Un texte du cinéaste et critique Jean-Louis Comolli publié sur le blog Ces films à part qu'on nomme "documentaires"
Que s’est-il passé depuis la mise au point du cinéma léger synchrone (16mm), dit cinéma direct ? Pour la première fois les femmes et les hommes ordinaires qui fréquentent les salles de cinéma peuvent se voir sur les écrans de ces salles. Cette autoréférence que la télévision va répandre et généraliser commence en 1960 : Marceline Loridan est à la fois sur l’écran et dans la salle. Le cinéma devient une dimension de l’espace-temps commune à toute une humanité. Tout un ensemble de mailles serrées se tisse entre ce que je suis et ce que je vois, d’autant mieux que je vois à l’écran mes égaux, mes frères. La dimension démocratique du cinéma s’arrime à ce socle d’une égalité entre celles et ceux qui sont filmés et les spectatrices ou spectateurs qui leur font face. Cela n’a l’air de rien, c’est énorme, c’est surtout la clé de notre actuelle condition. Il apparaît de plus en plus clairement qu’une part importante des relations entre les uns et les autres (nous) est filtrée, transmise, modulée, réinterprétée par les images et les sons que nous fabriquons les uns des autres. Depuis quelque temps, ma foi, et sans vouloir jouer au prophète, j’ai été amené à imaginer que le cinéma devenait de fait une réalité hors des salles (et si tant que l’on puisse encore dire « cinéma » et non « images et sons »). Ce monde entre les mondes, ici et ailleurs à la fois, hier et aujourd’hui à la fois, était en passe de devenir le seul non-lieu de notre présent. Sans que nul, je crois, ne s’en soit aperçu, le cinéma est devenu lien, vecteur, acteur de nos présents. Tout à l’envers de ce qui se dit et se croit encore « art » — avec sa dimension ségrégative : cinéma au sens très large est une sorte de milieu, écologique et logique, d’air qu’on respire ensemble, où chacun est à peu près assuré d’entrer en contact, visuel et sonore, avec l’autre, quel qu’il soit, qu’il soit tel les forbans buveurs et fouteurs de La Forêt interdite, film prémonitoire (Nicholas Ray, 196.-) Le cinéma est au fond ce qui fait agir le langage de l’être parlant (le parlêtre) en proposant à cet être de parole à la fois l’écoute narcissique de ce que l’autre dit et qu’il aurait pu/dut dire à sa place, et l’écoute exotique d’une parole non encore domestiquée. Dans les années 50 et 60, nous découvrions le monde à la Cinémathèque. Aujourd’hui, le cinéma est devenu le monde et la Cinémathèque un musée qui nous raconte l’histoire de notre mutation en ciné-êtres.
Mais ce que le cinéma direct recrée — logiquement — c’est la condition même de transmission de la parole : l’écoute. Le magnétophone est l’élément essentiel du couple qui tourne. La caméra elle-même est une oreille. Les très mauvaises habitudes héritées de l’école nous font tenir la prise de parole pour un acte, un agir, un être-là. Mais l’écoute ? Comment ne le serait-elle pas bien davantage ? Comme Gilles Deleuze le notait dans les années 70, ce n’est pas la parole qui manque (à la radio, à la télé, dans les relations intersubjectives), non, pas la parole mais l’écoute. Qui écoute qui ? Le cinéma direct tient toute sa puissance d’écouter effectivement celles et ceux qu’il filme et de leur faire percevoir et sentir que cette écoute réelle est réellement un acte, une action, un faire, un engagement de l’être et non point un semblant. C’est donc en ce sens que la médiation cinématographique est appelée à prendre la place des échanges intersubjectifs de la vie ordinaire. Dans « la vie », qui écoute qui ? Qui regarde qui ? Qui voit qui ? Question non rhétorique. Dans un monde que le marché tend irrésistiblement à désincarner, où la recherche tend non moins irrésistiblement à s’éloigner des corps référentiels : ceux des vivants qui sont là, le cinéma vient à propos pour redonner aux absents présence, aux présents redonner prise sur leur proche prochain. Étrangement, de cet art naît d’une opération quasi-magique de survivance des morts dans leurs images, de la virtualisation des charges de la vie dans leur version burlesque (l’appartement, la voiture, le costume, le corps : ces ennemis), vient aujourd’hui à notre rencontre comme un commun que nous partageons parfois dans les œuvres aimées, mais toujours dans le jeu des films qui finit par obséder nos vies puisque nous sommes insensiblement passés de la place du spectateur à celle de l’acteur, ou du cadreur, ou du réalisateur, ou du filmeur… et que, rencontrer l’autre, c’est le filmer. Peut-être s’agit-il du point inatteignable où rêve et réalité coïncident ? Où la vie réelle des gens réels est déjà tellement modélisée par la publicité, les films, les émissions de télévisions, les magazines, etc., que très spontanément chacun s’accroche à cette part d’irréel qui caractérise obstinément le présent. Est-ce que Bernard Arnaud (par exemple) est un rêve, un mythe, un homme réel, un fantasme ? Mais… la plupart des sans nom que nous entretenons jour après jour dans nos relations sont-ils des êtres réels ? Des apparitions ? Des rêves que nous aurions ? La vie dite « réelle » n’est-elle pas « réellement » un roman, une série télé ? Je n’en suis pas sûr et je ne me désole pas de la chose si elle s’avère. Peut-être que la poussée insupportable — et odieuse —, du capital, peut-être que les conditions de vie effrayantes qui nous sont faites, trouvent déjà leur issue dans la construction d’un autre monde, fantasmatique si l’on veut, imaginaire, soit, mais qui finit par compter plus pour nous que l’autre, qui nous occupe davantage, qui implique de notre part plus de désir. Le capital a cru et croit encore manipuler les libidos, les organiser, les diriger vers les objets (marchands) désirables. Mais peut-être en va-t-il autrement. Peut-être qu’au cœur du système psychique humain un désir de désobéir à la règle, à la norme, à la loi, à la violence mercantile, peut-être que ce désir « pervers » est plus fort, et qu’il nous entraîne par mille chemins de traverse vers un très simple but : faire nous-mêmes ce qui nous plaît. Le cinéma, il me semble, nous offre ce suspens des contraintes ordinaires, ces places de liberté, ces marges de flottaison. Nous avons pu être ce que nous n’étions pas, cowboy, gangster, vamp, nous avons pu être à la fois Karl Malden et Marlon Brando dans Sur les quais. La vie ordinaire telle que le capital la veut ne nous offre rien de ces possibles. Le cinéma, c’est-à-dire la fiction incarnée dans des corps parlants, et qu’ils soient joués par des comédiens ou des non-comédiens (Riboulet ou Portal dans mes films), nous ouvre la possibilité d’œuvrer à notre transsubstantiation : non pas devenir autre que ce nous sommes, mais devenir ce que nous sommes en tant qu’autre. Voilà ce que la domination qui nous opprime, c’est le mot, voilà ce dont elle ne veut pas. Que le sujet, pour aliéné qu’il soit, en vienne à bâtir son petit monde, moins grand que celui d’Arnaud (par exemple) mais d’autant plus satisfaisant.
La cinématographisation du monde n’est pas sa spectacularisation. Dans le spectacle, personne (ne) s’adresse à tous. Au cinéma, chaque spectateur est convoqué en être singulier, non échangeable, non remplaçable, donc mortel absolument — à l’exception de son image et du son de sa voix, filmés, enregistrés. C’est ce qui n’intéresse pas le spectacle. C’est en même temps ce qui fait qu’à travers cette mise du monde en cinéma, c’est-à-dire en singularité (chacun filme ses objets à sa façon), nous entrons dans un monde de singularités égales, si j’ose écrire. Égalité veut dire qu’il n’y a plus de capitalisme. Permettez-moi d’œuvrer à cette autre version du monde.
Jean-Louis Comolli.