Par le travers indifférent de toutes les différences, l’égalité
(l'image in-différente)
« Qu'est-ce qu'une essence, telle qu'elle est révélée dans l’œuvre d'art ? C'est une différence, la Différence ultime et absolue » (Gilles Deleuze, Proust et les signes, éd. PUF-coll. « Quadrige », 1976 [1964 pour la première édition], p. 53)
« De quoi il y a égalité et de quoi il y a inégalité, c'est ce qu'il ne faut pas manquer. Car la chose porte à aporie et philosophie politique » (Aristote, Politique, 1282 b 21)
Prémisses :
a) Les apriorismes idéologiques de la doxa (néo)libérale
Notre intervention consistera ici à poser la question de ce qui travaille ensemble ces notions a priori si dissemblables que sont la différence et l'égalité. A la lumière de ce qui constitue ou vient soutenir ma propre vision ou perception (ainsi chauffée par les rayons, différents mais égaux, de la cinéphilie mais aussi du militantisme syndical et de l'action politique), la question sera donc celle de savoir ce qui permet de penser l'articulation productive de deux notions bien moins dissemblables au fond qu'un certain apriorisme idéologique veut bien le (faire) croire. Le premier moment de notre propos cherchera à problématiser les tensions qui partagent ensemble ces deux notions en prenant appui (sans évidemment viser l'exhaustivité) sur le grand héritage (critique) de la pensée philosophique et sociologique. Quant au second moment, il s'essaiera à trouver dans l'art du cinéma les occurrences les plus représentatives (précisément, les plus expressives du point de vue subjectif propre à notre trajectoire cinéphilique) de la mise à l'épreuve sensible et expressive, fichée au cœur même de l'image cinématographique, du champ de force que l'égalité et la différence produisent quand elles sont envisagées dans le même mouvement analytique.
Disons-le tout de suite : ce champ de force dans laquelle s'expérimenteraient les jeux de passes, les passages et les traversées de la différence et de l'égalité, cet espace paradoxal (au sens où il contre et contredit les contrefaçons de la doxa) au sein duquel différence et égalité se frôleraient et se toucheraient sans jamais se fondre ou se confondre parce que jouerait entre eux un intervalle imperceptible et membraneux (exactement l'« infra-mince » cher à Marcel Duchamp in Notes, éd. Flammarion, 1999, p. 19-47), cette zone membraneuse qui pourrait être celle d'une « indifférence » (à partir du moment où sera parfaitement et sans ambiguïté défini ce que recouvre un terme par ailleurs polysémique), tout cela c'est – au sens fort et minoritaire du terme – l'image (et même, comme on le verra plus loin, l'image in-différente).
Car, aussi distincts puissent-ils paraître, ces concepts d'égalité et de différence peuvent être considérés dans un même élan (celui du rapprochement et de la passe, de la relation et de l'agencement) qui se distingue et s'oppose à cet enchaînement pseudo-logique et rhétorique dominant (c'est-à-dire parfaitement idéologique) auquel ces termes sont soumis et selon lequel la différence et l’égalité seraient en réalité antinomiques. Seules l'opposition ou l'exclusion viendraient alors marquer la relation – la seule possible dans ce cadre idéologique – entre égalité et différence. Cette antinomie appartient en vérité aux productions discursives propres à l'hégémonie (néo)libérale en vertu de laquelle l'égalité (non plus formelle mais réelle comme persistent encore à le dire quelques marxistes) serait synonyme d'indifférenciation (autrement dit d'abolition des différences naturelles caractérisant chaque personne), pendant que la différence signalerait, parmi toutes les choses existantes, la singularité minimale dont chaque être humain peut jouir en regard d'autrui. A charge ensuite pour cette liberté très particulière valorisée par l'idéologie (néo)libérale, autant déclinable dans le droit sanctifié à la propriété (précisons : pas tant d'usage que lucrative) que dans la consommation sacralisée des marchandises, d'aider les individus à peaufiner ou renforcer les éléments qui, caractérisant leur singularité d'être ou leur unicité, sont censés ainsi attester du parfait bonheur humain sur terre. Et tant pis si les ressources objectives et diversement disponibles (les « capitaux » distingués par Pierre Bourdieu, capitaux bien sûr économiques mais aussi sociaux, culturels et scolaires, mais enfin symboliques) soutenant le mouvement subjectif d'une singularisation individuelle (de soi comme parfaitement singulier, comme parfaitement différent des autres et heureux de l'être) ont été « naturellement » distribuées de manière inégale. Parce que si, du point de vue précis de l'idéologie (nul besoin donc de dire de manière redondante que l'idéologie qui impose de force, dans le cadre des rapports de classe qui sont des rapports de force et de pouvoir, ses vues sur les autres est dominante), l'égalité venait à être totalement instituée (selon un égalitarisme politique considéré comme isomorphe au totalitarisme), aucune possibilité de se différencier ne viendrait alors distinguer des individus, dès lors condamnés à l'indifférenciation telle qu'elle a été longtemps caricaturée dans les représentations collectives montrant la vie quotidienne dans l'ancien bloc soviétique au long du « court 20ème siècle » (comme l'aurait dit l’historien Eric J. Hobsbawm à qui une pensée émue est ici adressée). Si les habitants captifs de ce bloc ont historiquement souffert de nombreuses choses, c'était autant d'absence d'égalité que d'absence de liberté. Et ce dont souffrent aujourd'hui les habitants captifs du bloc hégémonique (néo)libéral (autrement dit : le monde entier en tant qu'il est l'objet-cible de la mondialisation capitaliste depuis deux siècles), c'est d'une entreprise de réification et de massification qui affecte toutes les formes de vie individuelles et collectives, sociales et culturelles (je précise bien : culturelles et pas nationales) en les homogénéisant, en les opprimant et en les appauvrissant, détruisant ainsi ce que le poète Édouard Glissant (cf. Edouard Glissant, notre vigie poétique du "chaos-monde") avait pour sa part appelé le « divers ».
Citons un extrait représentatif de ce prêt-à-penser dominant, largement inspiré par l'un des grands intellectuels libéraux (Friedrich von Hayek) et tiré de la page du site Internet Wikibéral, l'équivalent idéologique de Wikipédia, qui cherche à « combattre les innombrables idées reçues sur le libéralisme » et qui, significativement, n'appartient pas à l'association Wikimedia (mais « fait partie de la galaxie liberaux.org ») : « (…) l'égalité [en droit ou isonomie] tient compte de la nature de chacun, c'est aussi un ''droit à la différence'' et un respect de l'autre, alors que l'égalitarisme [les ''faux-droits'' octroyés par l’État] tend à nier toute différence (physique, intellectuelle, économique) ». D’un côté l’égalité en droit (qui peut se dire encore « équité » dans le sillage de la pensée d'un autre intellectuel libéral, John Rawls, ou encore « égalité des chances » dans le cadre moins anglo-saxon que français et républicain – cf. Egalité, équité, égalité des chances : de l'ordre des mots) et de l'autre le droit à la différence comme droit naturel, comme fait de nature que prolongerait une autre institution naturelle (le marché) et que tenterait de corriger l'antinature tendanciellement égalitariste de l'État : cette fiction naturaliste, qu'il ne s'agit pas d'interroger davantage pour le moment (pour la déconstruire ou radicalement la critiquer), formera malgré tout continuellement l'arrière-plan (négatif) de notre réflexion (positive) dont l'objet consistera précisément à montrer comment l'art du cinéma, quand il manifeste la plus grande intelligence et la plus grande sensibilité à la question fondamentale de l'image (comme zone membraneuse où la différence et l'égalité agissent ensemble et s'agencent pour produire une indifférence qui leur est propre et spécifique), peut exemplairement ruiner l'antinomie (néo)libérale de l'égalité contre la différence (à moins que la première ne soit que de droit, pas de fait, l'isonomie prévalant donc sur l'isomorphisme).
Et ce au nom de la sauvegarde ou de la relève des deux termes, différence et égalité. La rédemption (presque au sens de Walter Benjamin) des concepts d'égalité et de différence ne se comprendra donc ici que dans l’œuvre de ruine de leur opposition ou exclusion et de révélation de leur articulation productive : à l'opposé de l'ultra-épaisseur (néo)libérale éloignant aussi loin que faire se peut la différence et l'égalité, l'infra-mince entre les deux sera ici résolument défendu. Infra-mince : « L’infra-mince serait ainsi le degré qualitatif où le même se transforme en son contraire, sans qu’on puisse exactement décider qui est encore le même et qui est déjà l’autre. D’un point de vue purement géométrique, on pourrait dire que c’est la notion qui fait intervenir le passage à la limite. [...] Mais du point de vue plus sensible, plus intuitif, on pourrait dire que l’infra-mince est la lisière infiniment mince qui définit un seuil : seuil d’audition, seuil de vision, seuil d’odorat, tout ce qui ressortit au plus aiguisé de la sensation » (Jean Clair, Duchamp et la photographie. Essai d’analyse d’un primat technique sur le développement d’une œuvre, éd. du Chêne, 1977, p. 98). L'infra-mince, autrement dit la zone membraneuse qui les enveloppe, l'indifférence particulière que la différence et l'égalité savent y produire : ce qui peut se dire autrement avec le mot d'image, ce qui peut se voir et s’entendre dans l’image in-différente.
b) La différence comme relation d'altérité réciproque, intrinsèque ou bien extrinsèque à ses termes ?
Pour bien comprendre ces termes d'égalité et de différence, il faut en repasser par quelques définitions axiomatiques. L'incontournable Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André Lalande nous aidera dans cette entreprise terminologique. D'abord la différence (ici, la référence est la Métaphysique d'Aristote) : « Relation d'altérité entre des choses qui sont identiques à un autre égard (…) D'où la distinction scolastique entre des choses numériquement différentes (numero differentia), c'est-à-dire qui ne diffèrent par aucun caractère intrinsèque, mais seulement par le fait d'être plusieurs ; et des choses spécifiquement différentes (specie differentia), c'est-à-dire qui diffèrent par leur essence même ou leur définition » (éd. PUF-coll. « Quadrige », 1926, p. 233-234). Résumons : la différence est une « relation d'altérité » qui peut tantôt se décliner sur le versant numérique (numero differentia), tantôt sur celui d'une spécificité essentielle (specie differentia). La différence est une relation d'altérité soit intrinsèque (spécifique ou essentielle) soit extrinsèque (numérique). On ajoutera déjà pour notre part que la différence comme relation d'altérité induit forcément réciprocité équivalente de l'altérité : l'autre étant toujours l'autre de l'autre, ni plus, ni moins. Les deux modes (intrinsèque et extrinsèque, spécifique et numérique, essentiel et accidentel) de la relation d'altérité qu'est la différence sont-ils structurellement complémentaires, indépassables et éternels ? Ils peuvent déjà se gêner l'un l'autre : « La distinction de la différence numero et de la différence specie n'est pas seulement provisoire. Si je dis deux pommes, ce n'est pas parce qu'elles sont différentes, mais quoique elles soient différentes. L'altérité qualitative ou intrinsèque est un obstacle à la numération. On atteint l'idéal en mathématiques : deux points, deux droites » (André Lalande citant Victor Egger, opus cité). Surtout, l'empirisme professé par David Hume et relayé par Gilles Deleuze fait rupture avec cette définition dichotomique en nous instruisant de ce fait d'importance. « L'originalité de Hume, une des originalités de Hume, vient de la force avec laquelle il affirme : les relations sont extérieures à leurs termes. Une pareille thèse ne peut être comprise qu'en opposition avec tout l'effort de la philosophie comme rationalisme, qui avait cherché à réduire le paradoxe des relations : soit en trouvant un moyen de rendre la relation intérieure à ses propres termes, soit en découvrant un terme plus compréhensif et plus profond auquel la relation fût elle-même intérieure » (« Hume » in L'Île déserte. Textes et entretiens 1953-1974 [édition préparée par David Lapoujade], éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2005, p. 227). Une telle perspective déboîte la complémentarité des deux modes aristotéliciens (intrinsèque et extrinsèque, essentiel et accidentel, spécifique et numérique) de la différence au profit d'une extériorité littéralement impropre (sans appropriation) et inessentielle, sans appropriation et strictement relationnelle. C'est l'exemple paradigmatique donné par Gilles Deleuze : si Pierre est plus petit que Paul, la relation de grandeur ou la différence entre Pierre et Paul signifiant l'altérité qui les détermine (le premier est plus grand que le second) n'est le propre ni de l'un ni de l'autre. Seul, Pierre n'est pas plus petit. Et Paul, seul aussi, n'est pas plus grand. C'est, pris ensemble dans une relation qui donc n'appartient ni à l'un ni à l'autre, que Pierre peut s'envisager et se dire plus petit que Paul. L'extériorité des relations valorisée par l'empirisme (de David Hume à l’« empirisme transcendantal » défendu par Gilles Deleuze qui souhaitait relire Hume via Kant) induit logiquement l'extériorité de la différence (qui est une relation parmi d'autres, une « relation d'altérité » pour reprendre la définition d'André Lalande relisant Aristote).
C'est la distinction aristotélicienne qui donc sauterait au profit d'une perspective empiriste défendant un mode relationnel extrinsèque, radicalement inessentiel : la différence n'est pas le propre d'un objet (l'« en-soi » aurait dit Hegel), mais résulte d'une (mise en) relation (de comparaison) entre deux objets pour lesquels la différence comme relation n'est le propre ni de l'un ni de l'autre.
Cette pensée de la différence comme relation extérieure et littéralement « impropre » (au sens où elle n'est la propriété privative ou exclusive d'aucun des deux objets rapprochés et comparés) induit enfin une position philosophique radicalement antinaturaliste qui déroge et contrevient au vieux fonds naturaliste du libéralisme, dont David Hume fut pourtant un représentant, mais en l'espèce pas le plus dogmatique. « D'un côté, il y a des auteurs comme Hume, Smith et Ricardo, qui considèrent que certaines parties de la nature (et certaines formes du mécanisme des marchés) peuvent être ''admirablement ajustées'' aux besoins et intérêts de l'homme, mais qui ont clairement indiqué que ce n'est pas toujours le cas (…) De l'autre côté, nous avons l'opinion fort différente, avancée par des auteurs comme Frédéric Bastiat et Herbert Spencer, qui soutiennent que tous les mécanismes spontanés sont ''harmonieux'' (d'où il s'ensuit que toutes les interventions de l’État perturbent cette harmonie) », ainsi que l'explique Francisco Vergara (in Les Fondements philosophiques du libéralisme. Libéralisme et éthique, éd. La Découverte & Syros, 1992 [2002 pour la réédition], p. 36).
Quels problèmes pose, non plus philosophiquement mais dorénavant politiquement, le concept de différence ? « Il est évident que toute société établit des différences ; mais elle le fait à partir de sa pratique » avance par exemple la chercheuse, militante et féministe Christine Delphy (« Fonder en théorie qu'il n'y a pas de hiérarchie des dominations et des luttes » in Mouvements, n°35, septembre 2004, p. 124). Il est évident aussi que « l'opération de pensée est inévitablement un processus de classement du monde afin de le comprendre, de se l'approprier, de le maîtriser » reconnaît dans une perspective quasi-humienne Yvon Fotia, membre du collectif militant Manouchian (« Différence » in Dictionnaire des dominations. De sexe, de race, de classe, éd. Syllepse, 2012, p. 117). Il est enfin tout aussi évident que les classements sont des mises en comparaison et des mises en ordre des relations de grandeur ou d'altérité qu'elles induisent. C'est pourquoi la différence a été « fortement utilisée dans les sciences sociales pour comprendre les rapports entre groupes sociaux, entre cultures, entre les composantes d'une même formation sociale » (idem). Il est alors vrai d’affirmer que le traitement des différences que ces sciences sociales ont historiquement révélées ou refoulées, valorisées ou critiquées aura aussi largement servi à l'établissement historique des discours politiques justifiant des entreprises de domination. L'introduction française de la sociologie en la figure d’Émile Durkheim aura par exemple scientifiquement autorisé l'« invention du social » (pour reprendre le titre de l'ouvrage synthétique sur la question de Jacques Donzelot : L'Invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, éd. Seuil-coll. « essais », 1994, p. 73-120) qui, articulée avec le juridisme de Léon Duguit et Maurice Hauriou et la pensée philosophique de Léon Bourgeois initiateur du solidarisme, a travaillé aux lendemains sanglants de la Commune de Paris en 1871 à substituer à la question « dissensuelle » (comme le dirait Jacques Rancière) de la lutte des classes et de l'abolition du capital et de l’État celle, autrement plus consensuelle à l’époque de l'institution de la IIIème République, de la « question sociale ». Et, selon cette perspective républicaine et solidariste, c'est une « société des semblables » (dont chaque membre occupe un point dans le continuum différencié des positions sociales existantes) qui doit être préférée à une « société des égaux » désirant rompre avec des processus qui sont tout autant de différenciation que d'inégalisation des positions sociales (cf. Jean-Pierre Garnier, Des barbares dans la cité. De la tyrannie du marché à la violence urbaine, éd. Flammarion-coll. « essais », 1996, p. 266-270). « Les discours de légitimation des dominations font systématiquement usage du concept de ''différence'' pour justifier les inégalités (…) Une telle opération idéologique n'est possible que par la confusion entre identité et égalité et donc entre différence et inégalité. Ce faisant, on passe d'un classement (la différence) à un classement hiérarchisé (l'inégalité) » analyse encore Yvon Fotia en s'appuyant notamment sur l'article cité plus haut de Christine Delphy (op. cit., p. 117-118). On l'a vu, le concept de différence peut servir du point de vue de la doxa (néo)libérale à se prémunir des effets (« confiscatoires » pour les riches) du concept d'égalité. Et ce au nom d'une lutte contre l'indifférenciation égalitariste qui n’empêche nullement la perpétuation de processus de réification et de massification capitalistes relevant en propre de l’extension capitaliste du domaine de la marchandise. Or, ce même concept de différence peut également servir à fonder des inégalités dans le registre discursif d'un essentialisme substantialiste et naturalisant, alors même que celles-ci résultent de rapports sociaux de domination, d'oppression et d'exploitation qui ne sauraient par ailleurs se réduire à la seule subordination du travail à la propriété lucrative des moyens de production. A l'instar des rapports sociaux de domination sexistes et racistes : « Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l'accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier une agression ou un privilège », ainsi que le définissait déjà Albert Memmi (cité par Yvon Fotia, ibidem, p. 118). Sous sa forme contemporaine, le racisme qui a changé de registre de justification est ainsi passé du biologisme (invalidé historiquement et scientifiquement depuis la seconde guerre mondiale) au culturalisme qui n'invoque plus « des différences (de sexes ou de races, etc.) » mais désormais « des différences (de cultures, de civilisations, de mentalités, etc.) » (idem). Tantôt le différentialisme des dominants « suppose d'évacuer que les ''différences'' ne sont pas des ''essences'' éternelles mais sont au contraire des construits sociaux », tantôt le différentialisme est considéré comme celui des dominés qui feraient alors preuve d’une « posture différentialiste lorsqu'ils revendiquent leur identité ou l'égalité » (ibid., p. 119).
Pour résumer, il faudra donc distinguer deux discours de la différence. D'une part, la différence envisagée comme relation d'altérité réciproque, intrinsèque et spécifique (la specie differentia aristotélicienne) peut servir de registre discursif, par exemple dans le cadre du rapport social raciste, des dominants (dans une perspective de stigmatisation renforçant par contrecoup le communautarisme majoritaire qui est le leur) et des dominés (qui retourneraient le stigmate sur le mode identitaire du communautarisme minoritaire propre aux minorités racisées). D'autre part, la différence perçue comme relation d'altérité réciproque en extériorité par rapport aux termes qui en sont tributaires (et pas seulement sur le mode numérique de la numero differentia aristotélicienne) peut aider à penser et dépasser les rapports de domination considérés comme des construits sociaux producteurs d'inégalités.
c) L'égalité, un ordre de grandeur commun ou une relation d'équivalence partagée par des termes par ailleurs différenciés
On en arrive logiquement à la question du concept d'égalité. « Deux objets de pensée ayant une grandeur sont égaux quand ils sont équivalents (quand ils ne diffèrent en rien) au point de vue de cette grandeur », ainsi que le pose André Lalande (Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 269). La définition est intéressante en ceci qu'elle semblerait postuler que, à l'instar de la doxa (néo)libérale, l'absence de différence est synonyme d'égalité : « Deux objets de pensée ayant une grandeur sont égaux quand ils sont équivalents (quand ils ne diffèrent en rien) ». Sauf qu'il ajoute immédiatement : « (…) au point de vue de cette grandeur ». C'est-à-dire que l'égalité ne s'envisage qu'en rapport avec une grandeur qui serait commune aux deux objets considérés, égaux (quand ils sont rapportés à une grandeur commune) sans pour autant être identiques (puisque l'ensemble de leurs différences ne s'abolit pas dans l'ordre de grandeur partagé). Si l'égalité est combattue par l'idéologie (néo)libérale, c'est aussi parce que le marxisme, son adversaire privilégié, en a historiquement hérité. « La genèse du concept d'égalité se laisse reconstituer sous toutes ses facettes (…), dans la pratique économique (forme équivalent), dans la théorie économique bourgeoise (échange entre producteurs égaux de marchandises) et enfin dans l'idéologie juridique et morale (égalité des droits) », comme l'explique Georges Labica qui insiste sur le processus même qui caractérise l'économie capitaliste, à savoir « le processus d'égalisation de l'inégal, à partir duquel est rendue possible une commensurabilité des hommes et des produits » (in Dictionnaire critique du marxisme, éd. PUF-coll. « Quadrige », 1999 [1982 pour la première édition], p. 380). En regard de l'acception bourgeoise ou (néo)libérale du concept d'égalité (l'isonomie de l'égalité des droits dans le « droit naturel » opposée à l'égalitarisme des « faux-droits » octroyés par l’État), sa retraduction ouvrière et socialiste puis anarchiste et communiste n’aura eu de cesse de marteler ceci : « L'égalité ne doit pas être établie seulement en apparence, seulement dans le domaine de l’État, elle doit l'être aussi réellement dans le domaine économique et social » par le biais de l'abolition non plus seulement des privilèges de classes mais des classes elles-mêmes (op. cit., p. 381).
L'égalité (néo)libérale instruirait donc un ordre de grandeur commun, une équivalence commune à tous les individus : la nature (déclinable en marché où les meilleurs l'emportent) dont tous relèvent sans exception et qui les aurait affectés de différences et de fortunes diverses. L'égalité au sens anarchiste et communiste informerait d'un autre ordre de grandeur commun à tous les individus : l'absence radicalement démocratique de titre à gouverner (« (…) c'est le titre anarchique, le titre propre à ceux qui n'ont pas plus de titre à gouverner qu'à être gouvernés » in Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, éd. La Fabrique, 2005, p. 53) sous la condition économique du partage de la richesse sociale (« de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » selon la formule de Louis Blanc reprise vingt ans plus tard par Karl Marx dans sa Critique du programme de Gotha en 1875).
Il ne faudrait pas pour autant inférer que le passage de l'abstrait (le « droit naturel » libéral) au concret (l'abolition du capital et de l’État) appellerait forcément ou logiquement un mouvement de transformation sociale et de réduction des inégalités. Comme nous en a prévenu Jacques Rancière, en cela fidèle aux leçons de son « maître ignorant » Joseph Jacotot (cf. Joseph Jacotot, le maître ignorant) : « Les progressistes qui proclament l'égalité comme le terme d'un processus de réduction des inégalités, d'instruction du peuple, etc. reproduisent la logique du maître qui assure son pouvoir par la gestion même de la distance qu'il prétend combler entre l'ignorant et le savoir. Il faut partir de l'égalité et non chercher à y arriver. Il faut présupposer que toutes les intelligences sont égales et travailler sous cette présupposition » (« Littérature, politique, esthétique. Aux abords de la mésentente démocratique » in Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, éd. Amsterdam, 2009, p. 150). Le postulat philosophique cher à Jacques Rancière de l'égalité à déclarer et constamment expérimenter et vérifier risque, il est vrai, de lui faire, sinon rater, du moins mésestimer (à l'instar des néolibéraux) l'existence réelle d'inégalités sociales objectivées – c'est-à-dire rendues visibles – par la science sociologique (notamment représentée par l’école de Pierre Bourdieu) dont il se méfie tant par ailleurs depuis sa critique du « scientisme » propre au marxisme althussérien (cf. La Leçon d'Althusser, éd. Gallimard, 1974 [rééd. La Fabrique, 2012]). Ce dont rend compte, évidemment, un sociologue d’inspiration bourdieusienne : « Dans cette perspective, l'idée d'égalité que Jacques Rancière place au fondement de son analyse du politique retrouve paradoxalement les fondements anthropologiques d'une philosophie libérale qui, depuis les premières études des collectifs sociaux réalisées par Durkheim (travail social, représentations collectives, taux de suicide, etc.), refuse toute prise en compte de la dimension holiste de la société si ce n'est en termes d'agrégats » (Franck Poupeau, Les Mésaventures de la critique, éd. Raisons d'agir, 2012, p. 118-119).
Imaginons alors une proposition de synthèse (« disjonctive » aurait ajouté Gilles Deleuze), pas si éloignée de celle proposée par Charlotte Nordmann (Bourdieu / Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, éd. Amsterdam-coll. « Hors collection », 2006) : l'égalité désirée à la fois comme condition philosophique et comme destination sociale et politique, tenue par tous les bouts (comme postulat et comme but, comme horizon et comme processus, comme fin et comme début) n'est pas l'antonyme de la différence, puisqu'elle désigne un ordre de grandeur commun à au moins deux termes rendus ainsi équivalents (et par extension à tous les êtres humains), à savoir celui de l'absence démocratique radicale de titre à gouverner susceptible de soutenir le mouvement d'émancipation des rapports de pouvoir fondés (entre autres) en classes, en sexes et en races sociales antagonistes. Et pour le reste, les différences naturelles ou cultivées sauront attester, individuellement et collectivement, de la radicale unicité et singularité des sujets et des groupes (leur « pluralité » pour employer le terme de Hannah Arendt) qui, émancipés, auront su préférer au pouvoir (de « faire faire » aurait précisé Michel Foucault) la puissance de faire et d'agir.
d) Les « Uns » contre les « Autres » : la différence comme principe de hiérarchisation
« La dissolution dans l'universel de l'identité du sujet universalisant, maxime de Paul, fait que le Même est ce qui se conquiert, y compris quand il le faut, en altérant notre propre altérité » affirme encore Alain Badiou (Saint Paul, ibid., p. 118). Penser le même, c’est toujours le penser comme étant « l’autre de l’autre » disait aussi Serge Daney. On le sait, le discours idéologique de la différence ou « différentialisme » justifiant un rapport de domination, comme avec le racisme dans son actuelle déclinaison culturaliste (autrement dit euphémisé, au plus grand bénéfice politique des droites extrêmes), institue de manière programmatique la ligne de séparation et de démarcation entre deux catégories, celle du « Même » (ou « nous ») et celle de l'« Autre » (ou « eux »), et cela afin que la première soit légitime à dominer, exploiter ou opprimer la seconde. Longtemps, la classe ouvrière a été l'objet de discours racialistes (cf. Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris durant la première moitié du XIXe siècle, éd. Plon, 1958). Et récemment, on a commencé à découvrir que les catégories de perception racistes de l'époque des traites négrières et esclavagistes dans les Antilles, les Caraïbes et les Amériques étaient largement imprégnées des normes médicales appliquées aux femmes occidentales depuis l'Antiquité (cf. Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, éd. La Découverte-coll. « Genre et sexualité », 2006 : Des nouvelles du front cinématographique (37) : Vénus noire d'Abdellatif Kechiche). La racialisation de la lutte des classes comme l'intrication du sexisme et du racisme justifiant les approches sociologiques (depuis un fameux article de la chercheuse Kimberlé Crenshaw datant de 1991) dites de l'« intersectionnalité » : le rapport de domination fondé en classes, sexes et races sociales antagonistes se lit dans la subjugation-subordination des « Autres » (« Eux ») par les « Uns » (« Nous »). Ce qu'avait génialement compris Simone de Beauvoir il y a de cela plus de soixante ans déjà quand elle écrivit Le Deuxième sexe qui a bien fini par vaincre les rires et quolibets masculins qui avaient, scandaleusement mais aussi symptomatiquement, accompagné la publication de cet ouvrage historique : « Aucun sujet ne se pose d'emblée et spontanément comme l'inessentiel ; ce n'est pas l'Autre qui se définissant comme Autre définit l'Un : il est posé comme Autre par l'Un se posant comme Un » (in Le Deuxième sexe, I. Les faits et les mythes, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1976 [1949 pour la première édition], p. 19-20). Si, d'après Pierre Bourdieu, le réel est relationnel (après que Hegel, dont il s'inspire ici, ait préalablement dit que le réel était rationnel), alors le réel de la domination est le rapport social dénié comme tel et défini comme différence essentielle et intrinsèque. Une des plus grandes héritières du féminisme matérialiste augurée par Simone de Beauvoir, à savoir Christine Delphy déjà mentionnée précédemment, lui emboîte le pas avec son ouvrage intitulé Classer, dominer. Qui sont les ''autres'' ? en posant à nouveaux frais (c'est-à-dire en incluant dans son analyse, aux côtés des femmes, les minorités sexuelles discriminées et le groupe des divers racisés) la question suivante : « Mais comment les Autres pourraient-elles/ils être comme des Uns ? Quand les Uns ne sont Uns que parce qu'ils/elles oppriment les Autres ? » écrit-elle ainsi dans un chapitre précisément intitulé « Les Uns derrière les Autres » (Classer. Dominer, éd. La Fabrique, 2008, p. 31). Les processus d' « altérisation » décrits par Christine Delphy sont également compris en relation avec les dégâts psychiques occasionnés dans la tête des personnes victimes d'une « altération » de leur personnalité (op. cit., p. 30). Alors que l'idéologie (néo)libérale craint l'indifférenciation totalitaire qu'elle croit déceler derrière l'égalité radicale du communisme, la différenciation maximale entendue comme « altérisation »détermine une « altération » à laquelle n'échappent ni les dominés ni les dominants altérés et barbarisés par leur propre barbarie (comme l'ont bien montré, dans le cadre de l'analyse du racisme colonial, tant Aimé Césaire que Frantz Fanon). Si l'indifférence aux différences, qui est par ailleurs une condition de l'égalité, n'appelle pas l'essentialisation de la différenciation au principe des discours différentialistes (sexiste et raciste), l'égalité respecte la valorisation sans oppression de ces « relations d'altérité » réciproques que sont les différences parce qu'elle dégage un « ordre de grandeur » commun aux individus par-delà ce qui les distingue : la production de la richesse sociale soustraite à tout titre de commandement comme de toute forme d'appropriation lucrative et privative.
Égalité et différence, loin de s'opposer comme ne cesse de le prétendre la vulgate (néo)libérale, peuvent donc s'entendre, s'agencer et se comprendre dans un même élan qui serait celui de l'indifférence. Non pas l'indifférence au sens psychologique et affectif du refus de l'empathie et de l'identification avec autrui. Mais l'indifférence au sens où les différences, exclues de toute forme de généralisation et d'universalisation substantielle et prédicative, sont laissées à l'imagination radicale des individus singuliers, pendant que ces mêmes individus ne seraient que les immortels sujets de cette Idée, de cette vérité réellement éternelle : l'égalité.
L'indifférence égalitaire aux différences donc, par-delà même la différence des sexes posée, dans l'héritage critique de Claude Lévi-Strauss, comme un invariant structural, anhistorique et interculturel par l'anthropologue Françoise Héritier dans ce qu'elle appelle la « valence différentielle des sexes » (cf. Masculin, féminin I. La pensée de la différence, éd. Odile Jacob, 1996). Peut-être faudrait-il comprendre cela en repartant de la position lacanienne joyeusement occupée par Slavoj Zizek quand il perçoit la différence sexuelle comme « une sorte d'institution zéro du clivage social de l'humanité, la différence zéro minimale naturalisée, un clivage qui, avant de signaler quelque différence sociale déterminée que ce soit, [signalerait] la différence en tant que telle » (in La Subjectivité à venir, éd. Flammarion-coll. « Champs-essais », 2006 [2004 pour l'édition originale], p. 114). « Il est possible conclut provisoirement le philosophe slovène d'affirmer plus clairement que la différence sexuelle ne désigne pas une opposition biologique fondée sur des propriétés ''réelles'' mais une pure opposition symbolique à laquelle rien ne correspond dans les objets désignés – rien si ce n'est le Réel d'un X non défini qui ne peut jamais être pris par l’image du signifié » (op. cit., p. 115).
Le Réel d'un X non défini soutenant toute forme d'opposition symbolique et qui ne se confond pas avec l'image du signifié, on le trouvera encore dans cette zone membraneuse qu'est l'image in-différente (par exemple de cinéma), celle où entrent en coalescence (par le biais d'un « infra-mince » que nous appelons ici indifférence) les concepts d'égalité et de différence.
e) Les (au moins) deux paradigmes de l'émancipation et de la justice : la différence et l'égalité
La perspective développée par la chercheuse en philosophie et sciences politiques et la militante féministe Nancy Fraser nous permettra de soutenir ici la réaffirmation de l'urgence pour aujourd'hui d'une politique de l'émancipation et de la justice sociale reposant sur un agencement des deux paradigmes (l'égalité et la différence) trop longtemps vécus en opposition ou en concurrence. La publication récente du recueil intitulé Le Féminisme en mouvements. Des années 1960 à l'ère néolibérale (éd. La Découverte-coll. « Politique & société », 2012) regroupant des textes rédigés entre 1984 et 2010 autorise l’auteure à inaugurer son ouvrage par une introduction à forte valeur rétrospective (p. 5-28) distinguant au sein de l’histoire proche du féminisme trois périodes différentes : « Vue d’aujourd’hui, l’histoire de la deuxième vague du féminisme apparaît comme un drame en trois actes » écrit-elle ainsi au tout début de son texte introductif (p. 5). Si la « deuxième vague du féminisme » succède historiquement à une première vague dévolue au combat féministe pour l’égalité civile notamment exemplifiée par le droit de vote accordée aux femmes (en France, entre sa prononciation en 1944 et sa réalisation en 1945), elle relève du « bouillonnement politique qui entoure la New Left [la ''nouvelle gauche'' à la gauche des partis communistes staliniens] » durant les années 1960 et surtout 1970 (idem). Le premier moment appartient donc au mouvement d’élargissement du registre de l’égalité sociale et économique afin d’y inclure les femmes victimes du caractère « androcentrique » du capitalisme et de l’État-providence institué par les social-démocraties durant l’après-guerre. Après cette première étape insurrectionnelle, a succédé à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980 un deuxième moment où l’imaginaire politique de l’égalité s’est atténué dans le camp féministe au profit de la valorisation paradigmatique de la différence. La politique économique soutenue par le paradigme classique de la redistribution aura donc reflué au bénéfice d’une politique culturelle et identitaire (ou sociétale) reposant sur le paradigme de la reconnaissance des torts, des différences et des spécificités, au moment même où s’accomplissaient par ailleurs la fin du consensus social-démocrate d’après 1945 et, corrélativement, l’imposition mondiale du néolibéralisme. Il faudra attendre le courant des années 1990 pour voir ré-émerger une nouvelle radicalité féministe du point de vue de laquelle le retour de l’égalité redevient enfin nécessaire et urgent afin de soustraire les demandes culturelles de reconnaissance légitime des différences (de genre, de race ou d’orientation sexuelle) de l’apolitisme idéologiquement anti-égalitaire entretenu par l’hégémonie (néo)libérale. L’émancipation politique, l’égalité économique, la reconnaissance culturelle des différences et la justice sociale s’agencent ainsi dans une nouvelle constellation féministe qui, à l’époque contemporaine, refuserait tant l’« économisme tronqué » d’avant-hier (qui privilégiait seulement la question de la redistribution des richesses en fonction d’une hiérarchie supposée entre contradiction principale et contradictions secondaires) que le « culturalisme tronqué » (arguant de la seule question de la reconnaissance de la différence) d’hier mais encore aussi d’aujourd’hui (p. 11). L’articulation des deux paradigmes spécifiques (la redistribution et la reconnaissance, l’égalité et la différence) devrait même désormais inclure la question de la représentation politique afin de renouveler un projet global d’émancipation par l’intégration de toutes les préoccupations féministes développées durant les quatre dernières décennies. C’est ce que Nancy Fraser appelle sa « théorie de la justice [qui] doit devenir [selon elle] tridimensionnelle et incorporer la dimension politique de la représentation aux côtés de la dimension économique de la distribution et la dimension culturelle de la reconnaissance » (p. 23). Alors que l’imaginaire égalitaire (dans ses deux versions social-démocrate et révolutionnaire) n’avait que trop longtemps refusé de considérer son impensé « androcentrique » durant le premier acte du féminisme de la deuxième vague, le reflux féministe du paradigme de l’égalité au profit des questions culturelles de reconnaissance, de différence et d’identité a concordé avec le tournant néolibéral selon une « ruse de l’histoire » parfaitement hégélienne qu’il aurait fallu aussi au moment de ce deuxième acte déconstruire. Il est dorénavant temps, d’après Nancy Fraser, d’imposer un troisième acte pour le féminisme qui apprendrait à penser de manière égale et combinée protection sociale et justice de genre, élargissement de la représentation politique et égalité économique, dé-marchandisation de la société et émancipation envisagée dans un cadre « postwestphalien » prenant en compte « les effets de la mondialisation » (p. 7).
f) L'indifférence égalitaire aux différences du différentalisme (néo)libéral : l'in-différence
Pourquoi dès lors persévérer et s'entêter à opposer dans le sillage idéologique (néo)libéral égalité et différence, sous prétexte que la première fallacieusement identifiée à l’identité produirait l'indifférenciation rendant caduque la seconde, alors que nous avons compris et établi que l'égalité (comme ordre de grandeur partagé) et la différence (comme relation d'altérité réciproque) pouvaient parfaitement s'agencer et se combiner sans empiéter l'une sur l'autre. Les arguments (néo)libéraux ne sont guère tenables plus longtemps : « Selon le premier de ces arguments, poussée à bout, l'égalité serait synonyme d'uniformité : elle coulerait tous les individus dans le même moule, elle les stéréotyperait. L'inégalité est alors défendue au nom du droit à la différence comme le résume bien le sociologue Alain Bihr. Cet argument repose en fait sur une double confusion, spontanée ou intéressée, entre égalité et identité d'une part, entre inégalité et différence de l'autre. Or, pas plus que l'égalité n'implique l'identité (l'uniformité), l'inégalité ne garantit la différence (…) loin d'uniformiser les individus, l'égalité des conditions sociales peut ouvrir à chacun d'eux de multiples possibilités d'action et d'existence, qui seraient éminemment plus favorables au développement de sa personnalité et, en définitive, à l'affirmation des singularités individuelles » (in La Novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste, éd. Page deux-coll. « Cahiers libres », 2007, p. 47). On comprendra alors pourquoi un philosophe de l'envergure intellectuelle d'Alain Badiou, qui n'a par ailleurs jamais cédé sur son désir du communisme depuis les « années rouges » d'après Mai 68, ne se préoccupe radicalement pas de la question des différences qui relèvent selon lui de la sphère de la nomination et de l'ontologie, qualifiant ou caractérisant tout ce qui est et est nommé dans le monde sans pour autant soutenir une quelconque vérité universelle. Par exemple, le sujet qu'Alain Badiou défend dans l'héritage critique de l'universalisme paulinien l'autorise à écrire ceci : « Cette logique subjective aboutit pour le sujet à une indifférence aux nominations séculières, à ce qui attribue des prédicats et des valeurs hiérarchiques aux sous-ensembles particuliers (…) Tous les noms véridiques sont ''au-dessus de tout nom''. Ils se laissent décliner et déclarer, comme le fait la symbolique mathématique, dans toutes les langues, selon les coutumes, et par le travers de toutes les différences » (in Saint Paul. La fondation de l'universalisme, éd. PUF-coll. « Les essais du Collège international de philosophie », 2004 [1997 pour la première édition], p. 118). La vérité éternelle des noms véridiques comme des mathématiques, par-delà tout nominalisme, ontologie ou babélisme : simplement, Alain Badiou s'affirme indifférent aux indifférences. Ce qui chez lui se dit encore autrement, précisément à l'époque de la loi contre le foulard islamique en 2005 à laquelle il s'est opposé en ces termes : « Tout le jargon sociétal sur les ''communautés'' et le combat aussi métaphysique que furieux entre ''la République'' et ''les communautarismes'', tout cela est une foutaise (…) Ce genre de ''différences'' n'ayant pas la moindre portée universelle, ni elles n'entravent la pensée, ni elles ne la soutiennent renchérit le philosophe, qui conclut ainsi : Que ''l'Autre'' – comme disent après Levinas les amateurs de théologie discrète et de morale portative – vive quelque peu autrement, voilà une constatation qui ne mange pas de pain » (in Circonstances, 2. Irak, foulard, Allemagne/France, éd. Léo Scheer/Lignes & Manifestes, 2004, p. 110). Si l'on peut légitimement discuter du caractère oppressif du foulard islamique, symbole patriarcal dont l’islam n’a pas le monopole culturel et servant à marquer (re-marquer et donc faire remarquer) la différence des sexes au bénéfice des hommes et au détriment des femmes, la survalorisation idéologique de la « différence musulmane » a quand même fini par se solder par le renforcement légalisé des inégalités scolaires (pour les centaines de jeunes filles d'origine populaire exclues de l'école et guère dotées en fortunes, ressources ou capitaux de toute sorte : cf. Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tévanian, Les Filles voilées parlent, éd. La fabrique, 2008).
N'en demeure pas moins vrai, d'après Alain Badiou, la maxime suivante : être indifférent aux différences (ce qui pourrait s'appeler l'in-différence) est une des conditions pour être attentif à la vérité universelle de l'égalité et en devenir le sujet. Le désastre viendrait alors de la généralisation ou l'universalisation des différences particulières ou des particularismes.
« Que ma vie d'animal humain soit pétrie de particularités, c'est la loi des choses. Que les catégories de cette particularité se prétendent universelles, se prenant ainsi au sérieux du Sujet, voilà qui est régulièrement désastreux » constate Alain Badiou (Circonstances 2, op. cit., p. 121). Ainsi, la catastrophe de la différenciation absolue et substantialisée a légitimé la production des camps nazis, cette « différenciation incessante de l'infime [qui fut] une torture » (Saint Paul, op. cit. p. 117). A l'inverse, « la production d'égalité, la déposition dans la pensée, des différences, sont les signes matériels de l'universel » (idem). La différenciation absolue, c'est la barbarie raciste, c'est la production par un Même essentialisé d'un Autre naturalisé dont les incarnations particulières devront être réduites en cendres. L'égalisation absolue, c'est la destruction absolue des écarts et des intervalles (si importantes pour des penseurs comme Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière et récemment le sinologue François Jullien quand il privilégie le concept d'écart producteur de l'« entre » contre la conception trop identitaire de la différence : L'Ecart et l'entre. Leçon inaugurale de la Chaire de l'altérité, éd. Galilée, 2012) établissant la pluralité des singularités individuelles et collectives, c'est la compacité fusionnelle des masses, c'est la massification totalitaire.
Entre ces deux bordures limites (différenciation absolue et massification totalitaire), le postulat de l'égalité (comme partage entre des termes équivalents mais pas identiques d'une grandeur universelle, autrement dit l'absence de titre à gouverner et la puissance sociale sans appropriation privative) d'une part et d'autre part l'indifférence aux différences (comme relations non-substantielles car en extériorité des sujets qui sont pourtant saisis par elles) s'accorderaient peut-être pour en finir avec et abolir tous les pouvoirs entendus comme gouvernement des meilleurs ou des plus compétents et comme formes d'assujettissement et de domination.
Nous pouvons enfin affirmer, en conclusion de ces prémisses : refuser de céder aux réflexes idéologiques de la doxa (néo)libérale, c’est s’obstiner à penser avec le même élan (moins synthétique que compositionnelle) l’égalité et la différence. Il s’agirait autrement dit de tenir ensemble la question des relations qui sont à la fois d’altérité réciproque saisies dans leur extériorité (la différence) et d’équivalence par rapport à un ordre de grandeur commun (l’égalité). L’égalité réelle distinguée de ses appréciations formelles d’une part et d’autre part la différence arrachée aux lectures essentialistes ou substantialistes (différentialistes et racistes) historiquement désastreuses : tel est le sens de notre combat, citoyen, syndical et politique, pour l’émancipation commune. Et c’est en s’aventurant parmi les images du cinéma (au sens fort et minoritaire du terme) que l’on trouvera celles qui se proposent de fonctionner comme zone membraneuse où égalité et différence ne sont distinguées que par le biais d’une membrane « infra-mince » autorisant ainsi toutes les passes, tous les passages et toutes les traversées de l’une à l’autre (et vice-versa) et que l’on nommera l’« in-différence » (pour la distinguer, de manière derridienne, de l’indifférence). L’in-différence comme indifférence aux différences, du point de vue de la différence (cultivée sans pour autant être substantialisée) comme du point de vue de l’égalité (autorisée sans être pour autant confondue avec l’identité). La libre indifférence aux indifférences, c’est le refus matérialiste de tout substantialisme ou essentialisme en même temps que c’est l’affirmation communiste de l’égalité : c’est, libertaire, l’in-différence. Ce seront d’abord toutes ces images, en toute logique qualifiées par nous d'« in-différentes », dans lesquelles s’affirme une horreur de l’indifférenciation rien moins que troublante, puisque s’y reconnaît le brouillage de l’idéologie (néo)libérale résultant du retour de ce refoulé monstrueux que serait l’égalité. En creux, on verra aussi qu’à l’opposé, les images de l’horreur de la différenciation issues de la même culture cinématographique appellent d’étranges phénomènes de différenciation comprise comme résistance et singularisation. Ce seront ensuite ces images dans lesquelles le même et le différent entrent dans les circuits « transgénériques » (Marie-José Mondzain) de la ressemblance et de l’indiscernable et où traverser un espace induit pour le personnage qui passe et traverse de le modifier comme de se modifier soi-même, d’être traversé et altéré par son propre mouvement de traversée. Ce seront enfin les images venant soutenir la « scène du Deux » (Alain Badiou) propre à signifier l’expérience amoureuse telle qu’elle se vit, tantôt sur le mode de la différence radicale (ou du différend), tantôt sur celui de l’égalité radicale.
Deuxième partie : ici
Troisième partie : ici
Quatrième partie : ici