Un texte de la revue de cinéma Eclipses
Aux quatre coins du monde, le nom de Chris Marker est le plus souvent associé à un seul film : La Jetée (1962), fameux court-métrage de science-fiction désormais mythique, vertigineux voyage au cœur du temps et de la mémoire réalisé à partir d’images fixes en noir et blanc (un « photo-roman », comme le définit l’auteur lui-même). Film visionnaire et matriciel maintes fois pillé et copié sans jamais avoir été égalé, La Jetée est à tous points de vue un film unique en son genre, notamment parce qu’il s’agit de la première et de la seule œuvre de fiction d’un cinéaste dont la longue carrière, aussi riche que protéiforme, se promène en solitaire sur l’hémisphère documentaire de la planète cinéma.
Dès l’abord du continent Marker, il y a donc forcément ce film singulier, à l’image d’ailleurs d’un auteur complet et volontiers insaisissable, qu’aucune étiquette ne saurait résumer tout à fait, à commencer par la plus évidente : celle de « cinéaste documentariste », impropre parce que trop réductrice en l’occurrence, et de plus en plus galvaudée à force d’être fièrement et unanimement revendiquée. Car Chris Marker est tout à la fois écrivain, auteur de films, figure de proue de collectifs de réalisation, créateur multimédia, concepteur d’installations vidéo et de cédéroms, et on en oublie sans doute. Au-delà des listes et autres tentatives de clôture, s’il fallait absolument élire une catégorie, ce serait celle de « l’essai » qui conviendrait certainement le mieux pour caractériser d’un seul mot la démarche de cet homme d’image « célibataire ». Marker est en effet un essayiste au sens de Montaigne, dont l’inspiration s’approprie les formes les plus variées et procède d’abord d’un réinvestissement poétique, politique et philosophique d’une expérience toute personnelle. Cette démarche particulière n’a pas manqué de surprendre et même parfois de susciter quelque inquiétude mâtinée de suspicion : le documentaire, fût-il envisagé sur le mode de l’essai, peut-il ainsi s’écrire dans une langue qui se donne essentiellement comme individuelle et privée ? Dès les premières images et les premiers mots prononcés, voir un film de Marker, c’est effectivement entrer en connivence avec un « Je » qui apostrophe le spectateur et feint de s'affirmer dans le plus simple appareil autobiographique. Mais ce « Je » qui s’invite sans ambages (dont le « Je vous écris d’un pays lointain » qui ouvre Lettre de Sibérie serait le parangon) s’avance masqué de multiples et de passionnantes façons : les contrées pseudonymes de Chris Marker, désormais légendaires elles-aussi, n’entretiennent évidemment que très peu de rapports avec la pauvre et petite affaire privée, et lancent au contraire le regard bien au-delà de ce qu’elles donnent à voir et à entendre au premier abord. La mémoire, pierre de touche de tout l’édifice markerien, est tout à la fois résurrection d’un passé personnel et en même temps (et surtout) immersion dans celui des autres, c’est-à-dire dans l’Histoire, dont nous sommes à la fois acteurs et témoins, dont nous faisons partie sans en être tout à fait – balancement mélancolique, sentiment ambivalent d’une présence/absence féconde qui, nous semble-t-il, hante toute la filmographie du cinéaste, laquelle oscille constamment entre l’euphorie discrète « d’avoir été là », témoin privilégié du siècle en marche, et l’humble regret d’en avoir manqué les signes essentiels ou de ne pas avoir su correctement les voir à temps.
Ce « je » tonitruant et précieux, parfois critiqué, est également l’indice infaillible d’une position éthique et esthétique bien assise. Loin de prétendre s’effacer pour laisser paresseusement parler les faits (lesquels, on le sait bien, ne peuvent être doués d’éloquence que lorsqu’ils passent par le prisme d’un regard particulier), le cinéma de Marker est au contraire un véritable laboratoire d’expérimentation qui ignore les usages en vigueur et préfère inventer son propre langage, faire entendre une voix singulière, « étrangère ». Ainsi, lorsqu’il signe Dimanche à Pékin (1956) et Lettre de Sibérie (1958), il tourne résolument le dos à la prétendue transparence du cinéma documentaire classique et développe une subjectivité revendiquée dès ses premières réalisations. Le texte compte pour lui autant que l'image, au point de charger celle-ci de significations totalement différentes ; ce qu’il démontre brillamment dans une célèbre séquence de Lettre de Sibérie (le discours de la méthode ?), en apposant successivement trois commentaires différents sur une même série de plans.
Montage, son beau souci ; phase essentielle de la création qui ouvre à toutes les possibilités du sens et de l’expression cinématographique, et dont Marker est l’un des maîtres incontestés. La matière d’images, de sons, de mots, de photos et de textes de ses films compte en effet parmi les plus passionnantes, les plus riches et les plus stimulantes. Le montage selon Marker repose en effet sur une puissante poétique du fragment, dont la provenance emprunte des voies pour le moins variées : images tournées par l’auteur lui-même bien sûr, ou alors par des amis cinéastes, pour leurs propres films ou à destination d’un projet collectif dont Marker construit la forme générale ; migration de plans d’une réalisation à l’autre, qui côtoient régulièrement images d’archives, bandes d’actualités, rushes privés, extraits d’émission de télévision, etc. Autant de sources hétérogènes qui coexistent et s’organisent peu à peu en un tissu dense et dynamique, ouvert aux sortilèges d’une combinatoire plastique et discursive particulièrement inspirée, comme en perpétuelle expansion, dont la force d’évocation demeure intacte.
Pas de prêt à penser dans le cinéma de Chris Marker, loin s’en faut, mais une bouillonnante matière à réflexion qui convoque presque naturellement l’activité intertextuelle et interfilmique, via laquelle le spectateur construit à son tour son propre chemin. De ce point de vue, le cédérom Immémory (1998) offre un condensé finalement très complet de l’ensemble de l’œuvre, au niveau de la démarche aussi bien que du contenu. Production atypique, ce projet multimédia propose l’exploration numérique d’une mémoire personnelle à géographie variable et permet d’en tracer les cartes potentielles par navigations aléatoires. Le visiteur de ce lieu « d’immémoire » peut ainsi bâtir son propre itinéraire à travers huit zones de mémoire distinctes, parfois épaulé par un guide impromptu et facétieux qui prend les traits moustachus de Guillaume-en-Egypte, le chat fétiche de Marker, admirateur notoire et inconditionnel de la race des félidés, dont le « chat-manisme » s’exerce en virtuose depuis près de cinquante ans sur toute la gamme des images.
« Immemory » : titre d’un programme informatique conçu donc comme une promenade buissonnière dans la mémoire d’une œuvre qui fait résonner celle du siècle passé ; néologisme troublant accolant un préfixe négatif à un terme que l’on repère immédiatement comme le point fixe d’une filmographie en mouvement constant autour du monde. Un terme à double face, inévitablement, qui se joue du paradoxe, ramène à La Jetée et projette l’ombre sonore d’une phrase-talisman entendue plus tard au sujet d’un ailleurs : « pas de mémoire sans oubli », dit en effet Marker dans Sans Soleil (1982), à propos de Vertigo d’Alfred Hitchcock et de son remake parisien (La Jetée, toujours et encore) qui bat les cartes du Temps pour fixer un souvenir d’enfance. « Pas de mémoire sans oubli », parce qu’une mémoire absolue, qui enregistrerait et redonnerait dans l’instant chaque parcelle de temps, condamnerait de fait la possibilité même du souvenir, principe moteur du processus mnésique, qui retrouve l’objet perdu à partir de traces disséminées de toutes natures, par contamination, contagion, combinaison d’éléments contingents ou effets de voisinage inattendus. A la manière du cinéma de Chris Marker et de ses essais documentaires à structures étoilées, qui sondent l’époque et en cherche le sens dans la friction de fragments visuels et sonores.
A « l’immémoire » de Chris Marker (29 juillet 1921 - 30 juillet 2012), Chat-Man aux mille images.
30 juillet 2012 Youri Deschamps