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21 décembre 2010 2 21 /12 /décembre /2010 22:08

« Dick Laurent is dead » : la phrase qui tue est aussi la phrase qui réveille


 

« Toute l'œuvre de Lynch ne vise-t-elle pas précisément à amener le spectateur "à entendre des bruits inaudibles"et à affronter l'horreur comique du fantasme fondamental ? » (Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, éd. Amesterdam, 2005, p. 246)


 

« Vous désirez montrer la fuite, et pour cela il faut s'enfoncer très loin dans la forêt qui localise cette fuite. Au cours de cette marche, vous apprenez que tout au plus vous pourrez, non pas montrer la fuite, mais montrer, d'assez loin, la localisation de cette fuite, un fourré, une clairière. Et c'est déjà très risqué » (Alain Badiou, « Jacques Derrida (1930-2004) » in Petit panthéon portatif, éd. La Fabrique, 2008, p. 126)

 

 

18460785.jpg« Dick Laurent is dead » : la phrase avec laquelle démarre et (se) retourne (sans jamais se clore définitivement) le septième long métrage de David Lynch n'est pas seulement l'énoncé désignant au héros la mort d'un avatar de cette figure paternelle grotesque qui, comme l'a bien noté Slavoj Zizek dans Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres (« l'obscène père-la-jouissance qui représente la Vie excessive, exubérante », éd. Amsterdam, 2005, p. 236), barre le désir de tous les héros lynchiens. Cette phrase est le sésame susceptible de nous ouvrir les portes d'un film-monde dont la puissance théorique induit l'épreuve doublement risquée, tantôt d'un repli monadique virant à l'autisme du côté du cinéaste, tantôt de l'appel aux délires d'interprétation ajoutant de la confusion subjective à la complexité objective du film du côté des spectateurs. Ce mystérieux acte de parole, dont la signification constative ou déclarative est d'abord nébuleuse avant d'apparaître après coup dans toute sa force performative – pour ne pas dire prophétique (dire que Dick Laurent est mort, c'est faire qu'il le soit après l'avoir dit, c'est aussi dire l'indiscernable d'un futur confondu avec son passé : c'est pré-dire tout à la fois que Dick Laurent est mort, doit mourir, va mourir, a toujours-déjà été mort), est le chiffre à partir duquel littéralement déchiffrer Lost Highway devient sérieusement envisageable. Emprunter la voie de l'énoncé cryptique « Dick Laurent is dead », c'est suivre la route tortueuse d'une œuvre cinématographique capable d’ajointer la métaphore d'Orson Welles (« tout film est un ruban de rêve ») à l'image topologique empruntée par Michel Chion dans sa monographie consacrée au cinéaste (David Lynch, éd. Cahiers du cinéma, 2007 [1992 pour la première édition], p. 246) pour caractériser Lost Highway (à savoir le ruban ou l’anneau de Möbius qui pourrait déjà servir à caractériser la structure narrative de ce « photo-roman » de science-fiction qu'était La Jetée de Chris. Marker réalisé en 1962, mais qui fascinait surtout Jacques Lacan soit cette surface homéomorphe à un cercle ne possédant qu’une bande quand le ruban classique en possède deux), et ainsi éviter de se perdre dans la multitude des pistes qu'il suggère, ou d’étouffer dans l'inextricable touffeur spéculative que ses paradoxes narratifs et temporels suscitent. C'est par conséquent prendre la route qui autorisera moins à interpréter le film qu'à l'expérimenter (pour parler comme Gilles Deleuze) en fonction des éléments formels qui le constituent comme objet cinématographique. Lost Highway raconterait-il de l'intérieur même de la conscience fêlée de son protagoniste (le saxophoniste Fred Madison interprété par Bill Pullman) le meurtre de son épouse (la brune Renée jouée par Patricia Arquette) tel qu'il tente psychiquement de le dénier en l'effaçant de sa mémoire et en lui substituant fantasmatiquement le récit rêvé d'une remise à zéro synonyme de renaissance existentiale (le jeune garagiste Pete Dayton interprété par Balthazar Getty, dont l’énergie sexuelle succédant à l'épuisement de Fred est mobilisée pour être à la hauteur du désir pour la blonde Alice à nouveau jouée par Patricia Arquette) ? La seconde partie du film narrant les aventures de Pete, comme nimbées de l'aura hollywoodienne des polars et films noirs des années 1940 et 1950, réécrit-elle au lieu de la raturer une première partie hantée par le désastre conjugal, et davantage marquée par le cinéma d'auteur européen (on pense bien sûr aux couples cauchemardesques d'Ingmar Bergman) ? S'il est désormais établi que Lost Highway est le film de David Lynch ayant cristallisé une adhésion unanime des critiques, du public, et des agents de la reconnaissance professionnelle et de la légitimité culturelle, le cinéaste occupe aujourd'hui l'enviable position artistique semblable à celle occupée jusqu'alors par Stanley Kubrick (sorti en 1999 Eyes Wide Shut qui est son ultime chef-d'œuvre n'est d'ailleurs pas sans rapport avec Lost Highway, les deux films traitant du grotesque du fantasme et de la jouissance impossible). Artiste transdisciplinaire (sound designer de ses propres films qu'il écrit et produit depuis ses débuts underground avec Eraserhead en 1977, le cinéaste est également peintre, plasticien, musicien, photographe, vidéaste), David Lynch a ceci de particulier qu’il travaille à partir de l'imaginaire hollywoodien tout en demeurant économiquement à l'écart de Hollywood (exception faite de Elephant Man en 1980 et Dune en 1984). INLAND EMPIRE (2006) est le dernier film en date d’un cinéaste qui a su renouer avec les bricolages techniques et économiques de ses débuts, tout en investissant le nouvel outil numérique afin d’emmener toute son œuvre, à partir d'un redoublement de Mulholland Drive (2001), dans une nouvelle forme de synthèse moins stable que « disjonctive » (pour citer à nouveau dit Gilles Deleuze). Depuis, c’est une errance floue ou faiblement consistante, entre work-in-progress via Internet, participations discographiques (par exemple avec Danger Mouse et Mark Linkous de Sparklehorse récemment disparu), publicité somptueuse pour Dior (Lady Blue en 2010, prolongeant l'onirique nuit numérique de INLAND EMPIRE), et méditations transcendantales (aux côtés de Clint Eastwood !). Heureusement, ses films sont très loin de livrer facilement leurs secrets et leurs trésors, et continuent de résister aux appropriations herméneutiques, et donc de travailler leurs spectateurs. Tel Lost Highway, le film peut-être le plus théorique de son auteur, en même temps que la théorie ici s’éprouve heureusement sur le mode disjonctif de la déflagration sensorielle et de l’expérimentation philosophique. On verra en ce sens comment le geste philosophique initié par Jacques Derrida (1930-2004), davantage que la philosophie deleuzienne trop facilement requise (Lost Highway est un film-cerveau à l’instar de Shining réalisé en 1980 par Stanley Kubrick, ou un cristal infiniment proliférant à l'image des films de Federico Fellini, etc.), peut aider à soutenir l’expérimentation d’un film reposant tout à la fois sur la « déconstruction » des évidences mimétiques et représentatives, sur la « différance » comme principe originaire produisant le jeu des différences particulières bousculant l’évidence pleine et sans reste des oppositions positives, et sur la « dissémination » comme mouvement (du) multiple crevant les horizons (onto)logiques de la formalisation, de la totalisation, ou de la transcendance du sens. Comme on l’a dit en préambule, et comme on va tenter de l’expérimenter dans l’analyse qui suit à partir d'un montage de citations tirées de l'oeuvre de Jacques Derrida et de onze photogrammes tirés du film, « Dick Laurent is dead » est cet énoncé lynchien qui, parce qu’il est plus fort que sa signification stricte, exprime la doublure originaire venant scinder tout acte de parole et établir dans l’expropriation de leurs auteurs la non-identité schizoïde les caractérisant subjectivement.

 

 

18741432.jpg« Dans l'univers de Lynch, l'un des éléments cruciaux du récit est toujours représenté par une phrase, une chaîne signifiante qui résonne comme un Réel insistant, une sorte de formule basique qui suspend et traverse le temps » (Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum, opus cité, p. 232). « Dick Laurent is dead » : il faudra donc vraiment insister sur la puissance signifiante d'un énoncé plus fort que les mots le composant, puissance véritablement diabolique puisqu'elle constitue le mouvement d'un écartement qui empêche toute forme de clôture symbolique (ceci veut dire cela, et puis basta : affaire close, dossier classé). En ce sens, cet acte de parole (dont le cinéaste affirme l'avoir véritablement éprouvé sur le même mode que son personnage principal - cf. Michel Chion, op. cit., p. 247), capable d'établir l'indistinction des régimes langagiers du constatif et du performatif, comme de s'inscrire dans l'indiscernabilité des temps de l'énonciation, serait structuralement homologique au fameux « Rosebud » de Citizen Kane (1941) d'Orson Welles. Dans les deux cas, il s'agit bien de livrer la formule perverse dont le caractère « perverformatif » (Jacques Derrida, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, éd. Aubier-Flammarion, 1980, p. 134) est autrement dit susceptible de pousser le sens de l'œuvre cinématographique toujours plus loin dans l'infinitude interprétative, dans l'ouverture spéculative au-delà de tout règlement polysémique, et dans l'inépuisable énergie herméneutique qui assure à la fois l'actualité intempestive et intemporelle de l'œuvre d'art, comme elle demande à son spectateur qu'il s'émancipe de sa passivité habituelle pour devenir le producteur libre et créateur du sens de l'œuvre présentée. Mieux, que le spectateur excède la seule posture interprétative pour tenir le point de réel à partir duquel il pourra expérimenter le film et, ce faisant, œuvrer à sa propre subjectivité toujours fuyante. Parce que l'expérimentation est une interprétation qui retient de s'abandonner dans le délire spéculatif (il suffit de jeter un œil sur n'importe quel forum Internet consacré à un film de David Lynch pour constater la pertinence relative de la sentence du philosophe Clément Rosset selon qui il ne saurait y avoir délire d'interprétation puisque l'interprétation est elle-même un délire). Parce que l'interprétation indexée sur une économie expérimentale, c'est-à-dire attentive à la réalité matérielle et formelle du film, est consécutivement soucieuse de ne jamais couper les liens qui arriment la subjectivité herméneutique à l'objectivité cinématographique (les photogrammes) montée en regard de l'objectivité philosophique (les citations). En regard de l'œuvre de David Lynch, on peut d'ores et déjà relever la continuité symptomatique, et ce depuis les premiers courts-métrages du cinéaste réalisés à la fin des années 1960 alors qu'il était encore étudiant en arts plastiques, de la violence symbolique des actes de langage, de la violence psychique de l'ordre symbolique lui-même. Déjà Six Men Getting Sick (intitulé aussi Six Figures Getting Sick, ou encore Six Times), ce petit film étrange réalisé en 1967 et reposant sur l'animation image par image de peintures-sculptures insiste sur la bouche comme orifice hors duquel s'épanchent principalement liquides organiques et bruits présymboliques. En 1968, David Lynch réalise The Alphabet qui met en scène sous la forme d'un obscur conte pour enfants animé l'ivresse d'un abécédaire dont la répétition scolaire puis dionysiaque s'effondre dans une vomissure de sang. Les bouches abritant la glu d'impossibles actes de paroles fondus dans une matière organique défiant toute symbolisation (ce « gouffre proto-cosmique, chaotique, ontologiquement inachevé » que Slavoj Zizek qualifie de « proto-réalité pré-ontologique », idem, p. 39) sont une constante des films du cinéaste, du bébé monstrueux de Eraserhead au père privé de voix et hospitalisé au début de Blue Velvet (1986), en passant par les bandes sonores passées à l'envers de Twin Peaks (la série télévisée de 1990 comme le film en 1992), ou encore le bégaiement de la fille du héros de The Straight Story (1999). Elephant Man et Dune, s'ils mettent en scène la question de la parole comme puissance symbolique de production identitaire assurant la réintégration dans le genre humain du personnage du premier film (on se souvient de la bouleversante phrase de John Merrick : « I'm not an animal, I'm a human being ») et la consécration divine et impériale du protagoniste du second film (Paul Atréides, le héros messianique de Dune qui porte le prénom d'un apôtre et un nom rappelant celui des Atrides des tragédies grecques, est capable d'user magiquement de son nom comme d'un mot qui littéralement tue), sont des films encore classiques en ce sens qu'ils ne contestent pas la primauté logocentrique de la parole comme motif privilégié de la présence pleine et entière déterminant et distribuant l'ordre des normes et le régime des hiérarchies et des pouvoirs (cf. Jacques Derrida, La Dissémination, éd. Seuil-coll. « Points », 1972, pp. 187 et suivantes). Avec Blue Velvet, qui articule d'emblée l'apparaître de son héros avec la crise cardiaque de son père contraint du coup au silence et au hors-champ, puis qui montre sa victoire symbolique contre l'ogre grotesque Frank Booth (incarné par Dennis Hopper) régnant dans le royaume fantasmatique de la loi phallique vociférée et terrorisante (il qualifie les balles de son pistolet de "lettres d'amour") anticipée dès le début de Lost Highway par les aboiements hors champ d'un chien invisible qui irrite Fred, l'identification structurale entre la violence de la parole et la brutalité de la figure paternelle (qui est aussi maternelle comme dans Wild at Heart en 1989) trouve à se préciser et s'affiner dans le désir de problématiser et contester la domination symbolique du phallus qui, chez Jacques Derrida, se nomme aussi « phallogocentrisme » (La Carte postale, op. cit., p. 502). Dans une séquence significative de Wild at Heart (titré en français Sailor & Lula, le film a reçu la Palme d'or en 1989) inspiré de l'univers romanesque de Barry Gifford (qui a coécrit Lost Highway), le personnage de Bobby Peru (incarné par Willem Dafoe), comme attiré par les vomis de Lula enceinte de Sailor, souffle de sa bouche édentée et dans une haleine que l'on imagine aisément pestilentielle l'ordre à cette dernière de lui proférer la phrase « Fuck me ». Une fois dite comme sous hypnose, cette phrase laisse Bobby rigolard qui alors se sauve, laissant Lula dans l'humiliation d'une profération semblable à un viol verbal. A partir de Twin Peaks (dont on rappelle quand même que le meurtrier prénommé Bob glisse sous l’ongle de ses victimes les lettres composant son prénom), les énoncés se trouvent investis par une logique diabolique de contamination et de dissémination qui, si elle peut dynamiser la pente interprétative des spectateurs, conteste et ébranle toutes les fixations logocentriques en ne faisant pourtant jamais l'économie de la violente économie symbolique que tout acte de parole contient. « Fire walk with me » dans Twin Peaks, « Dick Laurent is dead » dans Lost Highway, « This is the Girl » dans Mulholland Drive : trois exemples d'énoncés ressortissant de la violence symbolique, psychique et physique propre à l'ordre phallogocentrique, en même temps qu'ils sont saisis dans une dynamique disséminatrice qui arrive dans le dedans même de cet ordre à le court-circuiter. Si le premier énoncé déploie l'innommable d'un désir incestueux archaïque qui fait trembler les murs (et les conventions télévisuelles) de l’idéologie WASP en y injectant une forte de dose de « Unheimlichkeit » (l'« inquiétante étrangeté » freudienne), le dernier énoncé exemplifie l'économie patriarcale hollywoodienne au nom de laquelle la désignation triomphale d'une actrice pour le rôle principal dans le film de l'année est identifiée à la nomination de la victime d'un contrat rempli par un tueur à gages. Comme elle engage l'implicite de la brutale exclusion de plusieurs autres abandonnées dans une déréliction dont INLAND EMPIRE, hanté par la récurrence du chiffre 47, du cryptogramme « axxonn » écrit de la main même du cinéaste, et de la phrase « Actions do have consequences », dépliera toutes les terribles occurrences. Quant à Lost Highway, ne raconte-t-il pas au fond l'aventure d'un acte de parole (« Dick Laurent is dead ») creusé par un écartement différant la découverte d’identité de l'émetteur (au début du film, Fred perdu dans ses rêveries est interpelé par la sonnerie de son interphone, écoute le message qu'on lui adresse, mais échoue ensuite à visualiser son émetteur) ? Il faudra 135 minutes de film pour permettre au spectateur de raccorder le champ inaugural montrant le récepteur d'un message obscur au contrechamp terminal révélant l'identité de son émetteur… et comprendre la puissance impossible d'un tel raccord, puisqu'il s'agit dans les deux cas de la même personne ! Fred est à la fois l'émetteur comme le récepteur improbable d'un message qu'il s'était donc adressé à lui-même. La schize est accomplie, en même temps qu'en réarmant ou réenclenchant le film qui peut ainsi infiniment repartir depuis son début et tourner en une boucle infinie, cette schize expose son caractère originaire, toujours-déjà là. Le logocentrisme associé à la transmission symbolique du phallus entre le père et le fils se renverse alors en dissémination phallique au nom de l’inépuisable écriture de la « différance » (Jacques Derrida, Marges-de la philosophie, éd. Minuit, 1972, pp. 01-29) comme pensée d'une origine toujours-déjà différenciée (et nombreux sont les indices dans Glas qui font entendre « toujours-DE(rrida)JA(cques) » : cf. Glas, éd. Galilée, 1974), comme pensée du toujours-déjà originaire qui ne cesse pas d'être refoulée par la métaphysique occidentale phallogocentrique, et dont la différence sexuelle est l'une des actualisations privilégiées.  

 

 

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1/ Dans sa Critique de la faculté de juger écrite en 1790 (et particulièrement le § 49), Kant a des mots très durs sur la mimésis quand elle se trouve réduite à l'imitation servile. Mais il veut malgré tout préserver le concept aristotélicien quand il s'agit de défendre en les associant la productivité libre des créateurs et des spectateurs. La mimésis met ainsi en relation deux sujets producteurs au sein d'un même espace ouvert qui est un espace de jeu consacré à la beauté librement et universellement communicable. Jacques Derrida, en s'appuyant sur l'analytique kantienne, propose le concept d'« économimésis » (« Economimésis » in Mimésis des articulations, éd. Aubier-Flammarion, 1972, pp. 67-69) afin de valoriser la libre production artistique (du point de vue du créateur libre d'inventer) comme esthétique (du point de vue du spectateur libre d'interpréter). Friedrich Schiller avec ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme écrites en 1794 et Charles Baudelaire avec son texte Morale du joujou rédigé une première fois en 1853 puis en 1869 ont également mis en avant les relations structurales unissant art et jeu. Derrida précise qu'entre les deux libertés s'institue un rapport spéculaire sur la base d'un jeu autorisant l'imagination à produire l'œuvre d'art, entraînant notamment la reprise inlassable du logos, validant l'inépuisable du sens, et ouvrant à la productivité surabondante des suppléments. Le motif de la route, déjà en germe dans Blue Velvet pour ensuite exploser dans Wild at Heart, constitue l'un des opérateurs exemplaires de l'économimésis lynchienne – cette économie de la mimésis qui ici nous autorise à expérimenter notre interprétation du film à l'intersection de la philosophie derridienne et des photogrammes du film. La route nocturne est dans Lost Highway l'image qui ouvre le film en lançant son bolide diégétique à une telle vitesse que les noms crédités au générique viennent littéralement s'écraser comme des mouches sur la vitre invisible de l'écran. Au-delà de la reprise en accéléré du générique d'ouverture du film noir Fallen Angel (1945) d'Otto Preminger, il y a dans l'image d'une bande défilant à toute vitesse la possibilité d'y reconnaître symboliquement la pellicule argentique sur laquelle les photogrammes composant le plan de cette route ont été enregistrés, et dont la projection nous est de manière différée, après coup, présentée. La route nocturne indique la qualité onirique d'un film semblable à ces rubans de rêve qu'imaginait Orson Welles (par exemple le film noir explosif Touch of Evil en 1958), en même temps qu'elle expose en son milieu la bande qui la divise en deux. Indice d'une ligne de coupure schizophrénique que la chanson de David Bowie I'm Deranged accompagnant le générique-début du film de David Lynch semblerait corroborer. Mais, ne nous y trompons pas. Le photogramme ci-dessus n'est pas tiré du générique-début, ni du générique-fin qui reprend celui du début pour établir une boucle semblable aux loops et autres samples dont use par exemple le musicien Barry Adamson dans certains morceaux composant la bande originale du film. En réalité, le photogramme est extrait de la séquence qui au milieu du film manifeste la rupture ou la torsion à partir de laquelle un nouveau récit apparaît (l'influence de Psycho réalisé par Alfred Hitchcock en 1960 paraît ici déterminante), avec la délirante substitution du personnage du jeune délinquant Pete à celui de Fred condamné pour le meurtre de son épouse et attendant en prison l'application de la peine capitale. Deux bandes, et non pas une seule comme au début et à la fin : deux bandes pour inscrire la division, pour tirer ou tracer les lignes d'un écartement qui creuse déjà l'énoncé « Dick Laurent is dead ». Une ligne, puis deux, puis à nouveau une seule, mais s'agit-il toujours de la même ? Fred est-il le double épuisé de Pete ? Pete, l'autre rajeuni de Fred ? Surtout, pourquoi cette projection automobile dans une nuit noire donne l'étrange impression de s'enfoncer comme dans une bouche sans fond ? Le plan répugnant de Twin Peaks. Fire walk with me qui exhibe la bouche de l'horrible meurtrier Bob comme avalant la caméra (et rejouant ainsi The Big Swallow, le premier gros plan de l'histoire du cinéma tourné en 1901 par James A. Williamson) paraît devoir se prolonger dans cette gorge bitumée qu'est la route, et qui peut également trouver à s'articuler avec le ruban enfourné dans la bouche de Dorothy Valens par Frank dans Blue Velvet, et le bâillon du personnage de Johnny Farragut joué par Harry Dean Stanton dans Wild at Heart. Les bouches et les oreilles, et la voix reliant électriquement les deux : tout le cinéma de David Lynch est troué d'orifices autorisant les circulations parfois les moins habituelles. Dans Le Toucher, Jean-Luc Nancy (éd. Galilée, 2000, pp. 38-41), la bouche est justement désignée comme le lieu d'un écartement, d'une ouverture, d'une auto-affection qui est aussi une hétéro-affection (par exemple l'allaitement avec le sein ouvrant la bouche du nourrisson). La bouche est une cavité qui est une béance nous rapprochant au plus près de la dislocation relative à notre naissance, telle que le montre significativement le bébé de Eraserhead. Jean-Luc Nancy cité par Derrida parle même d'une expérience cinétique, d'une mise en mouvement que désigne la bouche et que pourrait de notre point de vue prolonger la route. La route, la bouche : dans l'intervalle partageant les lèvres inférieure et supérieure, séparant ses lèvres propres et les lèvres de l'autre désiré, divisant les bandes ou bien les segmentant en unités plus petites (comme les lèvres coupent le flux de la voix pour produire le discontinu de la parole), ou encore écartant l'oreille qui reçoit le message de la bouche qui l'émet, il y a la voie pour une voix qui travaille à littéralement dis-loquer le sujet traversé par elle. Dans sa Critique de la faculté de juger (§ 51), Kant accorde un privilège à l'oralité, parce que la beauté de la nature serait selon lui un langage naturel, et parce que la sensibilité la plus élevée est celle donnée par la voix. Tous les exemples de cette oralité que magnifie Kant disant que ce qui sort de la bouche du poète est nécessairement authentique témoignent de ce que Derrida appelle une « exemploralité » qui inscrit l'humanisme kantien dans le logocentrisme occidental radicalement critiqué par la pensée de la déconstruction (Mimésis des articulations, ibidem, p. 79). C'est le désir cinématographique de David Lynch que de faire de Lost Highway le lieu expérimental d'une déhiscence, d'un déroutage, d'un déboitement, d'un carambolage au cœur même de la voix. Ce sont déjà tous les play-backs que compte le cinéma de David Lynch (motif sur lequel on reviendra plus en détail par la suite). C'est aussi Mulholland Drive qui s'ouvre sur un accident de voiture identifié au suicide de l'héroïne une balle dans la tête, et qui expose l'expropriation industrielle des sujets perdant la maîtrise logocentrique individuelle au nom du phallogocentrisme hollywoodien (la voix de la chanteuse Rebekah Del Rio continuant à soutenir le bouleversant Llorando après l'effondrement sur scène de la chanteuse, le réalisateur désignant l'actrice qu'il n'a pas choisie – « This is the Girl » – sur l'injonction de producteurs mafieux afin de pouvoir mettre en scène son film). C'était déjà Wild at Heart avec les ruines domestiques d'un accident de voiture nocturne qui semblaient annoncer la parole délirante de son unique et temporaire survivante jouée par Sherilyn Fenn (Audrey Horn dans Twin Peaks), et puis Twin Peaks. Fire walk with me avec sa séquence électrique de voiture bloquée à un carrefour et occupée par un père et sa fille comme coincés dans le déni de l'orage incestueux qui les foudroie. Et c'est Lost Highway qui en passe aussi en son milieu par un télescopage automobile exprimant l'autoritarisme terrorisant et vociférant de la loi phallique (on trouvera semblable séquence, tout aussi grotesque mais en moins effrayante, dans The Big Lebowski réalisé en 1998 par les frères Coen, et incluant d'ailleurs aussi un accident de voiture), et qui déroule le chemin tortueux d'un énoncé qui, d'interphones en téléphones fixes et portables, et de cassettes vidéo en images super-8 projetées, s'entend toujours davantage dans les rebonds et les échos de sa dissémination caverneuse.

 

 

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2/ Fred semble perdu dans ses pensées, flottant dans la zone intermédiaire partageant le sommeil et le rêve. La cigarette qu'il fume témoigne d'une dégradation entropique de son énergie vitale qui se vérifiera plus tard sur le plan sexuel (en ce sens, nous avons affaire ici à l'antithèse des gros plans d'allumettes grillées scandant Wild at Heart qui manifestaient l'éclat de la jeunesse). En même temps, le point d'incandescence rouge que représente le bout de la cigarette allumée signale, à l'instar des feux rouges de la série Twin Peaks, l'indicible d'une brûlure qui se manifeste au niveau d'un symptôme encore en-deçà de toute compréhension, et qui clignote en direction d'un spectateur afin qu'il relève dans l'écriture analytique l'innommable du symptôme (Rear Window d'Alfred Hitchcock en 1954 offrait peut-être pour la première fois une image de ce genre). Considérons maintenant plus attentivement le visage de Fred : une lourdeur affaisse ses traits, affecte ses paupières, et surtout, son visage paraît brouillé. Une fenêtre s'ouvre mécaniquement, on a déjà l'impression qu'il attend en prison (sa maison ressemble à un bunker – elle appartiendrait au cinéaste). Ou bien attend-il le message qu'il se transmet à lui-même, mais dont il est encore incapable de comprendre et le sens et le cheminement : « Dick Laurent is dead » ? Une série subtile de raccords permet de réaliser que ce visage brouillé est un reflet projeté par un miroir : la schize s'expose d'emblée, mais sur le mode de la nimbe et du trouble. Il y a là comme une puissance fantomatique qui vient auréoler ce visage en lui donnant un caractère de présence faible, de maigre consistance, de quasi-inexistence. Ce visage est aussi en situation de détachement (au double sens de décollement et de flottement) que manifestent la coupure du reflet en miroir et la brouille de ses traits. C'est cet affaiblissement de la présence pleine propre au logocentrisme qui induit un détachement de la voix ainsi isolée du corps émetteur, rendue autonome par la médiatisation de l'interphone, et qui propose la mise en rapport de l'épuisement sexuel avec l'ébranlement de l'autorité phallique. Ce mouvement spectral de volatilisation cendreuse du phallogocentrisme est peut-être le propre de l'art du cinéma, quand on suit Jacques Derrida dans un entretien donné à la revue des Cahiers du cinéma, évoquant les forces de l'image cinématographique capables de contourner les mots, et de résister à l'ordre normatif des discours (« Le cinéma et ses fantômes » in Cahier du cinéma, avril 2001, p. 83). Et cette dynamique du fantomatique est aussi le propre du développement télétechnologique qui éclate et dissémine, duplique et démultiplie, et qui en retour appelle un contre-mouvement réactionnaire d'enracinement identitaire. C'est paradoxalement l'étrangeté de cette production télétechnologique dont la réalité matérielle est obscure pour ses consommateurs prolétarisés, et qui engage la recrudescence des réappropriations magiques ou animistes, du sésame presque fabuleux « Dick Laurent is dead » aux cassettes vidéo qui montrent Fred et Renée endormis et qui de fait abolissent l'intimité conjugale au nom du décloisonnement des sphères du public et du privé (cette fameuse « extimité » dont parlait Jacques Lacan dans son Séminaire XVI de 1969 (éd. Seuil, 2006, p. 249) et qui peut recouper sa fascination pour le ruban de Möbius dont témoignent ses lettres adressées à Pierre Soury), des visions oniriques qui enveloppent la conscience du héros (par exemple cette fumée s'échappant des meubles du salon, et qui appartient au même mouvement de volatilisation spectrale que la poussière soulevée dans le désert de la fin de Lost Highway, ou que la fumée finale du revolver reliée à l'accident de voiture ouvrant Mulholland Drive) aux apparitions hallucinatoires (l'homme-mystère au visage poudré lors de la fête branchée). Si le spectral est lié à la déconstruction du phallogocentrisme (Spectres de Marx, éd. Galilée, 1993), une « nouvelle violence archaïque » s'abat de manière réactive, à mains nues et sur les corps, et qui traduit la vengeance du fantasme identitaire sur la dissémination dont les télétechnologies sont capables (Jacques Derrida, Foi et savoir, suivi de Le Siècle et le pardon, éd. Seuil-coll. « Points », 2000, pp. 85-86). La destruction du corps de Renée déniée par Fred, mais que lui rappellent pourtant les cassettes vidéo d'un homme-mystère remplissant ainsi la fonction psychanalytique du surmoi auquel rien n'échappe (pas un hasard alors s'il ne cligne jamais des yeux), matérialise à la fois l'atteinte épouvantable au corps féminin dont la déception fantasmatique détermine sa ruine réelle (c'est la femme qui serait alors la cause de la débandade masculine), et le désir psychotique d'anéantir toute (ré)inscription matricielle dans l'ordre symbolique et organique de la génération (c'est la mort réelle de la femme qui alors établirait le fantasme de l'immortalité masculine). Notons ici que Slavoj Zizek montre sur cette base les points communs partagés par le film de David Lynch et par The Naked Lunch de David Cronenberg réalisé en 1991 d'après le livre de William S. Burroughs (Lacrimae Rerum, ibid., p. 248). La disjonction narrative et formelle du film en deux blocs hétérogènes et l'écartement induit par cette fracture qui diffère l'identité de l'émetteur de l'énoncé « Dick Laurent is dead » vérifient in fine que l'arraisonnement phallogocentrique de la différence sexuelle, au lieu de la saisir comme expression privilégiée d'une doublure originaire, est une catastrophe générale et perpétuellement recommencée.

 

 

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3/ Dans Spectres de Marx (ibid., p. 28), Jacques Derrida montre à partir d'une lecture de Hamlet (1603) de William Shakespeare que la voix du spectre n'est pas celle d'un être vivant. Elle n'est pas simplement conscience ou simulacre, esprit ou fantasme : c'est en fait une injonction sans réponse qui demande à s'éprouver comme telle (et en cela notre énoncé perverformatif serait une semblable injonction). La logique particulière du spectral n'est alors plus l'ontologie (le discours rationnel de ce qui est), mais l'« hantologie ». En opposition à la voix courante qui manifeste ontologiquement la présence pleine valorisée par le logocentrisme, la voix spectrale est le propre hantologique de la déconstruction. Et, entre les deux voix, le compromis tient aussi de la duplicité. Fred entrevoit la duplicité du compromis quand il a affaire à l'homme-mystère lors de la fête branchée (en effet ce dernier, tel le ventriloque de lui-même muni d'un téléphone portable, parle avec deux voix, celle de la parole pleine propre au logocentrisme, et celle spectrale et relative à la déconstruction télétechnologique du logocentrisme). Le héros tente d'y pallier en recourant au saxophone (il est musicien et joue dans les boîtes huppées de Los Angeles) comme prothèse réinscrivant dans le solo le son d'une présence pleine qui ressemble immanquablement à une séance de masturbation publique. A ce pur présent priapique qu'est l'embrasement « saxophonique » de Fred, succède (et cette succession est un retour) l'épreuve du doute qui continue (ici via un téléphone) sa route : Renée le trompe-t-elle en son absence ? Cette dernière avait pourtant assuré, répondant à la question de Fred, qu'elle trouverait bien quelque chose à lire pendant son absence. « Lire quoi ? » lui rétorquait, presque ironique, un homme qui ne conçoit pas autrement sa compagne sur le mode du plaisir sexuel, et qui du coup la prive de toute appétence pour les choses intellectuelles (Alice succédant à Renée dans la seconde partie du film déclinera jusqu'au bout, et sous la forme de la femme fatale revenue du film noir, le cliché duel de la femme envisagée à la fois comme objet de plaisir sexuel masculin et comme figure malicieuse cherchant la castration symbolique de son compagnon). Mais il y a là aussi le symptôme d'un refus du livre et donc plus généralement de l'écriture, et ce au nom de la présence pleine du phallogocentrisme : la femme qui symbolise la différence dans l'ordre hiérarchique hétérosexuel est aussi celle qui réintroduit la « différance » comme doublure originaire et « archi-écriture » (Marges-de la philosophie, ibid., p. 06) que dénie sans cesse la domination masculine. Il suffit de se pencher sur la production philosophique, depuis Phèdre de Platon jusqu'à Descartes, Rousseau, Hegel et Heidegger, en passant par la théorie psychanalytique défendue par Freud (qui considérait que la libido était masculine, la femme n'étant seulement qu'une figure de l'altérité) et prolongée par Lacan (pour qui le phallus, indivisible et transcendantal, est le signifiant privilégié de la présence, et non pas selon lui cet objet partiel analysé par la théorie féministe), pour comprendre la valeur axiale de la parole comme présence pleine, authentique, consistante, sans faille, et sans écart avec elle-même, qui est inscrite au cœur de la métaphysique occidentale, et que Derrida qualifie du même coup et tout à la fois de logocentrique, de phonocentrique, et de phallocentrique (La Carte postale, ibid., p. 506). Le circuit télétechnologique de l'énoncé « Dick Laurent is dead » expose dans Lost Highway le jeu de la différance originaire qui travaille à écarter la parole d'elle-même et, ce faisant, qui est réinscrite au sein même de l'identité psychique de Fred. Le rapport sexuel humiliant de son point de vue, puisque Renée lui tapote le dos comme s'il devait être rassuré comme un enfant ayant échoué à un examen scolaire (la main qui tapote et humilie est un motif que l'on retrouve aussi dans la série Twin Peaks comme dans Mulholland Drive), se clôt de manière cauchemardesque par l'apparition d'un étrange visage vieux et fardé se superposant au visage de l'épouse. L'apparition de l'homme-mystère (Robert Blake son dernier rôle – depuis il a été jugé en 2005 et acquitté pour le meurtre de sa seconde épouse tuée en 2001) lors de la fête permet après coup de reconnaître l'origine de cet étrange masque blafard qui circule dans tout le cinéma de David Lynch. Plus tard encore, la caméra qu'il utilise permet de comprendre qu'il est probablement l'auteur des vidéos intrusives qui retournent l'intimité domestique sur une extimité symptomatique d'un malaise dont le refoulement, loin d'empêcher toute hantise, la suscite bien au contraire (on retrouvera semblable idée dans Caché réalisé en 2005 par Michael Haneke). Au-delà d'une référence à l'allégorie de la mort dans Le Septième sceau (1957) d'Ingmar Bergman hybridée à une réminiscence du fantôme de Carnival of Souls (1962) de Herk Harvey, et au-delà même d'une tendance latente à l'homosexualité que dénierait Fred le représentant épuisé de l'autorité phallocentrique, ce montage monstrueux (un vieux visage masculin collé sur une tête de jeune femme) qui peut également rappeler les figures jungiennes hybrides du cinéma fellinien induit la pente déconstructrice d'une « dissymétrie stratégique » qui s'appuie sur les couples d'oppositions catégoriques structurant la pensée logocentrique occidentale afin de les neutraliser en faisant bouger les lignes de ces oppositions (La Dissémination, ibid., p. 256). Cette stratégie est une guerre que mène aussi David Lynch, contre la linéarité narrative des récits, contre la logique mimétique du régime représentatif habituel, contre les clichés véhiculés par les représentations collectives dominantes, contre la fixation des codes des genres cinématographiques investis. Et cette guerre veut rappeler quelques fondamentaux déniés par le phallogocentrisme : le féminin n'est pas l'autre du masculin mais deux façons concomitantes de réécrire infiniment la fable de la différence sexuelle ; le masculin n'est pas le contraire du féminin mais ce à partir de quoi sa dissemblance fonctionne aussi comme une ressemblance ; le visage n'est pas (contrairement à ce que pensait Emmanuel Levinas, et comme le défend aujourd'hui Slavoj Zizek) le lieu ultime de l'authenticité humaine mais le masque à partir duquel s'agencent élans fantasmatiques et obligations symboliques. Enfin, les mécanismes de la projection et du collage induits par cette image cauchemardesque expriment le caractère artificiel (Derrida dirait « artefactuel » : Echographies-de la télévision. Entretiens avec Bernard Stiegler, éd. Galilée/INA, 1996) du cinéma qui objective sur le plan télétechnologique la différance originaire refoulée par la tradition métaphysique occidentale. C'est que, au cinéma, un corps qui parle ne constitue en rien un tout homogène, mais au contraire se comprend comme un montage à partir de deux bandes distinctes : la bande-image et la bande-son. L'usage récurrent chez David Lynch du play-back (Ben interprété par Dean Stockwell "chantant" In Dreams de Roy Orbison dans Blue Velvet, Sailor joué par Nicolas Cage "chantant" Love me tender d'Elvis Presley dans Wild at Heart) exprime déjà cette sorte de ventriloquie télétechnologique dont l'équivalent cinématographique français serait donné par On connaît la chanson (1997) d'Alain Resnais. Si Mulholland Drive ira jusqu'au bout de l'idée selon laquelle la voix en s'émancipant de son corps émetteur peut entraîner une expropriation industrielle des individus dis-loqués par Hollywood (avec comme ultime et bouleversant symptôme Llorando, la reprise de Crying de Roy Orbison, chantée en play-back par Rebekah Del Rio), Lost Highway manifeste via l'énoncé « Dick Laurent is dead » et le comportement de l'homme-mystère le décollement d'une voix autonome qui transmet le message originairement nébuleux de la mort de la figure phallique terrorisante, et ce au nom d'une émancipation subjective entreprise nécessairement au risque de la ligne schizophrénique partageant déconstruction et logocentrisme.

 

 

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4/ La question télévisuelle hante le cinéma de David Lynch au tournant des années 1980 et 1990. Si Wild at Heart ressemblait à une balade hallucinée (à mi-chemin du surréalisme et de l'hyperréalisme) qui, s'appropriant le genre du road movie, devait paraître cinématographiquement nécessaire à un cinéaste pris par son projet de feuilleton télévisuel d'alors (Twin Peaks), le film suivant qui repose sur le principe du prequel (autrement dit racontant ce qui s'est passé avant la série) travaille opiniâtrement à extirper le personnage de Laura Palmer de son devenir de figure cadavérique fixée dans le gel télévisuel pour le hausser au niveau extatique de l'icône cinématographique. Twin Peaks. Fire walk with me est un grand film de guerre entre le cinéma et la télévision, et s'il commence avec la neige bleutée d'un écran de télévision qui implose au terme du générique-début (comme pour signifier la rupture esthétique que le film manifestera face au feuilleton – évidemment le film a fortement déplu aux fans de la série), il ne cesse pas d'être régulièrement soumis aux vagues d'images orageuses et neigeuses appartenant aux flux télévisuels (et c'est même David Bowie qui peut apparaître dans l'une de ses vagues), comme pour manifester le combat en cours. Mulholland Drive devait être initialement une série télévisée, mais le projet n'ayant pas abouti, le matériau filmé a servi à réaliser le meilleur film des années 2000 selon la rédaction des Cahiers du cinéma. C'est ici le cinéma qui représente la rédemption symbolique d'un projet de série dont la télévision n'a pas voulu. La guerre est finie, David Lynch ayant décidé d'un compromis aussi duplice que celui de la voix courante du logocentrisme et de la voix spectrale de la déconstruction. C'est un compromis établi entre le cinéma et la télévision, ces deux pôles magnétiques conséquemment chargés d'échanger leurs flux énergétiques (les 170 minutes de INLAND EMPIRE radicaliseront cette posture encore aujourd'hui incomprise). Lost Highway semble alors représenter la nouvelle tournure d'esprit du cinéaste, qui met en scène un film qui d'abord ressemble à une allégorie de la hantise de l'intrusion ou la contamination de la vidéo au sein du cinéma analogique, avant de bifurquer pour déboucher sur la prise en compte des multiplicités télétechnologiques (des téléphones portables succèdent à des téléphones fixes, des films super-8 projetés sont anticipés par des cassettes vidéo) qui innervent, électrisent, et excèdent toujours davantage un art du cinéma qui ne peut alors plus se satisfaire de faire l'économie de cette dissémination télétechnologique. Une lumière bleue tombe sur Fred qui, emprisonné, attend de griller sur la chaise électrique. Cette lumière qui annonce la torsion narrative centrale grâce à laquelle un nouveau récit va se substituer au précédent expose une possibilité de l'époque télétechnologique moins évidente au temps où le cinéma dominait le champ médiatique : celle d'effacer. Ce souci de l'effacement qui fait l'épreuve contradictoire de son impossibilité totale forme le cœur de la fiction proposée par le premier long métrage de David Lynch, Eraserhead (en français : la tête qui efface). L'effacement peut aisément s'inscrire dans le grand récit hollywoodien qui reformule idéologiquement le grand récit étasunien (l'Amérique comme nouveau monde pour les individus qui étaient dominés dans la vieille Europe) : celui de la seconde chance. Mais Lost Highway montre qu'il s'agit moins d'effacer que de rejouer les traces ouvrant à une réappropriation. Si la seconde partie de ce film est la répétition fantasmatique de la première partie (le garagiste Pete qui a les meilleures oreilles de la ville selon Mr. Eddy est en cela l'écho lointain du musicien Fred, et quand il entend à la radio le solo de saxophone de la première partie, la chose lui est insupportable parce qu'elle lui rappelle le réel de l'impuissance sexuelle et de la catastrophe conjugale qu'il tente fantasmatiquement de fuir), à l'inverse de Mulholland Drive où la première partie représente l'enjolivement fantasmatique de la seconde partie horriblement ineffaçable, elle autorise malgré tout la figure masculine à remporter deux victoires symboliques qui sont deux suspensions de la terreur phallogocentrique. L'acoquinement avec l'homme-mystère passé du voisinage de Mr. Eddy à celui de Pete redevenu Fred, ainsi que le meurtre de Dick Laurent (nom obscène du respectable Mr. Eddy – « dick » signifie « bite » en anglais) sont les deux branches d'une même route qui converge vers la déclaration finale : « Dick Laurent is dead ». La visualisation ultime de l'émetteur de l'énoncé dont on comprend qu'il est aussi son récepteur accomplit la radicale contestation des directions, des identités et des fixations entreprise par l'archi-écriture de la déconstruction dont les derniers développements objectifs sont télétechnologiques (Echographies, ibid., p. 91). L'autre, le lointain sont toujours-déjà chez moi, ils me disloquent, m'expatrient, me délogent, me délocalisent (Gilles Deleuze aurait dit qu'ils me déterritorialisent) : la différance me rappelle que je suis toujours-déjà non-identique avec moi-même, toujours-déjà l'autre de moi-même, toujours-déjà dédoublé et spectral – quand la parole pleine du logocentrisme veut réaffirmer les valeurs fécondes et séminales, vives et naturelles, de la loi paternelle (La Dissémination, ibid., p. 187-193). L'écriture disséminatrice et artificielle, comme la voix spectrale, qui se détachent de la parole logocentrique, qui en conséquence contestent le phallocentrisme que le logocentrisme induit, qui le dé(con)struisent, s'énonce alors comme suit : « Dick Laurent is dead ».

 

 

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5/ Commentant la parole pleine selon Lacan (La Carte postale, ibid., p. 502), Jacques Derrida montre que, dans cette pensée qui s'inscrit et prolonge parfaitement la tradition métaphysique occidentale, seule l'acte de parole vivante est authentique, seul l'interlocuteur présent dit la vérité. Critiquant forcément, et fortement, les formes aliénantes de la répétition, de l'enregistrement et du double qui ne seraient que des simulacres, Lacan qui parle le langage platonicien valorise en conséquence une parole autoréférentielle qui, comme le logos, se veut son propre père. Dans ce système qui est celui du phallogocentrisme, chaque chose est à sa place ou y revient. C'est exemplairement le cas de la semence du père qui, des grands textes bibliques aux grandes œuvres philosophiques, occupe toujours la posture de la maîtrise en la retenant et en exigeant que son fils l'intériorise (l'« auto-insémination » est autant « homo-insémination » que « ré-insémination ») : la vérité pleine de l'autorité phallique, à l'instar du capital, est toujours autoréférentielle et circulaire (La Dissémination, ibid., p. 64). L'énoncé « Dick Laurent is dead » revient-il à sa place ? Oui, si l'on considère le trajet qui part de l'oreille recevant le message à la bouche qui l'émet. Non, si l'on envisage le différé de la transmission, son inversion génétique, l'écart creusant l'identité de l'émetteur et du récepteur, et la différance que l'énoncé réaffirme par-delà tous les dénis et tous les refoulements, en signifiant la castration volontaire derrière le meurtre du père glorieusement phallique (le signifiant Dick Laurent pourrait s'entendre ainsi de cette façon : la bite – « dick » – autour de laquelle ont été tressés des lauriers – « Laurent »). On peut également entendre le nom de l'homme d'affaire italien Dino de Laurentiis qui avait produit Dune et Blue Velvet (le second film étant une réalisation personnelle que devait le producteur au cinéaste ayant dirigé avec grand-peine une superproduction d'après le cycle romanesque de science-fiction de Frank Herbert), ce père castrateur de cinéma mort en novembre dernier et dont David Lynch devait à un moment ou à un autre s'émanciper (et Blue Velvet représente esthétiquement pareille émancipation en regard du plus formaté Dune). Entre les parents inconsistants de Pete (des adolescents attardés qui ne peuvent remplir leur rôle imaginaire et fantasmatique, comme l'étaient les parents de Jeffrey dans Blue Velvet) et le vieil Arnie (Richard Pryor dans son ultime rôle – il est décédé en 2005 des suites d'une sclérose en plaques), le propriétaire d'un garage revenant des films noirs They Drive By Night (1940) de Raoul Walsh et Kiss Me Deadly (1955) de Robert Aldrich, et privé de voix et de motricité naturelle (il est en fauteuil roulant – le père impotent tenant grâce à des prothèses est une constante lynchienne, du baron Harkonnen de Dune au vieil Alvin Straight dans The Straight Story en 1999 en passant par la figure vaguement inspirée de Howard Hughes dans Mulholland Drive et interprétée par Michael Anderson, le nain fantastique de Twin Peaks), entre ceux-là règne Mr. Eddy, autrement Dick Laurent. Génial Robert Loggia, qui succède sans faillir à Frank Booth incarné par Dennis Hopper dans Blue Velvet, et Leland Pamer interprété par Ray Wise dans Twin Peaks, dans le rôle fantasmatique du père monstrueusement phallique, sur-sexué et hyper-autoritaire, assurant la raideur de sa fonction en éructant les injonctions à suivre la loi qu'il représente, et s'interposant comme tiers barrant le sujet ainsi séparé de l'objet de son désir (c'est une position semblable qu'occupe Quilty pour Humbert Humbert désirant Lolita dans le roman éponyme de Vladimir Nabokov écrit en 1955 dont l'adaptation cinématographique par Stanley Kubrick en 1962 est l'un des films préférés du cinéaste). Y compris sous la forme effrayante et grotesque d'un carambolage et d'un cassage de gueule au nom du respect du code de la route qui vaut comme leçon adressée du père Dick au fils Pete afin de rappeler au second la priorité du premier s'agissant de l'usage sexuel d'Alice figurant la revenante blond platine de la brune Renée : Renée littéralement re-née sous la forme irradiante d'Alice (et la bande sonore fait entendre à ce moment-là l'électrique et saturé This Magic Moment, une chanson des Drifters reprise par Lou Reed). D'après Jacques Derrida (Foi et savoir, ibid., pp. 72-73), la situation critique du phallus que ses représentants dénient, c'est d'être soumis au mouvement originaire de la différance qui entraîne un dédoublement entre la vie du pénis en érection et l'image détachée de tout corps propre qui, dans les domaines du fantasmatique ou du religieux, fonctionne sur le modèle de la marionnette ou de la procession. Il y a évidemment du pantin dans les figures paternelles grotesques du cinéma lynchien, qui incarnent de manière maximaliste et excessive une autorité phallique au bord du simulacre, et que met en péril la survenue de celui qui occupe au sein du système phallogocentrique, dans Blue Velvet comme dans Lost Highway, la position du fils. Sauf que, du premier film au second, il y a un mouvement de plus en plus net d'extraction hors de cet ordre symbolique. Eraserhead et Twin Peaks. Fire Walk With Me ne mettent-ils pas en scène un père tuant son enfant ? The Straight Story et Mulholland Drive ne racontent-ils pas l'horreur familiale ? Le sexe comme « part maudite » (Georges Bataille) venant excéder les partages symboliques familiaux autant que conjugaux : de Eraserhead à Lost Highway, l'idée d'une émancipation fantasmatique des impositions normatives du phallogocentrisme à partir du rappel de la doublure originaire, de la différance, se fait toujours plus urgemment sentir. Bien sûr, les récits lynchiens sont œdipiens (on entend d'ailleurs ici une composition de Barry Adamson intitulée Something Wicked This Way Comes qui est significativement issue de l'album Oedipus Schmoedipus en 1996). Le triple chemin où Oedipe assassine Laïos dans la tragédie de Sophocle forme selon Derrida (La Dissémination, ibid., pp. 435-445) un Y qui est une colonne dédoublée, scindée, bifide, comme en excès avec elle-même : c'est un chiasme. Le plus célèbre exemple poétique de cette figure de style n'est-il pas celui d'Agrippa d'Aubigné : « Ayant le feu pour père, et pour mère la cendre » ? Le chiasme pourrait d'ailleurs tout à fait aider à caractériser la structure schizoïde de Lost Highway, ainsi que celles des films d'Apichatpong Weerasethakul qui fonctionnent aussi sur le mode des "vases communicants" cher autant aux surréalistes qu'aux praticiens de la discipline psychiatrique (un individu souffrant de troubles dissociatifs de la personnalité voit son identité psychique se fracturer en deux entités distinctes, en deux "vases communicants", le second vampirisant le contenu du premier pour s'y substituer : cf. Des nouvelles du front cinématographique (34) : Oncle Boonmee, un film dont on se ressouvient en huit photogrammes). Le motif poétique du chiasme exprimerait donc d'après Derrida l'idée qu'Oedipe est né deux fois, la première fois quand le père assiste le fils à l'aide de la parole pleine du logocentrisme, et la seconde fois quand le fils se trouve disséminé dans une surproduction qui ébranle cette assistance parce qu'elle est l'écriture relevant de l'économie de la différance. Aveugle à son propre aveuglement, être du croisement et du carrefour, Oedipe est à la fois toujours-déjà orphelin et toujours-déjà dépendant de ce père excessif qu'il faut malgré tout excéder. Fred ne devient Pete que pour remonter sa propre genèse fantasmatique, et ainsi crever la membrane de cet aveuglement phallogocentrique au nom duquel, « ayant le feu pour père, et pour mère la cendre », le héros appréhende la différence sexuelle comme ce qui menace une intégrité psychique craintive de l'épreuve de la castration. Alors que la différence n'est pas ce qui vient, mais ce qui est toujours-déjà venue ou arrivé, toujours-déjà là :

l'ouverture de la différance telle que l'énoncé disséminé « Dick Laurent is dead » la donne à entendre en fracturant la circularité phallogocentrique.

 

 

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6/ Le strip-tease d'Alice : toute la violence phallocratique trouve à se manifester dans cette séquence (c'est en fait un flash-back déterminé par le récit que la jeune femme fait à Pete) où la mise à nu contrainte de l'héroïne, un revolver braqué sur sa tempe, s'effectue au son de la chanson de Screamin Jay Hawkins I Put A Spell On You reprise par Marylin Manson (qui apparaît aussi dans le porno crade projeté sur les murs de la villa d'Andy) sous le regard voyeuriste du spectateur privilégié (Mr. Eddy) d'un dispositif spéculaire qui inverse celui du western Man of the West (1958) d'Anthony Mann (un homme est menacé de mort si une jeune femme ne se déshabille pas), et dont le spectateur du film est aussi le témoin gêné. La jouissance du spectateur n'est ici possible qu'en soutenant la barre que représente le cadre formel (le « parergon » aurait dit Jacques Derrida dans La Vérité en peinture, éd. Flammarion, 1978, p. 91) du dispositif – un strip-tease sous couvert de menace de mort. Le raccord entre le flash-back et le retour à la diégèse est terrible, puisque une caresse d'Alice entraîne l'identification entre Mr. Eddy et Pete. Ce dernier, s'il se veut la doublure vivante et sexuellement active du spectral Fred, est également redoublé par la figure excessive de Mr. Eddy, sorte de projection pulsionnelle monstrueuse (le « çà » aurait dit Freud) dont le contrepoint structural serait alors l'homme-mystère (équivalent du « surmoi » freudien – Slavoj Zizek a rendu compte de ces équivalences : Lacrimae Rerum, idem). Quand Fred, aidé par l'homme-mystère, tue Dick Laurent en lui tranchant la gorge, cette gorge tranchée signifie tout autant la coupure de la parole pleine par l'écriture de la différance, que la castration volontaire d'un homme qui, comme les héros masculins de La Dernière femme (1976) de Marco Ferreri et de L'Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima, ne supporte plus l'épuisement et la folie consentis pour la reproduction de l'ordre phallogocentrique. Et c'est une victoire contre le fonds pulsionnel originel orchestré par le sujet psychique en accord avec un surmoi désormais dés-identifié, décollé, détaché de la loi phallique, et donc entraîné dans le mouvement moins reproducteur que créateur de la duplication et de la dissémination. La poussière du désert où a lieu le meurtre de Dick Laurent matérialise la dissémination, pendant qu'un régime général de la reprise concernant autant le personnage de Pete (lui-même une reprise du personnage de James Hurley dans la série Twin Peaks) que les chansons (après This Magic Moments et I Put A Spell On You, on citera encore Song To The Siren de Tim Buckley repris par This Mortal Coil qui sert à exprimer ici le rêve virginal et mélancolique d'une fusion archaïque et pré-symbolique) atteste de cette doublure originaire qu'est la différance. La différance n'affecte alors plus seulement l'héroïne lynchienne qui, identique et divisée tout à la fois, s'inscrit bien sûr dans l'héritage de Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock et de Cet obscur objet du désir (1977) de Luis Buñuel. En effet, il ne s'agit plus seulement de dire que « la femme n'existe pas » pour citer Lacan, mais de rappeler au héros lynchien son statut également divisé. Une actrice jouant deux personnages apparemment distincts mais également semblables, deux acteurs différents interprétant un personnage dissemblable d'avec lui-même : la doublure originaire s'écrit dans une différence sexuelle qui fait alors disjoncter la « matrice hétérosexuelle » (Monique Wittig). Ce n'est alors sûrement pas un hasard alors si Mulholland Drive et INLAND EMPIRE qui succèdent à Lost Highway investissent comme jamais auparavant le lesbianisme, parce que Lost Highway constitue le sommet hétérosexuel de l'œuvre de David Lynch. La route, les bouches, mais aussi les yeux, quand ce ne sont pas les oreilles (comme celle coupée de Blue Velvet) : cette passion des orifices, au-delà de la théorie psychanalytique du fétichisme et des objets partiels, si elle manifeste que l'extérieur est bien le dépli de l'intérieur, indique aussi qu'il ne peut pas y avoir de reconduction de la fable de la différence sexuelle s'il n'y a pas dissémination des traces qui la rendent possible. Jacques Derrida affirme que la différence sexuelle, sans jamais la réduire à de simples considérations biologiques, commence par l'interprétation et le déchiffrement des traces (Fourmis, éd. Des femmes, 1994, pp. 72-73). Si le mot « sexe » induit la question de la séparation, c'est une séparation qui, dans l'ordre de la déconstruction, travaille à différencier sans dissocier, à diviser sans trancher : c'est une « stricture » (La Carte postale, ibid., pp. 305 et suivantes), autrement dit un enchaînement par-delà toute interruption. La séparation n'est alors plus déliée de la réparation, le disjoint est aussi ajointé, la conjugaison ne se fixe pas en fusion unitaire (Fourmis, ibid., p. 76) mais appelle la duplicité autant que la duplication. « Dick Laurent is dead » est en conséquence cet énoncé déclarant la lutte (momentanément) remportée par l'écriture de la dissémination contre la parole pleine du phallogocentrisme, et affirmant au sein même de ce combat que l'amour est possible à partir du moment où la fiction de la différence sexuelle réaffirme la différance originaire plutôt qu'elle ne sert l'établissement symbolique de la domination hétéro-patriarcale et logocentrique qui, quand ses représentants échouent à la tenir, débouche sur un effondrement pulsionnel et diabolique. Jusqu'à présent, chez David Lynch, le seul amour triomphant sans ambiguïté est celui de Wild at Heart – et n'est-ce pas émouvant de voir l'enfant de Sailor et Lula arboré la casquette du cinéaste à la toute fin du film ? L'amour serait-il en fin de compte l'affirmation de la différence sans la hiérarchie qui très souvent l'accompagne en plaçant et subordonnant « les uns derrière les autres » (Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres », éd. La Fabrique, 2008, pp. 07-52) ?

 

 

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7/ Terrifiante araignée : on connaît le cliché selon lequel l'araignée symbolise la peur du sexe féminin. Antre noir, abdomen bombé et velu, le vagin exhibant les plis des lèvres recouvrant la vulve servirait-il aux femmes à castrer les hommes – autrement dit, et sur un plan fantasmatique, à voler aux représentants de la domination masculine la puissance phallique et, partant, logocentrique qui est censée leur appartenir et asseoir leur position dominante ? Symbole désuet qui reconduit la hiérarchie des genres au nom d'une fable de la différence sexuelle qui appauvrit et neutralise, voire dénie et refoule la différance originaire (il s'agirait ici très probablement de la fameuse veuve noire qui dévore le mâle après accouplement), image-cliché qui voit malgré tout son fond obscur persister (par exemple dans le prologue hallucinatoire de Persona réalisé en 1966 par Ingmar Bergman), l'araignée observée par Pete, de plus en plus vrillé et retourné, de plus en plus lézardé d'images délirantes qui balafrent son esprit, font saigner son nez, et excèdent ses protections symboliques, a davantage à exprimer. Pour cela, il faudra en revenir à Gilles Deleuze, non pas celui des deux volumes consacrés au cinéma au milieu des années 1980, mais le subtil lecteur de Marcel Proust du milieu des années 1960 et des années 1970. Permettons-nous une longue citation, particulièrement éclairante pour ce qui nous importe ici : « C'est une espèce de corps nu, de gros corps non différencié. Quelqu'un qui ne voit rien, qui ne sent rien, qui ne comprend rien, quelle peut bien être son activité ? Je crois que quelqu'un qui est dans cet état-là ne peut que répondre à des signes, à des signaux. En d'autres termes, le narrateur, c'est une araignée. Une araignée, ça n'est bon à rien, ça ne comprend rien, on peut mettre sous son nez une mouche, elle ne réagit pas. Mais dès qu'un petit coin de sa toile se met à vibrer, la voilà qui bouge, avec son gros corps. Elle n'a pas de perceptions, pas de sensations. Elle répond à des signaux, un point c'est tout. De même le narrateur. Lui aussi tisse une toile, qui est son œuvre, et aux vibrations de laquelle il répond, dans le même temps qu'il la tisse. Araignée-folie, narrateur-folie qui ne comprend rien, qui ne veut rien comprendre, qui ne s'intéresse à rien, sinon à ce petit signe, là-bas, au fond » (« Table ronde sur Proust » in Deux régimes de fous. Texte et entretiens 1975-1995, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2003, p. 31). La métaphore arachnéenne pour permettre à Gilles Deleuze d'évoquer le narrateur proustien est parfaitement opératoire, s'agissant d'un cinéaste capable de déployer la toile cinématographique des motifs résonnant les uns avec les autres, de tisser une œuvre à partir de ses propres vibrations intérieures, s'agissant aussi d'un personnage qui ne comprend rien à ce qui lui arrive si ce n'est qu'il est hypersensible aux étranges signaux (l'air de saxophone insupportable par exemple) qui matérialisent la densité de la toile qu'il tisse autant qu'il est englué dedans, s'agissant enfin d'un spectateur sollicité pour expérimenter ses propres montages que la seconde partie de Lost Highway induit par rapport à la première partie (ce serait un problème si la seconde partie servait seulement de révélateur aux mécanismes invisibles de la première partie – c'est d'ailleurs pourquoi Lost Highway résiste mieux à l'interprétation que Mulholland Drive, ce dernier film bénéficiant en compensation d'une puissance émotionnelle bien plus grande que Lost Highway, film plus sec car plus explicitement théorique). L'araignée de ce film survient après les mouches de Wild at Heart et surtout les fourmis de Blue Velvet. Jacques Derrida, en prenant appui dans Fourmis sur un rêve de Hélène Cixous portant sur le grouillement de ces insectes, montre la difficulté symbolique en regard d'une espèce animale dont la prolifération – grouillement, fourmillement – semblerait insister sur un vieux fond archaïque d'indifférenciation. Là où le sexe sépare et distingue, là où au sens propre il sectionne, l'insecte littéralement empêche le jeu des distinctions (« in-secte »), des différenciations, et des discriminations : peut-on distinguer une fourmi mâle d'une fourmi femelle, demande le philosophe (Fourmis, ibid., p. 76) ? Chez David Lynch, par ailleurs fasciné par La Métamorphose (1915) de Franz Kafka au point de travailler depuis 2008 sur l'adaptation d'un texte réputé inadaptable au cinéma et qui aurait déterminé d'après Stanley Corngold au moins 130 lectures différentes, l'insecte est le symptôme présymbolique d'un vaste fond indifférencié sur lequel vient trancher la différance : parce que les traces, les symptômes, les récurrences et les motifs fourmillent sur toute la toile de cinéma de l'araignée-Lynch, exigeant entre la lecture et l'écriture l'expérimentation capable de relever dialectiquement la glu des interprétations délirantes que le cinéma lynchien, en accord avec l'archi-écriture de la différance originaire, ne peut de toute façon que susciter. Le sens unitaire et transcendantal est définitivement rendu impossible, caduc, obsolète. C'est aussi l'un des sens de l'énoncé : « Dick Laurent is dead ».

 

 

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8/ Les rideaux rouges, motif insistant chez David Lynch (avec Twin Peaks comme point d'orgue) exprimant le mystère de la chair pliée du vagin qui viendrait peut-être du souvenir des tentures utérines ou purpurines de Cris et chuchotements (1972) d'Ingmar Bergman, sont si explicitement évités par Fred dans la première partie du film (à l'inverse de Dale Cooper dans le dernier épisode de Twin Peaks) qu'il y va comme d'un symptôme de la peur de la femme qui ne peut déboucher que sur la boucherie meurtrière. Insectes et orifices, rejets et déjections, bouches et boucheries : le dégoût est aussi très présent, très prégnant dans le cinéma lynchien, de la bouche pourrie de Bobby Peru aux têtes éclatées qui aspergent les plans des films du cinéaste. Pour Jacques Derrida, le dégoût désigne l'autre absolu du système logocentrique puisqu'il est fondé sur les motifs de la bouche et de l'oralité valorisées comme on l'a vu précédemment par la philosophie humaniste kantienne (« Economimésis », ibid., pp. 90-93). Forclos, non intégré, et même rejeté par le système logocentrique dans l'« hétérogène » (Georges Bataille), le dégoût qui prend la forme du vomi chez le philosophe, et que l'on retrouve par exemple dans les vomissures de Lula enceinte attirant les mouches et Bobby Peru, est l'innommable ou l'indicible, l'imprononçable et l'inintelligible : l'irréductible et l'intraitable réel – le réel qui ruine toute fixation symbolique. C'est là la bordure extrême et non figurative du cinéma de David Lynch qui inscrit dans la trame mimétique du régime représentatif habituel les écarts et les béances, les intervalles et les torsions, les disjonctions et les compressions qui viennent ainsi confirmer l'incessante puissance de supplémentation et d'excès propre à l'archi-écriture disséminatrice. Donc, la série lynchienne des têtes qui éclatent : du héros de Eraserhead interprété par Jack Nance (le fidèle complice de David Lynch apparaît dans le garage d'Arnie aux côtés de Pete – il mourra assassiné quelques semaines avant la sortie française de Lost Highway le 15 janvier 1997) à Fred dont in fine la tête gonfle et fond comme un portrait de Francis Bacon, en passant par les excroissances de chair du héros de Elephant Man, et les balles tirées dans les têtes de Blue Velvet, Wild at Heart, Twin Peaks. Fire walk with me, The Straight Story (l'éclatement en ce cas est seulement raconté), Mulholland Drive et INLAND EMPIRE. Arrêtons-nous sur le sort d'Andy, l'homme qui probablement fait le lien entre le monde mafieux incarné par Mr. Eddy et l'enfer pornographique d'où serait issue Alice/Renée, et qui se retrouve avec l'angle droit de sa table basse fiché au centre de son front. Cet agencement monstrueusement design d'un cadavre-mobilier (après le cadavre-plante d'appartement jaune de Blue Velvet), digne d'une installation d'art contemporain, relance un nouveau tour à cette machine de la citation et de l'hybridation qu'est le film dont la puissance disjonctive force et fait sauter les protections mentales cadenassant nos cerveaux. Mieux, cette tête-table explicite à sa façon la primauté esthétique accordée ici au montage s'agissant de l'art du cinéma, comme elle peut convoquer l'idée de mot-valise telle que la littérature de Lewis Carroll l'a explorée, et telle qu'elle a déterminé l'inventivité conceptuelle propre à la philosophie de la déconstruction défendue par Derrida. Le mot-valise est ce néologisme qui désigne la contraction de deux termes préexistants, et qui est la traduction française de l'anglais « portmanteau-word ». Le mot anglais « portmanteau » a été employé par l'auteur d'Alice au pays des merveilles (1865) pour traduire l'idée de mot-valise, et il provient lui-même du français « porte-manteau » qui désignait naguère une valise à deux compartiments. Tortueuse généalogie qui se trouvera déclinée dans De l'autre côté du miroir (1871) de Lewis Carroll (c'est le cas du mot « slithy » – « slictueux » en français – au début du poème Jabberwocky exposé dans le chapitre premier de l'ouvrage, et qui détermina plusieurs dizaines de traductions possibles dont une d'Antonin Artaud), dans la pratique philosophique de la déconstruction qui a également privilégié le télescopage des mots (pour citer des termes ici employés : « exemploralité », « perverformatif », « stricture », « économimésis », « phallogocentrisme ») afin de marquer le jeu infini de la différance originaire, et dans les films de David Lynch, particulièrement Lost Highway avec ses deux blocs diégétiques fonctionnant en miroir l'un par rapport à l'autre, avec ses personnages schizoïdes et dédoublés (Fred/Pete, Renée/Alice, Mr. Eddy/Dick Laurent - toutes choses déjà anticipées par Dune avec sa planète éponyme appelée aussi Arrakis, et son personnage principal, Paul Atréides qui est aussi désigné avec les surnoms de Usul et Muad'Dib), avec son carambolage automobile, son homme-mystère qui peut parler en même temps deux fois (avec la parole pleine et la voix courante du logocentrisme, et avec la parole différée et la voix spectrale que soutient la télétechnologie du téléphone portable), avec sa tête-table qui répond au visage hermaphrodite articulant la tête noire de Renée et le visage blanc de l'homme-mystère, et enfin avec ses citations de Lewis Carroll (Renée réapparaît dans la renaissance de son prénom : Alice). L'expérimentation proposée ici du film de David Lynch, au carrefour de quelques photogrammes significatifs issus du film et de quelques analyses tirées de l'œuvre de Derrida, vise aussi à relayer la pensée antinaturaliste et constructiviste d'un régime artefactuel qui, s'il valorise les collages, les citations, les montages, les hybridations, et toutes les formes d'expérimentation, ne dénie pas non plus la force esthétique des déchirures sensibles mises au point par le cinéaste, et dont la plus séminale consisterait ici dans le trajet paradoxal du fameux énoncé « Dick Laurent is dead ».

 

 

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Intermède : "L'auteur a cherché à imiter la forme incohérente mais apparemment logique du rêve. Tout peut arriver, tout est possible et vraisemblable. Temps et espace n'existent plus. A partir d'une base réelle insignifiante, l'auteur donne libre cours à son imagination qui multiplie les lieux et les actions en un mélange de souvenirs, d'expériences vécues, de libre fantaisie, d'absurdités et d'improvisations. Les personnages se dédoublent et se multiplient, s'évanouissent et se condensent, se dissolvent et se reconstituent. Mais une conscience suprême les domine tous : celle du rêveur. Pour lui il n'existe pas de secrets, pas d'inconséquences, pas de scrupules, pas de lois" (August Strindberg, avertissement à la pièce Le Songe, un jeu de rêves, 1901)


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9/ La caractère fantasmatique de la seconde partie de Lost Highway ne cesse donc de grandir, avec comme point de rupture la mort accidentelle et surréaliste d’Andy (cette tête-table qui peut aussi évoquer le rapprochement sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre tel qu’il a été formulé par Lautréamont dans ses Chants de Maldoror parus en 1869). Le nappage bleu des images projetées sur les murs qui fonctionnent comme une reprise pornographique d'un plan de Persona montrant un enfant séparé par un écran de projection de l'imago maternelle (l'expérience de l'image étant ici, pour reprendre le mot de Roland Barthes, "ce dont je suis exclu"), et qui extériorisent la pente sexuellement violente animant le héros dans sa quête inconsciente de restauration libidinale, est à directement raccorder avec la douche bleutée qui soustrait Fred de sa prison en lui substituant Pete, et plus encore avec les images vidéo reçues au début du film : l’extase terminale de l’extimité relève bien de la pornographie teintée de l’imagerie barbare de snuff movies peut-être seulement simulés (et avec Marylin Manson et Twiggy Ramirez en special guests). La voix sépulcrale et les riffs agressifs du groupe de métal industriel allemand Rammstein (sont ici citées les chansons Rammstein et Heirate Mich, le second titre évoquant une demande en mariage cons-sonnant avec une phrase du nain de Twin Peaks. Fire walk with me : « avec cet anneau je t’épouse ») résonnent avec une telle intensité que cette musique stridente, prolongeant le death metal de Powermad dans Wild at Heart, agresse les oreilles. Cette brutalité sonore s’accorde avec un certain nombre d’effets visuels (distorsions des images, colorisations baveuses, flashs, etc.) qui désoriente l’ordre perceptif, comme excédé par de telles décharges sensorielles, jusqu’à ce que Pete se trouve projeté dans un hôtel, dont le nom est celui du film (Lost Highway), et qui est directement raccordé à la maison d’Andy. Evidemment, on pense ici à Shining de Stanley Kubrick, modèle selon Gilles Deleuze de ce « cinéma du cerveau » qui accomplit esthétiquement l’identité entre cinéma et neuroscience, le film servant alors d’interface entre les images mentales de plusieurs cerveaux (individuels et collectifs) de part et d’autre d’un écran fonctionnant sur le mode membraneux : « Le cerveau c’est l’écran » comme l’affirmait alors Gilles Deleuze dans un entretien donné aux Cahiers du cinéma (n° 380, février 1986). Surtout, ce qui nous intéresse ici, ce sont les étroites connexions permettant l’articulation d’éléments formels a priori hétérogènes (le motif du mariage et les agressions sonores et visuelles par exemple) qui concordent à un niveau supérieur de sens. Cet écartement de l’être avec lui-même que Jacques Derrida qualifie du nom de différance, et qu’il situe à l’origine même d’un être toujours-déjà double et dédoublé, est ce qui détermine une production métaphorique, une productivité de la métaphore ne signifiant rien d’autre au fond que l’opération festive du signifiant lui-même. A partir d’une lecture de Stéphane Mallarmé soutenue dans La Dissémination (ibid., pp. 281-296) sur la base insistante des motifs du blanc et du pli (et de la nécessité du point de vue du poète de « plier lie livre »), le philosophe avance le concept d’« hymen » (également employé par Mallarmé) qui tient ensemble les tendances antagonistes de l’union (conjugale) et de la déchirure (nuptiale). Le double sens de l’hymen s’inscrit aussi dans la nature simultanée (le premier rapport sexuel consacrant l’union hétérosexuelle maritalement sublimée) d’une opposition contenue à l’intérieur d’une même composition : la division originaire de la différance que tente d’envelopper synthétiquement l’ordre phallogocentrique. Pourtant, dès l’origine, l’hymen est double : dedans et dehors, pliure et déchirure, séparation et union. Si, dans l’ordre phallogocentrique, le sexe féminin est le lieu d’une insémination induisant la reproduction de ce système symbolique, l’hymen instruit le mouvement d’une dissémination qui devient effrayante pour les tenants de la domination hétéro-patriarcale parce qu’ils perdent la maîtrise et le privilège de la dépense séminale : du sens. La torsion affectant le récit de Lost Highway en son milieu est d’ailleurs littéralement filmée comme la déchirure à vif d’un morceau de chair sanglant. La virginité n’existe pas, pas davantage que la remise à zéro ou la tabula rasa pour Pete qui se heurte avec Alice à ce que Fred avait connu avec Renée, malgré la vitalité sexuelle du premier censée combler le vide libidinal éprouvé par le second : une résistance à l’appropriation, un reste inassimilable, un supplément hétérogène, une ligne de fuite – la différance originaire. C’est pourquoi la question de l’hymen est étroitement corrélée avec celle du tympan (crevé par la musique brutale de Rammstein ou de Marylin Manson). Comme le dit Derrida dans Marges-de la philosophie (ibid., pp. I-XIII), tous les bruits du monde, tout son tremblement percussif résonnent dans les oreilles du philosophe ainsi capable d’intégrer ce qui lui est le plus extérieur, de s’approprier par le biais de ses codes l’hétérogène et l’altérité. Contre ces faciles opérations de codage et de captation logocentrique, le philosophe (qui a d’ailleurs, enfant, souffert d’otites – Circonfession, éd. Seuil, 1991, p. 113) défend l’idée de « tympaniser » la philosophie. C’est-à-dire de philosopher avec un marteau comme le préconisait déjà Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), de casser les oreilles et de faire du boucan, de crever les tympans, à l’inverse des fonctions anatomiques de l’oreille qui veut entendre pour comprendre en établissant les rassurantes continuités entre le dehors et le dedans. Tympaniser, ce serait donc aller plus loin que là où s’arrêtent les clôtures symboliques du logocentrisme, ce serait avancer en direction d’une extériorité qui excède tous les balisages de tous les codes : une extériorité littéralement inouïe (et qui arrive malgré tout à se faire entendre ici via l’énoncé « Dick Laurent is dead »). Hymen déchirée, yeux aveuglés, tympan crevé, Œdipe à la croisée des chemins : Lost Highway veut – et réussit à – localiser le point de fuite hors duquel il ne saurait y avoir de déconstruction du phallogocentrisme (et cette localisation est bien une prise de risque comme l’a dit Alain Badiou, idem). Ce point de fuite qui autorise tout à la fois la résistance du réel à toute forme d’arraisonnement phallogocentrique (c’est pourquoi le message que Fred se transmet à lui-même via la médiatisation de l’affrontement entre Pete et Mr. Eddy ne désigne pas le constat de la mort de Renée mais la nécessité du meurtre de Dick Laurent afin de s’émanciper des injonctions pulsionnelles et surmoïques de la loi phallique), comme la dissémination du sens (deux postures se présentent alors à nous : ou bien l’interprétation qui souffre de relancer la dynamique du sens alors qu’elle désire fantasmatiquement en interrompre le flux, ou bien l’expérimentation de cette dissémination même afin de préférer à l’établissement de significations particulières l’accomplissement de la différance originaire). C’est en préférant la seconde option que nous pourrons alors entendre avec David Lynch « les bruits inaudibles » relatifs à « l’horreur comique du fantasme fondamental » (Slavoj Zizek, idem). Au risque des yeux et des tympans crevés.


 

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10/ Message reçu : « Dick Laurent is dead » est cet énoncé paradoxal qui tue mais qui réveille aussi (et comme le promet Dune : "Le dormeur va se réveiller"). Lost Highway peut alors infiniment fonctionner, boucle parfaite à partir du moment où le contrechamp invisible à la délivrance (au double sens du terme) du message final se trouve directement connecté avec le plan montrant au début du film Fred recevant le message, et ligne de fuite infinie pour Fred qui fonce à toute allure sur l’autoroute perdue, plusieurs voitures de police à ses trousses. Choisir soi-même la voie fantasmatique de la castration en évitant ainsi de l’associer à l’autre de la différence sexuelle selon la fable phallogocentrique en vigueur (les autres sont les femmes derrière les Uns qui sont les hommes, comme le dirait Christine Delphy, idem), c’est s’obliger follement à fuir les sirènes du surmoi rappelant à l’ordre de ce qui perdure fantasmatiquement dans les sociétés hétéro-patriarcales occidentales. L’autoroute perdue serait donc bien celle du phallogocentrisme. On comprend alors aisément que Fred, peut-être en train de réellement brûler sur la chaise électrique d'où il rêve encore à une désertion hors de la prison du phallogocentrisme, ait la tête qui littéralement fond et explose : une tête à la Francis Bacon (ou à la John Merrick). Si les défigurations lynchiennes peuvent être des prises de tête pour le spectateur, elles engagent l’idée que perdre la tête (siège logocentrique des oreilles, de la bouche, et de la voix) serait peut-être le meilleur moyen d’en finir avec le phallogocentrisme logé dans les plis de nos cerveaux. Il s’agira moins de se faire péter le caisson pour le dire frontalement (comme le fait par exemple la recrue surnommée Baleine dans Full Metal Jacket réalisé par Stanley Kubrick en 1987, qui se tire une balle dans le crâne après avoir descendu son maître-instructeur, incarnation insupportable et obscène de la loi phallique), que de commencer à penser enfin que les révolutions doivent être accomplies tout à la fois objectivement et subjectivement (dans l’infrastructure comme dans la superstructure, pour reprendre la vieille dichotomie marxiste). Les révolutions doivent également se faire dans les têtes, comme elles doivent inclure l’intégralité des rapports sociaux (et non pas seulement se suffire du dépassement du capitalisme). Cette insistance lynchienne des têtes éclatées se comprend peut-être aussi in fine dans l’expérimentation onomastique du nom même du cinéaste. David Lynch est cet artiste qui certes n’a jamais mis en scène de pendaison (ce qui est d’ailleurs significatif – la littéralité du lynch filmé serait fantasmatiquement effrayante pour celui qui porte le nom du "juge de paix" ayant promu et donné son nom à cette pratique barbare étasunienne à la fin du 18ème siècle), mais qui voue cinématographiquement une passion symptomatique pour les cordons ombilicaux symboliques (les rubans enfournés dans les bouches de Blue Velvet et Wild at Heart) et les nœuds (narratifs – ceux de Lost Highway et Mulhallond Drive), les gorges nouées d’effroi (Quand Laura Palmer voit Bob dans sa chambre dans Twin Peaks. Fire walk with me) et les paroles étouffées (le père muet après sa crise cardiaque dans Blue Velvet), les têtes séparées des corps et la hantise de la castration. « Dick Laurent is dead » est l’énoncé lynchien caractéristique de l’innommable lynch autour duquel s’entortillent les fictions mises en scène par David Lynch : la castration du phallogocentrisme lui-même.

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