4 janvier 2010
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1/ Le travail et le partage de son temps
2/ Le travailleur et son rapport de subordination
3/ L'aliénation objective du travail et la part subjective qui lui résiste
Dans ses Méditations pascaliennes (éd. Seuil, 1997, 391 p.), Pierre Bourdieu évoque "la double vérité du travail", à la fois vérité objective du rapport de subordination salarial et vérité subjective propre aux individus qui jouissent de raisons d'être dans les marges de manoeuvre et de liberté qu'ils conquièrent au coeur de la relation de domination subie. Perdre son travail vaut alors autant comme perte d'un revenu régulier que comme "perte de soi" (pour parler comme Danièle Linhart), soit perte de repères symboliques au sein d'une société capitaliste qui offre aux actifs employés des formes symboliques de valorisation et des supports de légitimation de soi. "Travailler pour être heureux ?" ont demandé les sociologues Christian Baudelot et Michel Gollac (éd. Fayard, 2003, 351 p.), pendant que l'ouvrage collectif coordonné par Danièle Linhart, Pourquoi travaillons-nous ? Une approche de la subjectivité au travail (éd. Erès, 2008, 331 p.), fait remarquer paradoxalement les formes de résistance subjective des salariés comme leur captation par les nouvelles formes de management. Ce serait alors réduire le caractère anthropologique du travail que de le réduire à une pensée économiciste qui, du point de vue libéral comme marxiste orthodoxe d'ailleurs, identifie la centralité du travail comme facteur de production des richesses seulement matérielles et monétaires (à capter pour les capitalistes, à libérer pour les communistes). D'une autre façon, des auteurs hétérodoxes, tels André gorz, Dominique Méda et Jeremy Rifkin, en croyant vouloir échapper à cette réduction économiciste du travail, et en survalorisant les gains de productivité obtenus par la subjugation du travail par le capital, ont prophétisé la "fin du travail", alors même que le travail participe autant au procès de production matérielle et symbolique des sociétés qu'aux processus de subjectivation des individus. Dissocier le travail (comme nécessité anthropologique de l'humain se produisant lui-même) de l'emploi (comme poste de travail encadré juridiquement par le contrat salarial), et l'emploi de l'activité (les tâches requises par le travail libre ou subordonné comme l'est l'emploi salarié), mais aussi distinguer la tâche prescrite (par l'organisation et le contrat de travail) de la tâche réelle (accomplie par le travailleur qui ajoute sa subjectivité aux contraintes objectives du poste occupé), ne serait-ce pas rendre manifeste les écarts structuraux permettant d'envisager la désaliénation de la sphère du travail réifié par la contrainte capitaliste, et corrélativement de considérer la force subjectivement constituante du travail lorsqu'il est librement accompli ?
4/ L'organisation capitaliste du travail comme banalisation du mal
Yves Clot n'est pas le seul professeur reconnu qui travaille sur la psychologie du travail au CNAM. Christophe Dejours, psychiatre, psychanalyste et fondateur de la psychodynamique du travail, est également professeur titulaire d'une chaire (de psychanalyse-santé-travail) au CNAM. Auteur de dizaines d'ouvrages traitant de la souffrance psychique vécue dans le cadre du travail (notamment Suicide et travail : que faire ? en collaboration avec Florence Bègue, éd. PUF, 2009, 130 p.), il a développé dans une autre étude intitulée Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale (éd. Seuil, 1998, 225 p.) une théorie audacieuse et radicale au terme de laquelle l'analyse harendtienne du cas du nazi Eichmann pourrait permettre de comprendre la violence (et son déni) d'une organisation du travail en régime capitaliste dont les dimensions pathiques ne sont que trop rarement prises en compte. En effet, les logiques de management renforcent une individualisation des comportements dont résulte le recul des stratégies de défense collectives (telles qu'elles peuvent se matérialiser sous la forme de collectifs de lutte syndicaux), et une rationalisation instrumentale de la concurrence au nom desquelles la production des souffrances d'autrui est moralement acceptable et acceptée. La subordination salariale entraîne également une souffrance d'autant plus massive qu'elle est intériorisée et perçue comme légitime. Faire le mal, autrement dit participer à produire les affections qui diminuent la puissance d'être d'autres salariés avec lesquels nous sommes en concurrence, et considérer que cette participation est normale puisqu'elle est sous-tendue par la satisfaction ultime des exigences actionnariales (directement pour les entreprises cotées en bourse, et indirectement pour celles qui en dépendent dans les chaînes de la sous-traitance), constituent un des grands scandales des sociétés capitalistes contemporaines, au moins aussi grand que la question des accidents de travail (cf. Annie Thébaud-Mony, Travailler peut nuire gravement à votre santé. Sous-traitance des risques. Mise en danger d'autrui. Atteintes à la dignité. Violences physiques et morales. Cancers professionnels, éd. La Découverte, 2007, 290 p.). L'aliénation au travail se double de la désaffection de ceux qui travaillent et sont travaillés par une insensibilisation à la douleur d'autrui, comme elle est bordée par la désaffectation des sans-emploi qui souffrent d'une privation synonyme d'anomie. La privatisation capitaliste des richesses, alors que leur production nécessite des formes réelles de socialisation, épuise la force anthropologique du travail, et participe ainsi de façon catastrophique (et nous n'évoquons même pas ici le problème écologique du pillage des ressources naturelles) à déciviliser le genre humain. La "désolation" décrite par Hannah Arendt dans son analyse du système totalitaire ne rôderait-elle pas aussi, malgré l'euphorie consumériste, dans les sociétés capitalistes ?
"Travailler aujourd'hui : flux tendu et servitude volontaire" : tel est le sous-titre de l'ouvrage du sociologue Jean-Pierre Durand intitulé La Chaîne invisible (éd. Seuil, 2004, 391 p.), et telle est la situation actuelle des travailleurs exploités par la classe capitaliste. Travailler moins pour travailler tous, et travailler autrement pour travailler mieux : voilà un programme ambitieux qui, pour exister, nécessite l'engagement politique du plus grand nombre afin d'accomplir la rupture radicale avec le capitalisme et l'étatisme, ainsi que la mise en place de la démocratie directe dans les lieux de production matérielle et symbolique de la vie sociale.
"Travailler aujourd'hui : flux tendu et servitude volontaire" : tel est le sous-titre de l'ouvrage du sociologue Jean-Pierre Durand intitulé La Chaîne invisible (éd. Seuil, 2004, 391 p.), et telle est la situation actuelle des travailleurs exploités par la classe capitaliste. Travailler moins pour travailler tous, et travailler autrement pour travailler mieux : voilà un programme ambitieux qui, pour exister, nécessite l'engagement politique du plus grand nombre afin d'accomplir la rupture radicale avec le capitalisme et l'étatisme, ainsi que la mise en place de la démocratie directe dans les lieux de production matérielle et symbolique de la vie sociale.