4/ Avec la rédemption du passé,
la remémoration de l'avenir
a) Du crépuscule à l'aurore : la promesse de nouveaux matins pour le passé
Les Histoire(s) du cinéma comme point d'orgue de l'œuvre anticipées par le discours godardien de la « mort du cinéma » triomphant durant la décennie 1980 manifestent pourtant un prophétisme qui, s'il peut ou a pu en agacer plus d'un, témoigne incontestablement d'une passion pour le passé équivalente seulement d'une même passion concernant le futur. L'archive godardienne comme relève résurrectionnelle des images hétérogènes du siècle perdu (à partir de leur imaginaire complémentarité en un premier lieu, du choc de leur antagonisme en un deuxième temps et de leur relation différentielle en un troisième moment symbolique respectueux des trous dans l'archive). Si et seulement si les battements ou constellations d'images dialectiques que l'archive accueille en toute égalité n'avaient pour seul souci que celui de la conservation mémorielle du passé. Pourtant, l'on n'a jamais cessé d'insister aussi sur le fait que la relève des images du passé, loin de consacrer l'histoire telle qu'elle a eu lieu en ne pouvant donc laisser imaginer qu'elle aurait pu être différente, impose l'arrêt rédempteur de la dialectique historique des vainqueurs triomphant des vaincus. Loin de valoir comme consécration de l'histoire passée, l'archive godardienne s'accomplit dialectiquement. Autrement dit, et à la fois, dans la sauvegarde de la mémoire des vaincus écrasés sous les roues de l'histoire passée, dans la relève de leur indignité perpétuellement réitérée par les bandes d'actualité, ainsi que dans la résurrection via la beauté figurative de l'art du cinéma de leur éternel désir de justice. Le crépuscule de l'histoire ne se comprendrait donc pas ici indépendamment du matin étoilé de sa rédemption : le futur est bien l'aurore du passé comme l'a dit l'écrivain portugais Teixeira de Pascoaes (grande influence littéraire de Manoel de Oliveira : cf. Des nouvelles du front cinématographique (46) : L'Etrange cas Oliveira). Et chaque battement d'images proposé dans notre cartographie fragmentaire et allusive de l'archive godardienne, en faisant fuir l'histoire accomplie au lieu même de ses lignes de faille (là où donc ça s'« anarchive » comme l'a écrit Jacques Derrida), tire depuis le passé des lignes de force pour le futur.
On se souvient du célèbre carton didactique de Vent d'est (1970), peut-être le moment le plus intéressant de l'un des films les plus faibles réalisés par le groupe cinématographique Dziga-Vertov auquel a appartenu Jean-Luc Godard à l'époque de son engagement militant maoïste entre 1969 et 1972 : « Il n'y a pas d'image juste / Il n'y a juste que des images ». Et l'on sait que ce credo matérialiste voulait dialectiquement retourner la profession de foi bazinienne et idéaliste énoncée dix ans auparavant dans Le Petit soldat (1960) : « La vérité au cinéma, c'est 24 images par seconde ». On pourrait alors préciser, à l'aune du cinéma godardien environnant ou environné par les Histoire(s) du cinéma, que la perpétuation du credo matérialiste (au nom duquel aucune interdiction a priori ne saurait empêcher qu'une image, même la plus lointaine – justement la plus lointaine – puisse être rapprochée d'une autre quelle qu'elle soit) s'articulerait désormais avec la proposition nouvelle que la justice tout autant que la justesse serait ce que vise le montage dialectique propre à l'archive godardienne en ses constellations et battement d'images. Justice pour les victimes relevées des visibilités sanctionnant continuellement leur défaite. Justice pour les opprimés retrouvant la beauté figurative des grandes images de l'art (cinématographique ou autre). Justice pour les vaincus qui, tombés hier, bénéficieraient aujourd'hui (c'est-à-dire pour eux demain) de la résurrection des espoirs en termes d'amour, d'égalité et de liberté qu'ils ont peut-être secrètement gardés en eux jusqu'au dernier instant. Qui peut oser dire que le réel consigné par les bandes d'actualité, malgré les surdéterminations idéologiques conscientes et inconscientes caractérisant leur horizon propagandiste ou médiatique, est épuisé par ces dernières dans la totalité de leurs implications ou intentions ? Ce mouveme
nt de balancier entre le « pas encore » ou le trop tôt (l'image consigne un réel insaisissable ou incompréhensible sur le moment) et le trop tard ou le « toujours déjà » (la compréhension ne s'effectue que tardivement, dans l'après-coup hégélien de la relève dialectique) hante constamment l'archive godardienne en ses lignes de fuite. En particulier au lieu même de l'une de ses plus grandes (lignes de) failles : la faillite du cinéma aura historiquement consisté dans son arraisonnement totalitaire, victime de la mobilisation de sa technique au profit des grandes machineries spectaculaires et mortifères des États totalitaires, nazi comme stalinien.
Troisième étape cartographique : la rédemption du passé dans la sauvegarde du futur (The Old Place, 1998)
_ « C'est le futur pose ensuite Anne-Marie Miéville qui décide si le passé est vivant ou non ». Le refus du temps (comme des chaînes assurant sa linéarité) se comprenant alors, dans une perspective éminemment benjaminienne, selon une étroite solidarité avec le passé. La citation d'une toile ressemblant au Vieux couple près de la fenêtre peint en 1995 par Jean Rustin (décédé au mois de décembre dernier) fixe le regard du spectateur sur un dénuement portant les stigmates des violences du vingtième siècle (en ce cas précis l'asile psychiatrique). La citation de cette toile suggère, dans la suite de l'abattage du cheval, comme une forme-limite mais réelle de persévérance manifestée par les mains jointes (grand motif godardien) des deux internés. A la différence du vieux couple de Numéro deux (1975) exposé dans la séparation des écrans de télévision, mais déjà dans la nudité de ses appareils génitaux. Du cheval abattu succédant à l'envol prévue de l'« oiseau archéologique du futur » et précédant le vieux couple à l'humanité persévérante malgré tout (en lequel, probablement, les réalisateurs y reconnaîtraient leur propre part d'humanité résistante dans sa fragilisation consécutive à chaque acte de barbarie commis) jusqu'à ce dernier au carton « Les vieux films », il n'y aurait alors qu'un pas pour exprimer la vitalité rabougrie mais obstinée d'un cinéma mort en même temps que les films insisteraient toujours quelque part en nous, ni absents ni présents, spectralement. La mémoire se conjuguerait donc au futur, le deuil du cinéma persévérant dans l'insistance spectrale des films, toujours revenants, toujours relevés. Des vieux films dont la survivance attesterait que l'on en aurait pas fini avec eux, précisément parce que, toujours, durera le deuil du cinéma. Le deuil d'un art disparu comme promesse d'un futur antérieur pour ses survivances filmiques ou cinématographiques. Mort, le cinéma ressuscitera, il re-viendra comme l'image dont il a été l'un des serviteurs au temps de la résurrection. Au temps de la relève de l'image et dans, l'image, de la dignité des corps tombés requérant de nous aujourd'hui, demain, l'exercice d'une justice inconditionnelle.
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b) Sauve qui peut (la vie), encore faut-il y croire (pour ne pas conclure)
En guise de conclusion, seulement – forcément – provisoire, que dire d'autre que de rappeler comment Jean-Luc Godard, dans l'inspiration révolutionnaire du pamphlet de l'abbé Sieyès daté de janvier 1789, identifie le cinéma au tiers-état en proposant dans l'épisode 3A (« La monnaie de l'absolu ») des Histoire(s) du cinéma l'articulation dialectique des cartons suivants : « Qu'est-ce que le cinéma / Rien / Que veut-il / Tout / Que peut-il / Quelque chose » (in Histoire(s) du cinéma, 3, op. cit., p. 42-45) ? La cartographie en trois étapes de l'archive godardienne, en ses quelques battements ou constellations privilégiés, aura donc insisté sur le motif de la relève. Relève passionnelle des corps historiquement tombés dans la rédemption de leur image, leur avenir étant toujours déjà conjugué au futur antérieur. Relève des images elles-même en leur puissance résurrectionnelle. La pseudo-citation paulinienne cache en fait, comme on l'a précédemment expliqué, un véritable aphorisme godardien qui pourrait éclairer le nature particulière du mal d'archive hantant un homme qui se sera identifié, sans reste, au siècle qui l'a vu naître comme à l'art qui en aurait le mieux témoigné. Au milieu des archives du mal composées entre autres d'un cinéma de fiction qui aura ignoré le réel en lui tournant le dos et d'un cinéma propagandiste qui s'en sera intéressé de trop près jusqu'à l'obscénité, l'archive godardienne aura plongé pour en ramener une pensée résurrectionnelle de l'image, passionnément. La résurrection de l'image, autrement dit sa relève, autrement dit comme la « fiction constituante » (Marie-José Mondzain : cf. Des nouvelles du front cinématographique (25) : L'image, les images) d'une requête de mémoire, de justice et de dignité à l'endroit même de l'image des opprimés, est précisément ce qui aura soutenu par l'archive godardienne, dans la triple rédemption du cinéma historiquement failli, du siècle perdu et de la biographie de son gardien. Sauve qui peut (la vie), encore faut-il y croire si l'on ne veut pas conclure sur le triomphe de la pulsion de mort « anarchivique » (Jacques Derrida). La hantise passionnelle de la relève des archives du mal radical, c'est le mal d'archive godardien en son inconditionnel souci de justice à l'adresse de tous ceux qui sont tombés, tombent, tomberont et seront tombés. C'est le mal d'archive comme an-archie, relève esthétique des archives en leur égale citationalité documentaire et dans le refus politique d'en faire le support d'un règne, au lieu même où elles manquent et s'anarchivent.
Jean-Luc Godard dans l'interminable relève des archives du mal (III) : ici
Jean-Luc Godard dans l'interminable relève des archives du mal (II) : ici
Jean-Luc Godard dans l'interminable relève des archives du mal (I) : ici