"La liberté est une, mais elle se manifeste diversement selon les circonstances. A tous les philosophes qui s'en font les défenseurs, il est permis de poser une question préalable : à propos de quelle situation privilégiée avez-vous fait l'expérience de votre liberté ? C'est une chose, en effet, d'éprouver qu'on est libre sur le plan de l'action, de l'entreprise sociale ou politique, de la création dans les arts, et autre chose de l'éprouver dans l'acte de comprendre et de découvrir (Jean-Paul Sartre, "La Liberté cartésienne" in Situations philosophiques (1939-1968), éd. Gallimard-coll. "Tel", 1990, p. 61)

Ramrod - Femme en feu (1947) :
Situations I
C'est un plan-séquence, le premier d'un film qui en compte plusieurs, et il ouvre magistralement le premier western mis en scène par un réalisateur qui se spécialisera dans le genre (onze westerns sur un ensemble de 28 longs-métrages tournés à Hollywood suivront jusqu'en 1960, dont six avec Randolph Scott en vedette entre 1951 et 1954). Un mouvement de caméra amorçant lentement un travelling de droite à gauche accueille du fond du champ un chariot dirigé par un homme et sa compagne, jusqu'à ce que le véhicule en atteignant l'avant-plan et en tournant à gauche oblige la caméra à revenir sur son tracé initial. Repartant effectivement à droite afin de suivre en travelling latéral la voiture ainsi rapprochée, la caméra dont on comprend alors qu'elle doit être harnachée à une grue accomplit un ample mouvement aérien faisant glisser à l'intérieur du cadre les avant-postes d'une ville dont le centre est situé dans la profondeur de champ et en direction de laquelle se destine le couple filmé. Au terme d'un mouvement en arc de cercle, la caméra se pose et, pivotant à 45 degrés sur la droite, montre le chariot pénétrer au loin à l'intérieur de la ville. Le plan-séquence est à plusieurs titres admirable, proposant par exemple l'axe perpendiculaire à partir duquel une profondeur de champ (le désert de l'Utah) en vient à se substituer à une autre (la ville de Signal en 1870). Mais l'ouverture de Ramrod asseoit aussi le principe d'un va-et-vient induisant moins l'imposition de l'identique qu'il dynamise la crainte du surplace en renouvelant la perception de l'espace, d'abord indexé sur la nudité ouverte du désert, pour ensuite être réinscrit dans les formes matérielles et symboliques appartenant à la cité pionnière. Enfin, et dans une perspective davantage métaphorique, c'est comme si André De Toth avait conçu ce plan afin d'opérer le déplacement quasi-naturaliste de la question du désert (le désert comme fait naturel avec lequel doivent composer ceux qui veulent habiter cette partie de l'Amérique du nord vaudrait alors aussi comme image d'une certaine forme d'organisation sociale dont la surface minérale serait parcourue d'éclairs de violence nue). Et c'est dans l'après-coup réflexif de la projection du film que cette ouverture apparaît au spectateur dans toute sa troublante complexité, puisque tout ce qui pouvait apparaître comme accueillant ouvrait en fait virtuellement un passage faisant de l'hospitalité initiale du cadre le premier terme faussement tranquille d'une inhospitalière et oppressante situation en cours d'actualisation. Rapidement, le film d'André De Toth impose en effet un précipité d'intrication relationnelle difficile à saisir dans la totalité de ses tenants et aboutissants, mais au nom duquel l'homme du chariot (Walt Shipley interprété par Ian McDonald), victime d'une vexation subie de la part du maître de la région (Frank Ivey joué par Preston Foster), repart illico en abandonnant derrière lui sa compagne, Connie Dickason (interprétée par Veronica Lake). Il se trouvera que cette dernière, loin de se plaindre comme le cliché sexiste l'aurait voulu de la défection de son compagnon, décide d'en assumer les conséquences en s'opposant tout autant à Frank qu'à son propre père (Charles Ruggles dans le rôle de Ben Dickason) qui aurait bien voulu dans la défense de ses intérêts circonstanciés la marier à ce dernier, promettant qu'elle saura s'imposer dans l'élevage d'un petit bétail (d'ovins) alors que domine dans ce territoire l'élevage plus traditionnel du gros bétail (de bovins). Entre la première séquence et celle-ci, très peu de temps se sera écoulé, mais la nuit est tombée comme un couperet, en une ellipse qui retourne la cité lumineuse et ouverte sur l'espérance en piège rongée par l'obscurité. La figure virile qui dirigeait le chariot laisse donc la place à une femme qui, refusant de se laisser réduire à la condition domestique d'épouse au foyer éplorée, déclare donc être prête à engager un bras de fer avec Frank et ses hommes de main (dont Red interprété par le jeune Lloyd Bridges), sans ignorer que ce dernier, qui la désire, est aussi capable de toutes les transgressions au nom et afin de maintenir son potentat économique. A ce moment précis du film, André De Toth abandonne alors temporairement l'ample coulée du plan-séquence pour un découpage plus abrupt, faisant éclater le rassemblement hétérogène des badauds présents lors de l'altercation en fonction de lignes de clivage dont les arêtes seront ensuite précisées. Alors, une fois cette exposition achevée, Ramrod pourra déployer la complexité d'une situation conflictuelle déterminée par une densité d'intrication relationnelle suffisamment élevée pour qu'aucun personnage ne puisse réussir à échapper au couperet de l'implication contradictoire.
Que faut-il entendre par le terme de situation, hier encore particulièrement prisé dans la philosophie proposée de Jean-Paul Sartre ? Dans sa « Théorie de la situation » partiellement redevable de l'existentialisme sartrien, Miguel Benasayag avance que penser contre toute forme d'universalisme abstrait la situation, « condition fondatrice de tout mode d'existence », ne serait légitime qu'avec la prise en compte de son « incomplétude», comme « accident de l'infini » (in Le Mythe de l'individu, éd. La Découverte, 2004 [1998 pour la première édition], pp. 81-90). « Une situation précise plus loin Miguel Benasayag est un ensemble de conditions qui ne dépendent pas de nous. C'est ce qui est donné par opposition à ce qui est désiré » (opus cité, p. 98). C'est pourquoi la situation se comprend comme processus situationnel relativement autonome de toute conscience ou volonté individuelle, en même temps que tout agir individuel peut relativement modifier le caractère processuel de toute situation sans pour autant en maîtriser totalement le cours. Les limites pratiques de l'individualisme comme idéologie structurant l'imaginaire collectif étasunien, voilà peut-être ce que viserait le réalisateur d'origine hongroise ayant emmené avec lui un scepticisme bien européen partagé par d'autres migrants comme les juifs autrichiens Fritz Lang et Otto Preminger arrivés à Hollywood en 1936. On sera ainsi attentif, devant Ramrod, aux enjeux matériels et concrets déterminant la densité de complexité de la situation fictionnelle décrite. Qu'il s'agisse de questions agricoles qui se prolongent aussi en problèmes économiques puisque l'élevage de moutons peut entraîner l'épuisement de pâturages nécessaires à l'élevage du gros bétail. Ou bien encore s'agissant de problèmes économiques qui se dédoublent toujours en problématiques juridiques avec la prairie communale n'appartenant en droit à personne mais dont son emploi pour nourrir le petit bétail concurrent du gros risque d'entraîner un durcissement de la rivalité au point de rendre illégitime et fragiliser l'assise du représentant officiel (le shérif Jim Crew joué par Donald Crisp) du monopole légal de la violence. Il s'agit là de privilégier la description d'enjeux sociaux globaux, mais il faudrait insister aussi sur le fait que la ville de Signal propose un « espace des possibles » (Pierre Bourdieu) dont chaque point occupé par un personnage particulier est socialement spécifique en regard de tel autre. Ainsi, chaque position sociale occupée, si proche soit-elle, est marquée par une nette différenciation, par exemple entre Dave Nash (Joel McCrea) qui a besoin d'un combat légitime afin de redorer un blason publiquement écaillé par l'alcoolisme consécutif au décès de son épouse puis de son jeune fils, et Bill Shell (Don DeFore) moins désireux d'épouser la cause de Connie que de satisfaire à l'amitié qui le lie au premier comme de succomber aux charmes dont use en toute connaissance de cause la seconde. Tout cela serait bien didactique si la mise en scène ne proposait pas une multiplicité de manières de rendre manifeste la complexité situationnelle du récit. Ainsi, les cadres dans le cadre sont suffisamment nombreux (notamment sous la forme de fenêtres – en fait des transparences – reliant l'intérieur avec l'extérieur) pour attester que le dehors est ce revers dont l'avers serait cousu, tout autant que le dedans est l'envers dont le dehors serait plié. Ainsi, les nombreux travellings peuvent s'autoriser à traverser les murs des baraques et des maison, autant pour vérifier que le film a bien été majoritairement tourné en décors naturels trouvés dans un site de l'Utah, que pour exprimer le fait qu'aucun séparation matérielle n'est suffisamment hermétique pour neutraliser la pente grandissante d'une situation prise dans un devenir conflictuel. Ainsi, la répétition de travellings identiques dans leur structure (par exemple Dave traversant la rue pour se diriger de nuit au saloon et précédé par le shérif veillant à ce qu'il ne se soûle pas, puis la traversant plus tard et de jour afin de rejoindre le shérif et le convaincre de le nommer adjoint) affirme mieux que tout propos dialogué ou tout discours récité les nets changements affectant le positionnement existentiel du héros. La complexité situationnelle comme ce motif qui aurait été présentement privilégié par André De Toth se retrouverait dans d'autres longs-métrages, tels les westerns Springfield Rifle (1952) avec Gary Cooper et Day of the Outlaw (1959) avec Robert Ryan, le film noir en sa variante criminelle The City is Dark / Crime Wave (1954) avec Sterling Hayden ou encore le film de guerre The Two-Headed Spy (1958) tourné en Angleterre avec Jack Hawkins. Et c'est par le biais de cette complexité relative à une intrication relationnelle excédant la maîtrise des conséquences de l'agir individuel que des personnages sans grand intérêt en soien gagnent pour autant qu'ils sont pensés pour soi et en situation, concrètement. Autrement dit dans le réseau social d'interrelations qui les identifient à tel camp, comme par l'entremise des rapports économiques, juridiques et symboliques surdéterminant l'actuelle dynamique conflictuelle. Cette perspective matérialiste au nom de laquelle la situation recouvrant l'ensemble ouvert des conditions et des relations prime sur la position et l'agir individuels qu'elle détermine préalablement pourrait bien rapprocher le cinéma d'André De Toth de celui pratiqué par Howard Hawks (et la pente remontée de l'alcoolisme pour Dave pourrait à ce titre précéder celle du personnage de Dude dans Rio Bravo réalisé douze ans plus tard, en 1959). A ceci près, pourtant, que l'éthique professionnelle susceptible de prévenir chez Howard Hawks le groupe de pairs des errements passionnels des individus ne cesserait jamais ici d'être corrodée par le chevauchement de passions et d'intérêts à la géométrie variable.
Si Ramrod bénéficie aujourd'hui d'une reconnaissance obtenue grâce aux efforts de légitimation cinéphile entrepris par Martin Scorsese et Bertrand Tavernier, c'est en partie dans l'insistance de la singularité relative caractérisant le personnage féminin, Connie, désireuse on l'a dit de gagner une autonomie matérielle dans un environnement social largement défavorable aux femmes puisque dominé par les hommes. De son premier compagnon qui cède devant le maître de la région en l'abandonnant sans se retourner, à son père qui voudrait la marier à ce dernier afin de préserver sa rente de situation, en passant évidemment par Frank lui-même, qui ne tolère ni l'indépendance sexuelle de l'héroïne, ni le fait que cette indépendance repose sur une concurrence dans le domaine de l'élevage du bétail. Cela a été remarqué (notamment par le ciné-club de Caen : http://www.cineclubdecaen.com/analyse/dvd/femmedefeu.htm), le scénario de Jack Moffitt, C. Graham Baker et Cecil Kramer repose sur l'adaptation d'un roman de Luke Short dont le travail littéraire aura pour partie consisté dans l'introduction d'éléments issus du genre noir dans le cadre du western (il est ainsi l'auteur de Gunman's Chance adapté pour Blood on the Moon tourné par Robert Wise avec Robert Mitchum, un an après Ramrod en 1948). Le titre français de ce dernier, Femme de feu, a beau symboliquement appauvrir le personnage de Connie en la réduisant strictement à la figure incendiaire de la femme fatale, il témoigne malgré tout de ce que le western réalisé par André De Toth sur une suggestion de John Ford (alors au travail sur My Darling Clementine malgré la sollicitation du studio Enterprise nouvellement créé par Charles Enfield et David Loew) aurait effectivement incorporé des éléments appartenant au roman noir. Et si Veronica Lake était alors l'épouse d'André De Toth, elle était surtout connue pour ses rôles de femme fatale, dans Gun for Hire de Frank Tuttle avec un scénario de Graham Greene et The Glass Key de Stuart Heisler d'après Dashiell Hammett tournés en 1942, comme dans The Blue Dahlia de George Marshall réalisé en 1946 sur un scénario de Raymond Chandler (tous films par ailleurs interprétés en duo avec l'acteur Alan Ladd). L'actrice arbore d'ailleurs au début du film sa fameuse coupe de cheveux avec sa mèche crantée masquant une partie de son visage qui fut particulièrement médiatisée au début des années 1940 (elle servit de modèle à la pin-up Jessica Rabbit dans Qui veut la peau de Roger Rabbit ?de Robert Zemeckis en 1988). La froideur habituelle de la star sert en effet une interprétation en contrepoint de la fadeur relative de Joel McCrea qui accentue ainsi le côté rationnel et instrumental caractérisant un être intéressé par un souci d'indépendance au nom duquel seront assumés divers mensonges et manipulations asseyant sa victoire finale sur son rival. La femme ne serait de feu que pour autant que sa froideur entretiendrait paradoxalement le foyer à partir duquel séduire les hommes comme Bill (qui succombe) et Dave (qui résiste) afin de les enrôler dans son combat. Mais ce foyer se prolonge aussi sous la forme d'un embrasement autant exemplifié par l'incendie de sa maison que par les coups de feu échangés de part et d'autre des deux camps et au terme desquels tomberont Bill tué par Frank et Frank abattu par Dave. Connie ne figurerait-elle donc uniquement que la femme fatale projetée dans un environnement westernien afin d'y reproduire les comportements stéréotypées qui lui sont habituellement associés ? Encore une fois, André De Toth vise la complexité situationnelle afin de précipiter une intrication relationnelle sous la condition du renforcement contradictoire des individus impliqués dans ce nouage. C'est pourquoi son héroïne est une manipulatrice tout autant que ses manipulations sont comprises dans l'éventail des moyens symboliques à sa disposition afin de conquérir une indépendance que la domination masculine lui a longtemps interdite. C'est pourquoi la raison instrumentale dont elle use quand elle veut plier à son désir d'indépendance le désir des hommes à son égard se confond moins avec un goût pathologique pour le lucre qu'elle manifeste la conscience rationnelle de ses avantages dans un monde social réglé par les conventions et les interactions masculines. C'est pourquoi, enfin, Connie ne craint pas d'impliquer l'homme ayant succombé à ses charmes afin qu'il transgresse les normes implicites de l'honneur viril, par exemple en poussant un adversaire à la faute afin de l'abattre en prétextant la légitime défense, comme en sacrifiant sciemment son troupeau afin d'accuser fallacieusement Frank d'en être le responsable. Cette implication aurait pu coûter l'amitié de Bill et Dave, mais l'aveu du premier au second livré peu de temps avant sa mort et concernant ses écarts de conduite, ainsi que le sacrifice de sa personne afin de permettre à Dave blessé d'échapper aux griffes de ses poursuivants, viennent relever ce risque. En même temps que l'ultime déclaration de Connie à l'adresse de Dave venant d'abattre Frank, qui dit publiquement regretter ses mensonges et lui promettre en conséquence une place de choix dans son domaine conquis, ne peut pas ne pas être entendue aussi comme preuve d'un amour compliqué par l'asymétrie des rapports de force dont elle était à son corps défendant tributaire. Sauf que cet amour-là n'est plus possible au terme d'une lutte qui aura malgré tout consacré l'obstination de Connie, tant aura été radicalisée l'implication de Dave dans les contradictions d'une concurrence rivalitaire. C'est alors que brille la seconde figure féminine (Rose Leland interprétée par Arleen Whelan), tout aussi vaillante que sa concurrente dans le cœur de Dave, mais dont l'indépendance matérielle s'inscrit dans le registre plus classique de l'artisanat et de la couture. Mais la pratique de la couture expose aussi la preuve d'amour ultime dont Dave avait tant besoin afin de relancer une existence macérant dans l'impossible deuil de l'épouse et du fils défunt : le tissu offert est devenu une robe satinée promesse de sensualité dont tout le monde admettra bien qu'elle provient d'un achat effectué par le héros au début du film. Comment ne pas voir dans cette robe la métaphore discrète d'un autre travail de couture accompli par le cinéaste lui-même après avoir tracé et découpé en travellings, en jeu sur les cadres dans le cadre et la profondeur de champ et en plans-séquences, l'espace des possibles électrisé par une situation conflictuelle ?
On pourrait encore insister sur la potentielle polysémie du titre original du western d'André De Toth. « Ramrod » pourra en effet désigner en anglais l'intendant dont la fonction est précisément occupée par Dave afin d'aider Connie dans son installation induisant le combat contre Frank. Et cette aide qu'il lui apporte se comprend aussi comme une aide que lui procure en retour une fonction professionnelle relevant sa dignité alors compromise par son alcoolisme. Mais le même terme signifie plus largement le chef ou le meneur auquel on aura tout le loisir d'identifier tantôt Frank, tantôt Connie. Ce feuilleté de significations pourrait se comprendre comme une opportunité de continuer à filer la métaphore du tissage et de la couture susceptible de rendre manifeste une mise en scène investie dans le quadrillage d'un monde social tramé de réversibilités positionnelles, de relations contradictoires et d'implications contraintes (ce dernier motif structurant particulièrement d'autres longs-métrages comme Man in the Saddle en 1951 et Crime Wave). A ce titre, Ramrod participe à sa modeste façon à modifier relativement le paysage westernien (ainsi que le firent Pursued de Raoul Walsh en 1947 et My Darling Clementine de John Ford sorti un an plus tard), en préférant notamment aux catégories classiques de la conflictualité (les Amérindiens ou les bandits) des points de capiton découlant d'une situation complexe compromettant la plupart des personnages dans un régime de la violence que René Girard qualifierait de mimétique. Les westerns d'Anthony Mann durant les années 1950 et de Sam Peckinpah pendant les années 1960 et 1970 sauront pour leur part investir et radicaliser cette nouvelle perspective engagée pour le genre au milieu des années 1940. De la même façon que les prestigieux cinéphiles, à l'instar de Martin Scorsese, Bertrand Tavernier et Philippe Garnier, ne se retiendront pas pour insister sur le fait que le personnage féminin de Connie précède historiquement, dans son désir d'autonomie impliquant malgré l'asymétrie un combat d'égal à égal contre les hommes, les héroïnes (certes moins sexualisées) interprétées respectivement par Marlene Dietrich, Joan Crawford et Barbara Stanwick dans Rancho Notorious (1952) de Fritz Lang, Johnny Guitar (1954) de Nicholas Ray et Forty Guns (1957) de Samuel Fuller. Pour revenir sur la polysémie du titre du film d'André De Toth, on pourrait encore s'amuser à y voir à l'œuvre le souci du situationnel considéré comme multidimensionnel et cette question du multidimensionnel expliquerait peut-être, pourquoi pas, le fait que le cinéaste, connu pour appartenir au club des borgnes de Hollywood (aux côtés de John Ford, Raoul Walsh, Fritz Lang et Nicholas Ray), a réalisé en 1953 The House of Wax (L'Homme au masque de cire), remake en relief stéréoscopique de Masques de cire (1933) de Michael Curtiz lui-même inspiré du Cabinet des figures de cire (1924) de Leo Birinsky et Paul Leni. La question du situationnel compris au sens multidimensionnel saura pour André De Toth également se déployer avec ses activités de peintre et surtout de sculpteur bénéficiant en 1987 d'une exposition de ses œuvres. Mais elle s'avère aussi dans la récurrence du personnage biface exemplifié par la figure de l'agent double ou de l'espion, dans les films de guerre Two-Headed Spy et Man on a String (1960) comme, ce qui est moins attendu, dans les westerns Carson City (avec son personnage duplice de citoyen modèle camouflant le chef d'une bande de pillards), The Springfield Rifle et The Stranger Wore a Gun (1953) se déroulant pour les deux derniers d'entre eux durant la Guerre de sécession. Pour revenir à Ramrod, on notera encore deux derniers éléments de mise en scène qui autoriseraient à souligner les équivalences structurales entre les notions de situationnel et de multidimensionnel. D'une part, les séquences résumant l'incendie de la maison de Connie par les hommes de main de Frank ainsi que le sacrifice par Bill du troupeau de la première afin d'en faire porter la responsabilité au second sont traités sur le même mode du fondu enchaîné qui caractérise autant la forme mimétique de la violence partagée par les camps antagonistes qu'il manifeste formellement (avec la superposition des plans) l'idée de tramage. D'autre part, la violence physique reçue par l'un des hommes de Connie battu à mort par un membre de la bande de Frank est filmée quasiment en plan subjectif du point de vue de la victime, comme si les coups de poing s'abattaient sur le spectateur. Et c'est exactement le même principe de la caméra subjective qui est à nouveau employé lorsque Dave abat en pleine rue Frank d'un coup de fusil. Si le point de vue a changé, c'est alors moins pour signifier le fait qu'un camp (le bon puisqu'il est ici incarné par la vedette du film) l'aurait définitivement remporté sur l'autre, que pour à nouveau vérifier un comportement mimétique attestant du niveau d'intrication relationnelle propre à une situation complexe, car couturée de contradictions. L'amour de Connie finalement refusé par Dave nourrira probablement une blessure narcissique de la part de celle qui a réussi à socialement s'imposer tout en impliquant dans cette imposition le décès d'un certain nombre d'hommes jusqu'à y inclure même le shérif de Signal. Et cette blessure devra se percevoir in fine en vis-à-vis de la double blessure infligée par Dave (la balle reçue et la mort de son ami Bill) et découlant de son active participation dans la victoire finale mais amère de Connie. La blessure comme ultime expression du degré d'implication contrainte exigée par une situation tout en intrications et contradictions relationnelles exposerait ainsi le symptôme paradoxal du réalisme rigoureux du cinéaste. En ne cédant pas en effet d'un iota sur une ligne qui dément pratiquement l'idéologie individualiste en vigueur aux États-Unis, André De Toth aurait, ainsi que le suggère finement Jacques Lourcelles, finalement soutenu l'épuisement aporétique des genres hollywoodiens investis par des maîtres de la série B. comme lui. Ainsi que ce dernier le note à propos de Crime Wave (mais le constat vaut absolument pour ce western aux teintes noires qu'est Ramrod), « (…) le réalisme, qui était l'une des tendances constitutives du film noir (notamment dans la description de la violence), a fini, à force d'être développée pour elle-même, par détruire l'équilibre même et la spécificité du genre. Ici déjà cette destruction est accomplie » (cf. Dictionnaire du cinéma. Les films, éd. Robert Laffont-coll. « Bouquins », 1992, p. 260).
Day of the Outlaw - La Chevauchée des bannis (1959) :
situations II
Si Ramrod était le premier western tourné par André De Toth, Day of the Outlaw sera son dernier. Une série télévisée (Bourbon Street Beat en 1959) et une ultime réalisation pour les studios (le film d'espionnage Man on a String tourné à Berlin-Ouest en 1960) achèveront une passionnante séquence hollywoodienne ouverte par l'invitation de l'autocrate Harry Cohn à rejoindre la Columbia au début des années 1940. Avant que quelques coproductions franco-italiennes (Capitaine Morgan en 1961, Les Mongols en 1962 et L'Or des Césars en 1963, les deux derniers ayant été autant sinon davantage réalisés par Riccardo Freda) plus un film britannique antimilitariste (Play Dirty en 1968 dans le sillage explicite de The Dirty Dozens tourné par Robert Aldrich un an auparavant mais peut-être meilleur que ce dernier comme le aime à le penser Philippe Garnier) ne viennent attester de la fragilisation d'un talent compromis par la crise structurelle frappant alors les grandes industries (étasunienne, italienne) du cinéma mondial. En 1959, André De Toth était encore maître des moyens mis à sa disposition par la production (entre autres la United Artists qui a également distribué le film) afin de mettre en scène un western (le onzième de sa carrière) tourné à la suite de repérages effectués à bord de son propre avion personnel (offert par Veronica Lake) dans les plaines enneigées du Wyoming. Trois jours avant le tournage d'un film scénarisé à partir d'un roman médiocre de Lee E. Wells par Philip Yordan (un étrange bonhomme souvent identifié à un prête-nom utilisé par plusieurs scénaristes victimes du maccarthysme afin de contourner la liste noire à l'instar de Ben Meddow, l'auteur du script de Johnny Guitar de Nicholas Ray en 1954 : cf. Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon, Trente ans de cinéma américain, éd. C.I.B., 1970, p. 412), la ville fictive de Bitters plantée sur le plateau de Dutchman Flat dans les environs de Bend n'était toujours pas construite et il a fallu redoubler d'effort pour le chef décorateur Jack Poplin afin de respecter l'agenda serré du tournage. A l'exception des séquences d'intérieur tournées après coup en décembre 1958 à Los Angeles, tout le reste du film aura donc été filmé en décors extérieurs marqués par la pression de conditions climatiques difficiles. Et pendant deux semaines qui auront été nécessaires afin de boucler une entreprise cinématographique désireuse d'envelopper son récit dans le nimbe documentaire d'un hiver tellement rigoureux qu'il a réellement affecté certains plans d'une blancheur gazeuse ou vaporeuse, presque irréelle (le chef opérateur, Russell Harlan, par ailleurs présent pour Ramrod, avait déjà travaillé sur la photographie de The Last Hunt tourné par Richard Brooks en 1956 dans les neiges du Dakota). De l'Utah de Ramrod au Wyoming de Day of the Outlaw, persévérerait ainsi le motif (chaud comme la femme en feu puis froid, brûlant puis glacé comme le jeu de Veronica Lake) du désert comme surface élémentaire ou plan d'immanence à partir duquel soutenir, explorer et intensifier les contradictions d'une communauté de pionniers en cours d'installation. Une communauté tantôt soumise à la rivalité mimétique entre un homme voulant conserver à tout prix son potentat symbolique et une femme soucieuse de gagner contre lui et contre les règles de sociabilité en vigueur sa propre indépendance (c'est le premier western d'André De Toth), tantôt figée par la répétition de ses tropismes rivalitaires jusqu'à ce que l'arrivée inopinée d'un groupe de bandits oblige de manière critique au dépassement circonstanciée de la conflictualité habituelle (et c'est donc le dernier western de l'auteur). Exemplaire des débuts de la civilisation étasunienne, ces deux communautés sont envisagées au lieu même de ce qui concrètement les structure (en termes entrecroisés de rapports sociaux, de conventions symboliques et de rivalités économiques) dans la faiblesse relative de la représentation structurelle de la loi. Exemplairement, le shérif de Ramrod est abattu et, plus radicalement peut-être, il n'en existe aucun dans Day of the Outlaw. Autrement dit, la prégnance du désert, moins perçue comme un décor extérieur ou un arrière-plan composant un paysage que comme le sol élémentaire déterminant une forme de civilité ouverte aux immémoriales zébrures d'une violence anthropologique, viendrait marquer et balafrer l'existence d'une communauté relativement isolée. Et dont l'isolement même la prédispose à autoriser certains de ses membres à transgresser les limites fixées par la loi en prétextant l'usage nécessaire de la violence dans la préservation de leurs intérêts. La fiction ayant alors pour enjeu chez André de Toth de saisir l'état critique d'une situation communautaire dont la complexité induirait autant l'intrication des relations en nœuds de contradictions que l'intensité brutale de leur contraction comme de leur dépassement.
D'emblée, on a été particulièrement attentif aux homologies formelles déduites de la comparaison de la séquence d'ouverture de Ramrod et de celle de Day of the Outlaw qui manifesteraient alors autant de ressemblances que de dissemblances. Effectivement, le plan-séquence du premier film accueillant souverainement depuis la profondeur de champ le chariot de l'héroïne et de son compagnon pour en orienter en travelling latéral (de droite à gauche puis l'inverse) la direction et lui ouvrir le chemin lui permettant d'accéder à la ville de Signal semblerait trouver un écho (cohérent du point de vue discursif de la politique des auteurs) dans le plan long ouvrant le second film. Il s'agit en effet d'un plan large filmé en panoramique latéral qui, se déplaçant sur la droite, saisit et accompagne sur fond de paysage enneigé l'arrivée par la gauche du cadre de deux cavaliers (Blaise Starrett interprété par Robert Ryan, ainsi que son fidèle intendant Dan joué par Nehemiah Persoff) qui progressent jusqu'à se présenter devant le chariot vide de l'homme (Hal Crane joué par Alan Marshal dans son dernier rôle) qui représente le rival mimétique du héros. La passion du mimétisme rivalitaire comme la qualifierait René Girard trouvant, comme on s'en rendra compte très rapidement, son classique prolongement dans le triangle amoureux formé de ces deux hommes et de Helen Crane (Tina Louise, aux célèbres attributs mammaires cachés sous un manteau d'hiver), épouse du second qui fut un temps (mais pour ensuite le regretter) l'amante du premier. La tension sexuelle comme précipitation cathartique de clivages sociaux entretenus au carrefour d'une concurrence économique doublée d'une divergence symbolique (la liberté pastorale de l'éleveur nomade Starrett dans l'usage des pâturages environnants opposée au morcellement privatif du territoire matérialisé dans l'usage du barbelé par le sédentaire Crane) autoriserait de renforcer davantage la mise en regard de Day of the Outlaw avec Ramrod qui avait pour sa part voulu privilégier l'opposition structurale de deux types d'élevage croisant deux positions sociales antagoniques (la dominée en mal d'autonomie Connie Dickason avec son petit bétail défiant le gros bétail du dominant Frank Ivey, son prétendant dépité). Il faudra pourtant insister sur les éléments qui viennent formellement attester d'une différenciation entre les deux westerns, ne serait-ce déjà que parce que André De Toth semble avoir préféré d'un film à l'autre la compression narrative exposant les coordonnées de la situation à la belle composition filmique et rythmique du plan-séquence. Une fois les propos échangés dans l'ouverture de Day of the Outlaw par les amis lors du premier plan d'exposition des enjeux, une succession de plans en fondu-enchaîné vient alors casser la belle unité filmique du plan-séquence de Ramrod pour accentuer les effets de dispersion et de volatilisation induits par le poudroiement neigeux. Plus rapide dans sa manière de concentrer les éléments d'exposition narratifs, le second western relègue la somptuosité filmique des beaux plans-séquences tramant Ramrod (et traversant les murs comme dans un film d'Otto Preminger) au profit d'un matériau plus brut et en même temps plus exposé à la possibilité esthétique d'une disparition. Le désert de glace de Day of the Outlawtémoignerait ainsi plus intensément d'une plus grande pression physique que le désert de rocaille du film précédent, en même temps que cette pression pousserait la surface des plans baignés de poudre en suspension à s'évanouir jusqu'à faire apparaître l'ultime surface élémentaire, ce plan d'immanence primordial que serait l'écran blanc de la projection (d'où la qualification d'un western « dreyerien » par Bertrand Tavernier). Cela s'affirme d'emblée dans le dernier western tourné douze ans après le premier, et il y aurait là matière à nourrir et entretenir le sentiment, amplement développé par les reconstructions narratives proposées par les historiens du genre, de son accomplissement compris comme la considération peut-être fantasmée de sa fin imminente. C'est le même sentiment qui étreint le spectateur cinéphile devant The Man of West tourné par Anthony Mann un an avant qu'André de Toth ne mette en scène Day of the Outlaw, d'autant plus que les deux films partagent au moins trois motifs parachevant l'idée d'un épuisement du genre à force de quintessenciation, de concentration à l'essentiel. C'est d'abord le motif de l'isolement au nom duquel le paysage environnant perd de sa force d'attraction pour devenir tantôt la zone grise d'une abstraite déconnexion (comme dans le film d'Anthony Mann), tantôt la zone blanche d'une absorption sans retour (comme dans le film d'André de Toth). C'est ensuite le motif d'une bifurcation narrative par laquelle les enjeux relatifs à une situation donnée se voient déplacés par l'intrusion d'une ligne transversale dont l'oblicité (l'arrêt du train dans The Man of West comme l'arrivée des bandits dans Day of the Outlaw) oblige au radical renouvellement des coordonnées de l'action principale. C'est enfin le motif de la relation paradoxale entre le héros (Gary Cooper ici, Robert Ryan là) et le patriarche dirigeant le groupe des bandits (Lee J. Cobb dans le rôle de Dock Tobin ici, Burl Ives dans celui du capitaine Jack Bruhn là – ce dernier interprétait le rôle semblable de Cottonmouth dans Wind Across the Everglades de Nicholas Ray en 1958) en regard de laquelle se saisit moins la violence de l'autre à neutraliser que la reconnaissance dans l'autre d'une violence en soi qu'il faut surmonter dans la neutralisation de la violence mimétique de l'autre. La nuit abstraite de The Man of West, à l'instar de la glaçante blancheur diurne de Day of the Outlaw exposeraient dans une semblable esthétique de condensation du genre la violence comme ce que le héros doit combattre, au nom de l'engagement de la communauté dans une plus grande civilité, pour autant qu'il reconnaît en lui. A ce titre, le héros incarné par Gary Cooper autant que par Robert Ryan figure moins l'autre positif du personnage négatif que le même qui doit en finir avec l'autre pour en finir avec lui-même et devenir autre en s'engageant dans le processus de civilisation affectant le devenir même de sa propre communauté.
On admire également l'économie narrative avec laquelle André De Toth met en scène le double affrontement consécutif entre Blaise Starrett et Helen Crane d'une part, entre le premier et l'époux de la seconde d'autre part. Les plans sont longs, privilégiant la durée d'une prise de parole au découpage jouant abruptement sur le renforcement de la tension relative au positionnement différencié des personnages. D'abord, s'affirme une décision éthique (Helen aime son mari et veut rester auprès de lui) qui, pourtant, laisse subtilement affleurer une troublante émotion (l'héroïne semble visiblement toujours amoureuse de Blaise). Ensuite, s'expose de manière véhémente la réitération de l'opposition entre Blaise et Hal dont on comprend en conséquence qu'elle est grosse de multiples divergences croisées. On reconnaît là l'esthétique que l'on souhaiterait qualifier ici de situationnelle propre à un cinéaste qui donc privilégierait dans la description d'une situation sa puissance multidimensionnelle. Une puissance telle qu'elle dépasse et excède largement l'agir individuel de ses protagonistes qui, tout autant qu'il la détermine, se voit également déterminé par elle. Cette boucle « récursive » (comme la caractériserait Edgar Morin) propre à la situation en sa complexité multidimensionnelle est précisément activée par une triple modalité conflictuelle, selon une ligne économique (les libres pâturages valorisés par l'un sont contredits par l'usage restrictif du barbelé pour l'autre) qui croise une ligne à la fois éthique et amoureuse (Helen qui aime Blaise pourtant assume aussi en tant qu'épouse de Hal le respect qu'elle doit aux normes de la convention maritale) croisant encore une ligne symbolique. Cette dernière ligne est peut-être la plus intrigante, parce qu'elle sera celle qui saura se brancher avec le plus d'intensité sur l'oblique tracée par les bandits dirigés par le capitaine Jack Bruhn lorsqu'ils vont se présenter dans la petite cité de Bitters pour y prendre en otage sa modeste population en attendant que le blizzard se calme. En déroulant le fil de cette ligne symbolique en haut de l'escalier de l'épicerie qui lui permet de dominer symboliquement son rival, Blaise explique alors que l'usage potentiel de la violence dont il pourrait faire preuve à l'égard de son adversaire (absolument mutique, comme il le sera plus tard lorsque les bandits voudront s'amuser en brutalisant Helen) trouve son origine à l'époque où cette même violence avait été employée afin d'éradiquer toutes les formes de banditisme qui corrompaient le développement de la toute jeune cité. A ce titre, Blaise représenterait exemplairement comme l'ancienne époque pour laquelle l'emploi de la violence s'effectuait dans la déconnexion relative de la légitimité et de la légalité (la première ne s'embarrassant pas nécessairement de la seconde pour s'affirmer) et dans un rapport d'usage des pâturages libre de toute appropriation expropriante matérialisée par le biais morcelant et privatif des fils de fer barbelés. Face à Blaise, Hal Crane figurerait l'homme de la nouvelle époque, celui qui aurait alors déplacé la question structurale de la violence matérialisée dans l'usage du revolver à celle, plus symbolique et euphémique, du fil de fer barbelé (et ce déplacement induirait que l'éleveur commencerait aussi à se considérer à l'image d'un entrepreneur, comme on serait historiquement passé de l'âge du paysan à celui de l'agriculteur). Pour sa part, Blaise Starrett se présenterait donc comme l'homme d'un temps qui voudrait moins finir qu'il aurait accumulé suffisamment de prestige dans les exploits violents et peut-être discutables du passé pour prétexter de la persévérance de sa vision du monde et, partant, de son bon droit. Day of the Outlaw n'a même pas atteint son tiers que le spectateur est persuadé du caractère incontournable d'un duel qui, unissant à mort les deux protagonistes dès lors qu'une bouteille vide tombera du comptoir du saloon, serait lisible sur le plan allégorique comme l'affrontement paradigmatique de deux visions du monde ou âge symboliques. Mais la ligne oblique des bandits vient étonnamment suspendre la chronique d'une bataille annoncée, la suspension appelant moins la neutralisation de ses enjeux que leur subtil déplacement. La modernité du dernier western d'André De Toth en regard de son premier se comprendrait ainsi sur le double mode de la possibilité menaçante d'une raréfaction du visible (la neige enfouissant le filmé sous une couche blanche l'identifiant à l'écran de la projection) et de l'intrusion oblique d'un dehors obligeant le dedans à atteindre le point situationnel critique de ses contradictions. Et cette résolution ne pourra effectivement pas se jouer ni s'accomplir ailleurs que dans le blanc de paysages forestiers ou montagneux enneigés comme promesse de l'ultime limite pour le dedans face à un dehors qu'il faudra repousser toujours plus loin au risque de disparaître en se confondant avec lui. A la différence de Connie qui, dans Ramrod, arrivait moins dans la ville de Signal qu'elle revenait en fait chez elle afin de s'y imposer (avec son compagnon, puis sans lui une fois qu'il a pris lâchement la fuite), la « horde sauvage » de Jack Bruhn se présente d'abord pour les habitants de Bitters comme une pure extériorité monstrueuse et menaçante. Mais pour se découvrir ensuite et progressivement comme une collection hétéroclite de mercenaires (déjà au nombre de sept), surtout de doubles éloignés et abâtardis de Blaise lui-même comprenant dès lors le changement radical exigé par la nouveauté de la situation. La relégation du problème principal (sa rivalité mimétique avec Hal Crane) en problème secondaire se doublant alors pour ce dernier de la découverte d'un nouveau problème (la violence dont l'usage légitime est plus que problématique) qui se révèle en fait n'être que la résurgence du plus vieux problème qui soit (son propre rapport à une violence que partagent les bandits).
Il n'y aura rien de hasardeux à avoir repéré ici la référence à The Wild Bunch (1969) de Sam Peckinpah, encouragée d'une part par la présence de Robert Ryan (qui jouera le personnage de Deke Thornton, double mimétique en chasse de Pike Bishop interprété par William Holden dans le film de Sam Peckinpah), d'autre part par la composition même du groupe de bandits dirigés par le capitaine Jack Bruhn. L'hétérogénéité et l'instabilité caractérisent effectivement un groupe qui, loin des professionnels soudés par une éthique commune dans les films de Howard Hawks ou des individus faisant de façon circonstancielle cause commune dans les films de Raoul Walsh, risque à tout moment d'imploser. A l'instar de celui de The Naked Spur (1952) d'Anthony Mann comme de celui de bon nombre de films de Robert Aldrich ou de Sam Peckinpah des années 1960. Parmi eux, Denver (joué par Frank DeKova), un natif métissé et mutique qui sera plus tard abattu par l'un des membres de son groupe afin de lui voler la part de la solde dérobée à l'armée nordiste figurerait parfaitement un mélange détonnant de marginalisation et d'acculturation à la violence nue confinant à l'anomie sociale, si la personnalité du capitaine n'était pas suffisante pour neutraliser, certes toujours plus difficilement, des tensions internes. Ce sont aussi Shorty le vieillard (Jack Woody), Vause l'échalas à la voix de baryton (Paul Wexler), Gene l'adolescent en rupture de ban (David Nelson, frère de Ricky Nelson qui joue les jeunes premiers dans Rio Bravo de Howard Hawks en 1959) et le couple débilitant formé du vicieux Pace et du brutal Tex (Lance Fuller et Jack Lambert, seconds couteaux de la série B.), tels des morceaux disparates de tissus formant un patchwork mal fichu qui ne tiendrait qu'au seul fil de l'autorité de Jack Bruhn probablement gagnée comme gradé dans l'armée de l'Union (d'où qu'il soit appelé capitaine). La manière de se tenir et de parler trahit en effet chez ce dernier un habitus de classe qui aurait été entraîné, pour une raison évoquée lors de son opération (sous l'emprise de l'alcool, il a fait massacrer des mormons qui ralentissaient son régiment), à progressivement se disloquer en s'acoquinant avec les diverses figures, paumées ou assumées, de la relégation et de l'illégalité. Mais cet habitus trahit aussi ses propres contradictions lorsque le capitaine autorise une soirée de fête à ses bandits qui veulent majoritairement s'amuser avec l'alcool et les femmes disponibles de Bitters, tout en se présentant à Helen alors brutalement sollicitée par Pace et Tex comme un danseur galant et soigné susceptible de la sortir de leurs sales pattes. Mais son autorité ne cesse pourtant d'être déclinante, d'autant plus qu'il est blessé au niveau de la poitrine et que sa blessure entraîne des difficultés respiratoires accentuées avec le froid. Son autorité vacille en effet aux yeux de sa propre bande qu'il semble tenir de moins en moins bien, ses membres manifestant alors pour la plupart d'entre eux l'envie de se débarrasser d'une tutelle devenue synonyme d'inhibition et de répression. Le personnage de Jack Bruhn, haut gradé radié de l'armée et depuis déclassé aurait fini par diriger non plus un régiment mais une bande de voleurs ayant détroussé ceux-là mêmes dont il aurait trahi le code de l'honneur. Et, ce faisant, il figurerait idéalement le délitement ou la désagrégation d'un certain rapport historique à la violence (de la guerre de Sécession aux pillages développés dans son sillage). Cette co
La bêtise, elle trouve dans Day of the Outlaw à s'exprimer à plusieurs reprises, et c'est d'abord sur un mode comique le personnage de Shorty qui met un certain temps à comprendre qu'il est en train de se cramer les pieds après avoir posé ses bottes mouillées sur le poêle de l'épicerie de Bitters. Mais c'est aussi un moment incroyable qui, dans la simplicité d'un plan-séquence court, fixe, frontal et en plan large, fait entendre le rire d'abord individuel de Vause puis collectif quand ce dernier est rejoint par Tex et Pace. Un rire monstrueux, distinct de la folie vitaliste du rire dans les films de Robert Aldrich, qui manifeste dans le froid d'une nature hivernale toujours plus hostile le feu d'une bêtise radicale et sans limite dont les résonances iront peut-être des films de Sam Peckinpah jusqu'à Dead Man (1995) de Jim Jarmush. Un rire en tant que symptôme d'un conatus carnassier (« Cité de Cheyenne, nous voici ! ») et en regard duquel seuls les frimas sauraient en ralentir la volonté expansive. Jusqu'à une neutralisation synonyme de destruction mais aussi d'autodestruction pour Blaise Starrett qui se propose d'être le guide permettant à la bande de passer les montagnes et échapper à l'armée à ses trousses. Le fait que le capitaine Jack Bruhn accepte doit se comprendre avec la même subtilité qui a autorisé ces hommes non pas à abattre Blaise au début récalcitrant mais seulement à le corriger à coup de poings en plan large sur fond de montagnes enneigées. Cette subtilité est identique à celle qui a permis à Blaise de refuser la proposition du vétérinaire de tuer Jack Bruhn pendant son opération afin de conserver en vie la seule personne dont l'autorité retient encore un peu les décharges pulsionnelles de sa bande. Et c'est encore la même subtilité qui explique que le capitaine laisse Gene regagner Bitters abandonnant sa monture à Tex dont le cheval vient juste de s'effondrer. Laisser la vie sauve au plus jeune garçon de la bande, c'est reconnaître son désir d'un retour à la normalité personnifiée dans le visage du personnage interprété par Venetia Stevenson dont il est devenu amoureux. Et il n'y aurait pas plus beau consacrant cet amour contrarié par la situation que celui, d'une bouleversante simplicité, qui voit le garçon tenir la poignée de la porte derrière laquelle se trouve celle qu'il aime et qui, en s'accrochant à l'autre poignée de porte à l'intérieur de l'établissement, semblerait tout autant vouloir garder à l'extérieur de sa maison le membre d'une bande de voyous qu'y faire rentrer celui dont elle est amoureuse. La lente pénétration du groupe de voleurs mené par Blaise Starrett est extraordinaire, les acteurs montant des chevaux en peine de progresser dans un environnement difficile (c'était le temps où, à Hollywood, ce genre de séquence n'était pas encore valorisé sur le mode publicitaire d'une performance spectaculaire, et où les acteurs étaient payés pour reproduire exactement les manières de faire et de vivre des cow-boys réels dont ils s'inspiraient afin de densifier leur interprétation). La mort du capitaine Jack Bruhn est filmée comme une délivrance spirituelle (il n'aura pas permis de répéter le massacre qui le hante). Quant au salut de Blaise, il le doit à sa connaissance pratique d'un milieu naturel et climatique dont les coordonnées échappent aux derniers survivants, Tex et Pace, le second mourant pétrifié dans la glace (à l'instar du personnage de Robert Taylor dans The Last Hunt) quand le premier n'arrive même plus à user de son fusil afin d'abattre le héros tant ses doigts sont gelés. La paralysie des mains complétée par l'adoption symbolique de Gene par Blaise qui lui demande à son retour de lui remettre son revolver offre le terme magnifique d'un accomplissement éthique, symétrique au trépas rédempteur du capitaine Jack Bruhn. Et c'est, à l'occasion du livre-DVD de Day of the Outlaw dans la collection « Classics Confidential » de l'éditeur Wild Side, Philippe Garnier qui veut reconnaître dans cette relève symbolique du personnage l'écho concernant son interprète, chanteur et guitariste de gauche, proche de Pete Seeger et blessé par le fait d'avoir été obligé de témoigner devant la commission des activités antiaméricaines présidée par McCarthy afin de pouvoir continuer à travailler à Hollywood (cf. Noir comme neige : un western hors-la-loi,éd. Wild Side Vidéo, 2010, p. 51-52). Le jour du hors-la-loi aura donc été aussi, en miroir du capitaine Jack Bruhn, celui de Blaise Starrett, blanchi des ultimes réflexes hérités d'une histoire de la violence qui fut fondatrice de sa communauté. Alors, la violence originelle du paysage désertique et glacé peut apparaître ultimement en reflet sur la vitre d'une porte derrière soi refermée, le dehors vitrifié ne se présentant alors plus que comme virtualité d'une violence nue dont le héros aura appris à se détourner, retournant chez lui sans être, comme on l'aurait cru ou espéré, attendu par la femme aimée. Les processus de civilisation engagent bien un principe de double refroidissement (ce froid, déjà en jeu avec le jeu désaffecté de Veronica Lake dans Ramrod) des pulsions agressives, meurtrières comme sexuelles.
L'assomption éthique
pour le sujet des situations westerniennes
