse : mercredi 2 mars, à 12h30 à la Bourse du Travail de Paris

§         Mettre à disposition un tract qui fait le lien entre titulaires et non-titulaires, type « aujourd’hui fonctionnaire – demain précaire »

 

Le travail intersyndical départemental se poursuit dans ce cadre. Les autres organisations syndicales départementales n’ont pas répondu à la proposition de se joindre le 20 janvier mais peuvent s’y associer si elles le souhaitent en accord avec la démarche retenue.


Ø      Le 4 page CGT Fonction Publique sortira début février ; il sera disponible au congrès de l’UD.


Ø      Un guide sur les non titulaires (CGT Fédération Service Public) sera disponible mi-février.

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17 janvier 2011 1 17 /01 /janvier /2011 14:47

O Somma Luce

 

« Car plus violent / Que les eaux, le sauvage flot humain /

Frappa ma poitrine et du tumulte monta /

La voix du pauvre peuple à mon oreille »

(Friedrich Hölderlin, La Mort d'Empédocle (troisième version),

éd. Acte sud-coll. « Babel », 2004 [1799 pour la rédaction], p. 45)

 

« Straub. L'espace signifie avec force. Mais toute figuration de l'espace est comme du béton (…) : là sont les morts, là n'est qu'un calme, mais le bloc filmique de l'espace force le sens, en force »

(Alain Badiou, « Repères sur la seconde modernité cinématographique » (1983) in Cinéma, Nova éditions, 2010, p. 105)

 

19631090.jpgQuand Jean-Marie Straub est venu présenter au cinéma Le Reflet Médicis à Paris le vendredi 14 janvier dernier une série de quatre courts-métrages ramassés sous le titre du dernier d'entre eux, O Somma Luce, cela faisait à peine une semaine qu'il était âgé de 77 ans, et la vieillesse lui donnait l'air d'un dinosaure intimidant, persévérant dans les déserts du refus de la massification spectaculaire à faire des films continûment placés sous le signe de la radicalité esthétique et de la colère politique. Le dinosaure, fulminant contre les petitesses des exploitants de salles d'art et d'essai et grommelant contre les timidités d'un public restreint acquis par réflexe légitimiste plutôt que par labeur analytique, est aussi un survivant, pas seulement parce que le geste esthétique qu'il défend depuis 1962 s'inscrit dans la séquence historique achevée de l'avènement des nouvelles vagues cinématographiques qui ont bousculé les arrière-gardes académiques des cinématographies nationales des pays de l'ouest et de l'est, du nord comme du sud. Mais aussi et surtout parce que cette vaillante obstination à réaliser des films pour un public toujours plus improbable et rare est soumise depuis le 10 octobre 2006 à la difficile et obscure épreuve de la disparition de celle sans qui rien n'aurait eu lieu : Danièle Huillet. Exemple rarissime (depuis on pourrait citer Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, ou Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucci) d'un couple qui a su réaliser dans la commune égalité amoureuse une oeuvre unique exposant originalement et inlassablement l'idée communiste qui la soutient. Elle s'occupant particulièrement des problèmes de son et lui des questions d'images, tous les deux au montage de leurs films magnifiques (il faut voir ou revoir Où gît votre sourire, enfoui, le documentaire de Pedro Costa réalisé en 2001 à ce sujet) et s'exceptant ainsi des partages habituels déterminant dans le cinéma la norme hétérosexuelle de ses rôles genrés (l'homme filme sa compagne comme Pygmalion modèle sa Galatée selon les axes hiérarchiques distinguant dans l'ordre de la création artistique l'activité masculine et la passivité féminine). Les noms de Straub et Huillet désignent donc, à l'instar entre autres de celui de Jean-Luc Godard (80 ans en décembre dernier), d'Eric Rohmer (décédé à presque 90 ans le 11 janvier 2010) et de Manoel de Oliveira (102 ans en décembre dernier également), l'idée d'une modernité cinématographique irréductible aux asservissements de la marchandise comme au confort petit-bourgeois de la « bonne volonté culturelle » (Pierre Bourdieu). Des écrits littéraires (Heinrich Böll et Bertolt Brecht, Pierre Corneille et Stéphane Mallarmé, Franz Kafka et Marguerite Duras, Cesare Pavese et Elio Vittorini, Sophocle et Maurice Barrès, Friedrich Hölderlin et Dante Alighieri), mais aussi des textes historiques et politiques (Friedrich Engels et Mahmoud Hussein, Franco Fortini et Jean-Jacques Rousseau), des oeuvres musicales (compositions de Jean-Sébastien Bach et opéras d'Arnold Schoenberg), des conversations (entre Joachim Gasquet et Paul Cézanne), des lettres (entre Friedrich Engels et Karl Kautsky, entre Arnold Schoenberg et Wassily Kandinsky) : il s'agit dans tous les cas de décentrer le passage dominant en régime représentatif et mimétique de l'adaptation et de la reconstitution pour s'aventurer dans les bordures esthétiques de ce qui, à la lisière de ce qui est dit et de ce qui est écrit, à la frontière de ce qui est lu et de ce qui est vu, à la limite de ce qui est lisible ou dicible et de ce qui est (in)visible, dans le réel peut témoigner de la matérialité de la lutte des classes dont l'histoire, parce qu'elle est écrite par les vainqueurs, demeure innommable. La puissante manière objectiviste et dialectique développée par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub aura alors consisté à tracer dans le réel la ligne filmique qui, dans le partage conflictuel de ce qui appartient à l'oeuvre citée comme aux récitants qui la profèrent, et de ce qui relève du paysage consigné comme du temps qui le modifie, désigne – et donc rend visible – le point de fuite d'une violence historique tout à la fois masquée et persistante, tout à la fois passée et présente parce que son passé est refoulé et son présent dénié par les vainqueurs. « Les dominants du moment sont les héritiers de tous ceux qui ont vaincu dans l'histoire. L'identification avec le vainqueur profite à chaque fois aux dominants du moment » écrivait justement Walter Benjamin (« Paralipomènes et variantes de Sur le concept d'histoire (1940) in Ecrits français, éd. Gallimard-coll. « Folio essais », 1991, p. 455). Le cinéma de Straub et Huillet est un pur geste de résistance (au règne du commerce et de la valeur d'échange) et de persévérance (de l'idée communiste contre tous les reniements, de l'idée de l'art comme dissensus contre toutes les domestications culturelles), résistance persévérante dans le refus esthétique et politique de la représentation au nom de la présentation de notre commune énigme : notre histoire, l'histoire de la lutte des classes, celle que nous ne savons ni lire, ni entendre, ni voir, et c'est parce que nous sommes expropriés de notre propre histoire que nous demeurons vaincus. « Il faut continuer » concluait Samuel Beckett à la fin de L'Innommable en 1949 (éd. Minuit, 1953), et c'est probablement au nom de la puissance de pareil énoncé que Jean-Marie Straub continue à remettre sur l'ouvrage le travail d'une perspective historique matérialiste véritable selon laquelle l'histoire doit être prise « à rebrousse-poil » (Walter Benjamin, idem) afin de vaincre l'hégémonie culturelle et consensuelle des dominants. D'abord en avril 2009 avec la sortie d'une passe de trois courts-métrages que forment ensemble Le Genou d'Artémide (d'après La Bête sauvage, deuxième des Dialogues avec Leuco de Cesare Pavese en 1947), Itinéraire de Jean Bricard (l'ultime réalisation aux côtés de Danièle Huillet consacrée aux paroles enregistrées en 1994 par un chercheur du CNRS, Jean-Yves Petiteau, et aux lieux d'un fils de résistant ayant habité sur l'île Coton en Loire-Atlantique) et Les Sorcières (d'après Le Streghe, le premier des Dialogues avec Leuco). Il s'est alors entre autres agi de parachever le travail entamé avec Ces rencontres avec eux (Quei loro Incontri 1947-2005 en 2005) autour de l'ouvrage de Cesare Pavese (Dialogues avec Leuco ainsi que La Lune et les feux en 1949 avaient déjà inspiré en 1978 De la nuée à la résistance), leur dernier long métrage réalisé ensemble, comme de montrer comme les gestes de la résistance antinazie d'hier (l'histoire familiale de Jean Bricard) doivent aujourd'hui se prolonger en gestes de la résistance face à la destruction capitaliste des milieux naturels (l'île Coton est désormais baignée des eaux d'un fleuve, la Loire, toujours moins sauvage et toujours davantage pollué). On doit également être entendre dans Le Genou d'Artémide, dont l'ouverture consiste en un long plan noir accueillant l'Abschied (l'Adieu), le sixième et dernier lied du Chant de la terre (1907) de Gustav Mahler, le bouleversant désir de Jean-Marie Straub de consacrer l'idéelle immortalité de Danièle Huillet croisant ainsi les dieux rêvant d'humanité qui, telle Artémis, sont évoqués dans le texte de Cesare Pavese. Avec O Somma Luce, Jean-Marie Straub propose une nouvelle programmation, comme une sorte de constellation cinématographique désormais soutenue par une nouvelle problématique : Dante se substitue à Pavese car il ne s'agit plus seulement de mythifier le deuil de l'être aimé ou de valoriser le choix de l'histoire humaine contre l'éternelle immobilité divine, mais cette fois de légitimer l'actualité de notre rage nourrissant notre perpétuel désir de résistance en regard des immondes brutalités d'un pouvoir illégitime.

 

Ruptures et discontinuité de la tradition historique des opprimés

 

9d2cb75d7594e638Friedrich Nietzsche disait que nous avions besoin d'histoire, mais autrement que sur le mode de l'érudition culturelle et bourgeoise. Walter Benjamin, qui s'est très bien souvenu de la prévention nietzschéenne, propose alors l'« aporie fondamentale » suivante : « La tradition comme le discontinuum du passé par opposition à l'histoire comme le continuum des événements (…) : L'histoire des opprimés est un discontinuum – La tâche de l'histoire consiste à s'emparer de la tradition des opprimés » (opus cité, pp. 449-450). Ce qui frappe d'emblée, dans le programme de quatre courts-métrages proposés par Jean-Marie Straub et d'une durée de quasiment 80 minutes, c'est l'extrême hétérogénéité des films entre eux. Cet aspect hétéroclite ou disparate témoignerait donc, selon la méthode historique matérialiste que le cinéaste s'est constituée avec Danièle Huillet à son usage, de la singularité des opprimés dont l'histoire est caractérisée par la discontinuité. Il est certain que devant O Somma Luce (on rappelle que le titre générique de cette programmation est le titre particulier du quatrième et dernier court-métrage), prime une phénoménologie de l'isolement et de la disjonction, qui certes n'est pas chose nouvelle dans cette oeuvre. Citons notamment Trop tôt / Trop tard (1980) avec ses deux blocs (une première partie tournée en France faisant entendre des fragments de La Question paysanne en France et en Allemagne écrit en 1894 par Friedrich Engels, ainsi qu'une lettre adressée à Karl Kautsky en 1889, et une seconde partie tournée en Egypte faisant résonner des fragments de La Lutte de classes en Egypte de 1945 à 1968 écrit par Mahmoud Hussein en 1969), comme le diptyque sorti en 2002 intitulé Le Retour du fils prodigue / Humilés... Que rien de fait ou touché par eux, de sorti de leurs mains, ne résultât exempt du droit de quelque étranger (Ouvriers, paysans – suite et fin) qui accomplissait la passionnante entreprise consacrée au roman d'Elio Vittorini, Les Femmes de Messine (1946-1964), inauguré avec Operai, contadini (Ouvriers, paysans en 2001), et plus avant avec Sicilia ! (1999) d'après le roman Conversations en Sicile (1937-1938) du même écrivain. Si la sensation de la disjonction s'inscrit dans la continuité d'un parcours cinématographique ouvert avec le titre emblématique NICHT VERSÖHNT oder Es hilft nur Gewalt, wo Gewalt herrscht (NON RECONCILIES ou Seule la violence aide là où la violence règne) réalisé en 1964 d'après Heinrich Böll (long-métrage fondateur précédé par le court-métrage inaugural Machorka Muff en 1962 à nouveau d'après Heinrich Böll : c'est le premier diptyque de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet), le disparate des films présentés prolonge la métaphore de la constellation employée par les cinéastes pour exprimer le travail de découpage et de montage effectué dans la matière du roman Les Femmes de Messine d'Elio Vittorini (« Personnages, constellations et texte du roman Le Donne di Messina » comme le stipulent les génériques-début de Ouvriers, paysans et de Le Retour du fils prodigue / Humiliés). Il se trouve que cette métaphore a déjà été avancée par Walter Benjamin pour décrire, à l'opposé de l'historisme bourgeois dominant, le travail de l'historien matérialiste : « Il dispose, lui, d'un principe de construction. L'acte de penser ne se fonde pas seulement sur le mouvement des pensées mais aussi sur leur blocage. Supposons soudainement bloqué le mouvement de la pensée – il se produira alors dans une constellation surchargée de tensions une sorte de choc en retour ; une secousse qui vaudra à l'image, à la constellation qui la subira, de s'organiser à l'improviste, de se constituer en monade en son for intérieur » (ibidem, p. 441-442).

 

La constellation témoigne du dépassement dialectique d'un blocage de la pensée tel qu'il est configuré par l'idéologie historiste ou historiciste au nom de laquelle l'histoire est linéaire, progressive, non-dialectique, et le fait des « grands hommes ». Et l'explosion de l'idéologie dominante, le déblocage de la pensée, l'éclatement de la continuité historique, la constellation n'est alors possible qu'à la condition d'un montage créateur de sens à partir d'éléments éloignés ou distincts, d'un agencement de blocs séparés ou isolés que leur rapprochement ressaisit dialectiquement afin de produire les nouvelles « synthèses disjonctives » (Gilles Deleuze) nécessaires pour relancer la pensée et redonner une nouvelle chance en termes de visibilité et de lisibilité au passé (des) opprimé(s). C'est un semblable constat s'agissant de la chose philosophique : « Je suis d'accord avec Deleuze [dit Alain Badiou] : la philosophie n'est pas du tout la réflexion de n'importe quoi. Il y a philosophie, il ne peut y avoir philosophie, que lorsqu'il y a des relations paradoxales, des ruptures, des décisions, des distances et des événements. La philosophie est la pensée des ruptures et des relations qui ne sont pas des relations. Mais on peut le dire autrement : la philosophie est ce qui fabrique une synthèse ; ce qui invente une synthèse alors que cette dernière n'est pas donnée. La philosophie crée une synthèse nouvelle à l'endroit où il y rupture. Elle n'est pas simplement la constatation des différences, mais l'invention de nouvelles synthèses, qui se construisent là où il y a de la différence » (Cinéma, op. cit., p. 329). Quels rapports entre une rue grise de Clichy-sous-Bois et la forêt toscane, l'oeil perdu de Joachim Gatti et les généraux romains de Corneille, les violences policières et le Paradis de Dante ? La puissance de déflagration esthétique prodiguée par O Somma Luce, ce programme de quatre courts-métrages dont le dernier, donnant son titre à l'ensemble, éclaire rétrospectivement les trois autres d'une lumière qui les relève tous dialectiquement, réside justement dans les éclairs dégagés par une constellation de films qui, séparés et s'affrontant dans un même élan tout à la fois synthétique et disjonctif, monte et montre en trois temps successifs l'infernale brutalité contemporaine, le purgatoire des textes anciens dont la (re)lecture réveille un sens réinscrivant l'enfer du contemporain dans l'histoire longue et répétitive de l'oppression, et enfin le paradis que la terre pourrait être à la stricte condition que l'immémoriale lumière baignant notre monde soit perçue sans ignorer les corps absents et les yeux blessés des opprimés. « La mise en scène est une mise en scène de l'affrontement et de la séparation ; elle reprend, à son niveau, sur et par son théâtre, le principe inaugural du marxisme-léninisme tel que le formule Althusser : " Pour qu'il y ait classe dans une société, il faut que la société soit divisée en classes : cette division ne se fait pas après coup, c'est l'exploitation d'une classe par une autre, c'est donc la lutte des classes, qui constitue la division en classes (Lettres à John Lewis, p. 130)" » (Louis Seguin, Jean-Marie Straub Danièle Huillet. « Aux distraitement désespérés que nous sommes... », éd. Cahiers du cinéma, 2007, p. 49-50 – on précisera aujourd'hui que le marxisme straubien peut aisément survivre détaché de tout léninisme, et Jean-Marie Straub lui-même n'a jamais suturé politiquement son cinéma aux trois avatars historiques du léninisme, stalinisme, trotskisme ou maoïsme).

 

Europa 2005 et Pour Joachim Gatti : l'infernale haine policière de la jeunesse

 

c70f239e25febc16Il faut dès à présent définir le plus rigoureusement et décrire le plus précisément possible les quatre films composant la constellation intitulée O Somma Luce afin de pouvoir ensuite qualifier l'extrême hétérogénéité formelle qui les caractérisent, comme de soutenir dans le mouvement saisissant leur force disjonctive de séparation et d'affrontement la puissance synthétique les relevant dialectiquement au fur et à mesure de la progression de la totalité du programme. Le premier court-métrage se nomme Europa 2005. D'une durée de dix minutes, il est le premier film tourné en numérique (DV) par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Ce film est sorti une première fois le 19 octobre 2006, en ouverture de Ces rencontres avec eux (le seul autre film précédent Europa 2005 à avoir été enregistré sur support vidéo était Montaggio in quattro movimenti per « La Magnifica Ossessionne » tourné en 1985 pour la chaîne de télévision italienne R.A.I. III, et comportant quatre parties, la première étant un court-métrage de David Wark Griffith, A Corner in Wheat datant de 1909, les trois autres étant tirées de Moïse et Aaron en 1975 d'après l'opéra inachevé d'Arnold Schoenberg (1930-1932), de Fortini / Cani en 1976 d'après Les Chiens du Sinaï (1967) de Franco Fortini, et de De la nuée à la résistance). Afin de célébrer le centenaire de la naissance de Roberto Rossellini, proposition a été faite par la chaîne R.A.I III et le magazine culturel Fuori Orario à divers cinéastes (dont Hou Hsiao-Hsien, David Lynch, Olivier Assayas, etc.) de réaliser un court-métrage inspiré du destin tragique du personnage d'Irène interprété par Ingrid Bergman dans Europe 51 (1952) de Roberto Rossellini. Seul Europa 2005 semble avoir été à ce jour réalisé. Il s'agit donc d'une répétition, puisque ce film nous avait déjà été présenté il y a un peu plus de quatre ans. S'il faudra interroger le sens de cette reprise, au-delà du fait, bien sûr important, de rendre manifeste la persistance symbolique de la présence (désormais spectrale) de Danièle Huillet (puisqu'elle a participé à la mise en oeuvre de ce projet, comme de Itinéraire de Jean Bricard), on peut d'ores et déjà indexer celle-ci sur le caractère minimaliste et sériel d'un film composé de dix plans (ils ont tous été tournés par le complice Jean-Claude Rousseau) et reposant sur la réitération cinq fois de suite du même dispositif (un panoramique de gauche à droite puis, à la suite d'un raccord dans l'axe, un autre panoramique filé dans le sens inverse, de droite à gauche, et quelques mètres en retrait du premier plan). Les différences sonores (le vent qui souffle en faisant remuer les feuilles d'un arbre, des jappements de chien) et visuelles (la lumière, plus forte lors de la troisième répétition du dispositif, alors que l'image est le plus souvent victime de la grisaille automnale) attestent, certes de manière minimale, que nous avons bien affaire à dix plans différents, même s'ils sont distribués selon les mêmes principes formels et rythmiques (deux panoramiques repris cinq fois de suite). Enfin, aucun texte n'est ici proféré, récité ou lu (c'est une première chez les cinéastes). Seule une inscription électronique vient s'afficher sur l'écran lors de la fin du second panoramique concluant les cinq répétitions : « Chambre à gaz. Chaise électrique ». Europa 2005 qui a pour sous-titre 27 octobre a été qualifié par les cinéastes de ciné-tract, et veut témoigner, à l'endroit même où sont morts électrocutés à Clichy-sous-Bois Zyed Benna et Bouna Traoré le 27 octobre 2005, de la violence d'Etat telle qu'elle aura alors entraîné  à la suite de leur décès trois semaines de révoltes urbaines comme la France n'en avait jamais connu depuis Mai 68.

 

Pour Joachim Gatti est le deuxième court-métrage de la programmation proposée par Jean-Marie Straub. D'une durée de 1 minute 30, il expose en un seul plan fixe le visage photographié d'un jeune homme, au téléphone, les yeux en l'air. Il s'agit de Joachim Gatti, fils de Stéphane Gatti, l'un des coopérateurs de La Parole errante (le centre international de création de la ville de Montreuil-sous-Bois créée en 1985), et petit-fils du poète, réalisateur et dramaturge anarchiste Armand Gatti (le directeur artistique de La Parole errante). La photographie repose sur une feuille cartonnée rouge elle-même posée à même la roche parsemée de lichens (on comprend donc que l'axe de prise de vue est une plongée intégrale à 90° – il est fort probable que c'est la première fois que Jean-Marie Straub use d'un pareil axe de filmage). En off, le cinéaste lit un passage d'un des plus grands textes de philosophie politique moderne : le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754) de Jean-Jacques Rousseau. Voici le fragment du texte ici cité in extenso : « Il n'y a que les dangers de la société tout entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe et qui l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n'a qu'à mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'identifier avec celui qu'on assassine. Faute de sagesse et de raison, on voit toujours l'homme sauvage se livrer au premier sentiment de l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne : c'est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants et qui empêchent les honnêtes gens de s'entr'égorger » (éd. LGF-coll. « Le Livre de poche », 1996, p. 99-100). On apprend par l'intermédiaire de la théoricienne en esthétique cinématographique Nicole Brenez, initiatrice avec la monteuse Nathalie Hubert du film collectif Outrage et rébellion auquel ont participé une quarantaine de réalisateurs, dont Marcel Hanoun, Lech Kowalski, Philippe Garrel et donc Jean-Marie Straub avec Pour Joachim Gatti, que 19 lectures ont été nécessaires pour satisfaire le rigorisme du cinéaste grammairien, qui conclut son ciné-tract de la façon suivante : « Et moi, Straub, je vous dis que c'est la police armée par le Capital, c'est elle qui tue ». Là encore, l'intervention intempestive et subjective du cinéaste, afin de signifier la colère politique qui l'emporte devant le crime (le 08 juillet 2009, le réalisateur Joachim Gatti a perdu un oeil à la suite d'un tir de flash-ball lors d'une manifestation à Montreuil), est une fulgurante nouveauté dans l'oeuvre, autant d'ailleurs que la prise de vue en plongée. Après les mouvements de balancier du premier ciné-tract qui consignent le double mouvement contradictoire d'une mémoire des brutalités policières et de leur amnésie (l'euphémisme scandaleux et à fort contenu idéologique de « bavure » sert justement d'accompagnement symbolique à l'amnistie dont bénéficient la plupart du temps les agents de l'ordre répressif), c'est s'agissant du second ciné-tract la frontale mise à plat d'une plongée dans l'orbe de la violence d'Etat tel que le reflète l'oeil photographié, encore vivant, d'un jeune homme qui a été victime en 2009, à l'instar de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005, de l'impunité policière.

 

Corneille-Brecht : leçons d'histoire

 

19481367.jpgLe troisième court-métrage tranche franchement avec les deux précédents. Composés de huit plans et d'une durée de 27 minutes, Corneille-Brecht (ou Rome l'unique objet de mon ressentiment) dont il existe trois versions différentes expose la comédienne Cornelia Geiser, une première fois debout, face à la caméra, sur un balcon dont les fenêtres servent à redoubler le cadre filmique (c'est un immeuble qui se trouve dans son dos, privant ainsi le plan de toute profondeur de champ, et étouffant une lumière qui de fait contraint la comédienne à séjourner à contre-jour), aux prises avec les mots de Pierre Corneille (d'abord une stance de Horace, puis une autre d'Othon). Après ces deux courts plans, les six autres, plus longs, sont consacrés à la lecture des scènes 6 à 12 du Procès de Lucullus, une pièce radiophonique écrite par Bertolt Brecht en 1940. La scénographie est différente, Cornelia Geiser étant cette fois-ci assise dans un fauteuil à la gauche duquel (à la droite du plan de notre point de vue) se trouve un rideau qui se substitue désormais aux fenêtres de la scénographie précédente pour rappeler une lointaine origine théâtrale, et qui laisse parfois se déposer une lumière qui vient dessiner – comme s'il s'agissait de le relever d'un trait argenté – le corps de la comédienne. A chaque raccord, c'est un vêtement différent qu'elle porte afin de signifier que l'enchaînement des prises de vue ne s'est pas effectué dans la foulée des lectures. Les changements de vêtements dans Corneille-Brecht sont alors structuralement homologues aux infimes variations venteuses et lumineuses de Europa 2005 : à chaque fois, il s'agit de faire l'expérience d'un intervalle entre les plans, d'une ellipse, d'un trou, d'une coupure (rien n'horrifie plus Jean-Marie Straub que les tuilages, raccords ou fondus sonores, et c'est pourquoi chez lui un plan s'identifie aussi à la prise de son unique l'accompagnant), d'une béance par-dessus laquelle enchaîner les plans, par-dessus laquelle ré-enchaîner des plans qui manifestent ainsi expressément leur dés-enchaînement (autrement dit leur désaffiliation d'avec le régime représentatif général). C'est d'ailleurs cette logique intervallaire du ré-enchaînement qui autorise aussi, selon Gilles Deleuze, la lecture des images visuelles : « Lire, c'est ré-enchaîner au lieu d'enchaîner, c'est tourner, retourner, au lieu de suivre à l'endroit : une nouvelle Analytique de l'image » (in Cinéma 2. L'Image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 319). Autant le spectateur est convié à regarder et écouter la comédienne lire un texte qu'elle a déjà lu (il repose sur ses genoux dans le seconde partie brechtienne du court-métrage alors qu'il paraît devoir reposer hors-cadre sur le sol dans la première partie cornélienne du film), qu'elle connaît donc, et qu'elle récite même quand elle s'autorise à déposer sur ses genoux les feuilles consignant le texte, autant il est invité à lire les sous-titres traduisant le texte dit dans sa langue originale (l'allemand pour Brecht). Autant Jean-Marie Straub invente un mode de profération des textes qui ne relève ni du théâtre pur (parce que le texte est visible), ni du cinéma pur (parce qu'il n'est pas complètement joué), autant l'invention d'un espace intermédiaire où la lecture et la récitation entrent dans une zone d'indiscernabilité qui fait disjoncter les habitudes mimétiques indexe le rythme de la voix sur celui relatif au défilement des sous-titres lus par le spectateur. Nous avons donc affaire à une étrange machine d'une extrême originalité artistique, une machine de guerre entre le lire et le voir, entre l'oreille et l'oeil, une machine de non-réconciliation sensorielle indexant le morcellement psychique des corps sur les contradictions sociales entre le capital et le travail, une machine qui repose sur la mise en scène conflictuelle d'images se dressant à la lisère partageant le lisible et l'audible, le lisible et le dicible, images vues autant que lues, images dont la visibilité gêne la lecture et dont la lecture ferait presque écran à la visibilité. Cet écartèlement quasi-derridien d'un texte spécialement réécrit pour être lu dans les conditions cinématographiques relevant du geste esthétique de Jean-Marie Straub (on se souvient des traits de couleur pratiqués par Danièle Huillet sur le corps des textes afin d'en prescrire la rythmicité toute cinématographique), d'un texte à la fois lu et récité (par la comédienne), comme écouté et lu (par le spectateur), d'un texte rythmiquement réapproprié pour agencer ensemble l'hétérogène du souffle de la comédienne, de la vitesse de défilement des sous-titres et de la durée du plan, ouvre un espace susceptible d'arracher l'actualité d'un acte de parole intemporel aux fixations historiques consensuelles requises par l'idéologie historiste ou historiciste et l'hégémonie culturelle des classes dominantes. « Ce que la parole profère, c'est aussi bien l'invisible que la vue ne voit que par voyance, et ce que la vue voit, c'est ce que la parole profère d'indicible » (Gilles Deleuze, op. cit., p. 341).

 

Constellation dans la constellation, Corneille-Brecht fait s'entrechoquer Horace (1640) inspiré par l'historien romain Tite-Live et Othon (1664) inspiré de l'historien romain Tacite, deux tragédies du dramaturge Pierre Corneille, avec d'une part la déploration de Sabine face aux guerre fratricides entre Romains et Albains et d'autre part les guerres de palais au terme desquelles le sénateur romain Othon peut à la fois épouser Camille et devenir empereur à la place du vieillard détesté Galba. Et le choc cornélien entre en collision avec le Brecht du Procès de Lucullus avec son général romain descendu aux enfers pour y être jugé par un tribunal d'ombres, et dont la morgue ne suffira pas à empêcher qu'il soit rayé du royaume des morts. Dans les trois cas, il s'agit de Rome, de l'Empire, de la suprême alliance étatique du capitalisme et de l'impérialisme, comme violente concentration de la puissance collective dont le souci d'accumulation des richesses entraîne dans son sanglant sillon la ruine des amitiés et des amours (Horace), la corruption qui va jusqu'à souiller l'héroïsme (Othon), et l'arrachement des fils à leur mère afin qu'ils soient incorporés dans l'armée mobilisée pour piller les régions et peuples alentour (Le Procès de Lucullus). Quand on aura signalé que Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu'un jour Rome se permettra de choisir à son tour (1969) est le (troisième) long métrage de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub réalisé d'après Othon de Corneille (on se souvient de sa dédicace : « Ce film est dédié au très grand nombre de ceux nés dans la langue française, qui n'ont jamais eu le privilège de faire connaissance avec l'oeuvre de Corneille »), et quand on mentionne que la référence brechtienne court dans toute leur filmographie (Seule la violence aide là où la violence règne, le titre secondaire de NON RECONCILIES, provient de Brecht, Leçons d'histoire en 1972 repose sur le fragment du roman posthume Les Affaires de Monsieur Jules César du même auteur, et Antigone en 1991 est la version retravaillée pour la scène par le dramaturge allemand à partir de la traduction effectuée par Friedrich Hölderlin en 1803 de la tragédie de Sophocle), on comprendra alors aisément en quoi Corneille-Brecht propose au coeur du programme la formidable synthèse d'une bonne partie de l'oeuvre qui aura également consisté en la résonance poétique de langues vivantes ainsi dégraissées de leur capture instrumentale ou communicationnelle (on pense particulièrement ici à l'allemand, langue violée par le jargon technocratique nazi – la langue du troisième Reich ou « LTI » selon le philologue Victor Klemperer – dont la rédemption symbolique aura été pour partie réalisée à l'époque des premiers films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet d'après Heinrich Böll). En même temps que nous est proposée la remise en perspective d'une violence d'Etat qui brûle la jeunesse contemporaine (le transformateur électrique de Europa 2005, le tir de flash-ball de Pour Joachim Gatti), comme elle a déjà brûlé la jeunesse des temps passés (le fils de la poissonnière convoquée lors du procès de Lucullus chez Brecht, les Horaces et les Curiaces déchirés comme la cour impériale de Galba divisée chez Corneille).

 

O Somma Luce : Que la lumière soit,

et qu'elle relève les ténèbres passées et présentes

 

19481366.jpgO Somma Luce est donc le dernier film du programme monté par Jean-Marie Straub. Comme Corneille-Brecht, Jean-Pierre Duret (succédant à Louis Hochet à partir de Sicilia !) s'est occupé de la prise de son et Renato Berta (succédant à William Lubtchansky à partir de Ouvriers, paysans) de la photographie. Comme les trois autres films, il a été tourné avec une petite caméra numérique : quand on sait le privilège straubien accordé à la pellicule argentique et à l'analogique, le recours à la technologie numérique (certes moins chère, mais plus froide puisqu'elle substitue la traduction en langage binaire à l'impression photosensible) témoigne d'un rétrécissement économique du champ d'action du cinéaste que seules les réussites cinématographiques d'un Pedro Costa (Où gît votre sourire, enfoui ?, Dans la chambre de Vanda en 2000, En avant, jeunesse en 2006) pouvaient malgré tout autoriser. L'ouverture de ce film de quasiment 40 minutes est extraordinaire. C'est un long plan noir soutenu par le début de Déserts du compositeur étasunien d'origine française Edgard Varèse, qui a été écrit entre 1952 et 1954. Ce n'est pas la première fois que Jean-Marie Straub ouvre un de ses films avec le modernisme musical de ce compositeur, par exemple au début de Humiliés qui faisait retentir un fragment de Arcana (1925-1927). On devra enfin citer le triptyque réalisé par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet consacré à l'inventeur de la musique dodécaphonique, Arnold Schoenberg (dont le principe de la « parité intervallique », cassant la hiérarchie classique entre les hauteurs, s'accorde tout autant avec l'esthétique intervallaire des cinéastes qu'avec leur désir de l'idée communiste) : Introduction à la « Musique d'accompagnement pour une scène de film » d'Arnold Schoenberg (1972), Moïse und Aaron, et Von Heute auf Morgen (Du jour au lendemain) en 1996. Avec Déserts, c'est la première fois dans l'histoire de la musique que les moyens neufs de l'électro-acoustique sont associés aux moyens plus traditionnels d'émission du son (interprètes et instruments). Hors des sentiers battus concernant sa structure (on compte sept épisodes que l'on peut diviser en quatre fragments orchestraux et trois interpolations électroniques se succédant alternativement), Déserts mélange ainsi des fragments de la partie instrumentale (l'orchestre est composée de quatre bois, dix cuivres, cinq percussions, et un piano) et des sons bruts enregistrés sur bande magnétique et remaniés par les techniques électro-acoustiques d'alors. Un scandale légendaire a éclaté lors de sa création au Théâtre des Champs-Elysées à Paris le 2 décembre 1954 (pour l'anecdote, Jean-Marie Straub a assisté à cette première : il allait avoir 22 ans). C'est l'enregistrement original qui nous est donné à écouter, et il est stupéfiant de constater à quel point les rires, lazzis (« Bande de salauds ! ») et sifflets se marient parfaitement avec les torsions musicales d'un compositeur qui semble avoir prévu de telles réactions, et paraît avoir été en capacité de les anticiper et de leur ménager un espace inclusif au sein même de son oeuvre. Le long plan noir, pour faire l'épreuve d'une cécité temporaire qu'il faut relier tant à l'oeil assassiné de Joachim Gatti qu'aux regards absents de Zyed Benna et Bouna Traoré, pour rendre manifeste la proximité esthétique du cinéma straubien avec la peinture abstraite (le suprématisme de Kasimir Malevitch auteur de Carré noir sur fond blanc en 1913 et contemporain de la révolution russe, l'abstraction lyrique de Pierre Soulages avec ses noirs brillants, son « outre-noir »), et pour soutenir dans le noir de la non-représentation les fracas musicaux d'Edgard Varèse : le long plan noir, c'est le désert qui revient de Moïse et Aaron, le désert de la marginalisation économique du cinéma considéré comme une pratique artistique minorée par les contraintes industrielles et commerciales, le désert du démantèlement idéologique de la classe ouvrière et de la fin du tiers-mondisme utopique, le désert de la dépolitisation de l'espace public concomitant de l'extension biopolitique de la sphère de la marchandise, les déserts de la violence impériale romaine et des brutalités policières en Seine-Saint-Denis (et l'on peut alors aisément raccorder les huées du public de Déserts avec les jappements de chien dans Europa 2005 : Jacques Rancière n'a de cesse de le répéter, politique et esthétique sont deux concepts identifiables à partir de leur puissance dissensuelle remettant en cause les partages policiers du sensible - cf. Malaise dans l'esthétique, éd. Galilée, 2004, p. 31-63).

 

Mais, comme l'a dit aussi Gilles Deleuze dans son texte « Causes et raisons des îles désertes » (in L'Île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2002, p. 11-17), les commencements sont aussi des recommencements, et peut-être même que les recommencements sont premiers. Le désert, ce « lointain espace intérieur que nul télescope ne peut atteindre, où l'homme est seul, dans un monde de mystère » comme l'a décrit lui-même Edgard Varèse (in Le Nouveau dictionnaire des oeuvres, éd. Robert Laffont-coll. « Bouquins », 1994, p. 1768), c'est le purgatoire nécessaire par lequel est passé Jean-Marie Straub après le décès de Danièle Huillet (et nous avons été quelques-uns à nous demander si ce passage allait être surmonté ou bien s'il allait déboucher sur un acte radical digne d'Empédocle, de Walter Benjamin ou de Cesare Pavese), et c'est le purgatoire nécessaire que nous empruntons afin de pouvoir éprouver avec la plus intense sensibilité la lumière toscane. Le choc de la lumière fait mal aux yeux : nos yeux souffrent de la brutale interruption d'une cécité imposée et temporaire, mais cette souffrance signe dialectiquement la puissance du réel quand il fait retour après avoir été si longtemps absent. Le réel est ici celui de la nature toscane, là où Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont planté leur caméra à partir du moment où ils ont commencé à travailler avec le théâtre communal de la cité toscane de Buti, avec ses comédiens non-professionnels, avec ses amateurs, pour certains ouvriers, pour d'autres paysans, à l'époque de Ouvriers, paysans justement (cela fait dix ans maintenant). Si le vert lumineux de la Toscane fait retour, ce n'est plus la langue d'Elio Vittorini ni de Cesare Pavese qui en chante la grâce, mais celle de leur maître à tous : Dante. C'est le dernier chant (le trente-troisième) du troisième cantique de La Divine comédie (1307-1321) qui résonne ici dans le corps et par la bouche de son récitant, Giorgio Passerone, qui n'est pas comédien mais traducteur et professeur de littérature italienne à l'université de Lille-III. Le dispositif filmique ici privilégié peut ressembler de loin à celui qui détermine la forme de Europa 2005. En effet, nous avons affaire à une série répétitive de deux fois cinq plans tournés selon des modalités relativement similaires. Un premier plan montre le lecteur-récitant au milieu du plan, une écharpe autour du cou (écharpe aussi rouge que la feuille cartonnée sur laquelle repose la photographie dans Pour Joachim Gatti, aussi rouge que le drapeau communiste), assis sur la ruine d'une vieille charrue en plein champ, les feuilles du texte soumis à la rythmicité straubienne en main, ou bien posées sur l'herbe, un caillou servant à les empêcher de s'envoler. Puis c'est un panoramique qui part de la gauche vers la droite, ouvrant en grand l'espace filmique afin d'accueillir toute la beauté tranquille du lieu. Et l'on revient au lecteur-récitant. Les vers de Dante sont donc alternativement lus ou récités en in (quand Giorgio Passerone est dans le cadre) comme en off (quand il est hors-cadre pour le bénéfice des plans panoramiques). Signalons enfin deux choses : le mouvement des cinq panoramiques n'est jamais répété à l'identique (parfois la caméra va un peu plus loin, parfois elle refait le mouvement accompli en sens inverse), et un ultime plan montre Giorgio Passerone conclure sur « l'amour des étoiles » en se tenant bien accroché à la charrue abandonnée qui lui sert de fauteuil guère confortable. Une seconde version de ce film nous est enfin présentée, avec la même ouverture placée sous le signe de Déserts d'Edgard Varèse, mais cette fois-ci sans sous-titre pour permettre au spectateur, libéré des contraintes de la lecture des sous-titres, de jouir de la musicalité poétique du verbe et de la picturalité du paysage, et avec son ultime plan raccourci, comme pour signifier un dépassement de la souffrance de l'intelligibilité du dispositif au nom de la jouissance du sensible.

 

Casser en deux le présent :

répéter, afin que s'ouvrent les brèches du possible

 

34e0ca8ad15066c0Ce n'est pas la première fois que Jean-Marie Straub et Danièle Huillet proposent plusieurs versions du même film, des quatre montages de La Mort d'Empédocle (1986) et Noir péché (1988) aux cinq versions linguistiques de Chronique d'Anna-Magdalena Bach (1967), des trois montages de Sicilia ! aux deux versions linguistiques de Cézanne : conversation avec Joachim Gasquet (1989) et de Lothringen ! (1994). Tantôt la différence des montages repose sur le choix d'autres prises de vue avec des durées elles-mêmes relativement différentes et d'autres mixages sonores, tantôt les films sont des versions plus courtes travaillant la différence des versions d'un même projet littéraire, ou bien effectuant une sorte de gros plan sur une partie proprement dite de l'oeuvre. Par exemple Noir péché, dont il existe quatre versions différentes, repose sur la troisième version du texte de Hölderlin quand La Mort d'Empédocle, dont il existe aussi quatre versions, repose sur la première version du texte. On citera également Le Retour du fils prodigue qui a été monté à partir des prises 40 à 46 et 63 à 66 de Ouvriers, paysans afin de mettre en avant le personnage de Spine d'Elio Vittorini (il paraîtrait que c'est le distributeur du film qui a demandé aux cinéastes de réaliser ce film guère aimé par eux afin d'accompagner en double programme Humiliés qui dure 29 minutes, Le Retour du fils prodigue en durant quant à lui 35). On pense alors à la phrase de Paul Eluard issue de Répétitions (1922) dont s'est inspiré Walter Benjamin pour ses « Paralipomènes et variantes de Sur le concept d'histoire » : « L'éternel retour est ce châtiment, projeté à l'échelle cosmique, comme lorsque l'on est consigné pour une retenue : l'humanité doit écrire son texte après coup, en d'innombrables répétitions » (ibid., p. 445). Le châtiment, c'est d'abord pour Giorgio Passerone de lire et/ou réciter un texte, assis sur une charrue abandonnée qui – on le voit bien dans le dernier plan de la première version de O Somma Luce et c'est presque un gag – lui fait mal au derrière. Mais, c'est pour rappeler dans la plus grande rigueur matérialiste que la poésie dantesque n'a été possible qu'inscrite au coeur de la paysannerie italienne de son temps (littéralement, ce qui est exprimé ici, c'est que le fondement de la culture poétique de Dante, à l'instar de la musique de Jean-Sébastien Bach comme l'a souvent rappelé Jean-Marie Straub, c'est l'agriculture), que la ruine des sociétés paysannes (les vestiges de la charrue rouillée) est ce qui consacre aujourd'hui la catastrophe capitaliste mondiale (notamment sur le plan écologique : « Ne nous étonnons pas demain si "un monde sans paysans" devient "un monde sans art" » : Régis Debray, Vie et mort de l'image, éd. Gallimard-coll. Folio-essais, 1992, p. 279), et que la volonté de rendre tout cela intelligible doit passer par un corps humain supportant la synthèse de l'idée et de la matière (et si le dernier plan est plus court dans la seconde version, c'est alors pour soulager Giorgio Passerone et ainsi manifester la plus grande liberté du spectateur une fois la contrainte de lecture des sous-titres levée). Venons-en à la répétition maintenant. Elle peut être cette arme esthétique d'une très grande portée politique, puisqu'elle induit, à rebours de l'idéologie consumériste valorisant incessamment le neuf (c'est d'ailleurs Walter Benjamin lui-même qui riait de cette « fausse monnaie de l'actuel ») ou de l'idéologie néolibérale vantant le mouvement des individus et la transformation des institutions au nom de la circulation du capital (c'est Pierre-André Taguieff, pour une fois inspiré, qui parlait à ce sujet de « bougisme »), l'idée que les changements peuvent être superficiels en regard de la quasi-immobilité transhistorique des rapports de domination. « Il faut que tout change pour que rien ne change » concluait justement le personnage éponyme du roman Le Guépard (1958) de Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa (dont Luchino Visconti a réalisé la puissante adaptation en 1963). C'est pourquoi Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ont valorisé la forme répétitive tout en l'inscrivant dans une perspective dialectique, d'abord pour dire que l'histoire des opprimés que cherchent à effacer les oppresseurs est la répétition, de Spartacus aux spartakistes, de l'écrasement des peuples désirant leur émancipation, ensuite pour exprimer que la variation découlant de la répétition (puisqu'il n'y a pas de répétition stricte ici, mais la quête patiente de la plus petite différence) pouvait induire des changements plus grands. Ne jamais céder à tenir les deux bouts, de la lucidité d'un côté, et de l'utopie de l'autre : tel était le credo maintes fois affirmé des cinéastes. C'est également Slavoj Zizek qui arrive à identifier (même sur un plan théologique) Sören Kierkegaard et Walter Benjamin s'agissant des prétendues nécessités historiques et du rôle d'acte fondateur de la répétition (« (…) la révolution comme une répétition qui vient suspendre le progrès historique linéaire ») afin de créer l'ouverture susceptible de briser la grande chaîne historique, de casser en deux le dos du présent  amnésique qui nous cache les violences passées, et ainsi de délivrer la potentialité des révolutions qui ont précédemment échoué (in Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, éd. Actes sud/Jacqueline Chambon, 2010, pp. 129-130).

 

straub-huillet.jpgAvec le programme O Somma Luce, Jean-Marie Straub présente différentes modalités de la répétition : répétition d'un même film (Europa 2005, montré en 2006 et à nouveau aujourd'hui), répétition d'un même dispositif de filmage (les deux panoramiques cinq fois répétés de Europa 2005) qui débouche sur des variations ouvrant un espace de liberté (les onze plans de O Somma Luce), lectures de textes ressemblant à des répétitions (Corneille-Brecht), reprise sans sous-titre du même film (O Somma Luce) : la répétition elle-même varie et, là on s'attend à de l'identique, c'est le différent qui ne cesse pas de faire retour. C'est que la répétition, pour reprendre la distinction conceptuelle établie par Gilles Deleuze dans Différence et répétition (éd. PUF-coll. « Epiméthée », 1968) en s'inspirant de David Hume, Sören Kierkegaard et Friedrich Nietzsche, est moins statique que dynamique, moins passive que créatrice, parce qu'elle vaut pour l'affirmation non pas de l'identique mais de la différence. La répétition est l'affirmation de la différence, et si la différence est si faible avec Europa 2005, c'est que la mort des enfants des classes populaires (et souvent d'ascendance migratoire et (post)coloniale) entraînée par le zèle policier a continué après le décès de Zyed et Bouna, comme se sont répétées, avec moins d'intensité certes, des révoltes urbaines démunies de toute capacité de transformation politique (citons seulement le cas des émeutes de Villiers-le-Bel qui ont démarré le 25 novembre 2007 après la mort de deux adolescents en mini-moto renversés par une voiture de police, et son procès inique en juillet 2010 qui a entraîné la condamnation de cinq personnes à plusieurs années de prison sur la foi d'un seul témoignage anonyme). C'est l'infernale répétition statique de l'impunité policière et des brutalités policières, à Clichy-sous-Bois, à Montreuil-sous-Bois, à Villiers-le-Bel : c'est pourquoi Pour Joachim Gatti répète Europa 2005, en même temps qu'il élève le silence du premier film à l'analyse politique (la référence à Jean-Jacques Rousseau et l'imparable conclusion : « Et moi Straub je vous dis, c'est la police armée par le capital, c'est elle qui tue »). Cette relève du sensible au niveau de l'intelligible se poursuit plus largement dans Corneille-Brecht qui extirpe dans le purgatoire des textes anciens et poussiéreux l'étude de l'histoire longue du versant obscur de l'accumulation des richesses, autrement dit le sacrifice de la jeunesse, du fils prénommé Faber de la poissonnière dans Le Procès Lucullus aux fratries, amours et amitiés détruites au nom du pouvoir central chez Corneille (cette dévoration saturnienne des fils par les pères est aussi le motif de Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun : Des nouvelles du front cinématographique (35) : panorama non exhaustif des films de la rentrée 2010). Les chiens (de la police armée par le capital) aboient dans Europa 2005, comme d'autres aboyaient dans Fortini / Cani (puisque Franco Fortini y lisait des passages de son livre intitulé Chiens du Sinaï consacré aux chiens qui courent derrière les dominants ou les vainqueurs, et particulièrement ici les Italiens qui soutiennent les exactions impérialistes israéliennes contre les peuples arabes voisins sous prétexte de la culpabilité européenne suite au génocide nazi des Juifs). Et les cerbères répètent leurs aboiements stériles aux côtés d'autres chiens de garde de l'académisme, lors de la création de Déserts d'Edgard Varèse en 1954, mais aussi au sein du CNC qui a refusé de participer au montage financier et à la distribution de O Somma Luce à cause de Europa 2005. Il est vrai que les inscriptions « Chambre à gaz. Chaise électrique » à la fin de chacune des cinq répétitions des deux plans contiennent une puissante charge de scandale, non pas parce que Jean-Marie Straub, en cela fidèle au geste cinématographique rossellinien, se complairait dans l'amalgame, mais parce que la violence d'Etat persévère dans son être illégitime malgré la diversité particulière de ses formes, de l'extermination nazie à la peine de mort étasunienne (avec le gaz, la seringue ou la chaise d'ailleurs) en passant par le transformateur électrique qui exemplifie la peur mortelle de la jeunesse française (racisée ou non, de Clichy-sous-Bois à Montreuil-sous-Bois) face aux exactions policières. Pourtant triompheront in fine le paradis terrestre de la lumière toscane et de la langue de Dante. Dante, dont la rédaction de La Divine comédie s'est effectuée lors de son bannissement de Florence en 1302 (il commence à écrire en 1314 sa Comédie qui ne deviendra « divine » que posthume, en 1555), a lui aussi connu les conflits (les guelfes florentins contre les gibelins de Bologne et de Pise) et les divisions politiques (les guelfes noirs favorables à la papauté triomphant des guelfes blancs valorisant l'autonomie de la cité florentine) de son temps, qui résonnent avec les déchirures racontées par Corneille dans Horace et Othon. Dante (signalons ici que Dante est l'un des prénoms du grand-père de Joachim Gatti) dont la célébration du monde vivant rappelle un semblable éloge chez Empédocle : « O vois ! Elle brille, l'image enivrée de la terre, / La divine, elle est à toi, jeune homme, / Elle bruit et s'agite à travers tous les pays » (Friedrich Hölderlin, La Mort d'Empédocle, op. cit., p. 25). N'est-ce pas Walter Benjamin qui citait Dante dans son fameux texte Sur le concept d'histoire écrit en 1940, quelques temps avant son suicide au bord de la frontière franco-espagnole, et rédigé la même année que Le Procès de Lucullus de Bertolt Brecht (apatride depuis 1935, il passe par la Scandinavie en 1940 avant d'atteindre la Californie l'année suivante) ? « La vérité immobile qui ne fait qu'attendre le chercheur ne correspond nullement à ce concept de la vérité en matière d'histoire. Il s'appuie bien plutôt sur le vers du Dante qui dit : c'est une image unique, irremplaçable du passé qui s'évanouit avec chaque présent qui n'a pas su se reconnaître visé par elle » (ibid., p. 435). Enfin, Quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous est le titre secondaire de La Mort d'Empédocle de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, et la jouissance communément partagée de ce verdoiement, qui signe une écologie politique dont la seule garantie se nomme communisme, n'est possible qu'à partir du seul moment où ne sont oubliés ni les yeux meurtris ni la jeunesse sacrifiée. La lumière est belle, voilà ce pour quoi nous nous battons, et nous la regardons avec nos yeux informés par la cécité de nos camarades et la mémoire des exilés politiques (on rappelle à cet effet que Jean-Marie Straub a refusé de faire son service militaire en Algérie en 1958, a fui la France pour Amsterdam et l'Allemagne, a été condamné par contumace pour désertion à un an de prison par le tribunal militaire de sa ville de naissance, Metz, et a enfin bénéficié de l'abandon des poursuites contre lui en 1971), apatrides et suicidés, qui hier sont tombés dans la nuit de l'échec communiste pour qu'aujourd'hui soit relevé dans la lumière de l'immortel désir de l'émancipation collective.

 

De part et d'autre d'invisibles tombeaux,

une clameur littéralement inouïe

 

dove_giace.jpg« La politique force l'espace, brutalement. Le sol et les murs s'ouvrent. Le trou noir, ruine entre les ruines,

engloutit le sens et ne laisse de place qu'à la probabilité du commentaire ou de l'explication » (Louis Seguin, op. cit., p. 70). Quatre films, trois langues parlées (le français, l'allemand, l'italien), 43 plans, environ 85 minutes : O Somma Luce est un pur condensé de l'oeuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (c'est dire à quel point son immortalité ne cesse d'être consacrée par son compagnon depuis Itinéraire de Jean Bricard et Le Genou d'Artémide), une puissante synthèse fonctionnant sur le mode du triptyque dantesque : Europa 2005 et Pour Joachim Gatti pour l'enfer (de la brutalité policière et de la haine étatique de la jeunesse), Corneille-Brecht pour le purgatoire (de la longue et vieille histoire répétitive du sacrifice de la jeunesse et des affects d'amour et d'amitié au nom de la conquête du pouvoir d'Etat et ses menées impérialistes), et O Somma Luce pour le paradis (le vert paradis de la rédemption des martyrs dont les spectres contemplent avec nous, les vivants qui ne les oublient pas, la suprême lumière de notre être commun). Comment passer de la décharge électrique qui tue (ce sont les avertissements inscrits sur les murs : « Stop ! Ne risque pas ta vie » ou « L'électricité est plus forte que toi » de Europa 2005) à la lumière cosmique baignant le monde vivant ? C'est la question que pose et que résout O Somma Luce. C'est la puissance géologique et sismologique d'un cinéma qui mène des enquêtes stratigraphiques : que cache la rue de Europa 2005, ce ciné-tract dont les mouvements de balancier dialectiques (un panoramique qui consignerait la mémoire de la mort de deux enfants, un autre qui exprimerait l'amnésie visant l'effacement de cette mémoire) seraient tels le recto et le verso d'un tract imprimé ? Gilles Deleuze, s'appuyant sur le texte de Serge Daney intitulé « Un tombeau pour l'oeil » (in La Rampe, éd. Cahiers du cinéma/Gallimard, 1996, p. 78-85), évoque pour sa part, et très justement, une « archéologie de notre temps ». « A la question : qu'est-ce qu'un plan straubien ?, on peut répondre, comme dans un manuel de stratigraphie, que c'est une coupe comportant les lignes pointillées de facies disparus et les lignes pleines de ceux qu'on touche encore. L'image visuelle, chez Straub, c'est la roche » (ibid., p. 318-319). Europa 2005 : tombeau de Zyed Benna et Bouna Traoré. Pour Joachim Gatti : littéralement, un tombeau pour l'oeil du petit-fils de l'écrivain anarchiste. Corneille-Brecht : tombeau pour les (jeunes) victimes de l'impériale goinfrerie romaine. O Somma Luce : tombeau de la paysannerie italienne. Voilà ce que dessinent les panoramiques, figure filmique centrale chez Jean-Marie Straub : le tracé sismique d'un ensevelissement des cadavres, d'un enfouissement des invisibles martyrs de la violence d'Etat et de la lutte des classes, d'un travail d'amnésie historique qui est le corollaire des opérations symbolique visant à amnistier la violence des policiers (notamment quand il est question de « bavures »). Mais on répète, continuant en cela à suivre Walter Benjamin, que le labeur straubien s'inscrit dans la perspective d'une histoire matérialiste. Par conséquent, si la ligne horizontale visuelle montre les murs dressés par le pouvoir pour rendre invisible la violence de sa domination, la ligne verticale sonore relève dialectiquement ce qui demeure caché : tantôt c'est la ligne descendante de la bestialité des oppresseurs ou de la bêtise des conservateurs (les chiens de Europa 2005, les lazzis pendant Déserts) ; tantôt c'est la ligne ascendante de la musique d'Edgard Varèse, comme du verbe rappelant l'histoire longue de la domination étatique (Corneille-Brecht) ou celui célébrant l'immémoriale lumière (O Somma Luce). « L'acte de parole ou de musique est une lutte : il doit être économe et rare, infiniment patient, pour s'imposer à ce qui lui résiste, mais extrêmement violent pour être lui-même une résistance, un acte de résistance. Irrésistiblement, il monte » (Gilles Deleuze, ibid., p. 331). Résistance du réel face au filmage, résistance du texte face à ses réappropriations rythmiques, résistance des corps affrontant les difficultés de la lecture et de leur situation dans le réel, résistance de l'intelligible face aux pressions du sensible (et vice-versa), résistance de l'image par rapport au son (et inversement), résistance du spectateur qui doit passer par l'épreuve de l'obscur ou de l'opaque pour accéder au sens (dans tous les sens, dirait Jean-Luc Nancy : intelligibilité et sensibilité toutes les deux comme ramassées dans une nouvelle synthèse disjonctive) : le cinéma de Jean-Marie Straub (accompagné désormais du spectre de Danièle Huillet) est le pur chant de la résistance dont nous avons esthétiquement besoin pour nourrir politiquement les combats qui, tout en étant les nôtres aujourd'hui, répètent les combats d'hier menés par ceux qui sont tombés, et qui, en tombant, comptaient sur les générations suivantes qui allaient les relever en continuant le combat. « Nous avons été attendus sur terre » (Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, ibid., p. 433).

 

f7bf8f703a7dac8aCe vendredi 14 janvier 2011, le dinosaure Straub était fatigué : il grommelait, grondait son rare public qui lui est d'avance acquis tout en s'exonérant de faire le travail de base de l'analyse filmique, il rouspétait contre le responsable du seul cinéma programmant O Somma Luce qui lui a demandé de venir défendre ses films (comme si les films ne pouvaient plus se défendre tout seul), et avouait à demi-mots qu'il aurait dû accompagner dans la mort Danièle Huillet. Et pourtant, le vieux bonhomme était bien vivant, riant de ses postures provocatrices, moquant ses obligations contractuelles de bouffon, mais aussi conscient que la générosité réelle dont il a pu témoigner ce soir-là envers l'auteur de ces lignes ne pouvait résulter que d'une confrontation critique rigoureuse. Tout cela ne serait au fond que du cinéma, si quelques heures après cette inoubliable rencontre, on apprenait que le dictateur tunisien Ben Ali n'avait pris la fuite à la suite d'une clameur populaire littéralement inouïe. L'improbable et bouleversante rencontre entre le peuple effectuant son retour fracassant sur la scène de l'histoire et la suprême lumière straubienne éclairant la clairière de l'idée communiste aura alors dialectiquement exemplifié les rapports étroits entre esthétique et politique.

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1 décembre 2010 3 01 /12 /décembre /2010 01:14

arton1898-b63fa.pngCette année encore, AC !, APEIS, MNCP et CGT Chômeurs appellent, avec le soutien de nombreuses organisations associatives, syndicales et politiques, à manifester le 1er samedi du mois de décembre

CONTRE LE CHOMAGE ET LES PRECARITES, POUR LA JUSTICE SOCIALE !

Rappel :

- la convention assurance chômage doit être « renégociée » par les partenaires sociaux avant la fin de l’année ;

- les misérables minima sociaux (AER, ASS, AAH, RSA…) seront réévalués (de combien ??) au 1er janvier prochain, comme chaque année ;

- comme chaque année, la petite prime de Noël n’est toujours pas certaine ; - les jeunes sont toujours discriminés par la loi RSA ;

 

Le samedi 4 décembre 2010 14h00 Place Stalingrad vers la Place de Clichy

 

Avec ou sans travail, la lutte des chômeurs et précaires vous concerne tous !

Les quatre organisations de chômeurs et précaires organisent pour la huitième année consécutive la manifestation nationale contre le chômage et la précarité qui se déroulera à Paris le samedi 4 décembre 2010.

Après plus de 30 ans de politiques pour l’emploi, 30 ans de discours sur un hypothétique retour de la croissance, la situation est plus qu’alarmante :

Ce sont aujourd’hui plus de 7 millions de personnes touchées par le chômage et la précarité ! Ce sont des attaques répétées au code du travail La précarité de l’emploi est devenue une norme, le cumul de petits boulots est proposé comme une solution… Cette augmentation incessante du chômage et de la précarité renforce la pression sur le monde du travail (mal-être au travail accru, pression sur les salaires) Les jeunes semblent être condamnés à la précarité (précarité des revenus, précarité du logement, précarité du travail) L’avenir qui se dessine ? Des parcours entrecoupés de périodes de travail, de petits boulots, de chômage… Vivre dans cette précarité, c’est être condamné à perpétuité avec des retraites à minima Sans oublier les sans papier qui travaillent, cotisent et qui n’ont pour seul droit qu’une reconduite à la frontière !

Cette société là, on n’en veut pas ! C’est tous ensemble qu’il faut lutter pour :

- Un emploi de qualité pour toutes et tous, librement choisi et correctement rémunéré
- La revalorisation des différents revenus des chômeurs et précaires
- et un revenu décent pour tou-te-s, avec ou sans emploi
- Des droits à retraite pour les sans-emploi (indemnisés ou non) et le maintien du droit au départ à 60 ans pour toutes et tous
- Le maintien de la Prime de fin d’année (dite Prime de Noël

Affiche4dec2010.gif
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12 novembre 2010 5 12 /11 /novembre /2010 22:08

EBOUEURS - C.E.N. - A.E.N.


Depuis le 12 octobre 2010, les Eboueurs et CEN/AEN sont en grève reconductible, ils ont
bloqués dès le 19 octobre 2010 l’Usine de traitement des déchets d’Ivry Brunesseau, ainsi que 2
garages de la Ville de Paris avec l’aide, dans un premier temps, de conducteurs sur un garage,
puis une fois qu’ils ont abandonné, les Eboueurs ont repris les choses en main.


L’Usine de traitement des déchets de St Ouen a, elle, été bloquée par les territoriaux de St
Ouen à la fois contre la réforme des retraites et pour soutenir notre mouvement. Le
Syndicat CGT du Nettoiement leur tire un SACRE COUP DE CHAPEAU, un GRAND
MERCI, d’autant plus qu’ils n’avaient aucune autre revendication, RESPECT,
RESPECT, RESPECT...


En interdisant l’accès de tout camion dans ces 2 Usines a entraîné l’arrêt des fours, pour celle
d’Ivry Brunesseau l’arrêt des 2 cheminées est historique puisque cela ne c’est jamais vu depuis
sa création.


27 jours de grève et 21 jours d’occupation avec une montée progressive dans nos actions, y
compris le blocage de 2 garages supplémentaires dès le vendredi 5 novembre 2010 et les 6
garages sur 6 étaient bloqués le 8 novembre 2010.


Le 25 octobre 2010, un autre fait historique, le Maire de Paris Bertrand DELANOE, a reçu une
délégation de grévistes, du jamais vu !

 

Le 3 novembre 2010, les Eboueurs interpellent, une nouvelle fois, le Maire de Paris qui
inaugurait la Place Clichy.


Nous reviendrons ultérieurement plus en profondeur dans les détails de cette lutte par le
montage d’un DVD car il nous semble qu’elle peut amener un élan supplémentaire dans la
construction d’autres mouvements.


Syndicat C.G.T. du Nettoiement des Services Publics Parisiens Bureau 214
3, rue du Château d’Eau Paris 10ème Tel : 01.44.52.77.05 ou 25 Fax : 01.44.52.77.29. courriel : cgt.syndicat@paris.fr
Retrouvez tous nos tracts sur le site : www.us-cgt-spp.org
Ce matériel a été élaboré par les syndiqués et est distribué grâce aux cotisations syndicales.
Paris le 9 novembre 2010


Pendant ces 27 jours de grève et 21 jours d’occupation de jours comme de nuit, dans le froid,
sous la pluie... Nous avons partagé ensemble de grands moments inoubliables, des
anniversaires, une naissance, nous en profitons pour passer un petit bonjour à Marius et à
ses parents, mais aussi des moments difficiles mais qui ont permis de tisser des liens forts,
c’est une LUTTE INOUBLIABLE et FORMATRICE : BRAVO


Au-delà, d’autres liens se sont créés avec les Cheminots CGT de Montparnasse, d’Austerlitz,
de l’Energie CGT Paris, les territoriaux en grève d’Ivry, de Vitry, de Villejuif, de St Ouen, de
Mitry... Avec les salariés en grève de la raffinerie de Grand Puits, les salariés de la TIRU
d’Ivry Brunesseau, les Bûcherons de la ville de Paris, la Fédération CGT des Services Publics,
l’UD CGT Paris, des UL CGT du 10ème, du 13ème, du 15ème, du 17ème, la CGT des Postaux de
Paris, l’US CGT SPP et plus particulièrement les Syndicats CGT de la Petite Enfance, des
EVSPC, de la DASCO, de l’Entretien, des Egouts, des Cadres, du CASVP, l’Intersyndicale
SPP, Le Secrétaire Général de la Fédération Syndicale Mondiale... Avec des Etudiants
notamment de Tolbiac, de Jussieu... Avec des militants de diverses Organisations Syndicales,
Associatives notamment l’APEIS et Politique notamment le Front de Gauche, le Groupe
Communiste du Conseil de Paris, la Section PCF du 13ème arrt, le Député Maire d’Ivry, le POI,
les VERTS, un Député Européen du Parti Communiste Grec....Les citoyens : Sophie pour sa
soupe magistrale, Mme Wague pour son repas inoubliable, nos cuistots Pierre, Pascal, nos
parties de rigolade avec Chapi-Chapo, la Belette, Doriane et les autres... Certains Conducteurs
des garages de la Ville de Paris... Des passants pour leur geste de sympathie, les automobilistes
pour leurs coups de klaxonne... Les lettres de soutien qui nous arrivent de toute la France, de
l’étranger souvent accompagnées d’un chèque... Avec Loïc notre Webmaster de l’US CGT
SPP... Avec le groupe « Vilains Raoul », le chanteur Merlot qui ont animé notre Concert,
Christian le Conducteur, Olivier le Cadre pour leur soirée de chansons, de guitare, Maya pour
ces affiches sublimes...Les médias de France mais aussi d’Algérie, d’Irlande, du Québec,
d’Angleterre...


NOUS EN OUBLIONS CERTAINEMENT, MAIS SACHEZ QUE
SANS VOTRE SOUTIEN NOUS N’AURIONS PA PU TENIR.


Ces soutiens ont été fraternels, chaleureux, inoubliables, ils nous ont permis de manger, de nous
chauffer, de dormir à l’abri chaudement, de tenir le moral et ils permettront d’aider
financièrement nos camarades les plus en difficultés.


ET C’EST SÛR, ILS NOUS PERMETTENT DE REPARTIR ENCORE PLUS FORT
DES DEMAIN S’IL LE FAUT !


Cette lutte n’a pas été simple le gouvernement s’est acharné à faire passer sa réforme pourrie
sur les retraites, le Maire de Paris a utilisé tous les moyens pour casser ce mouvement de grève
l’emploi du privé, le mensonge médiatique, ceux qui ont tiré dans l’autre sens pour briser ce
mouvement.


Mais notre détermination avec la fabuleuse aide des soutiens a eu gain de cause. Si le
gouvernement n’a pas encore plié, nous avons, avec d’autres, prouvé que nous pouvions y
arriver car nous avons fait plier le Maire de Paris.
Le dimanche 7 novembre 2010, encore un fait Historique, la DRH et la DPE recevaient
une délégation du Syndicat CGT du Nettoiement constituée de grévistes et nous avons
obtenus :
_ Sur le nouveau grade d’Eboueur Classe Supérieur 400 promotions sur les 2 ans à
venir soit un tapis de 250 en 2011 et 150 en 2012
_ Sur ce nouveau grade le dernier échelon aura comme indice brut 477 et indice
majoré 415 soit une augmentation brute par rapport au dernier échelon du
principalat de 106,49 € par mois et donc une amélioration importante pour leur
retraite.


En plus des 160 promotions/an au Principalat vont s’ajouter 40 promotions en 2011
et 20 en 2012


Les jours de grève pour la Propreté seulement seront étalés à raison de 2 jours/mois
au lieu de 3 jours par mois pour les autres personnels de la Ville de Paris.
Le Maire de Paris devrait annoncer dans les jours qui viennent d’autres mesures
qui concernent les bas salaires.


Les négociations vont s’ouvrir avec la DPE sur les primes, la DRH confirme
qu’autour du 15 novembre nous seront reçu pour préparer le CSAP de novembre
qui concrétisera les avancées indiciaire et nous serons reçu avec nos camarades
Egoutiers et Fossoyeurs pour mettre à plat l’ensemble de nos rémunérations.
La journée du 8 novembre 2010 est considérée comme journée d’information.
Bien sûr, cela s’ajoute à ce que le Syndicat CGT du Nettoiement a arraché à une
précédente audience avec la DRH, le choix pour l’ensemble des agents de la Ville de Paris
de transformer les grèves des 19 et 28 octobre 2010 en CA ou RTT.


Nous voulions rétablir cette vérité, car la CFTC qui ne fait même pas partie de
l’intersyndicale de la Ville de Paris, non contente de tirer à boulet rouge sur les acquis sociaux
des salariés, elle ment en disant que c’est elle qui a gagné. Il est vrai que nous en avons
l’habitude surtout depuis qu’elle s’est mariée avec ceux du SIAT ! Fermer la parenthèse !!!

 

Le Syndicat CGT du Nettoiement avec les grévistes, les occupants de la TIRU ont GAGNE
POUR l’AVENIR et ont fait la démonstration que même avec une minorité déterminée nous
pouvions arracher des avancées salariales.


Le combat n’est pas terminé, si l’Assemblée Générale de grévistes du 8 novembre 2010 a
décidé de débloquer les Garages et l’Usine de Traitements d’Ivry Brunesseau, ils ont
décidé de maintenir la pression sur le gouvernement et sur les négociations qui vont
s’ouvrir à la Mairie de Paris en reconduisant la grève sur 55 minutes/jour jusqu’à nouvel
ordre.


Le Combat n’est pas terminé, il faut maintenant convaincre tous ceux qui n’était pas dans la
lutte que nous pouvons encore gagner plus si nous sommes plus forts.
Sur l’emploi, sur les salaires, sur la réforme de la Catégorie B, sur les retraites... TOUS
ENSEMBLE Eboueurs, Chefs d’Equipe, Conducteurs, Maîtrise avec d’autres

NOUS POUVONS CHANGER LES CHOSES.


PROCHAINE MOBILISATION NATIONALE INTERPROFESSIONNELLE
LE MARDI 23 NOVEMBRE 2010

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25 octobre 2010 1 25 /10 /octobre /2010 02:11

Totalement-scandaleux.jpgRaffinerie de Grandpuits : le tribunal administratif de Melun annule vendredi soir les réquisitions d’ouvriers

Après la mise en scène médiatique de la charge des gendarmes contre les grévistes, et la réquisition radiodiffusée et télévisée - sous peine de 5 ans de prison - des ourviers de la raffinerie de Grandpuits, le temps du droit arrivait-il ?

Le tribunal administratif de Melun cassait la réquisiton du préfet parce qu’elle met gravment en cause le droit de grève.

Sur ordre du gouvernement, le préfet méprise la décision du tribunal et émet de nouvelles réquisitions identiques aux premiers.

Une nouvelle action en justice en cours. Pendant ce temps, les médias domestiqués font campagne sur le manque d’essence......

 

 

Ci- apres un article de Pascal RENNE du Collectif Confédéral CGT DLAJ. Bien entendu, l'action juridique ne saurait se substituer à la recherche d'un rapport de force pour interdire ces remises en cause du droit de grève, mais ce papier rappelle opportunément quelques points de fond qui ne sont pas inutiles dans les discussions et prises de décisions des grévistes et leurs soutiens.

 

 

 

GREVE ET REQUISITION

 

 

I) Droit de grève et réquisition par les Préfets

 

1)   Le droit de faire grève, liberté fondamentale, est protégé comme un droit de la personne du salarié, un droit de légitime défense, un droit de faire pression, de nuire (arrêter une production, faire perdre des clients, perturber un service public).

Les grévistes sont protégés contre le licenciement, les sanctions, sauf s’ils commettent personnellement une faute lourde détachable de la grève et des actions collectives liées à la grève.

 

2)   La réquisition de travailleurs et par ailleurs le préavis ou le service minimum qui restreignent la liberté de faire grève sont strictement encadrés par la loi d’une part, et contrôlés par le juge judiciaire ou selon les cas par le juge administratif d’autre part.

L’OIT n’admet ce type de restrictions que lorsque peuvent être en cause la sécurité des personnes ou leur

santé et non pas s’il s’agit de la circulation, de l’enseignement, de l’énergie…

 

3)   Les règles en matière de réquisition. En dehors de lois de police spéciale concernant la réquisition de logement ou la sécurité civile, rien ne permet au préfet d’intervenir par réquisition dans un conflit social.

C’est par le détournement d’une modification du code général des collectivités territoriales (CGCT) que les préfets tentent de procéder à des réquisitions.

 

L’Article 3 de la loi du 18 mars 2003 de «Sécurité Intérieurs» (LOSI) a complété l’article L2215-1 du CGCT en introduisant une possibilité pour le préfet en cas d’urgence et d’atteinte au «bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité,  à la sécurité publique» de recourir à la réquisition.

 

Cette introduction dans le CGCT a été faite par amendement gouvernemental et soutenu par le ministre de l’intérieur de l’époque un certain N. Sarkozy. Il s’agissait selon ce ministre de faire face à des catastrophes naturelles, industrielles, à des risques sanitaires, à des urgences sociales en faisant appel à des moyens matériels exceptionnels. Il n’était pas question de donner des pouvoirs supplémentaires aux préfets.

 

C’est néanmoins ce texte à contours flous qui est détourné par les préfets depuis quelques années, mais par ailleurs encadré par les tribunaux.

  

II) L’Encadrement de la Réquisition.

1)     

      La  réquisition ne peut être qu’exceptionnelle parce qu’elle porte atteinte à des libertés ou des droits fondamentaux (pas seulement le droit de grève, mais le droit de propriété, ou même la liberté du travail…)

 

Le Conseil constitutionnel saisi lors de l’adoption de la loi LOSI a pris soin de rappeler que «les mesures décidées par le préfet peuvent être contestées devant le juge administratif notamment dans le cadre du référé». Il s’agit ici de la procédure de recours en suspension par le référé liberté ouvert devant le juge administratif de l’urgence (art. L521-2 du code de justice administrative). Quelques préfets depuis 2003 ont tenté de venir au secours des patrons d’établissements de santé privé (à but lucratif !) perturbés par des grèves.

 

2)    L’appréciation des tribunaux. Rappelons que ni les employeurs, ni les tribunaux judicaires ne peuvent recourir à la réquisition.

 

La direction d’une maternité privée qui assurait 40% des accouchements dans le département et dont les sages femmes étaient en grève (pour obtenir l’égalité de salaire avec les sages femmes du public) a fait appel au préfet pour réquisitionner les sages femmes. L’Agence régionale d’Hospitalisation avait-elle, de connivence avec la direction ordonné la fermeture de l’établissement pour des raisons de sécurité, interdisant ainsi aux médecins obstétriciens de procéder aux accouchements.

 

Le préfet, par un arrêté, a procédé à la réquisition de la totalité des sages femmes en utilisant l’article L2215-1 du CGCT. Le tribunal administratif d’Orléans saisi en urgence a refusé de suspendre l’arrêté et c’est quelques jours seulement après que le Conseil d’Etat a censuré cette décision.

 

Il rappelle que le droit de grève est une liberté fondamentale et qu’il ne peut-être limité que dans la stricte mesure de l’urgence et dans la stricte proportion des nécessités de l’ordre public ou de la sécurité publique et que l’arrêté aboutissait à la négation du droit de grève.

 

Reproche est fait au tribunal administratif de ne pas avoir examiné contradictoirement les conséquences de cet arrêté et les mesures alternatives qui auraient pu être prises et qui préservaient le droit de grève, en l’occurrence les moyens des autres établissements et les compétence des médecins non grévistes auraient dû être mobilisés en priorité.

 

Ainsi dans cette première décision (Conseil d’Etat 9 déc. 2003 Aguilon et a, Droit Ouvrier 2004 p184) s’agissant du droit de grève liberté fondamentale, le Conseil d’Etat confirme les pouvoirs du juge administratif des référés pour contrôler les décisions de réquisition des préfets qui auraient perdu de vue la protection du droit de grève pour obéir aux ordres politiques et bafouer les libertés.


EN RÉSUMÉ :


Ø      Dans certaines conditions, des réquisitions peuvent être ordonnées par les préfets, y compris dans des entreprises privées (article L. 2215-1 du Code Général des Collectivités Territoriales). Il s’agit de contraindre des grévistes à reprendre leur travail (ce qui diffère des lois sur le service minimum).

 

Ø      Ces réquisitions ne peuvent être qu’exceptionnelles.

 

Ø      L’employeur ne peut pas procéder lui-même à des réquisitions, il doit demander au préfet de prendre un arrêté de réquisition.

 

Ø      Les réquisitions sont illégales notamment quand elles ne sont pas :

- justifiées par l’urgence

- et proportionnées, il s’agit de maintenir le "bon ordre", la salubrité ou encore la sécurité publique et non pas de permettre à une entreprise de mettre en place un service normal. Quand des mesures alternatives peuvent être prises ou lorsque les salariés non grévistes sont en nombre suffisant pour assurer le maintien de l’ordre public les réquisitions ne sont pas possibles.

 

Ø      Pour faire cesser une réquisition illégale il faut immédiatement saisir le juge administratif sous la forme du référé liberté, le juge tranchera sous 48hrs.

 

   Le Collectif Confédéral DLAJ

   Pascal Renne

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29 septembre 2010 3 29 /09 /septembre /2010 13:04

Les personnels des bibliothèques municipales parisiennes qui doivent ouvrir à partir du dimanche 5 septembre, ont voté la grève, pour tous les dimanches à venir, à l’issue d’une Assemblée Générale qui s’est tenue ce matin.

 

Les personnels des bibliothèques François Truffaut (1er), Marguerite Yourcenar (15ème) et de la toute nouvelle médiathèque Marguerite Duras (20ème) demandent  une prime de 100 euros net par dimanche travaillé. Travailler le dimanche, oui, mais pas à n'importe quel prix.

 

Un préavis de grève a été déposé par l’ensemble des sept syndicats - CFDT , CFTC, CGT, FO, UCP, UNSA et Supap-FSU - de la Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris.

 

La dernière proposition de la Ville de Paris était de 75 euros nets de prime dominicale. Cette proposition a été rejetée par les bibliothécaires, qui demandent 100 euros.

  

La  Ville de Paris refusant toujours de satisfaire cette revendication déjà ancienne de plusieurs mois, c'est l’ensemble des personnels des trois bibliothèques qui se met en grève chaque dimanche à compter du 5 septembre qui est le premier  dimanche de réouverture des bibliothèques parisiennes. La grève a été reconduite dimanche 26 septembre.

 

Cette actualité sociale fait écho à la lutte de ces dernières semaines entre la  Ville de Paris et le préfet sur le travail du dimanche. Le préfet de Paris avait en effet rejeté les demandes de Bertand Delanoë du classement des zones touristiques en Périmètres d’Usage de Consommation Exceptionnelle (PUCE), qui permettaient de rémunérer davantage les employés.

 

Sauf que les bibliothèques ne sont pas des commerces, mais le lieu public de promotion citoyenne de la valeur d'usage des biens culturels ainsi arrachés à la sphère marchande. Il ne s'agit pas de consommer, mais de se cultiver. La réponse ne viendra donc pas de ce marché de dupes que sont les PUCE, mais du rapport de force qu'établiront les prolétaires de la culture avec leur exploiteur "socialiste".  

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1 septembre 2010 3 01 /09 /septembre /2010 17:00

Nathalie Granger (1972) de Marguerite Duras

 

 

Le sauvage, le neutre

 

 

Très rapidement, la littérature de Marguerite Duras a rencontré le champ du cinéma. C'est d'abord, assez classiquement, le registre de l'adaptation cinématographique de ces récits qui prime : Un barrage contre le Pacifique de René Clément en 1957 et de Rithy Panh en 2009 (d'après le roman de 1950), Moderato Cantabile de Peter Brook en 1960 (d'après le récit écrit en 1958), Dix heures et demie du soir en été de Jules Dassin en 1966 (d'après le texte datant de 1960), Le Marin de Gibraltar de Tony Richardson (d'après le roman de 1952), En rachâchant de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet en 1982 (d'après le conte pour enfants Ah ! Ernesto en 1971), L'Amant de Jean-Jacques Annaud en 1986 (d'après le récit de 1984), L'Après-midi de Monsieur Andesmas de Michelle Porte en 2004 (d'après le texte écrit en 1962). Ce sont encore des participations souvent décisives à des scénarios qui ont pu devenir ensuite des textes littéraires à part entière : citons surtout Hiroshima mon amour réalisé en 1959 par Alain Resnais – mais ce sont aussi Une aussi longue absence réalisé en 1960 par Henri Colpi, Mademoiselle réalisé en 1966 par Tony Richardson, La Voleuse réalisé en 1966 également par Jean Chapot. L'expérience du premier long métrage de fiction d'Alain Resnais soutenu par des principes esthétiques radicaux aura fortement marqué Marguerite Duras, au point de la décider à passer elle-même la rampe de la réalisation cinématographique. Entre 1967 et 1984, son œuvre littéraire (incluant aussi le théâtre) s'épanouira également dans l'art du cinéma. Précédée en France par Marcel Pagnol, Sacha Guitry et Jean Cocteau, et contemporaine de l'italien Pier Paolo Pasolini, Marguerite Duras aura su dégager et emprunter une voie cinématographique unique dont la radicale singularité esthétique aura été instituée à partir des puissances de sidération et d'hallucination appartenant en propre à son geste littéraire. Ce sont La Musica (1967) coréalisé avec Paul Seban, Détruire, dit-elle (1969), Jaune le soleil (1971), Nathalie Granger (1972), La Femme du Gange (1973), India Song (1975), Des journées entières dans les arbres (1976), Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976), Le Camion (1977), Baxter, Vera Baxter (1977), Le Navire Night (1978) dans le sillon duquel nous trouvons les courts métrages réalisés en 1979, Césarée, Les Mains négatives, Aurélia Steiner Vancouver et Aurélia Steiner Melbourne, puis Agathe et les lectures illimitées (1981), L'Homme-Atlantique (1981), le documentaire produit par la RAI Dialogue de Rome (1982), et l'ultime Les Enfants (1984) coréalisé avec son fils Jean Mascolo et Jean-Marc Turine. On pourrait enfin citer La Mort du jeune aviateur anglais, ce court métrage de 36 minutes réalisé en 1993 (trois ans avant le décès de Marguerite Duras) par Benoît Jacquot (qui fut son assistant sur Nathalie Granger), où l'écrivaine narre un fait qui l'a marquée, et qui semble irréductible au domaine de l'écriture littéraire. Un fait qui ne peut que se raconter, que se dire, pour faire voir ce qui ne peut pas s'écrire. Le cinéma aura alors peut-être représenté pour Marguerite Duras le point le plus extrême de la littérature, le lieu d’expression de la possibilité de sa propre impossibilité : là où, l'écriture devenant chair, s'abîme le dire au nom d'un voir qui, interdisant toute parole, excède tout regard. Si le diptyque India Song / Son nom de Venise dans Calcutta désert, Le Camion, les courts métrages dans le sillon du Navire Night, et L'Homme-Atlantique figurent les jalons d'un geste radical, obstiné, intransigeant, souverainement seul, fondamentalement tranchant, Nathalie Granger (qui ressort en ce moment au cinéma Le Reflet Médicis dans le Vème arrondissement de Paris) est le premier film de la cinéaste à réussir parfaitement à ouvrir un espace cinématographique distinct du régime représentatif habituel, et autorisant dans cet écartement même le surgissement des puissances subversives, esthétiquement et politiquement, du neutre.

 

 

Le sémiologue Roland Barthes est entré au Collège de France en 1977. Entre 1977 et 1978, il a donné un cours sous la forme de 13 séances consacré à la notion de neutre. Il a fallu 2002, soit 22 ans après la mort accidentelle de l’intellectuel renversé par une camionnette sur le chemin du Collège de France, pour que soit finalement publiée l’intégralité de ce cours (Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), éd. Seuil/IMEC, Paris, 2002). Hanté par le deuil de sa mère à l’époque de cette série de séances (et on imagine la valeur symbolique du neutre comme force de tenue et de retenue, de contention et de neutralisation des ravages affectifs que peut causer la perte des êtres les plus chers), Roland Barthes en profitait alors pour offrir d’amples développements à une notion sur laquelle il avait déjà travaillé, au moins depuis la parution en 1953 de son essai intitulé Le Degré zéro de l’écriture (éd. Seuil). C’est le premier essai de l’auteur, en même temps que cet ouvrage est devenu l’archétype littéraire de ce qu’on appelait alors, pour la défendre ou la mettre en cause d’ailleurs, la « nouvelle critique » dont les travaux analytiques et objectivistes (l’intéressait le jeu seul de l’écriture et de son déchiffrement plutôt que les intentions subjectives de l’auteur ou les déterminations sociales extérieures au fait même d'écrire) allaient concorder avec l’établissement de la pensée structuraliste dix ans plus tard. A partir d’une réflexion portant sur l’écriture blanche et le style désaffecté employés par Albert Camus pour L’Etranger (éd. Gallimard-coll. « Blanche », 1942), Roland Barthes met en avant, à partir d’une théorie linguistique selon laquelle une opposition signifiante peut être neutralisée par un troisième terme appelé « degré zéro », une idée du neutre comme possibilité de déjouer les assignations signifiantes imposées par tout code linguistique. Dans Le Neutre, il s’agit donc de se mouvoir autour d’une notion qui, échappant aux fixations des définitions (littéralement : toujours définitives), est alors cernée sur le mode de la « scintillation ». « Pour moi, le Neutre ne renvoie pas à des "impressions" de grisaille, de "neutralité", d’indifférence. Le Neutre – mon Neutre – peut renvoyer à des états intenses, forts, inouïs ». La soustraction n'équivaudra donc pas au minimalisme, parce que ce dernier « abolit l’affect » (p. 249). Les scintillations induisent l’idée d’intensité perceptive tout autant qu'affective. Intensité animale : si le neutre était un animal, ce serait selon Roland Barthes un âne – comment alors ne pas penser à celui de Au hasard Balthazar (1966) de Robert Bresson ? L’âne comme butée obstinée sur laquelle rebondissent les brutales volées provenant du dehors. L’âne comme corps absorbant la violence des coups et persévérant dans son être animal – cette innocente matité en deçà des obligations ou compromissions de l’existence humaine. Intensités physiques et affectives : si le neutre était un ou plusieurs motifs ou états, ce seraient la fatigue, la bienveillance, la délicatesse – toutes choses « indéfendables socialement » précisait Roland Barthes, puisque le capitalisme préfère valoriser la dépense productive de travail, les bénéfices méritocratiques de la concurrence, et la brutale arrogance des vainqueurs du système.

 

 

1/ Le neutre comme langue de la résistance obtuse et de l'émancipation butée :

faire bégayer l’ordre des discours

   

Nathalie Granger (1972) de Marguerite Duras, son quatrième long métrage (produit par le cinéaste Luc Moullet), est ce film implacable et doux, buté et bâté, affectueux et retors, comme l’âne du film de Robert Bresson qu’elle admirait tant. Si Nathalie Granger, le film comme sa petite héroïne éponyme, était un animal, ce serait bel et bien un âne. Cet animal qui bouleverse par sa fatigue, sa bienveillance et sa délicatesse résultant du poids supporté de toute la bêtise besogneuse du monde. Domineront donc dans ce film les formes subtiles du neutre quand il s'appelle fatigue, bienveillance et délicatesse. Les bienveillantes, ce sont déjà les actrices Jeanne Moreau et Lucia Bosé. Si la première paraît sans mot dire veiller sur la seconde, les deux femmes partagent une même fatigue sans fond tirant les traits de leur visage respectif (Lucia Bosé avait 41 ans et Jeanne Moreau 44 ans à l’époque de la réalisation du film). Ni vieilles ni jeunes, fatiguées de n'être plus dans la jeunesse et de n'être pas encore dans la vieillesse, ce sont deux femmes entre deux âges, sur le seuil d'âges opposés. Ce sont, l'une claire, l'autre brune, deux femmes bienveillantes parce que disponibles à une amitié dont la délicatesse s'exprime sans s'expliciter, dans tel geste gracile, dans telle inflexion vocale, dans tel regard soutenu et suspendu, dans telle pose évoquant l’art de la statuaire (en attendant les poses hiératiques de India Song, les ruines de Son nom de Venise dans Calcutta désert, et les statues du Parce des Tuileries de Césarée). Donc, loin de la contrarier, la fatigue ne lèse jamais ici l’extrême délicatesse de l'amitié des deux femmes, cet espace ouvert sur le non-appropriable d’une affection commune, ce lieu sans limite où s’exerce l’indicible communauté – « l'entre-exposition » (Jean-Luc Nancy) des amis. Et d’abord, le lieu qui accueille au moment du tournage le lieu du récit (le lieu comme locus – en linguistique cognitive, le locus est le lieu où se déroule l'action que soutiennent des actes de parole), c’est la maison de Marguerite Duras située à Neauphle-le-Château dans le département des Yvelines. L’esthétique fragmentaire à laquelle recourt la cinéaste trouve à s’appliquer autant sur le lieu (la maison) que sur les actes de langage à partir desquels est symboliquement circonscrite la fiction. Fragmentation filmique de la maison de Neauphle-le-Château dont les espaces sont comme recomposés à chaque raccord. Maison pliée, dépliée et repliée à partir des lignes croisées des fenêtres et des miroirs. Maison démontée puis remontée sur la base de ses encoignures ou coulissements de portes, de ses couloirs, de ses vitres et de son jardin. Mais c’est également une fragmentation de la narration qui montre la fiction comme victime d’un bégaiement. Le premier bégaiement, c'est déjà cet écartement (assez bressonien) des paroles disjointes des corps (tantôt filmés de dos, hors champ, très loin, dans un miroir, tantôt postsynchronisés) qui, « in », sonnent « out », voire « off ». Comme si les mots – rares, définitifs, durassiens – s'émancipaient de leurs auteurs. Comme si les énoncés devenaient autonomes, telle une force verbale impersonnelle déconnectée de la personne des émetteurs. Comme si les paroles et les images, à coup de panoramiques et de faux-raccords, se décollaient en plaques architectoniques divergentes. C'est alors un intervalle créateur qui s'institue, comme une césure autorisant les images et les paroles à se désenchaîner et ainsi ne plus se faire valoir les unes par rapport aux autres, à aller se faire voir ailleurs, à ne plus valoir que pour elles-mêmes (à cesser de travailler, pour parler comme Jun Fujita). Ce ne sont plus des personnages qui récitent un dialogue, c'est une langue impersonnelle et neutre qui se fait entendre, langue générique et donc en dehors de toute forme d’appropriation privative : la langue sauvage et renfrognée de la résistance obtuse et de l'émancipation butée. D'autres bégaiements sont également entendus. Bégaiement des ritournelles enfantines de piano jouées par l’enfant qui donne son nom au titre du film. Bégaiement de la séquence mettant en scène la directrice de l’école et la mère de Nathalie (Valérie Mascolo, la fille de l'ancien compagnon de la cinéaste, Dionys Mascolo, que l'on voit au début du film), la première expliquant à la seconde qu’il n’est plus possible pour l’institution d’accueillir pareille enfant dont la violence est excessive, impossible. Bégaiement des coups de téléphone débouchant sur les vides intransitifs (et comiques) de la communication ratée (« Désolé, il n'y a pas le téléphone ici » répond le personnage de Jeanne Moreau à sa correspondante à l'autre bout du fil). Bégaiement des intermèdes radiophoniques consacrés à la virée criminelle de deux jeunes tueurs semant la terreur dans les environs (Marguerite Duras semble s'être inspirée d'un véritable fait divers de l'époque). Bégaiement du discours du voyageur de commerce (Gérard Depardieu, pour son premier grand rôle au cinéma – il reviendra encore trois fois chez Marguerite Duras, pour La Femme du Gange, Baxter, Vera Baxter et Le Camion), dont l’efficience déjà préalablement peu assurée s’effiloche progressivement dans un bredouillement encouragé par le refus des deux maîtresses de maison d'acheter le nouveau lave-linge qu’elles possèdent déjà (on retrouvera un avatar de cette séquence dans Last Days de Gus van Sant en 2005, avec son enfant sauvage – un rocker schizo inspiré de Kurt Cobain – dont les bredouillements neutralisent le discours des représentants de commerce ou de la parole divine). La fragmentation, c’est donc en premier lieu l’opération cinématographique d’une dispersion des éléments fictionnels, d’une dissémination des signes habituels de la représentation, d’un écartement du sens par rapport à lui-même : son évanescence, son absentement, sa neutralisation, et ce au nom des puissances esthétiques et politiques de soustraction, de subversion et de libération du neutre. 

 

 

Roland Barthes soulignait cet apparent paradoxe selon lequel l’opération de réduction induite par le neutre peut également autoriser une pluralité, une hétérogénéité sémantique. Les questions du manque, de l’absence, du sens évanescent irisent d'ailleurs l’ensemble de son cours donné au Collège de France : « le droit au silence, le droit de se taire, de ne pas écouter » (Roland Barthes, op. cit., p. 50). C’est le droit pour les deux femmes de Nathalie Granger de garder le silence, de le partager ensemble, de demeurer dans une réserve protectrice, d’adopter sans concertation, explicitation, ni calcul une posture revêche, d’occuper le refuge à partir duquel fuir s’identifie à faire fuir, de tracer la ligne droite – le trait – d’un retrait, d'habiter une retraite qui retire à l'ordre des discours et des représentations dominant leur autorité afin de s’engouffrer dans la perspective nouvelle d’une esthétique soustractive et déceptive. Se soustraire, c'est retrancher, c'est décevoir, c'est subvertir, c'est faire bégayer les machines autoritaires et policières du jugement et de la communication, de la pédagogie et de la marchandise. Se soustraire, c'est le droit de se taire, de se retrancher derrière le silence dont la force intransitive neutralise les dangereuses liaisons du contrôle par le consumérisme et de la surveillance par les disciplines étatiques. Se soustraire, c'est faire taire les discours du pouvoir, de tout pouvoir. C'est le discours mécaniquement réitéré et hoquetant de la directrice d’école résonnant dans le vide de sa méprisante autosatisfaction. L’implacable affirmation (« Nous sommes en terrain connu ») proférée par la représentante de l’institution scolaire lorsqu’elle fait littéralement le procès de la petite Nathalie (et de sa mère), définitivement perdue pour les bonnes causes du pouvoir, se trouve alors en même temps affectée par un tremblement du sens donnant à entendre aussi le contraire (« Nous sommes en terre inconnue »), soit l’ouverture d’un champ des possibles à partir duquel repenser l’existant. C'est aussi le discours radiophonique (et plus généralement médiatique) s'identifiant avec l’ordre policier et perdant de son écho – de son poids sonore, de sa légitimité symbolique – dans le vide des couloirs d'une demeure aussi indifférente aux rumeurs ou murmures du pouvoir que l’étang l’est en regard de la fange le recouvrant par endroit. C'est le discours commercial du vendeur de machines à laver, dont l’assurance (qui est aussi celle du jeune comédien issu du café-théâtre vendant pour la première fois au cinéma son savoir-faire) s’abîme sur le mur tranquille des « Non, vous n’êtes pas voyageur de commerce » doucement renouvelés par le personnage de Jeanne Moreau dans l’assentiment tacite de celui de Lucia Bosé. Soustraire et décevoir, taire et faire taire : c’est tantôt le droit de (re)trancher dans le lard des injonctions et autres prescriptions normatives, c'est tantôt celui de (faire) décliner les mots d’ordre et les impératifs catégoriques. Sur le plan stylistique, c'est le droit de faire bégayer la langue (de lui faire parler une langue étrangère, comme disait Gilles Deleuze en parlant de Marcel Proust, Franz Kafka ou Herman Melville, et c’est par exemple ici l’accent italien de Lucia Bosé qui tord ou fait fuir le français parlé), et particulièrement ici de disloquer une narration en la disséminant dans les dis-jointures d'un espace filmique fragmenté, écartelé, décollé – un espace filmique neutre car écarté de toute prescription représentative. Alors, la soustraction devient ouverture. Le dedans et le dehors en se répondant attestent la véridicité de l'énoncé féministe d'alors selon lequel « le privé est politique ». Le jardin et la cuisine entrent dans une forme de coalescence en vertu de laquelle le domestique et le sauvage se con-fondent. L'étang prolonge les surfaces miroitantes de la maison et inscrit le ciel (refuge symbolique de toute forme de transcendance) dans l’immanence horizontale de la terre. La délicatesse des bienveillantes et la souplesse gracile des chats convergent dans le mutisme sibyllin des femmes et le sourire énigmatique des enfants. Et pendant tout cela, le piano, loin des brutales manières de l’autoritaire pédagogie musicale (on pense à nouveau à Robert Bresson – celui de Mouchette en 1967), semble jouer tout seul, exposant le babil brut – sept notes seulement – d’une langue peut-être nouvelle, peut-être à venir. Entre des partitions de Schubert et de Bach, on lira d’ailleurs ceci : « Die Kunst der Fuge ». Soit en français l'esprit de la fugue, et c'est précisément celui qui souffle où il veut dans la maison-refuge de Nathalie Granger. L’esprit de la fugue, c’est aussi l’esprit nomade : celui de la désertion, de l’exil, de la déterritorialisation, de la fuite loin des assignations nationales (la femme d’origine portugaise dont on prend des nouvelles auprès de la préfecture de Versailles – le Portugal ayant par ailleurs longtemps souffert du régime fasciste imposé par Salazar jusqu’au milieu des années 1970). 

 

 

2/ Le neutre comme force de neutralisation des logiques identitaires et oppositionnelles

 

 

La demeure, c'est donc l'ouvert : un peu de temps à l'état pur aurait dit Marcel Proust, un peu de pure présence neutralisant les contraintes des normes et des identifications, des assignations et des représentations – les puissances du neutre en tant qu’elles s’opposent au pouvoir des vieilles passions binaires qu'aura véhiculées pendant 2.500 ans la métaphysique occidentale. Roland Barthes définit d'ailleurs le neutre comme « ce qui déjoue le paradigme », comme ce qui s’élève et s’oppose au « binarisme implacable » (ibidem, p. 32) des systèmes structuraux d’oppositions sur lesquels repose habituellement l'ordre discursif depuis l'invention platonicienne de la métaphysique. Contre toutes les déclinaisons de la logique oppositionnelle dominante (masculin/féminin, négatif/positif, humain/animal, légal/illégal, dedans/dehors, français/étranger, privé/politique, littérature/cinéma, son/image, champ/hors-champ), il s’agit de privilégier les puissances de soustraction, de diversion, de désertion et de subversion de ce neutre qui trace, en miroir l'une de l'autre, la ligne politique de neutralisation du consensus policier (qu'amplifie dans le registre de la communication la sphère médiatique) et la ligne esthétique de neutralisation du consensus représentatif (où le voyageur de commerce exemplifie l'identité structurale entre divers régimes de représentation, cinématographique, marchande, mais aussi politicienne). Nathalie Granger, dont l'être même manifeste le refus opaque ou obscur de l'arraisonnement des subjectivités aux assujettissements disciplinaires de l'école (on dit qu'elle déchire ses cahiers, renverse des encriers, moleste ses camarades), de la culture (ses ritournelles hésitantes et hasardeuses au piano) ou de la famille (les chats refusent de rester dans son landau qu'elle finira par renverser contre une grosse pierre), c'est le neutre à l'œuvre, le neutre en acte, le neutre fait corps. La violence de Nathalie Granger, c’est la violence du neutre, sourde, palpable, irreprésentable, hors champ. La bienveillance du personnage de Jeanne Moreau pour celui de Lucia Bosé, Isabelle qui est la mère de Nathalie, consiste alors à délicatement favoriser chez la seconde l'état d'esprit nécessaire à l'acceptation de l'indicible retranchement de son enfant. Des actes de la vie quotidienne (cette « vie matérielle » qui fascinait tant Marguerite Duras et pour laquelle elle a consacré un livre parue chez P.O.L. en 1987), comme débarrasser la table après le repas et mettre le feu à des branches mortes réunies en petit tas dans le jardin, peuvent aider à faire ressentir et imaginer la nécessité, autant politique qu'éthique, de la tabula rasa, du grand incendie de l'utopie – Mai 68 dont les braises étaient encore ardentes en 1972. C'est une lutte qu'aura invisiblement mené la mère de Nathalie contre la légitimité symbolique des normes qu'elle a intériorisées. C’est un combat in fine remporté par elle qui, refusant d’envoyer sa fille en pension, refuse pareil écartement tout en respectant l’écart, le retranchement, le retrait de son enfant et, ce faisant, Isabelle réussit elle-même à se soustraire aux obligations de la domination parentale devant relayer (on le sait au moins depuis Friedrich Engels) dans l'espace domestique la domination étatique. En déchirant les carnets de correspondance de sa fille et en les jetant au feu, la mère rejoint son enfant dans un même refus imprononçable (et donc non-didactique) de perpétuer l'insupportable d’une autorité dont la légalité ne s’identifie plus désormais à la question de sa légitimité. C'est beau, cette idée que les parents doivent parfois épouser la mesure sans mesure de leurs propres enfants, afin de tous ensemble mettre en déroute et décevoir les diffuses oppressions structurant la vie quotidienne. Le neutre, c'est aussi le félin noir qui passe et repasse sans qu'on lui en ait intimé l’ordre, qui, tel le chat du Cheshire chez Lewis Carroll, disparaît, se volatilise et réapparaît, dodeline et se faufile, comme cela lui chante : pure présence fuyante et bienveillante ne témoignant délicatement que de sa propre souveraineté, ainsi déliée de tout souci des finalités. Le neutre, c'est encore le voyageur de commerce qui met tant de temps à se convaincre (séquence comique, puis insidieusement tragique) que son être ne peut se réduire enfin à une identité socioprofessionnelle aliénante, qui bataille lui aussi longuement pour se soustraire à une identification extérieurement fixée, et qui redevient un peu le paria qu'il a peut-être autrefois été, le prolétaire qui s’inscrit dans la même ligne confraternelle que les délinquants des Yvelines (dont on dit qu'ils n'ont pas atteint la majorité civile), les enfants et les chats.

 

 

Tous, chats et tueurs, enfants et voyageur de commerce, sans feu ni lieu, et que peut accueillir temporairement la maison chaleureuse de Marguerite Duras comme de Nathalie Granger. Tous des enfants sauvages (François Truffaut avait réalisé en 1969 L'Enfant sauvage d'après le mémoire du docteur Itard relatant l’existence du petit Victor de l’Aveyron, pendant que Fernand Deligny, que François Truffaut a bien connu, lança avec l’aide technique de Jean-Pierre Daniel et Josée Manenti le tournage en 1970 du film Le Moindre geste avec un garçon autiste, Yves, dont nous est d’ailleurs contée l’évasion). Tous membres de ce que l'écrivaine et cinéaste nommait à l’époque la « classe de la violence », cette classe neutre qui, en se glissant à l'intérieur du couple dialectiquement enchaîné pour le pire formé par la bourgeoisie et le prolétariat, devrait faire dérailler la chaîne de la catastrophe capitaliste. « Le Neutre n’est pas le troisième terme – le degré zéro – d’une opposition à la fois sémantique et conflictuelle : c’est, à un autre cran de la chaîne infinie du langage, le second terme d’un nouveau paradigme, dont la violence (le combat, la victoire, le théâtre, l’arrogance) est le terme plein » (Roland Barthes par Roland Barthes, éd. Seuil-coll. « Ecrivains de toujours », 1975, p. 136). La classe de la violence, comme expression et abolition, comme neutralisation de la violence de l'Etat et du Capital. Le neutre, ce serait donc la capacité utopique de neutralisation et de retranchement, de soustraction et de subversion à l’autoritarisme paranoïaque et fascisant des représentations et des discours qui relaient le pouvoir lorsqu'il se manifeste dans les domaines du visible, de l'audible et du dicible. Pouvoir des doxa, des rhétoriques, des expertises, des idéologies (ce seraient aujourd'hui la « novlangue néolibérale » selon Alain Bihr, ou la « LQR » – la langue de la cinquième république – d'après Eric Hazan). C'est le droit de se soustraire – en voulant la gripper – de la machine dialectique que se partageaient alors après 1968 progressisme capitaliste et marxisme orthodoxe (Marguerite Duras, exclue du PCF en 1950, a bien connu la bêtise stalinienne). Il ne s’agit donc pas de rabattre les puissances du neutre sur celles du négatif afin de relancer la dynamique infinie de la synthèse toujours rejouée (au nom du libéralisme censément réel à l'ouest ou du communisme supposément réel à l'est), puisque celles-ci visent au contraire la neutralisation de toutes les machineries totalisantes, toutes les clôtures signifiantes, toutes les polices du sensible. Du coup, le neutre serait alors bien plus proche philosophiquement de cette « dialectique à l’arrêt » dont parlait Walter Benjamin qui, selon lui, pouvait aider à stopper la tempétueuse catastrophe du progrès. « Nous pourrions dire que le Neutre allégué ici n’est pas du côté du mésos (du moyen, du ni-ni) mais du côté de l’hétéroklytos, de l’irrégulier, de l’imprévisible, du tour à tour en désordre » (ibid., p. 171) ; le neutre comme ce « qui penche d’un côté et de l’autre » (idem) ; « le meilleur Neutre, ce n’est pas le nul, c’est le pluriel » (ibid., p. 159). C’est la possibilité d’un sens qui se dessine entre les lignes. C’est la combinaison d’éléments hétérogènes, non plus basée sur un système oppositionnel, mais sur « des débordements, des empiètements, des fuites, des glissements, des déplacements, des dérapages » (Roland Barthes, cité par Bernard Comment, Roland Barthes, Vers le neutre, éd. Christian Bourgeois, 1991, 2002, p. 56). Lignes de fuite des chats et des enfants qui n'iront plus à l'école (pour y apprendre quoi, si ce n'est des choses que l'on ne sait pas comme le dit si finement le sibyllin Ernesto, le héros du conte qui a inspiré En rachâchant de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet et qui réapparaîtra dans le dernier film de Marguerite Duras, Les Enfants). Lignes de fuite des femmes qui ne veulent plus répondre aux injonctions des normes étatiques, scolaires ou familiales. Lignes de fuite du voyageur de commerce qui arrive à se soustraire à une identité factice, pour errer librement, dedans dehors la maison, tel un chat. Lignes de fuite des assassins criminels qui hors-champ terrorisent les bourgeois des environs, accomplissant la puissance radicale du neutre comme monstration d’un scandale (la morne domination bourgeoise) dont la monstrueuse expression vaut pour son abolition, sa sauvage neutralisation. 

 

 

3/ Utopie de la subversion du neutre et montée des sociétés de contrôle

 

 

Le monde est fait à l'image de la bourgeoisie (c’est par exemple le plan des pylônes électriques plantés dans un champ gris) : c’est un désert minéralisé par la domination du travail abstrait. Accomplir de manière nietzschéenne le désastre de la désertification, autrement dit déserter à l’instar des figures de Nathalie Granger, c'est s'écarter et suspendre l'ordre des prescriptions consensuelles, normatives et policières. C’est opérer la levée des irrégularités (ce sont les faux-raccords qui cassent toute continuité narrative) et des irréguliers qui trouent l’édifice du droit formel bourgeois. C'est subvertir le désert comme lieu où tout finit et se réifie, pour en faire le lieu où tout recommence. « Ce désir de suspension est tout d’abord, encore, désir de suspension de quelque chose : des ordres, des lois, des mises en demeure, de tout vouloir-saisir. Ce suspens crée la discontinuité, l’exposition discontinue en fragments, en état de variations » (Anne Longuet Marx, « Des paradoxes du neutre » in Communications, vol. 63, n° 63, 1996, p. 179). C'est pourquoi le neutre est une éthique, le choix des bonnes dispositions psychiques (èthos) ou des bonnes habitudes (éthos) telles que les accueille et les circonscrit la maison de Marguerite Duras / Nathalie Granger. Si l'éthique est une manière de vivre, le neutre implique une manière de vivre nuancée : « Je veux vivre selon la nuance » (p. 37). « Le neutre, c’est le moire : ce qui change finement d’aspect, peut-être de sens, selon l’inclinaison du regard du sujet » (p. 83). Ce sont une déprise et une passivité (pas de héros auxquels s'identifier ici, et pas davantage de narration tendue afin d'enchaîner fortement les spectateurs au récit proposé), ce sont une disponibilité et une ouverture aux nuances de sens telles que l'incarnent les deux femmes de Nathalie Granger et telles qu'elles sont requises chez le spectateur du film. L’esquive se double du non-usage, la feinte et la fuite se réfléchissent dans le miroir que la première tend vers la seconde, l’être délesté des pesanteurs identitaires neutralise les règles de l'avoir, et le geste comme « moment de vérité » selon Roland Barthes (aussi intense et saisissant sitôt évanoui), comme des « moyens sans fins » d'après Giorgio Agamben (sans autre visée que leur propre communicabilité), est son expression la plus pure. Geste de la main du personnage de Jeanne Moreau caressant la main de la petite bombe Nathalie. Sourires fugaces teintés de tristesse et de compassion échangés entre les deux femmes et le voyageur de commerce. Regards perçants des chats et des enfants. Du point de vue du neutre, il s'agit d'être non-repérable, irrécupérable, d'être en dérive. Déserté et soustrait, écarté et distrait : jamais (plus) fixé. La neutralisation est, on l'a vu, un écartement comme une soustraction, un écartement, autrement dit une dérivation (on pense alors ici lointainement aux dérives « psycho-géographiques » promues par les situationnistes). Comme les personnages de Robert Musil, les figures durassiennes se défont de leurs particularités, de leurs qualités (cf. L'Homme sans qualités de Robert Musil écrit entre 1930 et 1933), de leurs identités imaginaires (ce sera l’inoubliable cri d’amour fou du vice-consul dans India Song). Elles vivent leur disponibilité (qui est un écart, une dé-liaison, une soustraction, une émancipation) dans une sorte de passivité active qui a aussi intrigué un contemporain de Marguerite Duras et de Roland Barthes : Maurice Blanchot (1907-2003). C'est un ensemble de termes que l'œuvre littéraire, philosophique et critique de Maurice Blanchot aura ajointés à partir de la notion de neutre : neutre, mais donc aussi nuit, sens absent, dehors, désastre, expérience-limite. Par exemple : « Mais l'un des traits du neutre (…), c'est, se dérobant à l'affirmation comme à la négation, de recéler, encore, sans la présenter, la pointe d'une question ou d'un questionnement, sous la forme, non d'une réponse, mais d'un retrait à l'égard de tout ce qui viendrait, en cette réponse, répondre » (in L'Entretien infini, éd. Gallimard, 1969, p. 450). Pour Maurice Blanchot, le neutre renvoie à ce qui n'est ni (à) l'un, ni (à) l'autre (ne-uter). Il est le maintien, dans l'écriture et dans un mouvement en même temps destructeur et fondateur, de l'affirmation et de la négation dans un rapport qui n'est pas celui du conflit ou du dépassement, mais de la cohabitation posant question. La maison de Nathalie Granger, mais aussi l'hôtel de Détruire, dit-elle, la salle du bal de India Song, le palais Rothschild ruiné de Son nom de Venise dans Calcutta désert, la villa de Baxter, Vera Baxter, le salon de l'écrivaine où rêver un film dans Le Camion, la maison de Marguerite Duras à nouveau dans Les Enfants : tous des lieux dévolus à l'avènement utopique du neutre, comme puissance d'inquiétude, de trouble ou de tremblement du caractère tautologique (depuis Parménide jusqu'à Clément Rosset) relatif à l’ontologie (ce qui est, est, et, s'opposant à ce qui n’est pas, n’est pas). C’est aussi l’importance des seuils, couloirs, bordures, fenêtres et miroirs qui, dans Nathalie Granger, aide à la constitution d’un espace paradoxal (littéralement opposé à toute forme de doxa), lieu (de l’) ouvert propice à toutes les herbes sauvages ou folles de la déterritorialisation, à tous les passages, à toutes les transformations, à toutes les subversions, à toutes les utopies. 

 

 

Ces lieux de l'autonomie et de l'émancipation, de l’ouverture et de l’amitié (sur laquelle a beaucoup écrit Maurice Blanchot : L’Amitié chez Gallimard en 1971, Pour l’amitié chez Fourbis en 1996 republié chez Farrago en 2000), ce sont aussi ceux de l’utopie. Moins l'eutopia (le lieu du bonheur imaginé par Thomas More en 1516) que l'atopia (atopos, atopon) : l'atopia est un terme grec souvent traduit par « originalité » ou par « étrangeté ». Littéralement cependant, « atopos » se dit de celui qui est « en-dehors du lieu », ce qui n'est « pas dedans ». L'atopia désigne donc une certaine attitude éthique par rapport à l'existence, celle qui consiste à ne pas se sentir concerné par l'ordre du monde, ou du moins celle qui consiste à se tenir en retrait de cet ordre afin de l'interroger, de le mettre en défaut, de le décevoir, de le distraire. Comme le refus doux et poli des femmes devant le voyageur de commerce dans Nathalie Granger. L'atopia, c'est le neutre, comme puissance d'inquiétude des certitudes ontologiques ou idéologiques sur laquelle a insisté Marlène Zarader dans son ouvrage intitulé L’Etre et le neutre. A partir de Maurice Blanchot (éd. Verdier, 2000), qui détermine chez Marguerite Duras l'importance des miroirs (on l'a vu pour Nathalie Granger, mais c'est encore plus remarquable avec le grand miroir central de India Song ainsi que son fonctionnement en diptyque avec Son nom de Venise dans Calcutta désert). On pourrait également évoquer la constellation des titres littéraires qui se ressemblent (par exemple L'Amante anglaise en 1967, L'Amour en 1972, L'Amant en 1984, L'Amant de la Chine du nord en 1991). On pourrait faire de même avec les œuvres qui ont connu un certain nombre de redoublements (India song par exemple existe à la fois sur les plans cinématographique, littéraire et théâtral). On pourrait aussi citer les films qui marchent ensemble, India Song avec Son nom dans Calcutta désert, Aurélien Steiner Melbourne et Aurélia Steiner Vancouver, Les Enfants avec Nathalie Granger. L’expérience du neutre s'effectue dans la dissémination et la différence, le retrait et la retraite des mots, le silence et l'anonymat (Maurice Blanchot parlait de la mort de l’auteur comme « personne »). Avec la démultiplication des miroirs que prolonge la grande étendue d'eau de l'étang faisant se fondre dans la terre le gris du ciel, nous voyons les femmes qui sont deux, ainsi que les chats, ainsi que les filles (Nathalie et sa grande soeur Laurence), ainsi que les tueurs des Yvelines (pendant que le voyageur de commerce se dédouble en laissant apparaître son vague cousinage avec les criminels en fuite). Le dédoublement est un écartement (après le film, c'est le livre Nathalie Granger suivi de La Femme du Gange), un intervalle créateur où peut, dans le même mouvement qui voit s'abolir l'autoritarisme du code, surgir le neutre comme capacité libertaire de nuancer et démultiplier, disséminer sauvagement le sens. Mais le neutre valorisé par Maurice Blanchot et Roland Barthes, peut-être a-t-il déjà été précédé, anticipé, annoncé par les motifs constellés de l'innommable de Samuel Beckett et de l'impossible de Georges Bataille (l'impossible qui est l'autre nom du réel selon Jacques Lacan). C’est la formule dévastatrice de Bartleby le scribe (1853) d’Herman Melville (« I would not prefer to » en anglais, « Je ne préférerais pas » en français) qu’a souligné Gilles Deleuze (« Bartleby ou la formule » in Critique et clinique, éd. Minuit, 1993, p. 83 et suivantes). C'est « l'absente de tout bouquet » de Stéphane Mallarmé, c’est le cri d’Antonin Artaud, ce sont les transgressions de Georges Bataille et Pierre Guyotat, ce sont les doubles et les simulacres chez Pierre Klossowski, ce sont les silences ou les logorrhées de Samuel Beckett. C’est l’asthénie ou la catatonie de Un homme qui dort de Georges Perec (le roman de 1967, le film coréalisé avec Bernard Queysanne en 1974) ou de certains personnages du cinéma de Philippe Garrel. Toutes que l’on pourra rapporter à ce « dehors » dont parle Michel Foucault dans son texte La Pensée du dehors (éd. Fata Morgana, 1966) consacré à la pensée de Maurice Blanchot. Le philosophe écrit à cette occasion que : « l’être du langage n’apparaît par lui-même que dans la disparition du sujet ». Ce sont les récits de Maurice Blanchot (citons tout particulièrement Thomas l’obscur en 1941, Aminadab en 1942 et Le Très-Haut en 1948 – tous parus dans la collection « L’Imaginaire » des éditions Gallimard) qui, comme Nathalie Granger, racontent l’impossible vraisemblance des rencontres, de la proximité et de la distance entre les hommes, les femmes, les choses et les mots, à travers des « lieux sans lieu », les maisons, les couloirs, les chambres, les portes qui se multiplient sans cesse, les espaces qui sont à la fois clos et ouverts. C’est un même usage non-dialectique de la négation, c’est un semblable jeu reposant sur les motifs du ressassement et de la répétition, annonçant la défaillance du sujet (le passage du « je » à la dimension neutre du « il » répondant à l’indécidable des voix "in"/"off" de Nathalie Granger), et instillant l’ambiguïté et la fragmentation au cœur de toute identité. La puissance du neutre semble ainsi s’étendre progressivement du langage littéraire au langage quotidien et à toute identité qui voudrait constituer un centre de cohérence ou un principe d’unité immuable et autonome. 

 

Dans La Pensée du dehors, Michel Foucault a su également mettre en évidence la dimension politique de l’écriture de Maurice Blanchot, longtemps négligée par ses commentateurs. En effet, Maurice Blanchot ne cesse de montrer les lieux où se manifeste sous toutes ses formes une loi insaisissable et inaccessible, les lieux où le lien entre le langage et les structures juridico-politiques qui le fondent devient visible tout en restant cependant toujours occulté. La dimension institutionnelle de ces lieux (chambres d’hôpital, tribunaux, salles de classe – dans Nathalie Granger, c’est le bureau de la directrice qui se confond avec une salle de tribunal) évoque les lieux de ce pouvoir disciplinaire au sein duquel Michel Foucault verra dans Surveiller et punir. Naissance de la prison (éd. Gallimard, 1975) l’une des formes typiques de la modernité occidentale. La nature insaisissable de ce pouvoir diffus, partout présent, visible et invisible en même temps, se rapprocherait davantage encore des dispositifs sécuritaires que Gilles Deleuze, à partir d’une lecture tardive de Michel Foucault, a analysés sous le concept plus général de « société de contrôle » (« Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » in Pourparlers, éd. Minuit, 1990). A l’opposé des vieilles disciplines classiques rejetées ou désertées après 1968 (c’est bien sûr l’école-caserne dans Nathalie Granger), l’information et son traitement industriel (notamment technicisé, informatisé, aujourd’hui numérisé – « discrétisé » dirait Bernard Stiegler) se trouve être au cœur des subtiles mécanismes des sociétés de contrôle. La voix impersonnelle de la radio que relaie la scansion des plans montrant les pylônes électriques manifeste dans Nathalie Granger l’humeur gazeuse de la société de contrôle qui monte, au moment même où les enfants désertent ou se soustraient aux techniques du pouvoir disciplinaire (piano, école). Le refus par les deux femmes bienveillantes du film de Marguerite Duras d’acheter le lave-linge arrive peut-être à arracher le voyageur de commerce à une représentation aliénante de lui-même. Pourtant, le modèle proposé se trouvait déjà dans la maison, comme si le consumérisme arrivait à battre de vitesse ceux-là mêmes qui désireraient résister à son assujettissement. Si la maison de Nathalie Granger est ouverte à tout, elle l’est autant aux puissances aléatoires, impersonnelles et subversives du neutre, qu’au pouvoir objectif, diffus et invisible du contrôle. Nathalie Granger résiderait ainsi sur le seuil de deux pouvoirs, l’un déclinant (la discipline) et l’autre montant au même moment (le contrôle). L’ultime plan du film de Marguerite Duras montre cela avec toute la grâce involontaire de la vie réelle dont l’écoulement aura été in fine capté par la caméra : derrière la fenêtre, dans la rue, un homme passe, accompagné de son chien en laisse, l’animal rebroussant chemin et entraînant avec lui son maître au moment où ce dernier paraît avoir décelé derrière la vitre une caméra en train de tourner. Si les chats de Nathalie Granger, comme manifestation des puissances graciles et délicates du neutre, restent inoubliables, finir avec le chien comme prolongement d’un pouvoir de contrôler les individus qui s’illusionnent être les maîtres d’eux-mêmes durcit du plomb de la lucidité l’optimisme utopique de la cinéaste. 

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6 août 2010 5 06 /08 /août /2010 21:24

"Parler le réel, c'est le manquer : telle est la loi générale dont le principe de Lacan

(parler le désir, c'est le refouler) peut être invoqué comme cas particulier.

Parler est inévitablement déborder le réel"

(Clément Rosset, Le Réel. Traité de l'idiotie, éd. Minuit-coll. "Critique", 1977, coll. "Reprise", 1997-2004, p. 82)

 

Jean-Marie Maurice Schérer est décédé le 10 janvier dernier. Il allait avoir 90 ans. Plus connu sous le nom d'Eric Rohmer, le cinéaste qui fut durant les années 50 l'un des cinéphiles les plus respectés et l'une des plumes les plus pointues des Cahiers du cinéma (il en a été le rédacteur en chef entre 1957 et 1963) a constitué en plus de cinquante années d'activité une oeuvre parmi les plus exemplaires que compte le cinéma. Eric Rohmer, c'est la promotion d'une "politique des auteurs" (François Truffaut) relayée par des articles dont les plus essentiels, écrits pour les revues Arts, Les Temps modernes, Combat et les Cahiers jaunes, ont été regroupés pour la première fois en 1989 dans le recueil Le Goût de la beauté (éd. Flammarion-Champs, réédition Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma). Ce sont aussi des ouvrages plus expressément théoriques, tels le premier livre consacré au cinéma à Alfred Hithcock et coécrit avec Claude Chabrol en 1957 (éd. Ramsay), De Mozart en Beethoven. Essai sur la profondeur en musique (éd. Actes Sud, 1998) et sa thèse de doctorat intitulée L'Organisation de l'espace dans le Faust de Murnau (éd. Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2000) qui prolongeait sa formation universitaire de germaniste. C'est aussi, part la moins connue de son travail, un premier (et unique) roman, Elisabeth, écrit sous un autre pseudonyme (celui de Gilbert Cordier) et alors publié en 1946 chez Gallimard (et réédité en 2007 sous le titre La Maison d'Elisabeth), ainsi qu'une pièce de théâtre, Le Trio en mi bémol en 1988 (éd. Actes Sud-Papiers). Enfin, et surtout, Eric Rohmer est le nom de fiction désignant une oeuvre cinématographique adamantine, parfaitement équilibrée en séries fermées (les Contes moraux qui furent écrits bien longtemps avant de les mettre en scène, et contenant le court métrage La Boulangère de Monceau en 1962, le moyen métrage La Carrière de Suzanne en 1963, et les longs métrages La Collectionneuse en 1966, Ma nuit chez Maud en 1969, Le Genou de Claire en 1970 et L'Amour l'après-midi en 1972), ouvertes (les Comédies et proverbes avec La Femme de l'aviateur en 1980, Le Beau mariage en 1982, Pauline à la plage en 1983, Les Nuits de la pleine lune en 1984, Le Rayon vert en 1985 et Les Amis de mes amis en 1986), et à nouveau fermées (les Contes des quatre saisons comprenant Conte de printemps en 1990, Conte d'hiver en 1992, Conte d'été en 1996 et conte d'automne en 1998). Ce sont également des films qui n'appartiennent à aucune série, tels Le Signe du lion, premier long métrage réalisé en 1959 et sorti en 1962, Quatre aventures de Reinette et Mirabelle en 1987, L'Arbre, le maire et la médiathèque en 1993 et Les Rendez-vous de Paris en 1995, d'autres films qui tournent le dos à l'actualité documentaire et aux scénarios originaux pour aller voir du côté de la littérature classique et de la reconstitution historique, et c'est le diptyque Die Marquise von O... (1975) d'après Heinrich von Kleist et Perceval le gallois (1978) d'après Chrétien de Troyes (sur la base de la propre traduction du réalisateur), puis enfin le triptyque ultime constitué de L'Anglaise et le duc (2001) d'après les mémoires de Grace Elliott, Triple agent (2004), exceptionnellement un scénario original, et enfin Les Amours d'Astrée et de Céladon (2007) d'après Honoré d'Urfé, acmé bouleversante de toute l'oeuvre, et chef-d'oeuvre absolu de l'art du cinéma. Sans compter les courts métrages (citons entre autres Charlotte et son steak en 1951, Véronique et son cancre en 1958, Nadja à Paris en 1964, La Cambrure en 1999, Le Canapé rouge en 2005), les téléfilms (comme La Petite Catherine Heilbronn à nouveau d'après Kleist en 1979 expérimenté au théâtre et Les Jeux de société pour la série Océaniques en 1989), les documentaires consacrés à l'urbanisme (tels Les Métamorphoses du paysage en 1964 et la série des quatre Villes nouvelles en 1975), ainsi que la participation à un film collectif considéré comme le manifeste esthétique et économique de la Nouvelle Vague, Paris vu par... en 1965 (avec le sketch sur la Place de l'Etoile, le plus brillant du lot). Homme demeuré discret (il était le frère du philosophe René Schérer, spécialiste de Charles Fourier, et a enseigné le français après la guerre à Vierzon), ce presque anonyme caché derrière ses pseudonymes (tel naguère le poète portugais Fernando Pessõa) parce qu'il n'était pas bien vu dans son milieu social de vouloir faire carrière dans le cinéma, Eric Rohmer n'est pas une personne récemment décédée : c'est  le nom d'une oeuvre dont la portée artistique aura été soutenue par quelques idées qui en parachèvent l'immortalité.

 

19100367.jpgOeuvre exemplaire, celle d'Eric Rohmer l'est sur tous les plans, esthétique comme économique. Fondateur avec le futur réalisateur Barbet Schroeder de la société de production et de distribution cinématographique Les Films du Losange en 1962, le cinéaste a vu la quasi-totalité de ses films produits par cette société dont le catalogue prestigieux comprend notamment des films de Barbet Schroeder (More en 1969 et La Vierge des tueurs en 2000), Jean Eustache (La Maman et la putain en 1974), Rainer Werner Fassbinder (Roulette chinoise en 1976), Wim Wenders (L'Ami américain en 1977), Jacques Rivette (Le Pont du nord en 1981 et 36 vues du Pic Saint-Loup en 2009), Jean-Claude Brisseau (De bruit et de fureur en 1988 et Noce blanche en 1989), Volker Schlöndorff (Un amour de Swann en 1984), ou encore Michael Haneke (Caché en 2005 et Le Ruban blanc en 2009). Alors que le cinéaste connaît les pires difficultés économiques lors de la production de son premier long métrage (c'est un héritage familial qui permettra à Claude Chabrol de sauver le film de son camarade des Cahiers du cinéma), il comprend rapidement que détenir la maîtrise économique de ses réalisations est la possibilité matérielle d'accéder à une autonomie assurant la persévérance d'un geste esthétique libre, et aussi exigeant qu'audacieux. Eric Rohmer comprend aussi que le systématisme formel dans lequel il inscrit sa démarche, susceptible d'ouvrir l'oeuvre à sa perpétuelle réinvention sous la forme de déclinaisons (cf. les Contes des quatre saisons) et de variations multiples (cf. un même motif diégétique raconté six fois de manière différente avec les Contes moraux), induira la consolidation progressive d'un public fidèle et suffisamment nombreux pour permettre la viabilité économique de l'entreprise. Avec La Collectionneuse et surtout Ma nuit chez Maud, le succès sera toujours au rendez-vous, à tel point que, comme l'avait un jour remarqué le critique Jean-Michel Frodon, Eric Rohmer a réussi là où même Steven Spielberg a échoué, le premier n'ayant contrairement au second jamais fait perdre d'argent à ses structures de production. Tournages légers (à l'exception des films historiques dont même la réalisation a bien moins coûté que n'importe quel film français moyen produit par l'industrie du cinéma français) induisant la gracile captation documentaire et impressionniste du réel, et récits éthiques misant sur les complexes arcanes du verbe et du sentiment pour déboucher sur une philosophie existentialiste du choix : voilà les deux déterminants principaux d'une oeuvre qui s'est consciemment donnée, avec celles d'autres jeunes Turcs issus des Cahiers, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Jacques Rivette et, moins connu qu'eux, Luc Moullet, comme tâche d'accomplir le tournant moderne de l'esthétique cinématographique (plus âgé que ces derniers, il était alors considéré comme leur éminence grise et le meilleur praticien des thèses d'André Bazin, la conscience théorique de la Nouvelle Vague, relatives au réalisme ontologique de l'image photographique). Arpenteur du réel en ses tours et détours urbains (Paris a-t-il été filmé avec davantage de précision géométrique que chez Eric Rohmer ?), styliste qui a fondu son écriture scénarique dans un classicisme littéraire qui instille de pénétrants effets de distanciation anti-naturalistes et souvent comiques, amoureux du verbe (a-t-on parlé au cinéma, depuis Sacha Guitry, Marcel Pagnol, Robert Bresson et Marguerite Duras, un français aussi raffiné ?) et des vertiges discursifs dans lesquels s'abandonnent des personnages s'illusionnant sur leur capacité à échanger beaucoup d'effets de manche rhétoriques contre un peu de maîtrise sur le réel, joueur s'ingéniant à combiner maniaquerie matérialiste et topographique et perversité narrative au profit d'exercices de haute voltige philosophiques consacrés aux rapports entre le contingent et le nécessaire, et qui valent aussi comme autant de sondes cinématographiques jetées dans des univers sociaux ainsi profondément radiographiés, Eric Rohmer, ce n'est pas simplement l'intelligence d'une mise en scène qui ne fait jamais écran entre ce qui se présente du monde et ce qu'en reçoit et retient le spectateur. L'intégrale organisée par la Filmothèque du Quartier Latin (Paris Ve arrondissement) du 4 au 24 août le montre amplement. C'est aussi la sensibilité grâce à laquelle cette intelligence, loin d'être seulement réservée à celui qui est censé en être l'incarnation artiste, est partagée avec le spectateur en vertu de sa valeur générique de bien commun. Un film d'Eric Rohmer pétille autant d'intelligence (à l'instar des comédies d'Ernst Lubitsch), qu'il donne la sensation au spectateur d'avoir après la projection grandi en intelligence (à ce titre, Eric Rohmer jouit d'une grande proximité esthétique avec le centenaire Manoel de Oliveira). Et l'intelligence, c'est essentiellement ici la possibilité de saisir la nécessité symbolique de la croyance dans la fictionnalisation du monde moderne en tant qu'elle se veut une compensation (seulement individuelle - ce n'est que très tard, avec ses derniers films historiques, surtout L'Anglaise et le duc portant sur la révolution française et Triple agent axé sur les années 30, qu'Eric Rohmer s'est intéressé aux fictions collectives et politiques) de son caractère destructeur des traditions, rationnel, impersonnel et donc désenchanté. En même temps que la reconnaissance de cette nécessité quasi-anthropologique de se raconter des histoires ne fait jamais l'économie d'une propension tout aussi anthropologique à s'illusionner (sur) soi-même quand la promesse prométhéenne de maîtrise instrumentale du réel vient buter sur les contingences, trouées et autres interstices d'une complexité sociale qui met en défaut l'ordre de nos seuls perceptions ou fantasmes subjectifs. C'est que l'esthétique rohmérienne réside au carrefour des héritages littéraires du dix-neuvième siècle français, Balzac d'un côté (la grande référence littéraire pour la Nouvelle Vague) du point de vue des luttes de classement déterminées par les machinations interindividuelles et les cryptogrammes de la stratification sociale, et Baudelaire de l'autre concernant l'espace urbain comme lieu de tous les possibles (y compris les plus obscurs), à l'époque où l'industrialisation de la société entraînait un double mouvement de rationalisation utilitariste des comportements et de déstructuration psychique des personnalités. La saisie par ce grand topographe du sentiment amoureux de la nature dialectique de la question de la fiction (comme manière de motivation et d'appropriation symbolique du monde, et comme leurre fantasmatique trahissant les limites ontologiques du sujet victime de la moderne dissociation entre les désirs de sa psyché individuelle et les déterminations sociales de l'organisation collective) aura été particulièrement bien exposée dans l'un de ses films les plus représentatifs, La Femme de l'aviateur.

 

1/ La Femme de l'aviateur : Déstabilisation des stables et précarisation du lien sentimental

 

images?q=tbn:ANd9GcRokqSFDKEjIFv7H9r66PjAprès deux films historiques, Die Marquise von O... et Perceval le gallois, reposant tous les deux sur un travail d'appropriation cinématographique d'un matériau littéraire culturellement délimité (le romantisme allemand et l'âge médiéval français) afin de réactiver la puissance inactuelle des régimes représentatifs (et particulièrement picturaux, des toiles de Füssli aux mystères du Moyen Age) qui en soutenaient hier les récits, Eric Rohmer revient pour La Femme de l'aviateur avec le souci premier de la rapidité d'exécution, de l'économie de tournage la plus réduite, et de l'actualité filmée la plus impérieuse. Ce souci qui marquait les premiers films qu'il a réalisés au début des années 60 autorise le cinéaste à renouer avec les principes esthétiques et économiques (autrement dit éthiques) défendus par la Nouvelle Vague. Tournant sans autorisation dans les rues parisiennes et ne bénéficiant pas de l'avance sur recettes, Eric Rohmer est cet aventurier du quotidien qui à cette époque bricole la fine architecture de ses fictions sans craindre de les fondre dans les flux de la réalité d'alors, qui lance aussi des acteurs quelconques (car préservés du prestige massif du vedettariat) dans le labyrinthe d'un scénario retors dont les méandres épousent l'entrelacs des artères de la capitale, et qui vérifie enfin dans la pratique du monde objectif la pertinence des projections subjectives imaginées par des protagonistes issus de l'imagination de l'auteur. On se rend alors compte à quel point ce film, qui inaugure alors une nouvelle série intitulée les Comédies et proverbes qui allait occuper le cinéaste pendant sept ans (Eric Rohmer a toujours affirmé pouvoir revenir à cette série ouverte quand bon lui semblerait), prolonge sur le versant du présent stylisé par la distanciation du verbe le diptyque historique considérant le passé à la mesure des représentations datées qui, littéraires et picturales, en rappellent alors la sensibilité. En effet, les motifs perdurent, quelles que soient les différences de forme ou de contexte. Le héros, François (Philippe Marlaud), ressemble ainsi à un avatar contemporain et délavé de Perceval, ce héros de la légende arthurienne qui partit en quête de l'utopique Saint-Graal et qui garda le silence devant l'apparition mystérieuse du Saint Calice dans le château du Roi Pêcheur. Le Graal pour cet "homme sans qualités" (Robert Musil) qu'est le héros du film d'Eric Rohmer, cet "homme du possible" (idem) qui éprouve la faible densité de son vécu et appréhende la montée corrélative de la puissance du possible rivalisant avec le pouvoir symbolique déclinant du réel, c'est seulement l'amour rendu à celui qu'il donne sans mesure à son aimée, Anne (Marie Rivière, pour la première fois présente dans l'univers du cinéaste avec justement Perceval le gallois), objet obscur et inaccessible de son désir face auquel il demeure impuissant, et finalement silencieux. Pendant que cette dernière rappelle l'héroïne éponyme de Die Marquise von O..., qui rêve au prince charmant sans reconnaître qu'il est présent devant elle. Le sommeil dont s'extirpe la marquise, et qui détermine sa grossesse (fantasmée comme) immaculée dans le récit de Kleist, renverrait en revanche au héros, étudiant en droit administratif qui travaille de nuit dans un centre de tri postal jouxtant la Gare de l'est, et qui est régulièrement en proie à des vagues de somnolence. Du Moyen Age à nos jours en passant par l'époque romantique, persiste la si vieille et si jeune utopie d'un monde semblable à celui de nos rêves, d'un monde heureux fait de l'étoffe de nos songes, monde dont l'enchantement onirique vient perpétuellement s'abîmer sur les récifs accidentés de la réalité objective. Chez Kleist, le rêve d'une immaculée conception déchoit dans la réalité d'un viol commis pendant le sommeil de l'héroïne. Dans La Femme de l'aviateur, François aime une femme qui ne l'aime pas, même s'il veut se persuader du contraire. Comme on va le voir, Eric Rohmer est aussi attentif aux mécanismes scénariques de la pente fictionnelle travaillant à rédimer une réalité si peu motivante par ailleurs, qu'aux éléments objectifs du récit dont la documentation informe du désir subjectif de croire en des fictions comme de la persistance illusoire de croyances qui participent à rater ou manquer l'objectivité du réel.

 

images?q=tbn:ANd9GcQQGTv-oWm-6BvoWoaaW1kRemarquons d'abord la minutie documentaire avec laquelle Eric Rohmer inscrit socialement son principal personnage masculin. Les plans documentaires montrant la division ouvrière du travail à l'oeuvre dans le centre de tri postal proche de la Gare de l'est dessinent le paysage objectif du héros fictionnel, en même temps que son appartenance à l'équipe de nuit, la location d'un tout petit appartement parisien, et le temps passé le jour à préparer des concours de droit administratif circonscrivent les éléments matériels d'une existence à la fois incertaine et socialement bornée (devenir fonctionnaire d'une administration publique est l'horizon socioprofessionnel permettant de sortir d'une relative précarité), peu consistante (ses somnolences intermittentes) au point de considérer que s'il est un lieu où pourrait s'exercer une maîtrise situationnelle, c'est bien le champ amoureux. Or, même cet espace est soumis aux "intermittences du coeur" comme l'aurait dit Marcel Proust. Comme le parc des Buttes-Chaumont, ensoleillé puis subissant une brève intempérie, l'amour est aussi une zone de turbulences soumise à la même insécurité structurelle que le salariat. 1980, c'est le début de ce que le sociologue Robert Castel a appelé une "déstabilisation des stables", une fragilisation néolibérale de la société salariale dont sont victimes les protagonistes principaux du film d'Eric Rohmer, et qui logiquement englobe même le champ des sentiments. Quand, entre parenthèses, on sait que cette histoire, comme la plupart de celles imaginées par le cinéaste, date de l'après-guerre, on se dit alors, à l'instar du critique Serge Daney, qu'Eric Rohmer est ce cinéaste patient et visionnaire qui attend que la société soit structurellement conforme à ses récits pour se décider à les filmer (quand ses adaptations littéraires, exemplairement Die Marquise von O..., reposent sur leur puissance d'actualité). Du côté d'Anne donc, l'indécision perpétuelle dans laquelle elle se love complaisamment, y compris quand elle aime ou doit se restaurer, est le produit d'un clivage entre des aspirations socioprofessionnelles élevées  (ses repas le soir avec ses patrons, dont la voix de l'un d'entre eux avec qui converse l'héroïne est celle du cinéaste) et une volonté d'indépendance difficilement assumable (elle travaille dans un bureau proche de Saint-Michel, mais vit dans un studio certes situé dans le 17ème arrondissement mais privé de cuisine). Toutes choses égales par ailleurs, la plus grande stabilité sociale d'Anne en regard de la position occupée par son prétendant François induit un véritable mépris social de sa part ("Mon pauvre François" répète-t-elle, reconnaissant lors de leur explication finale qu'elle apprécie de le mener en bateau), comme le regret de n'avoir pas pu consolider sa relation avec son amant, Christian (Matthieu Carrière), un pilote d'avion dont le sociotype prestigieux correspond bien davantage symboliquement à ses aspirations romantiques. La séquence montrant comment les deux personnages masculins laissent un mot à Anne est symptomatique des différences sociales les séparant : pendant que François arrivé du métro dispose d'un bout de papier prêté par un collègue et d'un stylo qui ne marche pas l'obligeant à différer l'écriture de son message (et si son stylo avait  marché, le film aurait-il raconté la même chose ?), Christian venu peu après en taxi possède un bloc-notes muni d'un beau stylo, et laisse son message en informant qu'il est descendu au classieux hôtel Rodin. On le comprend, si François et Anne sont deux personnages modernes, c'est que leur romantisme repose sur le même hiatus entre des aspirations à l'élévation sociale (Anne la rendrait plus accessible pour François, mais ce serait plutôt Christian du point de vue d'Anne) et une réalité objective qui vient contredire leurs projections. La violence de François, retenant par le bras tantôt Anne dans la rue Hennequin située dans le 17ème arrondissement, tantôt Lucie (Anne-Laure Meury) rencontrée aux Buttes-Chaumont lorsqu'il décide de suivre avec elle l'ancien amant d'Anne en compagnie d'une femme inconnue, et la crise de larmes d'Anne (grand motif rohmérien) manifestent de telles dislocations, en même temps que ces scènes offrent la preuve du peu de consistance (la maigreur d'Anne qui ne se nourrit pas, l'hébétude de François fatigué par ses efforts tant au travail qu'en amour) proposée par un monde happé par un devenir (même sentimental) incertain. L'aquarium sphérique d'Anne et le bibelot (une boule de verre contenant de la neige artificielle) que manipule François pendant que cette dernière nourrit ses poissons disent la petitesse étouffante d'un monde replié sur les relations mesquines que peut abriter la sphère privée. Ailleurs, le problème de plomberie de la salle de bain d'Anne (qui s'en sert pour faire bouillir l'eau de ses boissons), comme la vase recouvrant la mare aux canards du parc, matérialisent prosaïquement cette angoisse existentielle socialement fondée qui, dans la pratique cinématographique même mise au point par Eric Rohmer, trouve à se renverser en éthique ascétique assurant la motivante et aventureuse prise de risques esthétiques. Sans sombrer dans l'apologie patronale du risque promue par les idéologues Denis Kessler et François Ewald, la "risquophilie" du cinéaste n'est opératoire et bénéficiaire que dans son champ d'exercice, le cinéma dont la réussite nécessite une forte dose de croyance notamment dans les fictions qu'il met en scène, quand la précarisation sociale des existences les vide de toute certitude, de tout contenu, de toute substance, de toute consistance, y compris sur le plan éthique et sentimental. Et, comme l'a dit Bernard Stiegler, une existence sans consistance se dégrade en subsistance.  

 

images?q=tbn:ANd9GcR9cjsGR1WlSRMwhI3yFIWAlors que les accidents manifestent dans la fiction la difficulté pour les individus à identifier penchants subjectifs et réalités objectives, ils sont accueillis au tournage par Eric Rohmer à la manière d'épiphanies manifestant la grâce d'un régime esthétique qui, comme l'a affirmé Jacques Rancière, vise à la mise en adéquation des formes de l'art et des formes de la vie elle-même. C'est ainsi qu'un bus dans lequel monte François porte à l'arrière une affiche de Loulou (1980) de Maurice Pialat qui réalisa deux ans auparavant Passe ton bac d'abord dans lequel jouait Philippe Marlaud (ce seront les deux seuls grands rôles d'un jeune acteur promis à une belle carrière, mais qu'un accident mortel de camping interrompra alors que l'acteur n'avait que 22 ans). L'autre fait quasi-miraculeux est que le nom même de ce dernier est l'homonyme du célèbre détective créé par Raymond Chandler, Philip Marlowe, héros du Grand sommeil adapté en 1945 par l'un des héros du panthéon cinéphilique de la Nouvelle Vague, Howard Hawks. Et il se trouve que François, dont le rythme de vie est troué de poches irrégulières de somnolence, dont les accès de "picnolepsie" (Paul Virilio, Esthétique de la disparition, éd. Galilée, 1989) peuvent exprimer une fuite du temps vécu, cette désertion psychique hors de la temporalité mécanique moderne telle qu'elle s'imprime dans l'organisation des transports en commun et du travail de nuit par exemple, décide abruptement de suivre Christian tout un après-midi après l'avoir reconnu par hasard à la terrasse d'un bistrot de la Gare de l'est. Il va même jusqu'à fabuler devant Lucie rencontrée au cours de ses pérégrinations, se présentant comme un détective privé chargé de filer l'aviateur. C'est pourtant Lucie qui va prolonger la pente fabulatrice, et nourrir d'intuitions et de spéculations la journée du héros (ne voit-on pas dans le parc des Buttes-Chaumont le Temple de la Sibylle, prophétesse officiant en Grèce antique ?). Lucie, blonde préraphaélite qui ressemble alors beaucoup à Arielle Dombasle (actrice découverte par Eric Rohmer à l'époque de Perceval le gallois), est une lycéenne adepte de l'étude des langues les plus socialement valorisées (allemand et latin) et dont la position genrée induit une appétence pour la littérature, quand l'étudiant en droit administratif François est si pauvre en développements fictionnels (sa seule utopie du moment, au-delà de sa réussite à ses examens, c'est l'amour d'Anne), si pétri du fantasme voulant identifier l'administration des choses (par exemple celle des Postes et Télécommunications d'alors) et celle des sentiments. Mais le réel est pervers, les lignes sont courbes ou interrompues, les perceptions trompeuses, les faits rétifs à une lecture univoque, les motivations individuelles secrètes ou inconscientes, les déterminations sociales inconnues ou occultées. Qui est la femme accompagnant l'aviateur ? Pourquoi la luciférienne Lucie prend-elle goût à suivre François ? Et pourquoi François se décide-t-il à suivre l'ex-amant d'Anne ? Le plus important à ses yeux est-il de (refuser à) comprendre qu'Anne est toujours amoureuse de Christian, ou bien que les quelques heures passées en compagnie de la facétieuse Lucie ont rendu à coup de ludisme malicieux sa journée consistante comme elle ne l'avait peut-être jamais été ? L'idéologie libérale selon laquelle les actions individuelles sont soutenues par un régime de la valorisation des intérêts bien compris est ici démentie par les forces sociales inconsciemment intériorisées qui configurent les attitudes et les décisions. Le jeu probablement sans lendemain de la séduction pour Lucie et le libéralisme sexuel de Christian et (en moins bien vécu puisqu'elle est une femme plus susceptible d'être précaire) d'Anne ne masquent pas le désoeuvrement existentiel de François qui, en suivant l'amant de sa compagne, n'est que son ombre fascinée par celui qu'il n'est pas et ne peut approcher, à moins d'envisager (le mot revient à plusieurs reprises malgré les dénégations) le meurtre (au moins fantasmatique) du rival mimétique (et là on pense à Fritz Lang). Désorienté, bégayant, moqué, physiquement affaibli et affectivement tourneboulé, François frôle certes lointainement la pente d'une déréliction sociale qui sera plus nettement accusée dans les films contemporains de Philippe Garrel (L'Enfant secret en 1979) et d'Agnès Varda (Sans toit ni loi en 1985 auquel répondra d'ailleurs Le Rayon vert avec Marie Rivière la même année). Mais, n'oublions pas qu'Eric Rohmer a mis en scène pour son premier long métrage, Le Signe du lion réalisé au cours de l'année 1959, un homme victime de processus de clochardisation très rarement montrée à l'époque dans le cinéma français.

 

images?q=tbn:ANd9GcQnrf0ABivQVGzVmQnhSJkEn recourant à une forme simple et frontale reposant sur une esthétique "ligne claire", ainsi que des échelles moyennes de plans et des acteurs qui doivent soutenir la préciosité langagière des dialogues et la spontanéité de l'interprétation, et en intercalant dans la série filmique consacrée à son récit la série de vues documentaires informant de l'inscription de sa fiction dans la réalité sociale-historique de son temps (remarquons par exemple la composition sociologique populaire des usagers du parc des Buttes-Chaumont situé dans le 19ème arrondissement, avec ses "chibanis", ces vieux émigrés-immigrés d'origine maghrébine,  avec ses parents promenant leurs chiens ou marchant avec leurs enfants, ses gosses de centres aérés, etc.), Eric Rohmer montre dans le même mouvement la faillite des enchaînements communicationnels (François échoue à laisser un message contrairement à son rival Christian), perceptifs (la femme qui accompagne au parc l'aviateur n'est pas son épouse mais sa soeur d'après Anne), et sentimentaux (Anne ne se contente de François que faute de mieux, pendant que ce dernier croisant par hasard plus tard Lucie comprend qu'elle est la petite amie de son camarade du centre de tri). Alors que d'emblée, nous en savons plus que le héros, puisque nous voyons Christian arriver chez Anne après la visite au petit matin de François (c'est la grande différence avec la série des Contes moraux où la subjectivité du narrateur encadrait strictement l'enchaînement des actions), nous sommes abusés par les projections de Lucie déteignant sur les perceptions de François à qui nous nous sommes identifiés. C'est que, chez Eric Rohmer, la leçon de choses est autant partagée par les personnages que par les spectateurs, tous engagés à faire l'expérience pratique des limites empiriques de notre sens commun, comme à mieux appréhender les logiques sociales inconscientes qui déterminent, au-delà de tout volontarisme ou utilitarisme, le sens de nos actions. On ne saurait penser à rien est le titre secondaire de La Femme de l'aviateur qui initie l'usage pour les films de la série des Comédies et proverbes de morales proverbiales ou citations en sous-titres. Et cette morale est un détournement du titre d'un oeuvre d'Alfred de Musset, un proverbe datant de 1849 et intitulé On ne saurait penser à tout (le proverbe était un genre théâtral dominant les 18ème et 19ème siècles qui a présentement influencé la nouvelle série rohmérienne). Il s'agit bien de poser la question du sens de l'agir individuel, cette pensée faite corps et actes, tout en demandant si les acteurs ont une pleine connaissance des logiques présidant à cet agir même. Le décalage entre les faits et leurs perceptions, les intuitions et les interprétations, les convictions et les projections trouve à se prolonger dans les subtiles tensions résultant d'un usage formellement précieux du langage qui pourtant ne sert qu'à véhiculer les lieux communs de l'indépendance sentimentale ou de l'engagement conjugal. Même le titre du film, en laissant perversement supposer l'importance d'un personnage qui, en fait, n'apparaîtra que dans une seule séquence, et de surcroît seulement en photographie (on comprend du reste que La Femme de l'aviateur traite latéralement des femmes de l'aviateur, épouse, amantes et soeur supposée telle), accomplit une dynamique du décentrement corrélative à la déstabilisation progressive des salariés stables qui inclut et fragilise leurs édifices sentimentaux (dans le sens du libéralisme sexuel d'Anne ou de la fidélité maritale classiquement défendue par une de ses amies que joue Lisa Hérédia ou François). Les personnages ressemblent au fond à ces feuilles mortes englouties par les bouches du métro dans la chanson finale écrite par le cinéaste et chantée par Arielle Dombasle, sur un air de style populaire dixneuviémiste qui narre les processus d'anonymisation et d'impersonnalisation engagés par l'urbanisation de la société française. Et cela serait triste si, in fine, François se décidait à jeter à la poubelle la carte postale sur laquelle devait figurer le fin mot supposé de l'énigme. Heureusement, il préfère l'envoyer à Lucie comme ils en avaient convenu, malgré la déconvenue de la savoir engagée affectivement avec son camarade de boulot. Un peu de récit, même s'il ne recoupe pas fidèlement la réalité, est passé, et il atteste d'un peu de réel ayant soutenu l'enchantement d'une journée dopée par le travail de la fiction qui, sinon, aurait été vaseuse, triste à en mourir, ou seulement rêvée pendant le sommeil de celui qui travaillant la nuit dort le jour.

 

2/ Die Marquise von O... : L'illusion de l'immaculée conception

 

«Chez Rohmer, on désire l'ordre et on jouit du hasard impossible » (Dominique Païni, Le Cinéma, un art moderne, éd. Cahiers du cinéma, 1997, p. 70). La formule, si elle concernait l'analyse de Pauline à la plage tout en valant pour l'ensemble de l'oeuvre, est particulièrement bien sentie pour Die Marquise von O... (Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes), première adaptation par Eric Rohmer (qui fait une apparition dans son film en officier russe jugeant d'un regard silencieux son personnage masculin) d'un texte littéraire, en l'occurrence ici une nouvelle de l'écrivain allemand Heinrich von Kleist. Celui qui, selon Friedrich Nietzsche, était victime du « Mal incurable de la nature », et qui, d'après la critique Marthe Robert, avait fondé toute sa dramaturgie sur la question de « l'acte manqué », a inspiré au cinéaste une nouvelle variation diégétique consacrée au motif de l'événement dont le caractère hasardeux et imprescriptible, impossible parce que trop réel, à la fois vient trouer les évidences des enchaînements sociaux habituels en même temps qu'il participe à l'indicible satisfaction de désirs inconscients. Julietta, la marquise prussienne vivant en Italie et interprétée par Edith Clever, désirait classiquement l'ordre marital et familial (elle a déjà été mariée, a eu deux enfants, et est veuve depuis peu). Elle finira pourtant par jouir du hasard impossible qui tantôt remplit la fonction romantique de visitation miraculeuse d'une grâce supérieure aux intérêts humains (elle tombe enceinte sans – affirme-t-elle – avoir eu de relations sexuelles), tantôt matérialise la violence intéressée des hommes quand ils abusent (dans tous les sens du terme) des femmes. Littéralement, ils leur font un enfant dans le dos, et c'est bien comme cela que doit être perçue l'action de l'officier russe interprété par Bruno Ganz, dont l'empressement paré des règles de la courtoisie pour se marier avec la marquise ne vaut que comme repentir après le viol qu'il a commis sur la personne de cette dernière alors qu'elle était endormie. Le romantisme (que l'héroïne éponyme de Die Marquise von O... partage avec l'héroïne éponyme de Bénilde ou la Vierge Mère réalisé en 1975 également par Manoel de Oliveira), c'était de désirer (désir moderne s'il en est comme on le verra) l'enfantement sans le sexe. Le réalisme, confinant ici au (sur)naturalisme, c'est de comprendre que, malgré les conventions régissant les interrelations des membres des sociétés qui se voulaient les plus civilisées, la prédation sexuelle ne cesse pas de hanter les rapports entre les hommes et les femmes, et ce d'autant plus en période de guerre (à l'époque napoléonienne - l'action se déroule précisément en 1799). La Petite Catherine de Heilbronn, autre adaptation (il s'agit cette fois-ci d'une pièce de théâtre) par Eric Rohmer d'un texte de Kleist, repose aussi sur l'obstination victorieuse d'une figure de la croyance et de la persévérance (figure jouée alors par Pascale Ogier qui annonce les héroïnes futures du Rayon vert, de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, et surtout de Conte d'hiver et des Amours d'Astrée et de Céladon). Mais l'angoisse de l'héroïne de la nouvelle s'est substituée à l'assurance tranquille de l'héroïne de la pièce. Die Marquise von O... rend surtout compte d'un trajet bousculé par les abus résultant d'une propension à substituer au réel (souvent violemment intrusif) le doux dedans arrangeant des ordres sociaux et des rêveries subjectives (d'où cette nécessité pratique – une première pour un cinéaste si impressionniste – de respecter rigoureusement les prescriptions de la reconstitution historique). En cela, nombre de héros rohmériens, des Contes moraux aux Comédies et proverbes en passant par Perceval le gallois (et son décor circulaire qui, après l'initiale O de la marquise au ventre arrondi, matérialise le caractère obsessionnel du héros), et aussi l'héroïne de Triple agent trompée par son époux au point de finir emporté par la bourrasque de la seconde guerre mondiale, perpétuent cette attitude selon laquelle vouloir préserver l'ordre (subjectif mais aussi social) du sentiment équivaut à s'aveugler sur des réalités dont les hasardeuses manifestations contraignent – souvent partiellement – à l'autocritique désenchantée. Telles les deux faces de la même médaille romantique, la fallacieuse immaculée conception et la véracité du viol formulent ici les contradictoires relations que le sujet (ici féminin) entretient avec le monde objectif (soumis aux prescriptions masculines, qu'elles s'exercent dans le cadre militaire et patriarcal), comme elles expriment la force fantasmatique du leurre au nom duquel la fiction angélique devrait se substituer à l'abjecte réalité. La culture catholique dans laquelle a longtemps baigné le cinéaste, et qui transpire subtilement dans son oeuvre (comme dans celle de Manoel de Oliveira cité plus haut), n'a pas empêché chez ce dernier la perçante lucidité d'un réalisme quant à la prégnance de la matérialité des rapports sociaux de domination (s'agissant ici de la violence masculine qui n'exclut aucune femme, y compris celles appartenant aux milieux sociaux les plus riches et protégées), et de la dénégation qui, systématiquement, sur le plan subjectif comme social, en refoule la terrible réalité.

 

La question de l'impensable, de l'impossible viol – cette tâche aveugle, cet acte trop réel manqué par la conscience – obscurément refoulé derrière la représentation chrétienne rayonnante de l'immaculée conception (au mieux, sinon c'est la répudiation familiale ni plus ni moins) trouve dans Die Marquise von O... une manière d'expression et de résolution par le biais d'un rapport non pas statique mais dynamique à la peinture. En 1781, le peintre allemand Johann Heinrich Füssli est l'auteur d'une toile célèbre dont la popularité va déterminer plusieurs variations du tableau original intitulé Le Cauchemar. Y est représentée une femme endormie allongée sur un lit, un incube diabolique reposant sur son ventre, pendant qu'un cheval au regard électrique contemple la scène, la gueule dépassant des rideaux ocres peints à l'arrière-plan. Il se trouve que cette toile a inspiré Eric Rohmer (il semble aussi qu'elle aurait également inspiré une séquence du film Twin Peaks. Fire walk with me réalisé en 1992 par David Lynch où l'héroïne, Laura Palmer, comprend enfin qui est le mystérieux Bob qui s'aventure dans son lit depuis qu'elle a 12 ans), répétant dans un plan la même posture pour son héroïne endormie au moment du viol. Sauf qu'il se refuse à céder à tout maniérisme en n'ajoutant à la scène ni monstre ni cheval (le viol est subtilisé par une ellipse). Nous renvoyons au livre de Pascal Bonitzer, Peinture et cinéma. Décadrages (éd. de l'Etoile/Cahiers du cinéma, 1985, pp. 31-33), qui a déjà traité de ce rapprochement. La soustraction de ces deux motifs surnaturels qui font du tableau de Füssli à la fois la représentation d'une femme endormie comme du cauchemar qui l'assaille (et dont on devine le caractère sexuel, avec le démon posé sur son ventre et la tête de cheval dépassant des tentures) permet au cinéaste de réussir dans le même mouvement trois opérations esthétiques complémentaires. D'abord, il met en relation le texte de Kleist et la toile de Füssli afin de rendre manifeste le même socle culturel, autrement dit ce romantisme au nom duquel les tourments des personnages relèvent de l'émergente compréhension, bien qu'encore nébuleuse, du rôle (notamment libidinal) de l'inconscient. Ensuite, se refusant à l'adoption d'une posture maniériste qui, dans les cas les moins intéressants, s'abrite derrière le prestige des références pour capitaliser une légitimité culturelle qui fait défaut, Eric Rohmer s'approprie cette image en lui ôtant ses motifs les plus explicitement fantastiques dans la perspective de rendre sensible le travail du refoulé à l'oeuvre chez l'héroïne qui refuse inconsciemment de voir dans le comte russe le démon affamé ou le cheval au regard attisé par le désir. Enfin, ce travail de soustraction, qui met en regard subtilisation des motifs les plus directement romantiques et volatilisation pendant le sommeil de la marquise des raisons concrètes de sa grossesse (volatilisation nécessaire pour dresser l'image de l'immaculée conception, hélas insuffisamment protectrice pour éviter la répudiation familiale), s'inscrit dans une dynamique esthétique plus globale pour laquelle doivent dominer au bout du compte sur le plan pictural des références davantage françaises  qu'allemandes. Citons notamment ces contemporains de Füssli que sont Jacques-Louis David auteur en 1800 du portrait de Madame Récamier, et surtout Jean-Baptiste Greuze et Jean-Auguste-Dominique Ingres, maîtres du dessin et des scènes d'intérieur, le premier ayant eu une préférence pour le motif de la défloration et le second pour le réalisme social s'exprimant dans le rendu des tissus. Ce n'est rien moins que la victoire symbolique du classicisme français sur le romantisme allemand qu'Eric Rohmer, pourtant germaniste de formation, met en scène avec Die Marquise von O.... Parce que ce combat relaie la lutte de systèmes philosophiques ou d'ordres symboliques à l'époque concurrents : d'un côté, le rationalisme français alors accompli par les Lumières puis par la Révolution (que Napoléon voulait étendre par la force dans toute l'Europe) ; de l'autre, le romantisme allemand (précédé par le mouvement artistique et politique Sturm und Drang, soit Tempête et passion, avec Goethe et Schiller), exaltant les sentiments et les éclats cosmiques, et résistant aux efforts d'incorporation napoléonienne. Pour emprunter la distinction terminologique du sociologue Norbert Elias utilisée dans La Dynamique de l'occident en 1975 (éd. Agora/Pocket), Eric Rohmer organise dans son film un agencement de références afin de mettre en scène la lutte et la victoire symboliques de la Zivilisation sur la Kultur, de l'universel de la raison sur les particularismes communautaires (si le film a quelque chose de pleinement allemand, ce serait alors davantage sur le plan hégélien). Ce n'est peut-être pas seulement qu'une simple anecdote, mais le cinéaste qui a tourné son fil m en langue allemande avec des acteurs allemands disait préférer la version française de son film, du fait d'une diction moins théâtrale et plus neutre. Cette neutralité renverrait à la France moins comme nation que comme espace social-historique ayant accueilli et déployé la puissance du concept de raison dont se d4e1c0439edf53efc-éfiaient tant les artistes romantiques qui, ne l'oublions pas, habitaient un pays alors ravagé par l'invasion de l'armée napoléonienne (il faudra attendre la reprise par Hegel du rationalisme français pour que l'Allemagne donne sa version philosophique du concept de raison que Karl Marx reformulera dans le cadre de sa critique matérialiste de l'économie politique). Mais Eric Rohmer sait aussi, tous ses films  contemporains le prouvent (et La Femme de l'aviateur exemplairement), que le rationalisme est un processus incomplet, que les élans et les passions ont souvent paradoxalement raison... de la raison, que le genre humain est un mixte instable de raison et de passion qui, du coup, détermine ce qui, chez ce cinéaste, fait du cinéma une machine à combiner fiction et documentaire, objectivisme et subjectivisme, passions et intérêts, conscience discursive et inconscient pulsionnel, géométrie de la raison et arithmétique du coeur.

 

On goûtera enfin la modernité d'un film qui a également pour enjeu de manifester l'actualité du texte de Kleist dont il propose l'adaptation. D'abord, on pourrait souligner le caractère hitchcockien de Die Marquise von O..., avec son "MacGuffin" (cet élément vide autour duquel se cristallisent les désirs et les mouvements des personnages) couplé à son refus du "whodunit" (pas la peine de se poser la question de qui a violé la marquise puisque la vérité nous saute aux yeux, même si l'acte est visuellement élidé ; en revanche, mieux vaut la peine de se demander quelles sont les causes de la cécité de tous concernant cette situation). La modernité rohmérienne, refusant les esthétiques de la radicalité déconstructrice du genre godardien ou anti-théâtrale proposée par le couple Straub et Huillet, offre ses propres solutions formelles pour rendre compte de la modernité du texte adapté. L'usage des intertitres condensant la narration, les postures parfois grotesques des personnages (on pense aux parents, surtout le père de l'héroïne, ainsi qu'au comte), la succession régulière de fondus au noir (directement effectués à la caméra), la frontalité du filmage avec le format "carré" classique 1,37 : 1 et des cadres inscrits dans un découpage particulièrement rigoureux, ainsi que les références à Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau (ce sont les apparitions fortement hallucinatoires du comte interprété par Bruno Ganz qui jouera dans Nosferatu, fantôme de la nuit de Werner Herzog en 1978, d'abord en chevalier blanc auréolé de la lumière de la justice, puis s'introduisant dans un fondu au noir dans la couche de la marquise, puis revenant d'entre les morts puisque tout le monde le croit décédé, puis faisant le mur pour retrouver celle qui s'est retirée du monde à la suite de l'infamie dont elle est victime, enfin apparaissant tel qu'il n'a jamais cessé d'être, autrement dit le fauteur d'un trouble matérialisé par le ventre grossissant de l'héroïne) accusent nettement l'empreinte du cinéma muet. Est-ce un paradoxe insurmontable, puisque Die Marquise von O... est aussi un grand film parlant ? C'est que le tissage du texte (cartons, mais aussi lettres, annonce parue dans un journal, feuilles d'écriture) et du verbe (les paroles échangées entre les protagonistes) tournent autour d'un noyau d'indicible, d'impossibilité d'exprimer ce qui s'est passé, tant du côté de la marquise dont le sommeil a fait office de refoulement amnésique, que de celui du comte qui ne peut avouer sa faute qu'à partir du moment où il pourra se marier avec elle avant que la chose ne commence à sérieusement se remarquer. C'est ce noyau d'indicible, véritable tâche aveugle entraînant une dynamique de la schize (le responsable de la grossesse est comme divisé en deux, puisqu'en réalité il s'agit du comte, mais qu'aux yeux de tous les autres, il ne peut s'agir que d'un misérable scélérat), qui trouve également à s'articuler sur le plan du visible avec les fondus au noir (ces mêmes fondus annonçant la somnolence du héros de La Femme de l'aviateur d'ailleurs relayée une fois par une fermeture à l'iris digne du cinéma muet) comme manifestations de ce qui ne peut se dire parce que cela aussi ne peut se voir (ou même se représenter imaginairement). Ce noyau d'indicible-invisible induit une mécanique de différé de la vérité qui va contrecarrer le projet du comte, voulant précipiter le mariage avant que la grossesse de l'héroïne ne se remarque, et dont la précipitation même empêche pour partie le mariage d'avoir lieu à temps. C'est comme un blocage de la pensée, empêchant de voir ce qui ne cesse pas de crever les yeux. Ce blocage du dicible et du visible, précisément, le viol commis absorbé dans le fondu au noir d'une ellipse, relève de ce que Marie-José Mondzain nomme l'"invu", cet impensable qui fait croire que ce pourrait être le valet Leopardo l'auteur du viol quand l'extrême domination dont il souffre l'oblige à des gigantesques efforts de censure sexuelle, alors que l'officier russe, désinhibé par la violence de la guerre, la victoire de son camp, et par l'exaltation d'avoir sauvé une femme respectable d'un viol collectif (!), a été incapable de contenir la pulsion qui a réussi alors à submerger le mur de conventions sociales et d'obligations à la retenue que son rang lui a intimé depuis toujours de psychiquement intérioriser. Et ce blocage semble déterminer une double pente, à la fois toujours plus ouverte (le jour succède toujours plus à la nuit du début criblée des déflagrations de la guerre, et les scènes d'extérieur baignées d'une douce lumière captée par le chef opérateur Nestor Almendros l'emportent sur les séquences d'intérieur), et toujours plus grotesque. Il y a en effet une ironie qui gonfle toujours davantage dans le récit, qui perce la croûte des conventions, et en révèle la force collective d'aveuglement. L'ironie, c'est celle du déni relatif à une situation sociale au cours de laquelle l'habituel n'a plus cours, et où même l'image pieuse de l'immaculée conception, ne pouvant plus rédimer le jeu des intérêts familiaux à préserver, exprime dans la douleur une relative modernisation des moeurs. Si le trajet accompli par la marquise est douloureux, victime d'une grossesse dont elle ignore la cause, et de la répudiation familiale concomitante à une situation considérée comme socialement infamante, son martyr lui forge un caractère suffisamment ferme, autrement dit une éthique, qui lui permet de faire échouer le stratagème (comme on en trouve tant chez Eric Rohmer) de la mère qui prêche le faux (c'est Leopardo le coupable) pour savoir le vrai (c'est  en fait le comte), de se rabibocher avec ses parents (incroyable - car impudique aujourd'hui - plan où le père en larmes prend sa fille sur ses genoux et l'embrasse sur la bouche pour sceller la réconciliation),  et au final de disposer d'une situation où le comte ravagé par le remords se mariera avec elle au prix d'une grande indépendance accordée à la mariée. Autre pointe ironique : la représentation du mythe de Saint-Georges terrassant le dragon dans l'église où a lieu le mariage de pure convention entre le comte et la marquise, la seconde étant plus à même d'occuper la position symbolique de Saint-Georges quand le premier, de son point de vue à elle, occuperait plutôt la position du dragon vaincu. L'ultime carton enfonce définitivement le clou de l'ironie, expliquant que d'autres officiers russes se sont  depuis succédés dans les bras de la marquise (rappelant ainsi l'héroïne de L'Impératrice rouge interprétée dans le film de Josef von Sternberg en 1934 par Marlène Dietrich). Que le rapport (hétéro)sexuel soit un acte manqué (d'un coup, Kleist annonce Jacques Lacan et son fameux "Il n'y a pas de rapports sexuels"), que cet acte manqué ne cesse pas de revenir dans toute l'oeuvre du cinéaste (la résurrection matérialiste des amants évanouis de Conte d'hiver et des Amours d'Astrée et de Céladon), et surtout que le viol débouche ici sur le gain d'une relative autonomie féminine manifestent une nouvelle fois le privilège rohmérien pour les tours pervers d'une dialectique selon laquelle la contingence retournée en nécessité permet de jouir de l'impossible (autrement dit, pour parler comme Jacques Lacan à nouveau, du réel, aussi violemment intrusif et imprédictible soit-il). Enfin, Die Marquise von O..., qui a eu un excellent démarrage commercial parce que les spectateurs ont cru qu'il s'agissait d'une suite au grand succès érotique que fut Histoire d'O, a été réalisé, rappelons-le, en 1975, l'année de la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse qui inscrivait dans la loi la dynamique émancipatrice d'un mouvement féministe particulièrement attaché à permettre aux femmes de se réapproprier leur corps indépendamment des déterminations tant biologiques que sociales. La marquise, qui d'une certaine manière a fait un bébé toute seule comme le dit la chanson, et qui profite d'une situation où elle pourra socialement dominer son époux et s'ouvrir aux plaisirs du libertinage, aura représenté une avant-garde à elle toute seule d'un mouvement social d'émancipation dont tant d'héroïnes rohmériennes des Contes moraux et des Comédies et proverbes profiteront à plus ou moins bon escient.

 

3/ La Collectionneuse : Le collectionneur et les collectionnés

 

« Mon intention n'était pas de filmer des événements bruts, mais le récit que quelqu'un faisait d'eux (...) Une des raisons pour lesquelles ces Contes se disent " moraux", c'est qu'ils sont quasiment dénués d'actions physiques : tout se passe dans la tête du narrateur (...) Mes héros, un peu comme Don Quichotte, se prennent pour des personnages de roman, mais peut-être n'y a-t-il pas de roman » (Eric Rohmer, avant-propos au recueil Six contes moraux, éd. Les Cahiers du cinéma-Petite bibliothèque, 1998, p. 10). Il ne sera donc pas hasardeux de trouver la référence au maître-livre de Cervantès dans la bouche du narrateur de La Collectionneuse, quatrième livraison des Contes moraux (mais tourné avant le troisième film de la série prévu, Ma nuit chez Maud, pour raisons financières, notamment parce qu’Eric Rohmer voulait des acteurs professionnels capables de soutenir des dialogues serrés, notamment sur le plan philosophique). Situé entre la grisaille parisienne de La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne et Clermont-Ferrand enneigé de Ma nuit chez Maud, le lumineux La Collectionneuse, qui bénéficie de la douce photographie de Nestor Almendros (pour sa première participation technique avec le cinéaste) ayant su capter la moiteur provençale en période estivale (le film a été tourné dans les environs de Toulon), dispose d'autres citations littéraires qui participent autant à inscrire un milieu social donné à partir de ses goûts culturellement distingués, qu'à aménager l'espace de pensée au sein duquel peut se déployer l'esthétique rohmérienne appliquée à ce film-ci. Le narrateur Adrien (Patrick Bauchau, déjà aperçu dans La Carrière de Suzanne), enfin en vacances (il dit n'en avoir pas pris depuis dix ans), et résidant dans la gentilhommière provençale de son ami Rodolphe (que nous ne verrons jamais), dit à son ami Daniel (le peintre Daniel Pommereulle) avoir commencé à lire Rousseau plutôt que Cervantès, mais seulement accidentellement tant sa disponibilité est ici totale, pendant que l'on verra l'autre maîtresse des lieux, Haydée (Haydée Politoff, le troisième angle et probablement le sommet du triangle), lire tour à tour un essai consacré au romantisme allemand et Dracula. Outre la lecture de ces bandes dessinées appelées « comics » qui s'inscrivent dans une ambiance pop relayée ailleurs par des musiques orientales, de l'herbe fumée, d'amples vêtements arabes portées par les garçons, et le séjour londonien de l'amie d'Adrien (qui a déterminé chez lui sa solitude estivale et, partant, sa disponibilité sentimentale), ce matériel littéraire informe de la configuration intellectuelle et artistique du projet, tant pour rendre manifeste les réflexions secrètes et intérieures d'une conscience encouragée par l'éloignement et l'isolement campagnards (ce sont les dix promenades des Rêveries d'un promeneur solitaire rédigées par Jean-Jacques Rousseau entre 1776 et 1778), que pour induire l'articulation de la figure gothique du vampire avec le romantisme allemand privilégiant les émois (y compris inconscients) du sujet contre les impersonnelles raisons sociales ou historiques. Ces dernières références encouragent l'effet de trouble et de fascination que le personnage de Haydée va exercer, tel un personnage d'un film de Friedrich Murnau, sur Daniel et surtout Adrien qui se croyait symboliquement préservé des charmes d'une jeune femme initialement décrite par le premier de la façon suivante : « Bécassine, tête ronde, poil ras... Charmante ! ». La Collectionneuse, telle une variation moderne et soft, presque pour rire, des libertinages autrement plus mortifères des Liaisons dangereuses (1782) de Pierre Choderlos de Laclos, sera donc attentif à l'extension au sein des pro

cessus sociaux d'individualisation de la sphère de la conscience autoréflexive, ainsi qu'à montrer comment les principes de différenciation sociale induisant luttes de classement et enjeux de distinction, mais aussi de butée fantasmatique du désir (qui vise toujours obscurément autre chose que ce que l’intention désigne clairement à la conscience), introduisent des déterminations et des limitations ("Toute détermination est une négation" disait Spinoza) à la liberté de l'agir individuel, malgré une ivresse phraséologique censée assurer que le monde extérieur va bien dans le sens des intentions de la conscience autoréflexive.

 

22d7d72b3121eaacConsidérons les trois panneaux constituant le prologue du film d'Eric Rohmer. C'est en premier lieu la présentation du personnage de Haydée, seule et silencieuse, en maillot de bains, marchant de long en large sur une plage les pieds dans l'eau, et filmée sur le mode médiéval et fragmentaire du blason ou du fétiche. C'est en deuxième lieu Daniel échangeant avec le critique Alain Jouffroy au sujet de la radicalité esthétique d'une entreprise de modernisation plastique auquel l'artiste, au même titre que d'autres « objecteurs » (pour reprendre le terme même du critique) tels Arman, César et Daniel Spoerri, qui prolongent le geste inaugural de Marcel Duchamp en trouvant dans la vie quotidienne les matériaux prosaïques d'un renouvellement des formes. Et c'est en dernier lieu Adrien, discutant avec sa compagne et une amie (la compagne de Rodolphe ?) de la beauté physique comme critère nécessaire ou non d'amitié (et implicitement de classement social), puis échouant à trouver un accord avec sa conjointe pour partir ensemble en vacances, enfin se baladant dans la maison de son ami Rodolphe pour regarder quelques pièces de collection (à forte valeur érotique) avant de tomber par hasard sur Haydée (qu'il ne connaît pas encore) jouissant dans les bras d'un homme (peut-être Rodolphe ?). Parfait équilibre de la forme relative à ce prologue en forme de triptyque, avec la succession de la femme seule et silencieuse au bord de la plage (les tons pastels accompagneront Haydée), des deux hommes parlant d'art dans une chambre faiblement éclairée (les tons vifs et primaires, le jaune et le bleu, exprimeront le côté cassant et tranchant du personnage), puis de l'homme et des deux femmes échangeant sur le beau non plus dans l'art mais dans le cadre des relations affectives, jusqu'à ce que Adrien (chez ce dernier, les tons seront plus neutres, blanc, noir et bleu foncé ou clair dominant sa palette) fasse par inadvertance la connaissance de Haydée. La boucle est bouclée, en même temps qu'est clairement posée la question primordiale de Haydée comme corps soumis (et résistant) au geste d'appropriation d'hommes qui se protègent symboliquement du caractère réactionnaire de leur virilisme libertin en usant et abusant d'une éthique supposée libertaire et d'une préciosité verbale et culturelle confondant théorisation abstraite et justifications concrètes. La Collectionneuse expose avec la plus grande évidence formelle, autrement dit crûment, les modes de légitimation, tour à tour éthiques et philosophiques (des barbares de Daniel aux amérindiens Tarahumaras décrits par Antonin Artaud et cités par Adrien), d'un sujet qui se croit maître de ce qui lui arrive quand sa conscience se refuse à reconnaître qu'il est tributaire autant de son fonds pulsionnel échappant à toute prise consciente (la vision fondatrice de Haydée jouissant à la fin du prologue – plus tard ce sera l’héroïne éponyme de Die Marquise von O... violée dans son sommeil), que des logiques sociales par lui intériorisées qui déterminent son usage des mots et l'ordre des choses qui devrait aller avec. De la même façon que Haydée, en passant progressivement de l'état de point marginal et décentré de l'attention du narrateur au début du film, tout à sa volonté de faire totalement le vide sur le mode schopenhauerien de la contemplation zen, à celui de centre toujours plus désirable et rayonnant, résiste aux effets rhétoriques et aux calculs intéressés des deux garçons, c'est la bande-image elle-même qui paraît devoir aussi faire montre de résistance aux projections du narrateur souvent pris en flagrant délit de surinterprétation (quand par exemple il projette des stratagèmes tacites là où il n’y a visiblement que le plaisir d'un être-ensemble simplement partagé). Cette grandiloquence, qui parachève le côté Tartuffe des deux personnages masculins, est bien analysée par le philosophe Clément Rosset expliquant que "L'aptitude à récuser le réel par l'intermédiaire du langage constitue une faculté à la fois déplaisante, par l'hypocrisie qui s'y trouve, consciemment ou non, attachée, et fascinante, par sa surprenante et souveraine efficacité. L'homme des mots est inattaquable : il a toujours un mot pour détruire le réel qu'on lui montre, un autre mot pour effacer le réel émanant de sa propre personne" (in Le Réel. Traité de l'idiotie, op. cité, p. 102). Le silence de Haydée et les bavardages de Daniel et Adrien lors du prologue valent alors autant du côté de l’héroïne pour sa moindre maîtrise de l'art de la conversation et de faire mouche, que pour incarner une butée de réel sur lequel s'écrase la vanité verbeuse d'hommes qui, s'ils occupent des positions de pouvoir par rapport à elle, maîtrisent beaucoup moins les effets de leur « rivalité mimétique » (René Girard) comme leur souci de sauver la face devant des femmes contraintes à louvoyer pour maintenir la tête hors de l'eau. En ce sens, La Collectionneuse, hanté par la figure du dandy Paul Gégauff (ce séducteur cynique qui fascinait les membres de la Nouvelle Vague, particulièrement Claude Chabrol avec qui il a écrit des scénarios quasiment jusqu'à sa mort prématurée, poignardé par sa conjointe en 1983), prolonge La Carrière de Suzanne concernant le mépris social (souvent retraduit en ce que Pierre Bourdieu appelait le « racisme de l'intelligence ») des petits bourgeois à fort capital culturel à l'adresse des femmes qu'ils dominent. Comme L'Amour l'après-midi, ultime film de la série des Contes moraux, montrera avec le personnage de Zouzou l'avenir toujours plus rétréci et fragilisé de femmes qui, comme Haydée, souffrent de la raréfaction de la seule forme de capital qui leur permet de vivre une existence supposée libre et hédoniste : un portefeuille actif de relations sociales.

 

c57c3516b3ad06c0On connaît le principe conditionnant le moteur diégétique des Contes moraux proposant six variations autour d'un même motif : un homme disposé à aimer une femme bien précise est tenté par une autre femme rencontrée par hasard, mais reviendra in fine à la première. Ce motif universel configure d'ailleurs le récit de Sunrise (1927) de Friedrich Murnau, l'un des films préférés d'Eric Rohmer comme de toute la Nouvelle Vague. Le principe esthétique de la variation ne se réduit ici pas seulement à jouer brillamment des perspectives narratives qui, seules, sont censées donner de l'intensité à des fictions dont les termes sont courus d'avance. Ce qui se trouve également autorisé, c'est la libre expression de tout un arrière-plan documentaire, qui là encore ne saurait se réduire seulement à des vues, aussi dignes des frères Lumière fûssent-elles, sur le milieu naturel chatoyant environnant ou sur les activités portuaires estivales. Là où La Collectionneuse sait documenter sa fiction, c'est en l'inscrivant dans un milieu social peuplé d'individus appelés à jouer des rôles si proches de ce qu'ils sont (et jouent) dans la réalité que le cinéaste n'a même pas eu besoin de les diriger, leur demandant seulement d'apprendre le texte par cœur et de le dire le plus naturellement. Ce naturel ayant pour fonction de faire ressortir la nature sociale, cette « seconde nature » dont parlait Pascal (figure philosophique qui hantera le film suivant, Ma nuit chez Maud), qui structure les manières d'être, de faire et de dire des protagonistes, autrement dit leur « habitus de classe » (Pierre Bourdieu). A l'instar d'Adrien évoquant son souci d'être le naturaliste ou l'herboriste de soi-même (ce « souci de soi » dont Michel Foucault avait déjà découvert le caractère éthique de façonnage subjectif chez les Grecs de l'antiquité), le film d'Eric Rohmer propose un véritable catalogue objectif des parlures et des postures, des formes de présentation de soi et de justification de ses actes, des façons (théâtralisées, précieuses, cool) de se tenir en société et d'entretenir son sens aigu de la classe et de la distinction, tels qu'ils caractérisent un groupe social (le milieu des obscurs artistes antiacadémiques et des galeristes débutants du milieu des années 60) fortement enclin à perpétuer ou actualiser les valeurs individuelles et contestataires, spirituelles et libertaires, propres à ceux qui vivent davantage pour l'art que de l'art. Nous avons ici affaire à des (petits) bourgeois bohêmes pratiquant un dandysme suranné ou inactuel et soutenu par une bonne dose de capital culturel (les références précises, la préciosité verbale) et, plus, par la nécessité d'un capital social étendu (les relations sociales permettant de monter une exposition ou une galerie, comme de disposer d'une maison pour les vacances d'été), tout ceci afin de compenser la faiblesse de capitaux économiques qui se retraduit par les invectives de Daniel à l'adresse du collectionneur étasunien que tente d'amadouer de son côté Adrien afin de lancer son projet de galerie (auquel, en passant, ne croit guère sa compagne comme elle le déclare lors du prologue). S'ils étaient anarchistes, les deux héros seraient stirneriens (avec quelques accents d’aristocratisme nietzschéen). On les appellera à partir des années 70 les « libéraux-libertaires », autrement dit les promoteurs (auto)satisfaits de la critique artiste des aliénations du système qui ne débouche le plus souvent que sur l'entretien d'une position sociale dominante travaillée par la concurrence du capital culturel (envisagé comme plus pur et distingué) sur le capital économique (considéré comme plus impropre), et sur le sens de la distinction avec un populaire identifié avec le vulgaire (on se souvient du racisme social qui s'exerce dans Le Genou de Claire à l'encontre d'enfants d'ouvriers en colonie de vacances par les bourgeois résidant près du Lac d'Annecy). Le topographe du sentiment est aussi un radiographe implacable, y compris avec sa classe d'appartenance à laquelle il ne fait aucun cadeau, en même temps que son approche théorique bazinienne décrétant la puissance de vérité du réalisme ontologique de l'image photographique se couple avec un net refus du didactisme scénarique. C'est comme si le geste esthétique rohmérien, articulant puissance d'objectivation documentaire et puissance d'illusion fictionnelle, reformulait la théorie de Heinrich von Kleist (le cinéaste a adapté de l'écrivain en 1975 Die Marquise von O... et en 1979 La Petite Catherine de Heilbronn sur les planches du théâtre des Amendiers à Nanterre) développée dans son Essai sur le théâtre des marionnettes (1810), et qui insiste sur l'absence d'affectations du pantin livré mécaniquement à la vérité non-intentionnelle du dehors et à la grâce impersonnelle de l'événement. C'est une pensée qui, si elle va largement influencer autant la philosophie de Gilles Deleuze que le cinématographe pratiqué par Robert Bresson, permet ici de contrebalancer les fallacieux excès d'un individualisme autoréflexif dont le noyau impensé relève des forces (sociales et psychiques) inconscientes qui s'agitent dans les plis obscurs du cogito cartésien, cœur philosophique de tous les illusions promues par le libéralisme bourgeois. La résistance des images comme de Haydée aux filets discursifs et spéculatifs jetés par Daniel et surtout par Adrien manifeste la souveraineté plus que limitée du cercle de la conscience (un « empire dans un empire » pour parler comme Spinoza), et le royaume plus vaste des forces du dehors (puisqu'elles se prolongent dans les plis les plus intériorisés de la pensée, inconscient freudien sur le plan psychique et habitus bourdieusien sur le plan du social individuellement intériorisé). Alors qu'Adrien se fantasme une philosophie du libre choix qu'il croit avoir finalement su appliquer lorsqu'il laisse tomber Haydée au moment où il pourrait coucher avec elle (alors saisi par une angoisse indicible, il se décide enfin à appeler sa compagne pour la rejoindre à Londres), il se sera plutôt bricolé une embarcation intellectuelle fragile, car percluse de contradictions non perçues et de repentirs a posteriori justifiés, et entraînée par les mouvements extérieurs et imprévisibles du réel (et la fulgurante apparition du beau dans le visage d’un autre que soi-même est cette forme privilégiée de réel avec lequel tout un chacun tente comme il peut de composer). A l'inverse, Haydée, malgré les moqueries, les insultes et les brimades, suit la ligne qu'elle s'est fixée, soit le choix du non-choix, sachant parfaitement que les maîtres du monde dans lequel elle vit et jouit sans travailler sont les hommes qui auront toujours beau jeu de la stigmatiser quand ils en auront fini avec elle. Le mépris des deux hommes envers cette jeune femme vaut alors finalement, au-delà d'un virilisme à peine sublimé dans les éclats du dandysme et une rage distinctive frôlant le pathétique, comme l'expression symptomatique d'une honte qui les afflige eux-mêmes de se savoir en leur for intérieur (le plus lointain) tellement soumis à l'argent des autres. La collectionneuse que les deux héros raillent comme telle, certes, multiplie les relations intéressées et sans lendemain, mais elle le sait et ne s'illusionne pas là-dessus, alors que le peintre et le futur galeriste ont matériellement besoin, malgré toutes les narrations de soi, les dénis théâtraux de l'un et les détours théoriques de l'autre, du collectionneur. Adrien, présentant Haydée au collectionneur afin de se servir de ses charmes pour séduire l'homme qui financera peut-être sa galerie, ressemble à s'y méprendre au scénariste du Mépris (1962) de Jean-Luc Godard qui fait de même envers le producteur, avec ce fameux résultat que sa conjointe ne lui vouera en retour que du mépris. Si la collectionneuse est davantage fragilisée par ceux qui vivent du collectionneur, c'est elle qui sait exprimer le vrai d'un monde social dont les libertinages, les mondanités et les plaisirs de la conversation distinguée ne feront jamais oublier que la conscience n'est aliénée que parce que les rapports sociaux qui la rendent possible sont eux-mêmes réifiés. Un vase chinois de l'époque Song cassé par Haydée et la gifle consécutive que lui donne le collectionneur en témoignent brutalement.

 

f2c7e64cf855965aFaire acte de pensée est à ce prix, quand il s'agit de montrer à l’œuvre, comme l'a si bien réussi le cinéma d’Eric Rohmer, les forces inconscientes et impensées, fantasmatiques et sociales, qui offrent le plan de consistance méconnu de toute narration subjective, ainsi que leur point de cécité structural. Ce plan de consistance est le roman de ces modernes Don Quichotte que sont les personnages rohmériens, et que nous sommes encore. Dans  Le Genou de Claire, la romancière Aurora ne dit-elle pas à Jérôme considérant une petite peinture représentant le héros de Cervantès : " Les héros d'une histoire ont toujours les yeux bandés. Sinon, ils ne feraient plus rien, l'action s'arrêterait. Au fond, tout le monde a un bandeau sur les yeux, ou du moins des oeillères" (in Six contes moraux, opus cité, p. 170) ?

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28 avril 2010 3 28 /04 /avril /2010 09:47

Lionel Rogosin est trop peu connu pour ne pas ressentir l'urgente nécessité de voir ou revoir ses deux principaux longs métrages restaurés par la Cinémathèque de Bologne, distribués par Carlotta, et projetés en ce moment à L'Espace-Saint-Michel (Paris, 5ème) : On the Bowery (1956) et Come back, Africa (1959). Fils d'un industriel du textile, un diplôme de chimie obtenu à Yale en poche, Lionel Rogosin, né en 1924, était socialement destiné à reprendre les affaires paternelles. Pourtant, son engagement dans le corps militaire des Marines lors de la seconde guerre mondiale, et cela au nom de convictions pacifistes et antifascistes, aura déterminé chez le futur documentariste une rupture avec son destin social, fuyant les rails de la reproduction familiale lors d'une série de voyages effectués après guerre (en Europe de l'est, en Israël, et en Afrique notamment). S'il continue à travailler dans l'industrie du père jusqu'en 1954, ce n'est pas pour entretenir un héritage auquel il aurait droit, mais pour financer son appétence pour le cinéma envisagé comme regard porté sur le monde de l'invisibilité sociale, apprenant en parfait autodidacte le fonctionnement et l'emploi d'une petite caméra Bolex 16 mm. Les ravages sociaux que l'antisémitisme en Europe et le racisme en Afrique ont provoqués, et que Lionel Rogosin a constatés lors de ses multiples voyages, ont suscité chez ce dernier le désir de poser sa caméra en face de problèmes sociaux dont le cinéma étasunien habituellement fait l'économie, Hollywood étant une industrie structurellement et idéologiquement vouée au divertissement de masse. Réduire le cinéma étasunien à Hollywood est donc une grossière erreur de perception, comme le prouvent notamment les deux films de Lionel Rogosin, artiste militant posté en éclaireur avec Morris Engel (l'auteur de Little Fugitive tourné à Coney Island en 1953) de la révolution cinématographique qui se jouait à ce moment-là sur la côté est (à New York particulièrement) durant les années 1950, et dont, entre autres, Shirley Clarke, Jonas Mekas, John Cassavetes, Andy Warhol, Paul Morrissey, puis Martin Scorsese, et aujourd'hui les frères Safdie, seront les hérauts les plus connus.

 

Lionel Rogosin réalise Out en 1957 pour les Nations Unies, un court-métrage documentaire consacré au sort des réfugiés hongrois. Il a pourtant réalisé préalablement On the Bowery tourné en 1955 et sorti en 1956, une investigation remarquée dans les bas-fonds new-yorkais qui reçoit le Grand Prix du Documentaire à la Mostra de Venise. Mais cette enquête à la croisée du documentaire et de la fiction, dont l'esthétique doit autant au cinéma de Robert Flaherty qu'au néoréalisme italien, et qui est contemporaine d'essais semblables réalisés en Angleterre au même moment par les représentants du Free Cinema (tels Lindsay Anderson, Karel Reisz, et Tony Richardson), a aussi servi de préparation à un projet un peu plus ancien qui s'inscrit dans son antiracisme militant, et qui devait traiter d'un sujet brûlant et pourtant à l'époque jamais abordé, l'Apartheid. Ce sera Come back, Africa qui a reçu le Prix de la Critique au Festival de Venise en 1960. Cette même année, il ouvre à New York un cinéma art et essai, le Bleecker Street Cinema fréquenté par les futurs grands cinéastes étasuniens (tels Martin Scorsese et Francis Ford Coppola), participe avec Shirley Clarke et les frères Jonas et Adolphas Mekas à la création du mouvement cinématographique indépendant New American Cinema actif jusqu'en 1974, fonde en 1965 Impact Films, une société de production et d'édition de films indépendants alors en mal de financement et de distribution (elle dépose le bilan en 1978).

 

Militant contre la guerre du Vietnam en organisant avec l'intellectuel gallois Bertrand Russell plusieurs manifestations publiques (les British Artists' Protest et European Artists' Protest en 1965), ce dont traite son film Good Times, Wonderful Times (1966), le cinéaste milite également pour la cause des Afro-américains victimes non plus seulement en Afrique du sud mais aussi aux Etats-Unis de la ségrégation raciale (avec le triptyque Black Roots en 1970, Black Fantasy en 1972, et Wood Cutters of the Deep South en 1973, ce dernier film racontant sa production sous la forme d'une petite coopérative autogérée associant Blancs et Noirs). Un autre combat est celui du règlement pacifiste de la guerre israélo-palestinienne (avec le court-métrage Arab Israeli Dialogue tourné en 1974 après la guerre du Kippour). Lionel Rogosin aura été victime dans son pays des difficultés matérielles rencontrées par toutes les personnes pour qui la liberté n'est pas un vain mot, mais un acte objectif de résistance et d'émancipation dont témoignent encore aujourd'hui ses films. Minorisé aux Etats-Unis, il s'exilera en Angleterre durant les années 1980, avant de mourir à Los Angeles en décembre 2000.

 

Bricolages documentaires et fictions militantes

 

On the Bowery, d'une durée de 65 minutes, suit pendant trois journées Ray (Ray Salyer), un ouvrier du rail qui a amassé suffisamment de pécule pour passer une bonne soirée alcoolisée. Sa quête l'entraîne dans le quartier des clochards de Manhattan. A la suite d'une beuverie avec des piliers de bar rencontrés à cette occasion qui se réjouissent de pouvoir boire les coups payés par le nouveau venu (qui connaît pourtant certains d'entre eux), Ray perd connaissance et se retrouve le lendemain dépossédé de ses seuls biens contenus dans sa petite valise. La quête initiale se renverse alors en dérive dans un monde inconnu, sordide et délabré, sorte d'enfer dantesque dont le héros semble avoir les pires difficultés pour en sortir. Come back, Africa raconte pendant 95 minutes l'histoire de Zacharia (Zachria Makeba), un paysan zoulou qui fuit le chômage pour aller à Johannesburg trouver le travail nécessaire afin de subvenir aux besoins élémentaires de sa famille. Multipliant les tentatives et les petits boulots (mineur, puis domestique, garagiste, serveur, ouvrier du bâtiment) qui témoignent de la violence sociale et raciale dont la société sud-africaine est toute entière innervée, et peinant à renouveler le permis de résidence permettant de régulariser sa situation, Zacharia se résout à faire venir sa famille pour s'établir dans le ghetto de Sophiatown. Pour On the Bowery, Lionel Rogosin, qui vivait dans le quartier de Greenwich Village, a dû arpenter pendant plusieurs mois le fameux quartier, ayant trouvé en la personne de Gorman Hendricks un incontournable passeur et informateur qui apparaît d'ailleurs dans plusieurs séquences du film (il est l'homme qui vole la valise du héros). Toutes choses égales par ailleurs, Gorman Hendricks représente pour le film de Lionel Rogosin ce que "Doc" était pour l'ouvrage sociologique de William Foote Whyte, Street Corner Society (éd. La Découverte, 1995) publié en 1943 et consacré aux groupes de délinquants d'un quartier populaire de Boston largement peuplé de migrants italiens et de leurs descendants. La méthodologie adoptée de manière empirique par le cinéaste, relayant plus ou moins consciemment la méthodologie à la fois savante et pragmatiste d'un sociologue issu de l'Ecole de Chicago et promoteur de l'observation participante, manifeste la valeur sociologique de On the Bowery.

 

L'idée de filmer en caméra cachée a un temps été avancée, pour être ensuite remplacée par l'idée de tourner sans script préalablement rédigé, avec comme assistants l'écrivain Mark Sufrin et le chef opérateur Richard Bagley rencontrés dans un bar du Village. Les premiers rush collectés en juillet 1955 n'étant pas convaincants, Lionel Rogosin a mis au point un système de filmage mêlant scénarisation et improvisation (le premier élément étant surtout assuré par Mark Sufrin, le second par les acteurs non professionnels rencontrés dans la rue), le tournage se prolongeant en octobre 1955 dans des conditions techniques et économiques plus que précaires, avec des journées de travail suffisamment longues pour être obligé de travailler même la nuit. Deux montages ont été nécessaires pour aboutir à la copie finale. En 2008, la Bibliothèque du Congrès des Etats-Unis a sélectionné ce film pour être préservé dans le Registre National Américain au nom de son originalité esthétique et de son importance politique. Pour l'anecdote, Ray Salyer, le héros du film, a été contacté par Hollywood, mais a refusé de devenir acteur professionnel, pendant que Gorman Hendricks, décédé peu après la sortie du film (le film lui est dédié), a pu disposer après sa mort de funérailles dont le coût a été pris en charge par le cinéaste. Enfin, pour réussir Come back, Africa, Lionel Rogosin a dû mentir aux autorités sud-africaines sur la nature clandestine du film qu'il était en train de tourner, prétextant un projet de film musical sans coloration politique. C'est le premier film étasunien concernant l'Apartheid (il faudra attendre plus d'une dizaine d'années avant qu'un autre film sur le sujet soit réalisé aux Etats-Unis, mais à Hollywood cette fois-ci). Et Lionel Rogosin a tout fait (il s'est occupé du visa et des frais du voyage) pour que la chanteuse Mariam Makeba, présente dans une séquence du film (le fait qu'elle soit chanteuse a aussi permis de justifier l'étiquette musicale du film face aux autorités Afrikaners d'alors), puisse venir à la présentation du film, et ainsi profiter de l'acclamation reçue au Festival de Venise. En 2007, les fils du cinéaste décédé 7 ans auparavant, Michael et Daniel Rogosin, ont coproduit un documentaire, An American in Sophiatown, consacré à cette extraordinaire aventure cinématographique et politique.  

 

Modernes Ulysse  

 

Les bas-fonds de New York ou le township de Johannesburg sont appréhendés par le cinéaste de la même façon que l’Allemagne en ruines filmée par Roberto Rossellini dans Allemagne, année zéro (1947), c’est-à-dire comme un ensemble urbain composite, ouvert et fragmentaire, hétérogène et pourtant amorphe, et qui induit la désorientation existentielle et le désarroi social. La force politique des films de Lionel Rogosin est de dénicher dans les franges urbaines des pays riches, Etats-Unis et Afrique du sud, ces espaces quelconques et dévitalisés qui n’abritent que désolation symbolique et déréliction sociale. Les puissances économiques et politiques, en Amérique et en Afrique, contiennent des poches d’impuissance sociale qui ne sont que la résultante d’une organisation sociale fortement inégalitaire et discriminante. C’est pourquoi On the Bowery et Come back, Africa sont portés par la même force de scandale que le critique Alain Bergala relevait déjà dans le cinéma pratiqué par Roberto Rossellini. Le regard documentaire informe, sans didactisme (aucune voix off explicative ici), nos perceptions de l’insoutenable violence du réel. Et cette brutalité scandaleuse des rapports de domination s’objective esthétiquement de la façon la plus crue, s’incarnant de la manière la plus nue dans les corps des dominés, corps hébétés par l’alcool du premier film, corps abrutis par le travail dans le second. On a déjà parlé d’enfer dantesque pour On the Bowery, on pourrait également évoquer une cour des miracles ou une nef des fous, avec ces hommes (et aussi quelques femmes, plus rares cependant) physiquement défaits par l’alcoolisme, pour beaucoup éclopés (deux guerres mondiales sont passées par là), pour d’autres assignés à ramper sur les trottoirs, aux visages affaissés, aux allures distordues, aux expressions continuellement grimaçantes, au gâtisme sans âge, aux paroles bouffées par les bafouillis et les borborygmes.

 

Il y a du Jérôme Bosch dans la peinture hallucinante du Bowery, en même temps que le film anticipe de dix ans un tableau semblable dressé par le documentariste Frederick Wiseman pour son premier long métrage tourné dans un asile, Titicut Follies (1967). Pauvres hères affalés sur les tables des bistrots ou écroulés dans la rue, rades miteux dont l’ambiance électrique est attisée par le feu des liqueurs, foyers sociaux dans lesquels s’agglutine un sous-prolétariat dépossédé du seul droit qui lui reste en société capitaliste : vendre sa force de travail. Toute la dynamique narrative de On the Bowery vise alors à rendre sensible le lent enfoncement de Ray, un jeune travailleur disposant encore de sa force de travail, et pas encore rongé par l’alcoolisme quand il arrive en début de film dans le quartier, dans les processus de l’avachissement social à l’œuvre dans cet endroit. C’est d’ailleurs ce qui rapproche aussi ce film avec son superbe devancier dans l’invention aux Etats-Unis d’un geste cinématographique indépendant, Little Fugitive (1953) de Morris Engel qui montre un enfant fugueur englué dans la toile labyrinthique et fantasmagorique du parc d’attractions de Coney Island (les deux films étant par ailleurs sous l’influence photographique des travaux de Weegee et de Dorothea Lange). Les sucreries de Coney Island comme les verres d’alcool du Bowery sont alors structuralement homologiques, en tant que poison aux effets anesthésiques, à la drogue que les Lotophages partagent avec Ulysse au cours de son errance maritime. Le documentaire est alors ici sublimé par l’épique : Ray et Zacharia sont ainsi de modernes et quelconques avatars d’Ulysse dont l’épopée homérique se déroule au cœur d’un monde désenchanté par l’oppression capitaliste. Il y a enfin du romanesque dans ces deux films, et le plus moderne qui soit, puisque l’on pense à John Dos Passos et Charles Bukowski dans le premier film, et à John Steinbeck et William Faulkner dans le second.    

 

Ségrégation sociale et solidarités populaires

 

Sur un versant plus ethnographique, on sera également attentif aux logiques relationnelles qui déterminent les rapports entre les quidams du Bowery, et qui ressemblent pour partie à celles à l’œuvre dans le township de Come back, Africa. La solidarité y est effective, mais elle est soumise dans le premier film aux mouvements aléatoires de l’alcool, pouvant se dissoudre au profit d’éclairs d’égoïsme. Le groupe déjà constitué peut autant abuser de la naïveté du premier venu, qu’il peut l’aider sans y avoir trop réfléchi longtemps à ne pas tomber aux mains d’une patrouille de police ratissant les parages pour ramasser quelques clochards. Dans le second film, la solidarité est moins volatile (même si l’alcool joue son importance, sans pour autant arracher les individus à la sphère du travail), moins soumise à la temporalité d’un pur présent qui est celui d’un sous-prolétariat vivant « au jour la journée » (pour reprendre une expression du sociologue Robert Castel), plus concrète parce que la ségrégation sociale est aussi raciale, et du coup entraîne la prise de conscience minimale d’un destin commun. Cette solidarité permet concrètement à Zacharia de trouver un nouveau boulot après la perte de son ancien job, d’avoir une connaissance un peu plus grande du fonctionnement administratif tel qu’il s’objective sous la forme du permis de résidence ou du livret de travail, et de s’installer avec sa famille à Sophiatown. Pourtant, elle échoue à retenir toujours la folle violence de ceux qui, ravagés par la domination, n’ont plus dans les yeux que la lueur psychotique de l’intérêt égoïste à satisfaire, au mépris de la vie d’autrui. C’est aussi la récurrence des séquences de rixes, entre adultes comme entre enfants, les seconds imitant les premiers qui eux ne cessent pas de rejouer les scènes de leur enfance, comme si les dominés purgeaient entre eux une violence sociale intériorisée et résultant du système de l’Apartheid. En ceci, Come back, Africa anticipe Killer of Sheep (1977) de Charles Burnett, le plus grand film tourné dans le ghetto noir de Los Angeles pendant les années 1970. Zacharia fait la terrible expérience de la violence comme « fait social total » (Marcel Mauss), et ce doublement. D’abord victime de l’absurdité du système administratif (parce que son futur patron garde son livret afin d’obtenir plus rapidement une autorisation de travail, le héros sans papiers est arrêté par la police), il est dans la foulée victime de l’horreur résultant d’une violence sociale dont la résolution se traduit entre dominés (rentré du poste du police, il découvre sa femme assassinée par un homme avec qui il avait eu auparavant d’obscurs démêlés). Les deux situations, dans leur intrication logique, manifestent la puissance néfaste des structures sociales face auxquelles l’agir individuel est souvent réduit à presque rien.

 

Considérons à ce titre les fins respectives de On the Bowery et de Come back, Africa. Dans le premier film, Gorman a volé la valise de Ray selon une logique de survie individualiste, mais la vente de la montre à laquelle Ray tenait tant permet à Gorman de rendre un peu sous forme monétaire à un jeune homme qui souffre de n’avoir plus rien. Avec cet argent, Ray jure de quitter le quartier et son ambiance éthylique et mortifère. L’avant-dernier plan montre ce dernier se mettre en marche, pendant que le dernier plan, identique au premier, montre la voûte métallique du métro aérien écrasant le ciel au-dessous duquel se trouve le Bowery. La montre vendue et le retour à l’identique d’une même structure écrasante ne signalent-ils pas que Ray ne s’extraira jamais de cet « anus mundi » que représentent les bas-fonds ? Dans le second film, la découverte du cadavre de l’épouse de Ray entraîne ce dernier dans une colère comme il en existe peu dans tout le cinéma. Que voit-on ? Un homme en colère, mais dont la fureur traduite en bris de vaisselles exprime une puissance qui se donne à entendre sous la forme de pleurs d’enfant. La matière, c’est-à-dire un certain état de chose socialement matérialisé sous la forme d’objets de la vie quotidienne, neutralise la colère d’un homme affrontant sa propre impuissance à changer le cours de la vie sociale et les formes des structures qui en aliènent l’autonomie. Remarquons la vision verticale de Johannesburg tout en buildings, peut-être inspirée du New York de Jules Dassin dans Naked City (1948) qui avait également été inspiré par les photographies de Weegee, vision en opposition avec l’horizontalité du township, l’immanence réelle de la misère affrontant la transcendance illusoire de la richesse matérielle. C’est alors que Lionel Rogosin, de façon plus formellement accentuée que dans son précédent film, joue du montage parallèle, intercalant dans les plans appartenant à la séquence de la colère impuissante ceux issus de la série filmique scandant le rythme de tout le film qui montre sous le tambourinement des percussions la multitude des prolétaires racisés de Johannesburg cavalant quotidiennement en route vers le labeur. Cette ultime pointe formaliste rend compte de la prégnance des forces sociales dont la concentration semble comme attiser la fureur d’un homme ballotté par le destin social, à l’instar de Franz Biberkopf dans le Berlin de Weimar raconté dans Berlin Alexanderplatz, le grand roman d’Alfred Döblin publié en 1929.  

 

Le documentaire pour objectiver la domination,

la fiction pour se l’approprier subjectivement

 

Mais, comme le dirait Antonio Gramsci, le pessimisme de la lucidité n’empêche pas l’optimisme de la volonté. Le pessimisme lucide de Lionel Rogosin culmine dans la dernière séquence de Come back, Africa, comme dans cette séquence extraordinaire de On the Bowery où une beuverie, filmée dans avec un sens de la durée qui anticipe les séquences de bal dans les premiers films tchécoslovaques de Milos Forman, dérive dans une vision baroque délirante à forte charge hallucinatoire dont on retrouvera des traces dans les plans documentaires des rues newyorkaises de Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese. Un véritable cauchemar, dont le contrepoint dans Come back, Africa pourrait être situé dans cette séquence tout aussi hallucinatoire montrant une danse collective au bord de la transe, digne de Jean Rouch, ou ailleurs une file nocturne de mineurs casqués, lampe sur le front, telles les particules lumineuses de la dignité humaine bafouée flottant dans la nuit de l’Apartheid, ou bien comme si nous avions affaire aux zombis que filmera frontalement Georges A. Romero dans Night of the Living Dead en 1968. Mais la volonté optimiste existe, trouvant à s’exprimer dans la solidarité intempestive du Bowery ou plus ramassée dans le township de Sophiatown. Lionel Rogosin sait faire preuve d’un matérialisme sans faille, quand il rend compte des différences sociales entre Zacharia et les habitants de Sophiatown. En effet, le héros ressemble au Paysan de Paris de Louis Aragon (1926) lorsqu’il a affaire à ses pairs, tout aussi racisés que lui, mais dont les habitus ont été forgés par une existence non plus rurale mais urbaine (la chose est évidente quand elle prend la forme sexuelle, Zacharia refusant le sexe facile avec une femme, sorte de Nausicaa ou de Circé moderne, appartenant au groupe intégré par le héros).

 

C’est aussi la musique, dont l’importance symbolique peut autant participer à rythmer le travail et à le rendre plus supportable, qu’à donner aux dominés le sentiment d’une identité culturelle propre. Insistons surtout sur cette magnifique discussion à laquelle le héros participe malgré lui, sans disposer de toutes les ressources intellectuelles pour en saisir la portée, mais comprenant confusément que cela le concerne directement. Il y est question de réaliser l’unité politique des racisés (dans une autre séquence, on parle de grève et de l’ANC), de la religion comme opium du peuple, et de l’art considéré tantôt comme un équivalent de cet opium, tantôt comme un moyen symbolique de manifester universellement notre commune humanité générique. C’est d’ailleurs au cours de cette longue séquence que la chanteuse Mariam Makeba arrive par la puissance de son chant à faire le consensus parmi les contradicteurs rassemblés dans un chœur d’occasion. Ce qui est beau ici, mais qui est déjà à l’œuvre dans les propos des piliers de bars, c’est que nous avons affaire à une parole qui n’a pas été préalablement écrite par des scénaristes pour ensuite être dites par des acteurs professionnels. Cette parole est le produit même de l’existence de personnages qui, avant d’être des acteurs d’occasion, sont des personnes qui ont vécu et pensé à toutes ces choses qu’elles énoncent. La fiction n’est donc pas ici un élément venu du dehors de l’industrie cinématographique afin d’enfermer le réel dans les cadres symboliques de la représentation. Au contraire, elle est l’expression d’un « pouvoir symbolique » (Pierre Bourdieu), d’un rapport narratif à soi et au monde (Paul Ricœur) que documente un film dont la pauvreté artisanale s’accorde avec le monde qui se présente devant lui.  

 

La virulence du constat social de On the Bowery et Come back, Africa rappelle Misère au Borinage (1932) de Joris Ivens et Henri Storck concernant la pauvreté des mineurs belges. Mais la perspective selon laquelle la fiction est ce mode privilégié d’énonciation et d’appropriation symbolique du réel par ceux qui le vivent de plein fouet est une question que Lionel Rogosin a hérité de Robert Flaherty (et peut-être des documentaristes flamands et militants Joris Ivens et Henri Storck), après Georges Rouquier avec Farrebique (1946) et ses paysans du Rouergue, à la même époque où Jean Rouch réalisait au Niger Les Maîtres fous (1956), et bien avant Rithy Panh avec Le Papier ne peut pas envelopper la braise (2007) et ses prostituées thaïlandaises, Pedro Costa avec En avant, jeunesse (2006) et son sous-prolétariat d’origine capverdienne reclus dans le bidonville lisboète de Fontainhas, et Miguel Gomes avec Ce cher mois d'août (2008) et ses bals populaires du Portugal de l'arrière-pays rural. Les dominés subissent : pourtant, ils parlent et, disant la domination, s’en emparent pour, peut-être, s’imaginer en sortir un jour. Et c’est toute la grandeur cinématographique et politique de Lionel Rogosin que de leur avoir offert la parole fictionnelle capable de sublimer l’espace documentaire qui, lui, rend visible une violence sociale ailleurs occultée.

 

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22 mars 2010 1 22 /03 /mars /2010 19:17
http://www.laviedesfilms.com/images/cinema-du-reel-2010.gifLe Cinéma du Réel est un festival international de cinéma documentaire, créé par Jean Rouch et Jean-Michel Arnold en 1978. Il s'est imposé depuis comme le festival de référence, en France comme à l'étranger, concernant le cinéma documentaire. Bénéficiant d'un public toujours plus diversifié, et d'une audience toujours plus grande, ce festival programme une centaine de films chaque année dans différentes sections (une compétition internationale, une sélection française, et une nouvelle section depuis cette année consacrée aux premiers films), décerne huit prix, et propose au grand public comme aux professionnels de découvrir tout à la fois des auteurs confirmés comme des talents en devenir. Tout cela dans la perspective de valoriser une catégorie cinématographique, qui défie tous les genres, et qui est généralement minorisée. 2010 a été l'année de la trente-deuxième édition du festival.

Se déployant centralement sur le Centre Georges Pompidou à Beaubourg, mais s'ouvrant aussi aux salles de cinéma de la région d'Île-de-France, le festival de Cinéma du Réel est soutenu par la Direction du Livre et de la Lecture (DLL), la Bibliothèque Publique d'Information (BPI), l'Association des Amis du Cinéma du Réel, le Centre National du Cinéma et de l'image animée (CNC), la Société Civile des Auteurs Multimédia (SCAM), la Mairie de Paris, le Conseil Régional d'Île-de-France, et la Sacem. Il met également en avant plusieurs dispositifs hors compétition afin de mieux appréhender une catégorie des arts audiovisuels qui souffre structurellement d'un manque de relais de la part du circuit de la distribution dans les salles, comme d'un manque de compréhension de la part des financeurs issus de la télévision qui désirent moins des documentaires singuliers que des reportages formatés. Les quatre dispositifs existants sont "Cinéastes à l'honneur, dédicaces et ateliers" sous la forme d'une rétrospective avec trois cinéastes parlant de leur travail (il s'agit cette année d'Albert Maysles, de Xiaolu Guo et de Marcel Hanoun plus un atelier unique avec Michel Khleifi), "Exploring Documentary" qui propose une visite annuelle autour d'une forme particulière de cinéma documentaire (le pamphlet visuel est le genre choisi en 2010), "News from" qui donne des nouvelles des documentaristes amis du festival (Pippo Delbono, Romuald Karmakar, Volker Koepp, Nicolas Philibert, Jean-Marie Straub et Peter Nestler cette année), et "Mémoire du Réel" qui offre la possibilité de remontrer des films déjà présentés dans d'autres éditions du festival.

Entre projections, rencontres, débats, goûter documentaire pour les enfants, et des programmations diverses, le Cinéma du Réel est le rendez-vous annuel incontournable pour tout amateur intéressé par la constitution cinématographique de regards subjectifs et singuliers sur le monde, dont le souci est de déranger esthétiquement, et partant politiquement, nos perceptions communes et nos représentations habituelles. L'événement imprévisible et disruptif du réel venant trouer les configurations stables de nos réalités symboliques et sociales : voilà ce qui motive ce voyage au bout du Réel accompli par celui qui peut jouir d'une semaine au coeur de ce festival, et qui espère en ramener les pépites documentaires susceptibles précisément d'informer notre regard et de documenter notre monde.

1/ Les Films rêvés (2009, 180 min., Belgique) de Eric Pauwels
La Prose du monde

Dans le jardin de celui dont on devine qu'il est l'auteur du film que nous regardons, une araignée tisse patiemment sa toile. C'est l'été. Cut. On retrouve dans le plan suivant la même échelle de plan, avec le même angle, et la même toile d'araignée, cette fois-ci alourdie de flocons de neige. C'est l'hiver. Ce motif va accompagner et rythmer tout le film pendant trois heures, exprimant la volonté esthétique d'un homme soucieux de composer une vaste mosaïque de signes et de fragments sensitifs collectés sur la surface du monde entier. Les Films rêvés du documentariste belge Eric Pauwels, ethnologue qui a été l'élève de Jean Rouch et qui a commencé à se faire connaître avec ses essais consacrés aux rites de possession et à la danse contemporaine, se propose comme un film-monde, fourmillant de la multitude d'épiphanies captées aux quatre coins de la planète, et irisé de désirs fictionnels provenant de l'enfance même du cinéaste. Entrecroisant les supports (numérique, 35 mm., 16 mm., super-8, en couleur et en noir et blanc), et déployant une trame hétérogène de fragments de réel qu'il aura filmés ou qu'il aura piochés dans des corpus préexistants, le film rend compte avec une ampleur cosmique de ce que le philosophe Alain Badiou a nommé une "ontologie du multiple" : tout ce qui est, est multiple, mieux, multiple de multiple, sans subsomption unitaire ou transcendance moniste. D'où la perspective sérielle ici adoptée, avec ses motifs récurrents (l'araignée comme on l'a vu, mais aussi les oiseaux, les chiens, les rails, les vagues, etc.), et ses échos (le volettement de papillons au Mexique qui s'articule ailleurs avec la chute des feuilles, et en fin de film, avec un grandiose mouvement céleste et migratoire de volatiles), toutes chose valant comme la métonymie d'un mouvement infini, et éternellement recommencé, de déterritorialisation propice à toutes les aventures réelles et/ou imaginaires.

Les Films rêvés est surtout porté par cet élan paradoxal qui veut que le documentariste, en voix-off, égrène tous ses désirs fictionnels contenus ou impossibles, alors qu'à l'image, ces désirs trouvent toujours des formes, souvent insolites, d'actualisation. Le chien du voisin Jean-Marie sert ainsi d'amorce à la figure d'Ulysse et de la fidélité que cette figure mythologique requiert. Avec Ulysse, c'est la figure du grand voyageur, Christophe Colomb, Bartholomé de Las Casas, James Cook, Sandor Savage, Gauguin, qui ne cesse de revenir. Les cartes dessinées par Eric Pauwels manifestant ainsi l'enfance comme lieu originel du désir d'aller au devant de mondes inconnus. L'hommage émouvant au maître Rouch (avec, comme entremetteur, un autre grand documentariste belge, Boris Lehman) dont Eric Pauwels capte les ombres fantomatiques près du fleuve Niger, la passion pour le navigateur Moitessier qui n'a jamais voulu finir son tour du monde à la voile, le respect devant cet ancien prisonnier des geôles marocaines qui raconte comment son imagination lui a permis de garder contact avec le réel pendant les 18 ans qu'aura duré son incarcération, l'émotion devant la tristesse intérieure de son ami Jean-Marie qui n'a pas cessé de peindre son chien représentent, parmi d'autres, les figures d'une persévérance dans la volonté de se tenir, même modestement, au plus près du réel, de l'infinie variété de ses manifestations, et de l'émerveillement qu'elles appellent.

Parfois aussi, le désir fictionnel prend des formes plus artificielles, volontairement kitsch quand la relecture du Mahâbhârata ressemble à un pastiche de film indien produit à Bollywood. Ailleurs, les ruines égyptiennes accueillent encore les fantômes persistants des amours réelles de Richard Burton et d'Elizabeth Taylor lors du tournage de Cleopatra en 1963 de Joseph Mankiewicz qui ont tant marqué la jeunesse du cinéaste. Certes, on n'est jamais très loin d'une collection de moments impressionnistes qui manquent d'une nécessité structurale comme on peut la trouver dans l'oeuvre de Jean-Daniel Pollet. Le film pourrait durer deux fois moins longtemps, ou deux fois plus, qu'importe. On peut également regretter que l'aveu du décès de l'ami Jean-Marie, soufflé en fin de film, semble déterminé par une volonté dramaturgique qui presse un peu trop l'émotion du spectateur. On peut enfin considérer que les séries des rails ou des bateaux affirment que le film, ayant trouvé ses bornes et sa vitesse de croisière, souffre d'un systématisme formel qui pourrait finir par étouffer la vitalité épiphanique de certains plans. Ces considérations ne doivent surtout pas empêcher de reconnaître l'extrême générosité d'un film qui n'a pas oublié la leçon rouchienne : toute oeuvre est un potlatch, la dépense joyeuse du surplus accumulé. Articulant le pur présent de la captation de la prose du monde avec le conditionnel relatif aux mille désirs fictionnels du documentariste, Les Films rêvés est cet herbier enfantin ou ce jardin potager plein du bruissement ou de la rumeur du réel, et qui paraît finalement répondre à la célèbre exigence godardienne : "On doit tout mettre dans un film".

2/ Atlantiques (2009, 16 min., France) de Mati Diop  
La Nuit des spectres

Présenté dans la catégorie "Premiers films", Atlantiques est un court-métrage de Mati Diop, fille du musicien Wasis Diop et nièce du cinéaste sénégalais décédé en 1998 Djibril Diop Mambety (elle lui avait consacré un documentaire en 2008, 1000 soleils). Co-produit par Anna Sanders Films et le studio d'art contemporain Le Fresnoy (pour lequel elle a conçu à partir de 2007 des travaux sonores et vidéo), Atlantiques donne à voir et entendre les corps de ceux, jeunes migrants sénégalais qui ont tenté leur chance en traversant l'océan pour accéder sur les terres de la forteresse européenne et qui n'ignorent pas qu'ils sont en puissance des spectres. Parce qu'ils ont frôlé la mort. Parce que certains parmi leurs compagnons de voyage y ont laissé la peau (ce sont au moins 1000 migrants qui meurent chaque année en voulant accéder à la forteresse européenne). Parce qu'ils ne cessent pas de se demander si ce sera le cas pour eux la prochaine fois.

Le coeur du film est constitué de discussions nocturnes, sur la plage où crépite un feu de bois, qui tout à la fois font résonner le caractère mythique de voyages considérés comme des rites d'institution, et qui sont filmées avec un désir de magnifier esthétiquement ces corps fragiles, absorbés par la nuit et pourtant brûlant d'un désir inextinguible pour le départ. On pense un peu aux corps noirs et irradiants souvent filmés par Claire Denis, notamment dans Beau travail (2000). Ce qui n'est sûrement pas hasardeux pour une jeune réalisatrice qui a interprété le premier rôle féminin de 35 rhums (2008) de la même Claire Denis. Depuis la réalisation de Atlantiques, l'un des migrants est mort, rejoignant le cortège mythologique des fantômes brûlés sur l'autel de l'intolérable soleil aveugle du phare dominant le plan final. L'échec pour accéder aux rivages européens se renverse alors en victoire d'un Immortel consacré cinématographiquement par le court-métrage de Mati Diop. Son souvenir et sa parole ne cesseront plus de nous hanter de cette hantise dont les nappes lèchent toujours plus les bordures de la vieille Europe.

3/ Je m'appelle Garance (2009, 82 min., France) de Jean-Patrick Lebel
L
'Enfant du paradis

On connaît la fameuse série de bandes dessinées pour les enfants (et particulièrement les jeunes filles) : Martine. On connaît aussi les détournements opérés sur Internet des couvertures de cette série, afin de moquer plus ou moins subtilement un imaginaire enfantin plus que daté. Devant le film de Jean-Patrick Lebel, on songe tout à la fois à cette série et aux outrages qu'elle a subis. Si l'on voulait être réducteur, on dirait de Je m'appelle Garance qu'il ne vaudrait pas plus qu'un sympathique Home movie réalisé par un grand-père gaga de sa petite fille, et alignant les vignettes béates dont l'intérêt pour le réalisateur semblerait très loin de recouper celui des spectateurs : Garance raconte des histoires, Garance fait du boudin, Garance fait pipi ou caca, Garance fait dodo ou se réveille, Garance fait mumuse toute seule, avec ses chats ou avec ses copains, etc. L'autorité que représente le nom de ce cinéaste, ancien élève de l'IDHEC, auteur d'un ouvrage théorique fameux à l'époque du gauchisme triomphant, Cinéma et idéologie, acteur dans certaines productions commerciales (Lacenaire de Francis Girod), réalisateur, producteur et président de Périphérie, cette structure d'action culturelle consacrée au documentaire, laissait espérer un film nettement plus ambitieux. Doté d'une économie minimale, tourné en numérique par lui seul, parfois hésitant en termes de filmage, Je m'appelle Garance dispose malgré tout d'une sensibilité et d'une perspective esthétiques qui l'empêchent de se confire en le seul portrait ému de la petite-fille d'un homme qui retrouve un peu de son enfance à lui dans le miroir de son enfance à elle.

Finalement, ce modeste documentaire raconte la même chose que Max et les maximonstres de Spike Jonze : l'enfance est un monde gros de tous les imaginaires, c'est, comme l'a dit Marie José Mondzain, un réservoir infni de ressources fictionnelles. Ce que Jean-Patrick Lebel n'avait pas vu lorsqu'il a élevé son fils, trop pris par une éducation qui ne lui a pas laissé le soin d'être attentif à la vie imaginaire de son enfant, il le voit, le constate et le consigne avec sa petite caméra numérique lorsqu'il filme la jeune fille de dix ans qui porte le prénom de l'héroïne à l'aura mythique des Enfants du paradis (1945) de Marcel Carné (interprétée par Arletty, ce personnage répondait à celui qui lui demandait comment elle s'appelait : "Je ne m'appelle pas. Sinon, on m'appelle Garance"). Bénéficiant d'une distance lui permettant de voir en sa petite-fille ce qu'il ne pouvait regarder avec l'attention du documentariste devant son propre fils, l'ayant fait participer à la mise en scène d'un film plein de "l'auto-mise en scène" (Jean-Louis Comolli) dont elle est capable, et respectant enfin la souveraineté de celle qui sait en même temps se livrer et se dérober, Jean-Patrick Lebel rend manifeste cette mélancolie sourde qu'éprouve tout adulte devant les capacités imaginaires d'un enfant qui ne cessent de s'appauvrir lorsque les humains grandissent et se socialisent toujours plus. Mieux, Je m'appelle Garance rend compte d'une grande tristesse, que semblerait rehausser la mer baignant les rivages bretons où le film a été tourné, et qui se constitue dans la durée même du filmage.

Entre le premier et le dernier plan, Garance a un peu grandi et pas mal changé, et les monstres qu'elle a elle-même inventés, par exemple cette sirène qu'elle s'imagine être et qui rappelle la sirène du conte d'Andersen (également présente dans Les Films rêvés de Eric Pauwels, autre film branché sur cette part irréductible d'enfance que tout artiste cherche à entretenir), sont progressivement remplacés par les ouvrages de la littérature jeunesse et les jeux vidéo. Ce processus de socialisation ou d'individuation s'inscrit dans une perspective quasiment anthropologique ("épiphylogénétique" aurait dit Bernard Stiegler), lorsqu'il s'agit, en voix-off, de nous expliquer que l'inachèvement fondamental de tout être humain induit par la prématuration de sa naissance (ce qu'on appelle scientifiquement la néoténie) appelle des principes d'achèvement qui prendront les formes de l'imaginaire d'enfance puis de la culture instituée socialement. Entre l'inachèvement naturel et l'achèvement culturel, peut se déployer l'espace de l'imaginaire enfantin, dont quelques restes palpitent encore dans les adultes que nous sommes devenus, adultes profondément mélancoliques, parce que profondément hantés par l'enfant qui nous regarde et que nous ne sommes plus. L'écart permettant d'articuler la perte de l'enfance comprise comme telle par l'adulte et la perte d'une certaine enfance par une enfant qui n'en a pas encore la complète conscience signale que la perte de l'enfance est consubstantielle à tout individu, de l'enfant à l'adulte. Et c'est la coprésence continuelle du paradis perdu de l'enfance, remontant par vagues, qui manifeste que nous faisons perpétuellement l'expérience de cette perte de l'enfance comme de son retour mélancolique. Et ce qui vaut pour nous vaut pour Garance aussi. C'est donc un deuil relatif à une disparition que filmait, sans le savoir, Jean-Patrick Lebel : Garance est morte, vive Garance !

4/ Dames en attente (2009, 24 min., République Démocratique du Congo) de Dieudo Hamadi et Divita Wa Lusala / Vos êtes servis (2009, 57 min., 2010, Belgique) de Jorge Leon
Femmes entre elles

La colonisation belge entre 1885 et 1960, la dictature établie par Mobutu entre 1965 et 1997, la guerre civile entre les partisans de Mobutu et ceux de Kabila entre 1997 et 2003 : la République Démocratique du Congo est exsangue. Pour preuve, la maternité de Kintambo à Kinshasa où a été tourné le film de Dieudo Hamadi et Divita Wa Lusala, réceptacle d'une misère sociale que les fragiles institutions du pays sont incapables de résorber. Animé par le souvenir du cinéma direct et de ses grandes figures, Frederick Wiseman et Raymond Depardon, c'est-à-dire filmant en plan long les interactions difficiles des usagers et des représentants de l'institution, Dames en attente atteste d'un excès de réel que les mécanismes des réalités institutionnelles n'arrivent pas à juguler. Les femmes ont accouché, mais ne veulent plus partir, occupant un nombre de lits restreint. Les hommes ne peuvent pas payer les services de l'Etat, qu'ils soient au chômage ou "officiels" (fonctionnaires d'Etat). C'est une double logique qui est ici saisie : la résistance des femmes qui occupent un lieu où subsiste encore un peu de lien social, et les marchandages constants entre les usagers et les représentants de la maternité afin de régler le coût de l'occupation des lits. Progressivement, la seconde logique prend le pas sur la première, la question du soin étant comme reléguée au second plan au profit de la question du coût, la maternité se transformant petit à petit ainsi en mont-de-piété. La fatigue des femmes alitées recoupe alors l'épuisement des fonctionnaires. Et la difficulté de l'une d'entre elles à faire fonctionner son agrafeuse témoigne ultimement d'une fragilité institutionnelle impuissante à prendre la mesure d'un désarroi sociale dont les femmes (parmi elles une violée) sont les incarnations les plus brutalement exposées.

Il y a également une agrafeuse dans Vous êtes servis du belge Jorge Leon, mais cet objet est parfaitement fonctionnel. Il y a aussi une institution dont les femmes sont les sujets privilégiés, mais celle-ci marche complètement. Nous ne sommes plus en République Démocratique du Congo, mais en Indonésie. Et il ne s'agit plus de femmes enceintes, mais de bonnes en formation qui seront ensuite ventilées dans les pays riches en demande d'une main-d'oeuvre domestique et totalement corvéable. La domination est triple dans ce film, patriarcal, de classe et impérial : les femmes indonésiennes sont soumises à une exploitation domestique dont bénéficient leurs maris, et cette exploitation recoupe la subordination économique de l'Indonésie à la bourgeoisie de pays plus riches comme Taïwan, Singapour, les Emirats arabes unis ou encore la Syrie. Apprendre à servir, savoir accomplir toutes les tâches ménagères exigées, connaître la langue du pays dans lequel on va devoir travailler, se préserver sexuellement de ses maîtres : on le voit, c'est une institution totale qui fabrique de la chair à exploitation domestique pour un Etat qui sait ainsi pouvoir profiter des devises issues du circuit reliant les migrantes parties travailler à l'étranger avec leurs familles restées au pays. A tous les libéraux qui veulent encore (nous faire) croire que "la mondialisation est heureuse", Vous êtes servis offre un puissant démenti qui ne relève pas seulement de la critique sociale et de l'optique marxienne ou matérialiste. Il y a aussi de puissants affects dans ce film, lorsque des lettres d'Indonésiennes sont lues en off et disent toute la violence physique et symbolique qu'elles subissent, pendant qu'à l'image, des objets de consommation courante semblent en conséquence se gonfler de toute l'horreur sociale que leur entretien peut camoufler. Ce sont aussi tous ces plans qui témoignent d'une communauté qui ne se réduit pas au seul assujettissement aux logiques institutionnelles relayant mondialement l'exploitation domestique, communauté de femmes conscientes de leur destin social qui rappelle la communauté de prostituées du building blanc de Phnom Penh dans le film de Rithy Panh, Le Papier ne peut pas envelopper la braise (2007). Cette matière à exploitation, ce sont d'abord et primordialement des êtres humains qui ne sont pas dépossédés de la conscience de leur oppression, et qui s'entretiennent ensemble de la possibilité d'avoir un avenir autre.

5/ 14 28 (2009, 116 min., Chine) de Du Haibin
Politique architectonique

Durant le mois de mai 2008, un séisme de magnitude 8 a ébranlé la province chinoise du Sichouan, provoquant la mort de dizaines de milliers de personnes. Montré en compétition internationale, 14 28 de Du Haibin, auteur de six films depuis 2000 (dont Umbrella montré au Réel en 2008) est un diptyque dont le premier volet a été tourné quelques jours après la catastrophe, quand le second volet a été réalisé sept mois après celle-ci. Si la première partie s'attache à montrer les efforts, parfois héroïques, parfois pathétiques, de la population locale et des représentants du gouvernement afin de réparer ce qui aura été horriblement détruit, la seconde partie rend compte des imprévisibles effets d'une onde de choc qui ne saurait se réduire au seul domaine de la sismologie, enregistrant ainsi les conséquences économiques et politiques du tremblement de terre. En ce sens, 14 28 (le titre désigne l'heure exacte du séisme) ne vise pas seulement la consignation documentaire des stigmates géologiques et humains résultant d'une catastrophe qui n'empêche pourtant pas la vie de continuer. Et l'on pense inévitablement à la fiction largement documentaire réalisée en 1991 par le cinéaste iranien Abbas Kiarostami, Et la vie continue, après un séisme qui avait chamboulé le paysage de la région où il avait préalablement tourné Où est la maison de mon ami ? en 1987. Deux éléments viennent en effet supplémenter le seul constat d'un désordre physique déterminant la désorganisation d'une communauté et l'expérience pour nombre de ses membres de la perte d'un ou de plusieurs proches. C'est d'abord l'écart entre le mouvement de survie de la communauté défaite et l'apport logistique apporté par le Parti-Etat qui est mis en évidence, les victimes faisant l'expérience plus ou moins avouée d'un hiatus manifestant politiquement la non-identité entre le peuple et sa représentation étatique. Ce sont ensuite les processus économiques qui, politiquement légitimés par la catastrophe, contraignent ce territoire à opérer une série de mutations structurelles au terme desquelles le paysage local aura largement été modifié.

14 28 s'inscrit parfaitement dans la perspective esthétique déployée par d'autres grands cinéastes chinois, Jia Zhang-Ke avec Still Life (2006), Zhao Liang avec Pétition - La cour des plaignants (2009) et Wang Bing avec A l'ouest des rails (2003) par exemple, qui privilégie la longue durée propice au saisissement des invisibles mouvements de destruction-reconstruction du vaste territoire national. C'est le côté mise en chantier de tous ces films, insistant sur les processus architectoniques participant à reconfigurer socialement, économiquement et esthétiquement des pans entiers de la Chine. Cette politique architectonique se laisse déjà deviner dans la béance ou la crevasse séparant les interventions étatiques et les exigences de la population locale. Tantôt, certains habitants interpellent l'équipe de tournage sur le mode idéologique de l'assentiment aux bienfaits du Parti. Tantôt d'autres comprennent bien l'écart existant entre une équipe de télévision dévouée à la propagande d'Etat et l'équipe de tournage d'un documentaire sans contrainte idéologique, et se saisissent ainsi de cette occasion pour dire tout le mal qu'ils pensent d'un gouvernement qui n'est pas à la hauteur des enjeux présents. Dans la seconde partie, l'écart a pris une telle dimension qu'il renvoie aux décisions politiques qui, après le séisme, ont induit le passage d'un territoire rural à un territoire mono-industriel (une cimenterie d'Etat a vu le jour), provoquant expropriations, prolétarisation des paysans, extension des logiques d'urbanisation, et développement d'un habitus collectif davantage prompt à la consommation qu'à la thésaurisation. Le séisme aura donc été double : géophysique, puis politique-économique. La politique économique architectonique portée par l'Etat chinois est ce lent et profond mouvement de mutation des territoires et de ses habitants qui aura causé des bouleversements sociaux venant s'ajouter aux dégâts matériels et humains produits par la catastrophe naturelle. Ce qui passe et demeure identique à la fois, c'est cet homme hirsute, mutique, vêtu de lambeaux, qui ne cesse pas de croiser la route de l'équipe de tournage. C'est ce fantôme ouvrant et fermant le film, accompagné d'une ritournelle au piano mélancolique, et persévérant dans l'attestation d'une ruine qui n'aura pas été seulement que géophysique. Ce spectre, c'est le témoin du passage entre deux mondes infernaux. Et 14 28 aura témoigné pour lui. 

6/ Acqua in bocca (2009, 85 min., France) de Pascale Thirode
Histoire d'un secret

Un dicton corse dit que, lorsque la bouche se remplit d'eau, le silence se fait. Et lorsque les figues sont mûres, vient le temps du silence rompu et de la parole autorisée. Présenté dans la section "Panorama français", le premier long métrage documentaire de Pascale Thirode (formée aux Ateliers Varan, elle a notamment travaillé avec Gérard Mordillat, Philippe Collin, Sébastien Japrisot et André S. Labarthe) se propose comme une enquête menée par la documentariste qui, accompagnée de ses deux filles, part en Corse pour connaître les circonstances exactes de la mort de son grand-père paternel en juin 1944. L'eau dans la bouche, c'est le silence familial entourant la mort de cet homme qui se trouve entretenu par le relatif silence des archives et prolongé par l'atmosphère pluvieuse et grise dans laquelle baigne l'île. Deux principes esthétiques déterminent, depuis l'inaugural Citizen Kane (1941) de Orson Welles, la forme-enquête en son versant cinématographique : la forme impersonnelle de l'enquêteur dont la figure ne sert qu'à l'objectivation du secret habitant un personnage disparu, et le différé perpétuel d'un secret qui ne cesse de fuir, et fuyant, d'ouvrir sur des réalités qu'il escamote. On ne peut pas dire que Acqua in bocca joue la carte de l'impersonnalité de l'enquêteur, puisque la réalisatrice occupe cette fonction, et subordonne celle-ci à la révélation d'un secret familial qui hante particulièrement sa mère. De plus, l'occupation de la fonction-enquête est ici asservie à des effets visibles de mise en scène fictionnelle qui sont encore moins recevable dans le cinéma documentaire. Un visionnage de film finissant sur le regard dubitatif de l'enquêtrice, ou une conversation téléphonique se concluant sur la tête abattue de la protagoniste sont des signes lourdement expressifs, et qui affectent le film d'un coefficient d'artificialité courant le risque d'assombrir la vérité documentaire du film.

En revanche, Acqua in bocca est bien meilleur quand il se confronte à la question de l'archive qui aura d'ailleurs fait l'enjeu d'une table ronde pendant le festival. C'est une double dynamique que le film de Pascale Thirode déploie, à la fois confrontation à la résistance des archives qui au lieu d'aider à percer le secret participe à en opacifier le contenu, et constitution d'archives personnelles (à coup d'appareil photo, de petite caméra, de photocopies, etc.) qui oeuvrent à la réappropriation d'une histoire familiale confisquée par des dispositifs mémoriels, institutions administratives ou règle symbolique ordonnant aux indigènes qui s'y plient le silence sur des faits passés qu'il faudrait oublier. Pour parler comme Jacques Derrida, le film de la documentariste est travaillé par un "mal d'archives", au sens où l'archive est toujours incomplète, fragmentaire, différée, suspendue, toujours le symptôme d'un malaise plus général qu'il désigne obscurément plutôt qu'il ne le résout. Et la quête impossible et fantasmatique de l'archive ultime et terminale relève d'un double mouvement d'"exappropriation", c'est-à-dire tout à la fois d'appropriation (faire sienne l'archive en la fabriquant soi-même) et d'expropriation (ne pas pouvoir se saisir de l'archive dont l'accès pour diverses raisons est bloqué). Le grand-père, parce qu'il a fricoté avec une femme qui sortait avec le général fasciste d'alors, a-t-il collaboré ? S'est-il suicidé à l'hôpital pour éviter d'avoir à assumer publiquement une infâmie qui rejaillirait sur toute sa famille ? Ou bien sa mort a-t-elle été intentionnellement provoquée parce qu'il aurait profité de largesses offertes par les occupants italiens, sans pour autant avoir activement collaboré ?

Les circonstances de son décès restent obscures, comme les liens l'unissant à son amante et au général italien. Ce qui demeure opaque, c'est la connaissance familiale de cette mort, obligeant la mère de la documentariste à persister dans une réserve qui fait souffrir sa fille. Pourtant, après le temps de l'eau dans la bouche et du silence, vient forcément le temps des figues mûres et de la parole. L'atmosphère pluvieuse laisse la place au soleil. Non pas parce que Pascale Thirode aurait enfin obtenu le fin mot d'une histoire qui demeure, malgré tout, suspendue. Mais parce qu'elle a été capable d'un geste de réappropriation d'une histoire familiale valant doublement comme geste de transmission envers ses deux filles et comme geste de réconciliation avec sa propre mère. Du coup, Acqua in bocca semblerait in fine se situer quelque part entre Histoire d'un secret (2003) de Mariana Otero dans lequel la réalisatrice et sa soeur, l'actice Isabel Otero, découvraient le secret relatif à la mort de leur mère (un avortement clandestin entraînant une culpabilisation familiale alors qu'il a été le produit de l'obstination de l'Etat s'identifiant sans reste à l'ordre patriarcal), et la nouvelle de Jorge Luis Borges adapté au cinéma par Bernard Bertollucci, La Stratégie de l'araignée (1970), dans lequel un fils comprenait que, derrière la statue ayant momifié héroïquement son père, se cachait la vérité du traître, et que cette vérité sue de tous devait rester cachée afin de ne pas déranger la quiétude communautaire respectueuse de ses mythologies. Ici, le secret familial ne débouche ni sur la révision historique ni sur le jugement d'existence. Loin de tout ressentiment, Acqua in bocca préfère consacrer la réconciliation d'un présent partagé qu'alimenter la machine à entretenir les clivages du passé. Si Je m'appelle Garance se concluait sur une citation de René char ("L'amour réalisé du désir demeuré désir"), le film de Pascale Thirode aurait pu se finir avec un célèbre vers du même poète : "Notre héritage n'est précédé par aucun testament". Ce qui est beau ici, c'est que le documentaire n'a pas d'autre fonction que de fabriquer le testament manquant.

7/ Alamar (2009, 73 min., Mexique) de Pedro Gonzales Rubio
Le Vieil homme, son fils, l'enfant de son fils et la mer

En ouverture du deuxième film du documentariste mexicain Pedro Gonzales Rubio (il a co-réalisé en 2005 Toro negro avec Carlos Amella) présenté dans la compétition internationale, quelques photographies et quelques extraits de films super-8 fournissent les données d'une situation clivée : le mexicain Jorge et l'italienne Roberta se sont aimés, Nathan est le fruit de cet amour, mais les dispositions sociales de cet homme et de cette femme sont si dissemblables que leur couple n'aura pas survécu, malgré la naissance de leur enfant. La mère, établie à Rome, a élevé seule son garçon, mais a été convenu avec le père, pêcheur des récifs coralliens du Mexique, qu'il pourrait s'en occuper pendant quelques mois lorsqu'il aurait cinq ans. Alamar s'attache alors à montrer, au travers du regard de ce jeune garçon, le mode de vie propre à son père. Celui-ci vit avec son propre père sur une maison construite en pilotis, et s'adonne avec lui à la pêche aux barracudas et aux pagres. C'est un monde sauvage qui se trouve investi par le regard de Nathan, et l'existence humaine dans ce monde requiert une science des gestes et un sens pratique, autrement dit tout un gestus qui a été la raison même de l'impossibilité pour Jorge et Roberta de persévérer dans leur amour. C'est le côté flahertyen de ce documentaire, doublement attentif aux manières de vivre et de faire de ces modestes pêcheurs de la côte mexicaine, comme à la volonté paternelle de transmettre un peu de son vécu à son fils.

La pellicule 35 mm., toujours plus rare dans l'économie du documentaire largement indexée sur l'usage du numérique, offre l'expression lumineuse et organique d'un monde esthétiquement sublime (le bleu turquoise de la mer, le ciel rougeoyant à la tombée du jour). Si la dimension ethnographique, concentrée dans la puissance des gestes ramassant toute une culture permettant aux êtres humains de jouir tout en étant protégés du milieu naturel environnant, peut rappeler Los Muertos (2005) de l'argentin Lisandro Alonso, la qualité poétique relative à ces moments animaliers (les frégates immobiles dans les airs, le crocodile environnant, le héron que tente d'apprivoiser le père pour faire plaisir à son fils) serait plutôt à rapprocher du cinéma du kazakh Sergueï Dvortsevoï (on pense à Highway en 2001). Beau, simple, évident, Alamar est touchant quand il sait distinguer dans le même mouvement (de la pêche par exemple) ce qui appartient à un mode de vie particulier (concernant les adultes) et ce qui relève des plaisirs enfantins attrapés au vol des vacances. Pour le coup, à l'opposé de la petite fille dans le film de Jean-Patrick Lebel Je m'appelle Garance, Nathan n'a pas le temps de déployer souverainement toutes les puissances de son imaginaire, tellement le réel en sa multitude naturelle ne cesse de capter son attention; Pourtant, quelque chose invisiblement passe, et ces vacances magnifiques, portées par une réelle grâce vitaliste, sont traversées par l'élan d'un ethos transmis du père au fils. Bien sûr, le film de Pedro Gonzales Rubio dispose d'un luxe relatif en termes de production (trois chefs opérateurs image - dont le cinéaste qui a lui-même réalisé le montage - filmant en 35 mm., une coproduction internationale à laquelle a participé Marin Karmitz), bricole un peu de fiction sans s'en donner l'air (le père de Jorge dans le film ne l'est pas en réalité), et ses superbes plans peuvent facilement virer au chromo en faveur de la protection écologique de ce petit coin de paradis (ainsi que l'explique le carton final). Plastiquement réussi, soucieux de mêler observations ethnographiques et moments purement poétiques, Alamar est un objet cinématographique séduisant, pour lequel le réel n'est pas un événement susceptible de déranger l'ordre du monde, mais une visitation épiphanique qu'il faut être capable d'accueillir afin qu'un père puisse continuer à vivre dans la mémoire de son fils.

8/ Le Marcheur (2009, 28 min. France) de Jean-Noël Cristiani
La bonne marche du cristal

Présenté en off du festival au Forum des images par la monteuse du film, Anita Perez, Le Marcheur est constitué de plans tournés par le documentariste, seul, lors de ses nombreuses marches effectuées un peu partout dans le monde. Comme Luc Moullet et Werner Herzog, Jean-Noël Cristiani appartient à cette catégorie rare de cinéastes qui ont essayé de mettre en rapport esthétique leurs pratiques de marcheurs et leurs façons de faire des films. Tourné entre 2003 et 2008, et monté pendant toute cette période (en gros neuf semaines de montage étalées pendant cinq ans), ce court-métrage documentaire est donc composé de plans prouvant le sens du cadrage du réalisateur, tantôt parce qu'il a posé sa caméra de telle manière qu'il a su constituer un cadre dans lequel il peut habiter ou passer (comme le faisait Frank Cole dans cette extraordinaire traversée du désert qu'est Life without death en 2000), tantôt parce qu'il porte la caméra en ne filmant (un peu comme Alain Cavalier) que son ombre glissant sur tous les paysages traversés. Et puisque les plans n'ont la plupart du temps pas été tournés avec du son, c'est un texte lu en voix-off par le comédien Hervé Pierre qui crée du lien entre toutes les prises de vue collectées au Caucase, en Suisse, près de l'Himalaya, etc. 

La puissance esthétique du Marcheur réside dans le fait que le film se présente comme un pur cristal de temps, au sens du philosophe Gilles Deleuze. Alors que la conception classique subordonne le temps à l'espace, la conception moderne aura privilégié le rapport inverse : l'espace n'est qu'une expression du temps. Le temps est premier, la durée se divisant entre ce qui est actuel (le présent) et ce qui est virtuel (le passé), les deux ne cessant de coexister. Les espaces filmés par le documentariste appartiennent ainsi à la face actuelle du temps, quand le texte, qui littéralement ne commente rien, qui n'explique rien de ce que montrent les images, introduit la face virtuelle du cristal. Ce n'est évidemment pas un hasard si les reflets, surfaces gelés, les vitres et autres miroitements scandent le rythme d'un film conçu sur le mode d'un cristal tournoyant, et dont le tournoiement est supporté par tous les circuits de l'actuel et du virtuel. Circuits des impressions objectives et des expressions subjectives (ainsi les paysages naturels deviennent paysages intérieurs), du présent des plans et du passé du texte plongeant directement dans l'enfance du cinéaste et son désir de faire du cinéma (on croise alors les fantômes de Jean Rouch et de Henri Langlois), du cinéma et de la peinture (c'est la grande picturalité classique de certains plans, digne des toiles du grand paysagiste Nicolas Poussin), du documentaire et de la fiction. Marcher, c'est mettre en branle les circuits de l'actuel et du virtuel, du physique et de l'imaginaire, c'est faire tourner comme une toupie un cristal de temps au sein duquel l'immémorial du monde et l'intime individuel ne cessent pas de s'échanger. En 28 minutes, Jean-Noël Cristiani a réalisé ainsi comme une épure parfaite du film de Eric Pauwels vu au début du Festival du Cinéma du Réel, Les Films rêvés.

La boucle est bouclée (voir le palmarès 2010 : http://www.cinemadureel.org/article4444.html) mais la roue du temps (c'est le titre d'un documentaire tourné en 2003 par Werner Herzog pour qui le concept d'image-cristal avait été, entre autres, appliqué par Gilles Deleuze dans Cinéma 2. L'Image-temps en 1985) tourne sans fin. Comme l'est l'art du cinéma, dont le cycle du Festival du Cinéma du Réel demeure une expression privilégiée.
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