2/ Pourquoi une tentative de « cartographie
de l'archive godardienne » ?
a) Le tracé de quelques lignes de fuite
Que désirait donc Zsuzsa Baross lorsqu'elle m'a invité, à l'occasion d'un séminaire au Collège International de Philosophie consacré à Jean-Luc Godard comme « forme qui pense », à dresser une « cartographie de l'archive godardienne » ? Cartographier l'archive pouvant autant signifier l'établissement d'un inventaire sous forme de cartes thématiques répertoriant et classifiant (de manière exhaustive – si seulement la chose était seulement possible, pensable même) les manières de présentation ou d'exposition de l'archive godardienne, que la proposition d'un répertoire sériel des cartes produites par un geste cinématographique tout autant qu'archivistique. Mais il faudrait alors définir préalablement et précisément ce qui se pense et se conçoit sous la locution nominale ou le syntagme d'« archive godardienne ». D'abord, la cartographie ne saurait être l'équivalente d'une « méta-archive » porteuse d'extériorisation, d'objectivation et de totalisation parce que l'archive n'est pas, parce qu'elle n'est jamais close. Conséquemment ouverte, elle appelle au présent recueil de son héritage comme à son prolongement à venir : l'archive, en s'ouvrant au futur, ouvre l'avenir en promettant un futur aux traces du passé qu'elle a consignées, sans pour autant s'autoriser à aucune tentative d'exhaustion définitive établissant une clôture formelle ou discursive. Si cartographie il y a, elle n'établira sûrement pas l'existence d'un territoire objectivement limité et délimité, d'abord parce qu'il s'agit de fuir les vaines et illusoires tentations de l'exhaustion ou de la fermeture, ensuite parce qu'il s'agit de saisir l'archive godardienne au lieu même de quelques-unes de ses lignes de fuite. Si l'archive ne cesse ici de fuir de toute part l'archive, c'est alors qu'elle ne cesse de fuir de tout ce qui a, pour lui le gardien des archives, marqué principalement l'histoire du cinéma et celle du 20ème siècle (de ce point de vue, les Histoire(s) du cinéma réalisés entre 1988 et 1998 imaginent entre autres la double relève de la seconde histoire par la première et de la première histoire par la seconde).
Non seulement Jean-Luc Godard récupère, agence et réagence, monte, démonte et remonte les archives existantes. Mais, mieux que cela, il produit dans le cadre de son geste artistique propre un nouveau régime archivistique, se saisissant d'extraits de films de fiction pour en extraire le jus de réel documentaire comme il s'empare de la « part du cinéma » présente virtuellement dans des archives audiovisuelles qui, « rares hier, et donc précieuses autant qu'énigmatiques, (…) sont aujourd'hui le déchet du monde spectaculaire, (…) les dépouilles du spectacle une fois l'opération faite » (Jean-Louis Comolli, « Mauvaises fréquentations : document et spectacle » in Corps et cadre, éd. Verdier, 2012, p. 399). L'hétérogénéité des images et des régimes d'images (bandes d'actualité et films de fiction, films documentaires et reportages télévisuels, photographies et reproductions photographiques de peintures et phonographiques de musiques, etc.) serait dès lors indexée sur une communauté de signifiants (traces, documents, citations, extraits, etc.) dont l'archive pourrait être le nom générique : l'archive godardienne comme lieu susceptible d'accueillir toutes les images, en toute égalité et sans exclusive, afin que de leur rapprochement poétique naisse et fulgure un sens nouveau qui en relèverait respectivement l'immobilité catégorique ou historique. Alors, une cartographie de l'archive godardienne (allusive et fragmentaire, forcément), pour quoi faire, sinon pour préférer au mythe d'une méta-archive totalisante la stratégie subjective d'un traçage privilégié de quelques lignes de fuite caractérisant l'intense machine archivistique des Histoire(s) du cinéma ?
b) Les corps tombés et la cartographie fragmentaire de leur relève
Le geste cinématographique godardien exemplifié par les Histoire(s) du cinéma (avec cette importante précision que le geste esthétique et archivistique godardien ne se réduit pas seulement aux huit émissions produites pour la chaîne de télévision Canal + entre 1988 et 1998) vaudrait donc comme site fictionnel d'écriture. Comme lieu non-territorialisé ou déterritorialisé d'émergence utopique d'une mémoire qui à la fois rédimerait cinématographiquement les souffrances passées et redistribuerait l'archive des événements afin de reconfigurer notamment notre vision de l'histoire du cinéma comme d'un siècle (le 20ème) qui aurait commencé avec le siècle précédent (le 19ème) et dont les effets d'hystérésis se poursuivraient dans le suivant (le 21ème siècle). Non pas (ou pas seulement) pour ressasser la mécanique des tristes visibilités (propagandistes ou médiatiques) qui en ont consigné la chute (et qui ne cessent alors d'en répéter l'indignité dans le champ de la représentation audiovisuelle), mais pour en relever aussi, dans ce présent pour nous qui vaut pour être leur futur, leurs promesses destinales en les projetant toujours devant nous. L'archive godardienne en ses battements de cœur battrait et rebattrait les images ainsi déliées de leur narration originelle, après les avoir démontées puis remontées de leur chaîne de montage habituelle (« Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur » écrivait déjà Jean-Luc Godard dans le fameux article « Montage, mon beau souci » en réponse à celui d'André Bazin intitulé « Montage interdit » in Cahiers du cinéma, n°65, décembre 1956).
Première étape cartographique : la guerre au lieu de l'enfance (JLG/JLG. Autoportrait de décembre, 1995 ; Histoire(s) du cinéma, 3A/4B, 1998 ; De l'origine du 21ème siècle, 2000).
Cliquer ici pour voir De l'origine du 21ème siècle (2000). |
c) L'archive godardienne, la relève réciproque de la bande d'actualité et du plan de cinéma et la rédemption messianique du cinéma
Une mémoire du passé, non pas pour conserver le passé au passé (et l'enfermer dans le circuit nihiliste d'une tautologique autotélie), mais pour en vérifier l'incessante actualité, pour aujourd'hui comme pour demain. D'où que, en suivant la fameuse phrase de Requiem pour une nonne (1951) de William Faulkner citée à l'appui de l'épisode 3A (« La monnaie de l'absolu ») des Histoire(s) du cinéma, le passé soit dit comme n'étant jamais mort (« Il n'est même pas passé ») et ce passé pas passé engage donc notre responsabilité éthique dans la possibilité de son propre avenir. Ou, pour le dire autrement et avec cette fois-ci les mots de Walter Benjamin tirés de la thèse IV de son texte intitulé « Sur le concept d'histoire »(1940) : « Telles les fleurs se tournant vers le soleil, les choses révolues se tournent, mues par un héliotropisme mystérieux, vers cet autre soleil qui est en train de surgir à l'horizon historique [c'est nous qui soulignons]. Rien de moins ostensible que ce changement. Mais rien de plus important non plus ». Cette mémoire des choses révolues se tournant pourtant vers d'autres soleils surgissant à l'horizon historique est celle qu'accueille et présente l'archive godardienne, dans la rédemption poétique de l'histoire, c'est-à-dire (dans notre perspective, forcément fragmentaire et allusive) par la double ou mutuelle relève des bandes d'archives (qui ne conservent des opprimés que la trace interminablement répétée de leur effondrement historique passé) et des plans de cinéma (dont l'art aurait pu historiquement s'en saisir s'il n'avait pas préféré majoritairement tourner le dos au documentaire dans le double privilège idéologique et commercial de la fiction sous la forme de la propagande comme du divertissement). Pour l'archive godardienne, la relève est mutuelle et le sauvetage ou le salut est tout autant réciproque, la bande d'actualités sauvant le réel oublié ou refoulé par la fiction pendant que l'image cinématographique rédime les virtualités fictionnelles ou la puissance de figuration poétique enfouie dans les images d'archives.
Notre proposition cartographique seulement exemplifiée en quelques lignes de fuite et battements privilégiés (on en a déjà vu quatre) pourrait se ramasser dès lors comme suit : si la manière archivistique godardienne propose la relève cinématographique de l'effondrement des corps brutalisés par l'histoire (et dont la brutalité aura été consignée par de nombreuses bandes d'archives, propagandistes ou médiatiques), cette relève résulterait d'une singulière dialectique selon laquelle les corps chus, tombés, seraient rédimés dans l'héliotropisme qui lui serait propre. Une archive marquée dialectiquement, une archive dialectisée, autrement dit toujours déjà divisée entre les lignes de faille du négatif et les lignes de force du positif, entre la bande d'actualité préexistante et le plan issu de l'histoire du cinéma, entre des pôles de négativité et de positivité distincts échangeant leurs énergies (en termes d'historicité ou de figurationpoétique) respectives. Le plan de cinéma relevant poétiquement la bande d'archives, pauvre en contenu fictionnel et figuratif, autant que la seconde relève poétiquement la première, pauvre en contenu documentaire et historique.
La relève qui nous préoccupe exclusivement ici ne sera donc pas synonyme de remise sur pied droit dans les bottes hégéliano-hégéliennes du Savoir absolu ni d'effacement des traces de la chute dans la victoire apocalyptique du Messie sur l'Antéchrist. La relève serait celle induite par le montage dialectique (et nous nous intéresserons uniquement à la cartographie fragmentaire de cette modalité-là de l'archive godardienne, dans l'impossibilité exhaustive de traiter de toutes les autres). Montage dialectique des images des corps historiquement profanés fondus enchaînés avec les images cinématographiques de corps fictionnels, glorieux ou sacrés. La résurrection des corps appellerait ainsi une insurrection de l'image dont l'archive godardienne est ici le nom, relevant au futur antérieur (c'est-à-dire projetant à chaque présent de la projection le passé des images tournées dans le futur de leur montage) tous ceux qui sont tombés pour conserver la déposition de leurs souffrances, y reconnaître l'exigence d'une dignité historiquement bafouée, et restituer à leur mémoire la possibilité d'un (autre) avenir.
Jean-Luc Godard dans l'interminable relève des archives du mal (IV) : ici
Jean-Luc Godard dans l'interminable relève des archives du mal (III) : ici
Jean-Luc Godard dans l'interminable relève des archives du mal (I) : ici