Le Grand Palais propose du 5 mars au 21 juillet 2014 la première rétrospective consacrée en France à l'un des plus importants artistes vidéo de notre époque : Bill Viola. Ce sont vingt projections, diffusions et/ou installations qui permettent alors de saisir à la fois l'extrême cohérence formelle de son œuvre et sa forte suggestivité plastique. Mais aussi de réfléchir aux questions diversement impliquées par un geste artistique qui, en reposant primordialement sur la différence matérielle entre vidéo et analogique (la continuité du signal électronique restituant immédiatement en régime vidéo une image qui demande en régime analogique le développement différé de la pellicule), désire travailler directement la matière temps afin d'en offrir sublimement la restitution au spectateur. Au risque que le sublime ne reconduise d'anciens éthers éventés.
1/ C'est peut-être la plus grande force du travail de l'artiste étasunien Bill Viola : « sculpter le temps » comme le vidéaste le dit lui-même qui raccorde symboliquement sa naissance avec l'invention de la vidéo (le vidéaste est né en 1951). Autrement dit, le modelage de la durée à l'aide de la vidéo (depuis l'analogique jusqu'au numérique) autorise d'y extraire des temporalités dont l'expérience par le spectateur rompt avec les phénomènes sociaux de compression, de fragmentation et d'accélération (décrits par exemple par Hartmut Rosa comme dissolution des attentes et aliénation des existences, intensification du sentiment d'impuissance et « détemporalisation » de l'histoire objective et subjective caractérisant depuis les années 1970 ce que le sociologue allemand appelle la « modernité tardive »). Des réalités dont les conséquences empêcheraient précisément de vivre le temps comme une expérience fondatrice ou créatrice. La scénographie imaginée par Jérôme Neutres pour le Grand Palais et Kira Perov pour le studio Bill Viola invite ainsi le public à s'aventurer dans le noir en adoptant la durée de pièces (allant grosso modo ici de cinq à trente minutes) qui déroge à cette fausse liberté ordinairement octroyée aux spectateurs leur permettant de glisser d’œuvres en œuvres sans véritablement s'y arrêter, le plus souvent héritiers malgré eux des rythmes comprimés et fragmentaires imposés par la vitesse de rotation et de reproduction du capital. Parce que la conscience se comprend ici depuis la perspective phénoménologique comme un flux, et parce que l’œuvre d'art vidéo est un objet temporel (à l'instar d'une composition musicale et il faudra ici mentionner le fait que Bill Viola s'est d'abord formé au contact de synthétiseurs à la musique électronique) dont la durée s'envisage comme écoulement, la question n'est pas ainsi que le distingue justement Bernard Stiegler celle de l'adaptation mais bien celle de l'adoption, la durée du film modelant alors le flux de la conscience afin de constituer une expérience particulière du temps. C'est pourquoi, entre autres pièces, le plongeon de Ascension (2000), l'installation en cinq panneaux et leurs séquences simultanées proposée par Going Forth By Day (2002) ou bien l'élévation de Tristan's Ascension (2005) nécessitent que le spectateur captif des habitudes sensori-motrices modelées par les rythmes courts du capitalisme en sa phase consumériste y résiste afin de pouvoir les apprécier de bout en bout. Parce que la durée respective de ces créations raconte en leur ralentissement partagé un processus porteur de récit dont les résonances mythologiques ou mystiques sont censées interroger depuis notre hyper-modernité technologique les invariants ou archétypes censés avérer notre commune humanité.
2/ Une autre singularité, corrélative des effets souvent hallucinatoires de ralentissement caractérisant la manière esthétique de Bill Viola, consiste également à situer ses images au point de la plus grande indétermination. A l'endroit où les images œuvrent à brouiller et dissiper les lignes dessinant des oppositions traditionnellement binaires. C'est l'indistinction du feu et de l'eau (Fire Woman en 2005 ou le premier panneau intitulé Fire Birth de Going Forth By Day), de l'endroit et de l'envers (Tristan's Ascension), de la captation documentaire et du trucage vidéo (The Reflecting Pool en 1979). C'est encore l'indiscernabilité de l'avancée et du sur-place (The Encounter et en vis-à-vis Walking on the Edge en 2012), de la fixité et du mouvement (The Quintet of the Astonished en 2000 appartenant à la série des Passions en 2000), du fondu-enchaîné et du miroitement de l'eau (The Dreamers en 2013). L'indétermination envelopperait ainsi l'évanouissement des couples catégoriques structurant l'horizon de la conception métaphysique occidentale (un horizon désertique que l'on pourrait aisément associer à ces déserts souvent traversés, comme dans celui filmé en téléobjectif spécial de Chott-el-Djerid : A Portrait in Light and Heat en 1979). L'indistinction proposerait alors, à l'encontre même du profond dualisme fondant la vision métaphysique, une sorte de monisme au nom duquel s'identifieraient dans une série métonymique continue, circulaire et récursive le rêve et la réalité, mais aussi la réalité et sa représentation, mais encore la représentation vidéo et les références picturales qu'elle mobilise (du Quattrocento à Edward Hopper), mais enfin l'immanence matérielle de la représentation et la transcendance idéelle qu'elle vise en tant qu'expérience vécue. S'il y a bien, à ce titre, un élément qui servirait de grand unificateur à la sublimation de toutes ces oppositions héritées de la conception classiquement métaphysique et dualiste, ce serait exemplairement l'eau. Déclinée de toutes les manières possibles (pour le plus grand plaisir, croirait-on, des lecteurs de Gaston Bachelard), l'élément aquatique qualifierait la puissance propre de la vidéo comme bain révélateur d'une esthétique de l'indistinction (horizontale) valable au niveau (vertical) de la sublimation. L'eau pousserait ainsi l'écran (moniteur cathodique devenu plasma) de diffusion plutôt que de projection à valoir comme surface liquide propice à l'indiscernabilité miroitante des reflets et des mirages (c'est le carré d'eau verdi par la forêt de The Reflecting Pool). Et, assignant à la vidéo de fondre le réel et sa représentation, l'eau induirait alors que la fusion de l'empirique et du transcendantal (et non pas leur composition ou articulation respectueuse des écarts constitutifs de leurs différences) identifie aussi cette entreprise de sublimation à la liquidation des disjonctions modernistes en résistance à l'emprise (culturelle, mais pas seulement) de l'existant capitaliste.
3/ Le bain révélateur de la vidéo dans l'optique de Bill Viola appellerait donc, dans la perspective post-moderne de valorisation d'une expérience hypnotique et immersive de la durée censée soigner ou compenser les fatigantes précipitations rythmiques de la subsomption réelle du vécu sous le capital, la liquidation de la modernité artistique comme résistance critique de l'arraisonnement capitaliste et ouverture en son sein imaginairement fracturé de virtualités alternatives et utopiques. La mécanique ondulatoire propre à la liquidation dans les eaux glacées de la calculabilité vidéo (eaux moins immatérielles qu’hyper-matérielles pour reprendre une autre distinction proposée par Bernard Stiegler), en plus de charrier l'oubli létal (tel le mythologique Léthé) d'une modernité soucieuse de présenter l'intolérable au nom de ce qui pourrait ne pas la répéter, autoriserait une plongée dans la mare certes moins cristalline d'un mysticisme syncrétique propice aux fallacieuses promesses d'un nouveau salut spirituel par et pour l'art. Un salut compris comme évasion qui prendra alors les formes successives de l'immersion (la plupart des films ayant pour principes complémentaires l'étirement duratif, la suspension de toute pesanteur et l'élément liquide), de la fascination (le feu devenant eau de Fire Woman en 2005 ou le plongeon dans une eau semblable à l'espace intersidéral de Ascension en 2000) et de l'élévation (fortement caractérisée sur le plan religieux, du panneau de Going Forth By Day à Tristan's Ascension) afin de faire lever depuis la certitude de la mort la promesse de la renaissance vérifiée depuis les cycles cosmiques de la vie (les jeux de mains interculturels et intergénérationnels de Four Hands en 2001, le couple nu et âgé du diptyque Man searching for Immortality / Woman searching for Eternity en 2013). Un salut comme évasion et la sublimation comme renaissance et élévation (d'où l'importance des écrans verticaux) n'aurait dès lors pas d'autre enjeu que de proposer les extases mystiques susceptibles de nous faire oublier la perpétuelle reconduction d'un existant qui, aussi intolérable qu'il est et que nous devons pourtant quotidiennement supporter, devrait l'être aussi dans les vidéos d'un artiste qui affirma un jour : « L'art doit faire partie de la vie quotidienne, sinon il n'est pas honnête ». L'évasion natatoire frisant dangereusement du coup la noyade. Pas étonnant alors que Bill Viola ait réédité le spectacle (conçu en 2004) accompagnant la représentation de l'opéra de Richard Wagner Tristan und Isolde (récemment donné à l'Opéra Bastille entre le 8 avril et le 4 mai derniers), le « cas Wagner » ayant offert en 1888 à Friedrich Nietzsche la possibilité de clamer comme nous voudrions le faire aussi : « J’ai l’envie d’ouvrir un peu les fenêtres. De l’air ! plus d’air ! ».
4/ Les « sculptures du temps » imaginées par Bill Viola n'en restent pas moins impressionnantes, notamment quand elles introduisent le mouvement à l'intérieur de modèles picturaux trouvés logiquement dans la Renaissance et le maniérisme italien (on pensera moins à La Visitation peinte par le Pontormo vers 1528 pour The Greeting en 1995, non-présentée dans la rétrospective, qu'à l'intriguant The Quintet for Astonished). Mais aussi en ce que ces formes temporelles et sculptées à l'intersection de la matière durative et de nos perceptions sensorielles exemplifient un dialogue constant avec le cinéma qui inspirerait autant le vidéaste que celui-ci l'inspirerait en retour. Rien que la métaphore du temps sculpté aura probablement été trouvée dans l'inspiration d'Andreï Tarkovski (et le prénom du deuxième fils de Bill Viola, Andreï, n'exprimerait-il pas l'importance représentée par le cinéaste russe ?). Une pièce majeure comme The Reflection Pool avec le verdoiement de sa forêt et sa piscine faisant effectivement penser à des films comme Le Miroir (1974) ou Nostalghia (1983). Surtout, le cinéaste russe a poussé l'art du plan-séquence du côté d'une « matériologie » (François Dagognet) obligeant l'image-mouvement, comme engorgée d'eau, à un ralentissement propice à y extraire en la faisant littéralement lever une nouvelle image-temps susceptible de réinventer une nouvelle spiritualité depuis le dégel soviétique. Mais cette historicité dans laquelle s'enracinait un désir de spiritualité alors transgressif en regard des normes esthétiques prônées par le soviétisme est précisément aussi ce qui fait défaut au travail moins oppositionnel de Bill Viola. Le ralentissement riche en inquiétante étrangeté comme en charge hallucinatoire aura également été expérimenté par Stanley Kubrick dans la nuit intersidérale de 2001 : A Space Odyssey (1968) et l'hôtel-cerveau de The Shining (1980), les deux films ayant par ailleurs pour objet de penser aussi par-delà le dualisme héritée de la métaphysique grecque comme du christianisme la persévérance de motifs archétypiques telles l'immortalité ou l'éternité. En revanche, le désert en sa ligne d'horizon brouillée (comme si le paysage objectif lui-même s'enveloppait de la nimbe aquatique et subjective du rêve) de Chott-el-Djerid aura sûrement influencé d'autres expériences du désert, mais cinématographiques cette fois, de The Brown Bunny (2004) de Vincent Gallo à l'ouverture de Revolution Zendj (2013) de Tariq Teguia. Et le plongeon cosmique de Ascension sera repris quasiment tel quel mais dans une déclinaison féminine dans Femme fatale (2002) de Brian de Palma. Enfin, les visions fantastiques scandant un peu pompeusement Melancholia (2011) de Lars von Trier (qui cite également l'opéra wagnérien) sont largement redevables des travaux du vidéaste.
Il n'empêche que Bill Viola persiste à rester quand même un indécrottable artiste néo-sulpicien. Qui n'hésite par exemple pas à proposer le poncif de la mort considérée comme un départ maritime vers de nouveaux horizons dégagés (le quatrième panneau intitulé The Voyage de Going Forth By Day). Qui y va de ses nombreuses références religieuses ou mystiques, mythologiques et cosmiques, occidentales et orientales (c'est encore la référence au Livre des morts égyptien pour l'installation Going Forth By Day qui convainc mieux lorsqu'il est sollicité avec la rage anarcho-punk de F. J. Ossang). Et tout cela pour proposer quoi, sinon un syncrétisme New Age valable idéalement pour les bourgeois essorés à garantir le mouvement transnational du capital. Une image alors insiste : celle du musée comme baptistère sécularisé en ses œuvres tels des fonds baptismaux par le moyen desquels le spectateur, oint de l'eau lustral savamment aspergé par l'artiste officiel (face à qui on aimerait lui opposer son prédécesseur dans l'art vidéo, le bricoleur libertaire et drolatique Nam June Paik), deviendrait, à l'image de la triade féminine de Three Women (2008), le « born again » de la post-modernité artistique, religion civile (parmi d'autres) de notre temps dévolu au règne étiré ou distendu du capitalisme culturel.